Note sur la symbolique de la main
p. 49-62
Texte intégral
Une main, puisque j’ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre.
Balzac : Le Chef-d’œuvre inconnu
1Alors que, dans l’étude philosophique de Balzac, en donnant une leçon d’art supérieur et transcendant à ses amis peintres, Frenhofer choisit parmi d’autres exemples celui de la main, dans l’œuvre d’André Gide la main devient l’organe privilégié par lequel l’être s’ouvre au monde et à autrui tout en affirmant sa différence. À travers les textes autobiographiques et fictifs, l’imagerie symbolique de la main présente au lecteur toute une gamme de variantes structurée par un jeu dialectique entre la communication et l’exclusion, l’abandon et le refus. Notre étude se propose de saisir et d’expliquer quelques variantes de cette dialectique bien gidienne.
2Le métatexte de ce jeu dialectique, André Gide le met dans la bouche de Rainer Maria Rilke. – On se rappelle la lettre ouverte à Jacques Rivière à l’occasion de L’Allemand, reprise dans Incidences. André Gide y transcrit une page de son journal qui raconte une visite de Rilke venu lui parler de sa traduction de L’Enfant prodigue. En introduisant le passage essentiel, Gide insiste sur la pureté et la sensibilité de l’âme de son ami et donne ainsi du relief à ce qui va suivre. À cause de l’importance révélatrice du passage nous citons in extenso :
Heureux de trouver dans ma bibliothèque le grand dictionnaire de Grimm, il l’ouvrit à l’article H and et se plongea dans une patiente recherche où je l’abandonnai quelque temps. S’amusant à traduire quelques sonnets de Michel-Ange, il m’a raconté son embarras devant le mot palma et sa surprise de s’apercevoir que la langue allemande avait bien un mot pour désigner le dos de la main, mais aucun pour en désigner l’intérieur.
– Tout au plus, peut-on dire Handflaechcn [sic] : la plaine de la main. L’intérieur de la main, une plaine ! s’écria-t-il. Par contre, Handruecken est d’emploi constant. Ainsi, ce qu’ils considèrent c’est le dos de la main, cette surface sans intérêt, sans personnalité, sans sensualité, sans douceur, cette surface qui s’oppose de préférence à la paume tiède, caressante, douce où se raconte tout le mystère de l’individu !
À force de fouiller dans le Grimm, il découvrit enfin le mot Handteller, avec quelques exemples empruntés au XVIe siècle.
– Mais, disait-il, c’est la paume d’une main qui se tend pour quêter, pour mendier, qui fait office de sébile. Quel aveu dans cette insuffisance de notre langue ! (Incidences, 36e édition, pp. 67-68.)
3Que Gide fasse sienne la pensée de Rilke sur la paume révélatrice du mystère de l’individu, on ne peut en douter : il suffit de se rappeler « La ronde de la grenade » des Nourritures terrestres. La strophe que nous citons nous fait comprendre que la soif qu’elle chante est avant tout une soif métaphorique, celle du toucher :
La vue – le plus désolant de nos sens...
Tout ce que nous ne pouvons pas toucher nous désole ;
L’esprit saisit plus aisément la pensée
Que notre main ce que notre œil convoite.
Oh ! que ce soit ce que tu peux toucher que tu désires
Nathanaël, et ne cherche pas une possession plus parfaite
Les plus douces joies de mes sens
Ont été des soifs étanchées.1
Pléiade III, Romans, p. 193.
*
4Bien que profondément pénétré par la lecture de la Bible, Gide ne semble pas avoir eu recours à l’imagerie biblique de la main qu’il a appris à déchiffrer non seulement dans les textes mêmes, mais aussi dans les illustrations de ses livres et dans l’art sacré en général. Mettons toutefois à part Les Cahiers d’André Walter, où il arrive que la main d’Emmanuèle se mêle à la main de Walter pour prier. Mais, comme Walter Geerts l’a bien montré, le contact corporel qui accompagne la communication de leurs âmes est des plus délicats.2 Dans la vision manichéenne d’André Walter, la main en tant que partie du corps appartient au domaine de l’impur. Par définition, elle y est incapable d’exprimer et de communiquer la pureté de l’âme. L’opposition irréductible entre la contingence et l’absolu conduit Walter au refus de toute sensation et au rejet de son organe privilégié, la main. Ainsi sa quête de l’amour pur est condamnée à l’échec, lui offrant comme seule échappatoire la négation absolue, la folie ou le suicide. – Le Cahier blanc cependant retient une scène où André Walter, loin encore de sa fin sublime, cède une fois à la tentation du toucher. Le texte nous introduit dans l’intimité d’un Gide fasciné par le piano, car ici, pour se communiquer, le désir se sert du toucher de l’instrument favori de l’auteur3. Bien résolu à toucher Emmanuèle, André Walter se met à jouer le premier Scherzo de Frédéric Chopin. Ayant bien calculé ses effets, il nous présente une véritable leçon de séduction : « ne voulant pas d’abord effaroucher [son] âme », il commence brutalement, bruyamment [c’est nous qui soulignons], avant de mettre la sourdine au più lento : « et la mélodie pleura, morbidement douce : comme les perles d’un jet d’eau s’égrènent, les notes d’en haut tombaient, obstinément les mêmes, mais différemment éloquentes, tandis qu’alternait l’harmonie. – Je repris l’agitato, mais avec toute la passion de mon coeur, faisant tressaillir l’inquiétude des dissonances. » Enfin il s’arrête brusquement avant qu’Emmanuèle n’ait pu se dégager du charme, et il s’approche d’elle. Mais elle refuse de lui tendre la main et le repousse, lui reprochant d’avoir « agi lâchement ce soir ». Le passage nous fait comprendre le jugement de la mère d’André Gide sur la musique de Chopin qu’elle tenait pour « malsaine ». Aussi refusa-telle de mener son fils au récital Chopin par Rubinstein4. – Dans sa propre pratique du piano, Madame Gide s’arrêtait donc à la première manière d’André Walter, à sa façon d’attaquer le Scherzo pour ne pas effaroucher l’âme candide. – Le dépaysement de sa mère dans le monde de la sensibilité musicale, Gide le rend sensible dans ses mémoires par une caricature impitoyable de l’exécution bourgeoise de la musique. Madame Paul Gide réduit son toucher à la frappe ; par son jeu machinal et bruyant, elle confirme la nuance que met en avant le mot allemand Anschlag. S’effaçant devant l’interdit bourgeois, la mère ampute la sensualité caressante de la paume et étouffe ainsi la mystérieuse voix de l’âme : forme sublime de nier son être !
Je crois que c’est par modestie que maman ne jouait jamais seule ; mais, à quatre mains, comme elle y allait ! C’était d’ordinaire quelque partie d’une symphonie de Haydn, et de préférence le finale qui, pensait-elle, comportait moins d’expression à cause du mouvement rapide – qu’elle précipitait encore en approchant de la fin. Elle comptait à haute voix d’un bout à l’autre du morceau.
Pléiade II, p. 357.
5La contemplation des mains de la mère et de Madeleine tourne à l’obsession. Dans la scène finale du livre des mémoires, la vision s’arrête sur la main de la mère mourante :
[...] sur un grand registre ouvert, elle s’efforçait d’écrire. Cet inquiet besoin d’intervenir, de conseiller, de persuader la fatiguait encore ; elle semblait en proie à une pénible agitation intérieure, et le crayon qu’elle avait en main courait sur la feuille de papier blanc, mais sans plus tracer aucun signe ; et rien n’était plus douloureux que l’inutilité de ce suprême effort. [...] Désireux qu’elle se reposât, j’enlevai le papier de devant elle, mais sa main continua d’écrire sur les draps. [...] Et soudain, regardant ces pauvres mains que je venais de voir peiner si désespérément, je les imaginai sur le piano, et l’idée qu’elles avaient naguère appliqué leur maladroit effort à exprimer, elles aussi, un peu de poésie, de musique, de beauté... cette idée m’emplit aussitôt d’une vénération immense, et tombant à genoux au pied du lit, j’enfonçai mon front dans les draps pour étouffer mes sanglots.
Pléiade II, p. 610.
6Quant à Madeleine Gide, tout le drame de leur vie commune tient dans l’opposition de deux visions d’une main : d’abord celle d’André dans le train d’Alger caressant le bras et l’épaule de l’écolier consentant et riant (« Je goûtais de suppliciantes délices à palper ce qu’il offrait à ma caresse de duveteuse chair ambrée ». Madeleine lui dira plus tard « sur un ton où je sentais encore plus de tristesse que de blâme : "Tu avais l’air ou d’un criminel ou d’un fou" »)5 ; ensuite la main de Madeleine Gide, devenue une chose informe. – Ces mains autrefois « les plus fines, les plus jolies qui se puissent voir, expressives » (Pléiade II, p. 1137) ; « je les voyais s’abîmer de jour en jour davantage, devenir toujours plus impropres à tous autres travaux que les plus vulgaires, tenir la plume ou le crayon toujours plus malaisément. [...] Ce qui m’inquiétait surtout, c’est que ses pauvres mains perdaient aussi leur sensibilité ; je le constatais à maints indices. » (Pléiade II, p. 1140.)
7Par la destruction intentionnelle de sa main, Madeleine Gide non seulement rejette l’univers sentimental de son passé, mais elle récuse l’être même de son époux. L’auto-destruction de la nièce est plus radicale que celle de Madame Paul Gide. Madeleine, dans sa solitude, s’adonnant aux travaux les plus bas, enfreint les règles de comportement de sa classe ; à l’exception, toutefois, des rites religieux qu’elle continue à respecter méticuleusement. Nous constatons une deuxième différence entre la nièce et la tante : dans la mutilation de soi-même, contrairement à ce qui se passe du côté de Madame Paul Gide, pour Madeleine le piano ne joue pas un rôle central.
8Il nous semble que, dans l’imagerie gidienne, de même que le toucher du piano, l’écriture prolonge et révèle la sensibilité de la paume. Elle aussi permet à la main de raconter « tout le mystère de l’individu ». Faute d’avoir à notre disposition les documents nécessaires, nous ne pouvons pas suivre les traces du durcissement de la main dans l’écriture de Madeleine Gide. Mais il ne peut être mis en doute que le rejet du message de leur vie commune par la destruction volontaire des lettres de son mari, conduit nécessairement Madeleine à la mutilation, à l’amputation de la main, refusant ainsi une écriture que puisse aimer son mari.
9Chez André Gide, la beauté du toucher en jouant du piano trouve son analogie dans la beauté graphique de l’écriture. Il cultive les deux à la fois. Et par sa rétroaction sur le sujet agissant, cette étude du piano et de l’écriture enrichit et perfectionne celui qui s’y soumet. Voici bien la rétroaction sur soi-même, instrument de culture primordial selon Gide.
10Ce perfectionnement, dans la perspective de Gide, passe toujours par la main ; il ne fait jamais abstraction de la matière, du corps. L’enrichissement de la culture personnelle suppose donc comme conditio sine qua non le perfectionnement du toucher, l’entraînement de la main. C’est pourquoi celle-ci est l’organe privilégié qui hante l’imagination d’André Gide.
11Ce que nous venons de développer fait comprendre l’importance singulière que prennent les heures passées par André Gide au piano. Rappelons-nous les leçons qu’il reçoit de Marc de la Nux, telles qu’il nous les présente dans Si le grain ne meurt, c’est-à-dire en mettant en relief l’essentiel. Voilà bien la réplique à la caricature avec Madame Gide et Mademoiselle de Goecklin au piano, exécutant bourgeoisement Haydn. – Marc de la Nux rend à son disciple la force et il lui donne la confiance en lui-même, nécessaires pour pouvoir sortir de l’autisme où l’a enfermé la pédagogie bien-pensante de sa mère ; oser être soi-même, bien sûr, mais en s’ouvrant à l’oeuvre géniale des maîtres, en apprenant à s’intégrer à des structures toujours plus élevées, à les saisir, à les comprendre, en l’occurrence : en apprenant à jouer par cœur les morceaux les plus parfaits de la musique classique, du Bach, du Chopin, du Mozart !
12Mais n’oublions pas qu’à cet entraînement au piano correspond le perfectionnement par l’écriture. Remercions Madame Gide d’avoir enseigné à son fils de rendre compte de sa vie par une correspondance qui ne s’interrompra jamais.
13Arrêtons-nous à une dernière variante de la symbolique gidienne de la main telle que nous la discernons dans ses écrits autobiographiques : la paume qui console, qui calme la souffrance. – Comme elle suppose une douceur consentante qui ne se dérobe pas, cette variante, nous la chercherions en vain auprès de Madame Paul Gide, ni chez Madeleine dans son existence réduite. Elle est le propre de l’amitié.
14Dans Ainsi soit-il (Pléiade II, pp. 1237-8), André Gide se souvient d’une otite « qui soudain fonça sur [lui] certaine nuit ». Il se trouve à l’hôtel de la plage, à Hyères, auprès des Roger Martin du Gard :
[Les douleurs] devinrent rapidement si violentes que, chasse de mon lit par elles, j’arpentais ma chambre, ne sachant plus que faire et doutant comment je les pourrais supporter. À la fin, je n’y tins plus [...] En dépit de l’heure (il était deux heures du matin environ), j’allai frapper à [la chambre) de Roger : « Je n’en peux plus ; et vous n’y pouvez rien... que de me tendre la main et de garder dans la votre la mienne quelque temps. De sentir votre sympathie, cela seul me soulagera, j’en suis sûr. » Ainsi fut fait. Si atroce que fût la douleur, c’est seulement du répit amical apporté cette nuit-là par Roger que j’ai conservé le souvenir [c’est nous qui soulignons]. Ce qu’il fut pour moi dans cette occasion, c’est cela même que je voudrais être pour d’autres. L’on ne peut s’entr’aider que très peu et souvent, hélas ! de manière dérisoirement insuffisante et maladroite... Mais la souffrance, dès qu’elle se sent partagée, devient plus aisément supportable. Le plus pénible, souvent, vient de ce qu’elle se heurte à l’indifférence d’autrui.
*
15Passons à la fiction proprement dite dans l’œuvre d’André Gide. – De prime abord, on y constate une grande retenue quant à l’emploi de la symbolique en question. Nous n’en sommes pas surpris, l’œuvre d’art classique que cherche à réaliser André Gide n’appartenant pas au domaine de l’effusion romantique. Au contraire, elle se définit par la litote.
16Nous commençons notre lecture par La Porte étroite. Alissa tient de l’Emmanuèle des Cahiers d’André Walter. Tandis que celle-ci reste dans l’ombre, André Walter projetant son expérience dans Allain, le roman à écrire, Jérôme n’a pas d’ambitions créatrices : il s’arrête devant l’énigme de sa vie, essayant de la comprendre en l’évoquant. Son récit s’organise autour de quelques scènes énigmatiques dont le mystère s’explique cependant par une symbolique s’appuyant le plus souvent sur celle de la main ; à condition toutefois que le lecteur la déchiffre.
17Une première scène, à la fin du chapitre II (Pléiade III, p. 521), contient déjà tous les éléments signifiants que développent, en les variant, celles qui vont suivre. C’est la scène des fiançailles manquées :
Dès qu’Alissa me comprit, il me parut qu’elle chancela, s’appuya contre la cheminée... mais j’étais moi-même si tremblant que craintivement j’évitais de regarder vers elle. J’étais près d’elle, et, sans lever les yeux, lui pris la main ; elle ne se dégagea pas, mais, inclinant un peu son visage et soulevant un peu ma main, elle y posa ses lèvres et murmura, appuyée à demi contre moi :
– Non, Jérôme ; non ; ne nous fiançons pas, je t’en prie...
18Par son humble geste d’offrande, Alissa fait à Dieu le sacrifice de leur amour – les mains se sont jointes –, sans que Jérôme, qui craintif ne lève pas les yeux, ne le comprenne. – À partir de cette scène, Alissa essaie d’éviter le contact de la main qui toujours représente pour elle la tentation. Elle commence par protéger sa main par des fleurs (p. 525) et finit par imposer à Jérôme tout un système de signes chiffrés – les lettres refusées, le piano condamné, les livres éliminés, enfin sa croix d’améthystes dont elle se sert à plusieurs reprises pour des fins différentes et qu’elle abandonne finalement sans avoir réussi à la communiquer à Jérôme. Par ces signes chiffrés qui s’adressent au regard, refusant la communication directe par le toucher, elle tient Jérôme à distance, tout en espérant que celui-ci rompra tout de même le charme de son dénuement progressif qui finalement la tuera. Lorsqu’elle ne peut éviter de recevoir Jérôme, « une nouvelle façon de coiffure, plate et tirée, [durcit] les traits de son visage comme pour en fausser l’expression ; [un] malséant corsage, de couleur morne, d’étoffe laide au toucher, [gauchit] le rythme délicat de son corps... » et, comme la Madeleine de Et nunc manet in te, elle s’adonne aux humbles travaux de ménage (p. 567). – Une seule fois encore, sentant la mort proche, Alissa enfreint elle-même aux règles de conduite qu’elle s’est imposées, une seule fois elle ne résiste pas au désir de toucher Jérôme : elle abandonne « ses mains frêles » aux baisers de Jérôme (p. 575) : « S’appuyant et pesant à mon bras, elle se pressait contre moi comme si elle eût eu peur ou froid », note-t-il. Mais, ne pouvant sortir de son ressentiment, Jérôme abandonne définitivement Alissa : « Un instant elle me regarda, tout à la fois me retenant et m’écartant d’elle, les bras tendus et les mains sur mes épaules, les yeux remplis d’un indicible amour... » (p. 578). Il résulte de ces quelques notes – elles sont à compléter – que l’histoire tragique de l’amour impossible d’Alissa et de Jérôme se raconte par une série de variations sur la symbolique de la main. Mais n’oublions pas que sur l’arrière-scène, au drame d’Alissa répond le drame de Juliette dont le tragique se résume dans la scène finale : retombant sans force sur une chaise, Juliette passe ses mains sur son visage, et il paraît à Jérôme qu’elle pleure. Cette variante de notre symbolique de la main qui exprime l’échec d’une vie, sa solitude fatale, par un geste imitant la boule, l’objet donc qui par sa forme s’expose le moins possible à l’emprise du monde et du regard scrutateur d’autrui, nous la retrouvons dans la deuxième partie de L’École des Femmes (Pléiade III, p. 1305). Éveline reste muette d’étonnement devant le geste de Robert qui, pour la première fois, lui révèle le vrai caractère de son mari : « je le vis brusquement prendre sa tête dans ses mains et éclater en sanglots [c’est nous qui soulignons]. Il ne pouvait plus être question de feinte ; c’étaient de vrais sanglots qui lui secouaient tout le corps, de vraies larmes que je voyais mouiller ses doigts et couler sur ses joues [...] ». Stupéfaite, Éveline comprend – et le lecteur le comprend avec elle – que son mari n’est pas un autre Tartuffe, c’est-à-dire qu’il ne dissimule pas une première nature supposée sous des dehors trompeurs, mais que ceux-ci, ses dehors, ses manières apprises, copiées sur les modèles, ses pensées et ses sentiments tout faits – ce nouvel être odieux à Éveline qu’il s’est créé – c’est sa vraie nature, la seule, qui ne cache rien d’autre qu’un néant.
19Robert n’existe qu’en regard du regard d’autrui. Le geste de cacher sa tête dans ses mains l’anéantit. Aussi ce geste de s’enfermer dans une sphère ou une boule est-il le symbole en quelque sorte touchant de la réification bourgeoise, bien-pensante, caricature sublime de la tentation représentée par la famille de la mère.
20Pour respecter les limites proposées à notre contribution, nous abandonnons Robert et sa femme, quoique la maîtrise obtenue par Gide en nuançant les valeurs des variantes de la symbolique du toucher dans la trilogie de L’École des Femmes – nous y distinguons un nombre plus élevé vers la fin – est encore plus subtile que celle que nous vient de révéler l’étude de La Porte étroite.
21La tentation contraire – celle du refus de toute contrainte, du rejet de la deuxième nature imposée par la société à laquelle Robert se trouve réduit, celle de la manifestation sans égards de la première nature – conduit le héros de L’Immoraliste à un autre geste symbolique où aboutit sa quête. Cet aboutissement suppose, lui aussi, un dénuement extrême. Mais ce n’est plus la réduction quasi mythique qu’obtiennent André Walter et Alissa et qui, quant à la vision du monde qui s’y exprime, annonce la pensée et l’expérimentation de Beckett. Le geste de Michel prélude au Sisyphe de Camus :
J’ai là, voyez, des cailloux blancs que je laisse tremper à l’ombre, puis que je tiens longtemps dans le creux de ma main, jusqu’à ce qu’en soit épuisée la calmante fraîcheur acquise. Alors je recommence, alternant les cailloux, remettant à tremper ceux dont la froideur est tarie. Du temps s’y passe, et vient le soir...
Pléiade III, p. 471.
22Michel est arrivé à faire abstraction de tout jugement de valeur, il ne cherche plus que la jouissance ininterrompue d’un minimum quelconque de sensations. Finalement, la présence du monde est réduite à la fraîcheur toujours menacée que communiquent à la paume les cailloux blancs remplacés sans fin. La nouvelle version de l’image de la boule – la main se refermant sur le caillou – nous parle de la ferveur retombée définitivement, du dénuement désespéré, accepté comme une fatalité.
23Les différentes modifications de l’image sphérique que nous venons d’étudier ont cela de commun qu’elles indiquent toutes un échec. Rien de surprenant pourtant qu’à l’époque de l’engagement social d’André Gide, l’image puisse prendre une signification optimiste en appelant à l’action commune. Dans un exemple curieux de Geneviève, troisième volet de L’École des Femmes, elle subit une métamorphose : indiquant d’abord la honte de Geneviève d’avoir osé exprimer son désir de sortir de son isolement, elle se transforme en image de la solidarité de trois jeunes filles qui se préparent à la conquête des droits de la femme :
Tout étonnée et confuse de ce que je venais d’oser dire, le cœur battant, je saisis à la fois une main de Gisèle et l’épaule de Sara contre laquelle je pressai mon front comme pour cacher ma honte. Je sentis l’autre main de Gisèle caresser doucement mes cheveux. Quand je relevai le front, j’étais en larmes, mais parvins pourtant à sourire.
Pléiade III, p. 1369.
24Ici les mains racontent tout un programme, celui de l’IF, de la Ligue pour l’Indépendance Féminine, que nos trois filles vont instaurer en unissant leurs mains droites, « comme pour le serment du Grütli ». Il est vrai que l’esprit critique de Gisèle ne lui permet pas de s’y oublier ; elle commence déjà à se défiler : « Je pense [...] que, en anglais, If veut dire si..., et que notre engagement reste un peu conditionnel... » (p. 1371).
25Sachons gré à André Gide de n’avoir pas recouru naïvement à l’imagerie progressiste des mains jointes.
26Combien plus expressifs, plus profonds les deux exemples du « Dialogue avec le frère puîné », fin du Retour de l’Enfant prodigue : après avoir confessé son échec (« Le prodigue incline la tête et cache son regard dans ses mains », Pléiade III, p. 490), le prodigue passe son courage au frère puîné :
[...] tu emportes tous mes espoirs. Sois fort ; oublie- nous, oublie-moi. Puisses-tu ne pas revenir... Descends doucement. Je tiens la lampe...
– Ah ! donne-moi la main jusqu’à la porte.
– Prends garde aux marches du perron... (p. 491)
*
27L’explication de La Symphonie pastorale ne pouvant se faire sans étude comparée préalable de la valeur et de la signification métaphorique des différents sens – vue, ouïe, toucher – dans l’œuvre de Gide, étude qui dépasse les limites de notre contribution, nous concluons ce commentaire-ci par quelques observations sur la symbolique de la main dans Les Faux-Monnayeurs.
28Le roman est composé d’une série de tableaux qui commentent en profondeur le sujet général de l’œuvre. L’entrée des jeunes gens dans le monde des adultes implique que l’adolescent se trouve un caractère, qu’il « réalise » son idiosyncrasie dans le jeu des relations avec autrui. Par des récits intercalés dans le texte, Gide procède à une mise en abyme des mécanismes qui commandent à la réalisation de l’individu. – Ainsi le récit que Lady Griffith fait du naufrage de la Bourgogne explique son caractère. Au moment de la catastrophe, elle n’avait que dix-sept ans :
L’eau venait presque à ras du bord. J’étais à l’arrière et je tenais pressée contre moi la petite fille que je venais de sauver, pour la réchauffer et pour l’empêcher de voir ce que, moi, je ne pouvais pas ne pas voir : deux marins, l’un armé d’une hache et l’autre d’un couteau de cuisine [...] coupaient les doigts, les poignets de quelques nageurs qui, s’aidant des cordes, s’efforçaient de monter dans notre barque. L’un de ces deux marins [...] s’est retourné vers moi qui claquais des dents de froid, d’épouvante et d’horreur : « S’il en monte un seul de plus, nous sommes tous foutus. La barque est pleine. »
Pléiade III, p. 981.
29L’atrocité de cette expérience vécue aboutit à un bouleversement de l’être, à une amputation en profondeur :
[...] j’ai compris que je n’étais plus, que je ne pourrais plus jamais être la même, la sentimentale jeune fille d’auparavant ; j’ai compris que j’avais laissé un partie de moi sombrer avec la Bourgogne, qu’à un tas de sentiments délicats, désormais, je couperais les doigts et les poignets pour les empêcher de monter et de faire sombrer mon cœur. (p. 981.)
30Dorénavant, Lilian Griffith ne saura plus sauver de petite fille, ni presser un être contre elle par tendresse et par charité. Ses relations avec autrui seront commandées par la seule jouissance sadomasochiste.
31Il y a, dans le roman, commentés par la symbolique de la main, d’autres bouleversements, moins spectaculaires sinon moins profonds. La conversion d’Olivier par exemple. Pris de jalousie et de désespoir, il s’est longtemps caché de son amour pour Édouard en se livrant à un jeu de comédie de plus en plus honteux. Au comble de sa déchéance, à l’occasion du banquet grotesque des Argonautes, il suffit du contact de la paume d’Édouard pour qu’Olivier sorte indemne de cette comédie feinte, indigne de lui, et qu’il s’ouvre franchement à l’amour :
Quand il avait senti la main d’Édouard se poser sur son bras, il avait cru défaillir et s’était laissé emmener sans résistance. De ce que lui avait dit Édouard, il n’avait rien compris que le tutoiement. Comme un nuage gros d’orage crève en pluie, il lui semblait que son cœur soudain fondait en larmes. [...] Alors, tout frémissant de détresse et de tendresse, il se jeta vers Édouard et, pressé contre lui, sanglota :
– Emmène-moi. (p. 1175.)
32Pour finir, jetons un dernier regard sur un autre métatexte inclus dans le roman : la lutte de Bernard avec son ange, qui renvoie le lecteur non seulement à la Bible, mais aussi à l’enseignement par paraboles du conte des lumières.
33Bernard vient d’être reçu au baccalauréat. Il entre dans le jardin du Luxembourg, « mais Bernard ne regardait pas le jardin ; il voyait devant lui l’océan de la vie s’étendre. On dit qu’il est des routes sur la mer ; mais elles ne sont pas tracées, et Bernard ne savait quelle était la sienne. » (p. 1208.) Le lecteur entre dans l’atmosphère du conte et, à l’instar de Bernard, il n’est nullement surpris lorsque l’ange s’approche de celui-ci. Docile, Bernard le suit. « Il chercha plus tard à se souvenir si l’ange l’avait pris par la main ; mais en réalité ils ne se touchèrent point et même gardaient entre eux un peu de distance. » (pp. 1208-9.) Laissons de côté les premières épreuves passées à l’église de la Sorbonne, au restaurant, à la salle de réunion des doctrinaires et au boulevard des riches :
Puis l’ange mena Bernard dans de pauvres quartiers dont Bernard ne soupçonnait pas auparavant la misère. Le soir tombait. Ils errèrent longtemps entre de hautes maisons sordides qu’habitaient la maladie, la prostitution, la honte, le crime et la faim. C’est alors seulement que Bernard prit la main de l’ange, et l’ange se détournait de lui pour pleurer, (p. 1211.)
34La lecture de la parabole biblique par André Gide laisse loin derrière elle l’enseignement de Zadig, bien légèrement rassurant en fin de compte. Les rôles sont renversés. Ce n’est plus l’homme qui doute de la création tandis que l’ange lui fait la démonstration d’un sens contraire à toutes les apparences. L’ange de Bernard pleure sur la création et se détourne de l’homme. C’est à celui-ci de créer les valeurs, de réaliser à son image, à l’image de l’homme, l’ordre du monde.
Notes de bas de page
1 Il est amusant de constater que dans le troisième volume de la nouvelle anthologie bilingue de la FranzösischeDichtung qu’ont édité Friedhelm Kemp et Hans T. Siepe (chez Hanser, Munich, 1990, p. 265) F. Kemp traduit la quatrième ligne de la strophe par « Als unser Mund das, was unser Auge begehrt », réduisant ainsi le toucher de la paume à l’engloutissement par la bouche. Inadvertance ou confirmation du jugement de Rilke sur la pauvreté de la langue allemande ? – Pour la pensée de Gide, v. aussi Pléiade III, p. 210 : « Entre toutes les joies des sens j’enviais celles du toucher. »
2 Walter Geerts ; Le silence sonore. La poétique du premier Gide entre intertexte et métatexte, Namur (Presses universitaires), 1992, p. 27 et passim.
3 V. Les Cahiers et les Poésies d’André Walter, Édition de Claude Martin, pp. 78-79. – Nous sommes obligés de constater de nouveau la pauvreté de la langue allemande dans le domaine de la sensualité : elle réduit le toucher – au sens musical – au Anschlag, c’est-à-dire à la frappe, ne considérant que la perfection mécanique et affichée.
4 V. Si le grain ne meurt. Pléiade II, Journal 1939-1949, Souvenirs, p. 465.
5 V. Et nunc manet in te, Pléiade II, Journal 1939-1949, Souvenirs, p. 1134.
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André Gide & Jean Amrouche
Correspondance 1928-1950
André Gide et Jean Amrouche Guy Dugas et Pierre Masson (éd.)
2010
André Gide & Léon Blum
Correspondance 1890-1950. Nouvelle édition augmentée
André Gide et Léon Blum Pierre Lachasse (éd.)
2011
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Correspondance 1891-1934
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2015
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1997
André Gide & la réécriture
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2013