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Le livre et la bibliothèque

p. 41-48


Texte intégral

1André Gide est un homme-livre. Lecteur acharné autant qu’écrivain méthodique, il a conçu et organisé sa vie comme une bibliothèque, par définition incomplète, dont les volumes accumulés n’étaient pour lui qu’une incitation à en écrire d’autres à son tour, comme un message en souffrance dont il eût été à la fois le destinataire et le prolongateur. Avant même de concevoir ses œuvres futures et de définir l’écriture comme l’instrument de son salut, il eut, pour l’objet livre, une vénération qui ne se démentit jamais et qu’on peut expliquer selon une double influence, d’abord complémentaire, plus tard conflictuelle.

2Dès les premières pages de ses mémoires, il évoque la silhouette solennelle de son père, d’autant plus sacrée que tôt disparue :

Il passait la plus grande partie du jour, enfermé dans une sorte de cabinet de travail un peu sombre, où je n’avais accès que lorsqu’il m’invitait à y venir. [...] Je ressentais pour mon père une vénération un peu craintive, qu’aggravait la solennité de ce lieu. J’y entrais comme dans un temple ; dans la pénombre se dressait le tabernacle de la bibliothèque.1

3La mort du dieu ne rend le temple, seul témoin de son existence, que plus prestigieux ; les livres qui y sont déposés ne sont plus seulement une source d’enrichissement intellectuel, mais les instruments d’un rite capable de reformer le lien qui rattache l’orphelin à ses origines perdues :

En décrivant notre appartement, j’ai réservé la bibliothèque. C’est que, depuis la mort de mon père, ma mère ne m’y laissait plus pénétrer. La pièce restait fermée à clé ; et bien que située à une extrémité de l’appartement, il me semblait qu’elle en faisait le centre ; mes pensées, mes ambitions, mon désir gravitaient autour. C’était, dans l’esprit de ma mère, une sorte de sanctuaire où respirait le cher souvenir du défunt.2

4Cela explique peut-être ceci, à propos de quoi nous n’avons pas fini de revenir : que pour Gide, le livre est à la fois fin et moyen de dépassement, boîte à double fond, message codé ; il n’est enrichissant que s’il indique, en même temps que son propre contenu, le passage par où le lecteur peut s’en échapper ; vers une vérité qui ne peut se trouver qu’au delà de lui. Cette conception devient alors un critère que Gide applique aussi bien à ses lectures qu’à ses propres créations.

5A la fois objet de culte et objet d’un culte, le livre a donc droit à un traitement spécial dans l’ordre des productions humaines ; non seulement, en bon disciple de Mallarmé, Gide ne conçoit pas qu’on puisse en tirer un quelconque bénéfice, mais encore on dirait qu’il a à coeur de consacrer à son service des sommes considérables. On peut se demander, par exemple, si la mise au pilon de la première édition des Cahiers d’André Walter, pour cause affichée de coquilles, ne fut pas un sacrifice propitiatoire destiné à apaiser le dieu des Lettres au moment d’entrer dans son temple, une épreuve initiatique que s’imposa le néophyte pour se persuader de la grandeur de son nouvel état :

Le nombre des coquilles qui s’y trouvaient me consterna ; et comme d’autre part la vente [...]s’annonçait nulle, dès que la petite édition fut prête, je condamnai l’autre au pilon. Je l’y portai moi-même [...] et fus fort réjoui de recevoir quelque argent en échange. On payait au poids du papier...3

6On pourrait épiloguer encore sur cet acte fondateur : acte mallarméen que de brûler le livre au moment qu’on le publie, comme pour en affirmer l’insuffisance au regard de l’idéal qu’il vise ? Acte gidien, qui va se renouveler souvent, de publier « de biais » – en douce, diraient certains – au moyen de petites éditions luxueuses et confidentielles, le cuir et le vélin n’étant pas seulement une façon de valoriser le texte qu’ils entourent, mais de le « réserver » au sens affectionné par Gide lui-même, c’est-à-dire de le livrer comme un message plein de sous-entendus. Les Cahiers d’André Walter publiés anonymement, Les Caves du Vatican attribués simplement à « l’auteur de Paludes » dans leur première édition, Corydon tiré à quelques exemplaires intitulés mystérieusement C.R.D.N.... la méthode gidienne est à la publication ordinaire ce que la confidence est à la conversation. Et l’on peut encore dire que Gide a organisé savamment sa mévente, pratiquant instinctivement des tirages confidentiels, comme pour L’Immoraliste qu’il fit tirer à trois cents exemplaires, quitte ensuite à s’indigner que sa valeur ne soit pas reconnue...

7Nullement collectionneur, comme le prouve plus tard la vente de sa bibliothèque, Gide ne décore et ne pare ses ouvrages que parce qu’il les considère à l’origine comme choses précieuses, tant par ce qu’il y met de lui-même que par le réseau de connivences spirituelles qu’ils dessinent, et en fonction duquel il essaie de situer son nouvel être : les illustrations de Maurice Denis pour Le Voyage d’Urien ouvrent cette symboliste aventure vers de nouveaux horizons artistiques, tandis que la petite couverture bleue établit une filiation entre les récits de Gide et le Faust de Goethe, tel qu’il avait dû le lire, traduit par Nerval, dans la bibliothèque paternelle.

8Plus encore que l’écriture, c’est le livre qui est ici en cause, comme matérialisation d’une idée, accession à la pesanteur et à l’épaisseur pour une âme en quête d’un corps ; à peine Gide a-t-il composé quelques fades poèmes qu’il parle à Valéry de son « volume de vers », et beaucoup plus tard, il raconte qu’il eut très tôt la vision de ses œuvres complètes, comme une bibliothèque déjà rangée dans sa tête, et qu’il ne lui restait plus qu’à écrire. À la bibliothèque du père disparu, il se devait d’en faire correspondre une autre, qui serait peut-être le moyen de faire revivre la complicité enfantine, et avec elle la figure évanouie.

9Cette dualité du livre, situé entre rêve et réalité, est peut-être ce qui explique l’ambivalente attitude de Gide à son égard : son dévouement pour cet objet n’a en effet d’égal que son besoin périodique de le profaner.

10Voyageant en Belgique et en Hollande en 1891, il exprime de façon provocatrice son regret « d’avoir arrêté [sa] lecture pour regarder un paysage », et à Belle-Ile, il n’hésite pas à se jeter à l’eau pour repêcher son livre que, par facétie, Henri de Régnier avait jeté à la mer.

11En revanche, dans Le Voyage d’Urien, c’est la fade Ellis qui se conduit comme Gide, et c’est le narrateur qui lui arrache son livre ; et l’on sait bien quel sort, dans Les Nourritures terrestres, est réservé aux livres, faits pour être brûlés ou jetés, Lafcadio et Strouvilhou revendiquant par la suite ce geste iconoclaste que Gide renouvelle encore, en 1925, en vendant certains de ses livres réputés précieux.

12Cette ambivalence s’éclaire encore si, poursuivant la lecture de Si le grain ne meurt, nous remarquons que la description de la bibliothèque paternelle se prolonge par l’évocation des lectures que Paul Gide faisait à son fils ; il est d’abord question de Molière, d’Homère, des Mille et une nuits, jusqu’au jour où l’on décide de passer à la Bible, précisément au Livre de Job :

C’était une expérience à laquelle ma mère voulut assister ; aussi n’eut-elle pas lieu dans la bibliothèque ainsi que les autres, mais dans un petit salon où l’on se sentait chez elle plus spécialement. [...] Cette lecture, il est certain, fit sur moi l’impression la plus vive, aussi bien par la solennité du récit que par la gravité de la voix de mon père et l’expression du visage de ma mère, qui tour à tour gardait les yeux fermés pour marquer ou protéger son pieux recueillement, et ne les rouvrait que pour porter sur moi un regard chargé d’amour, d’interrogation et d’espoir.4

13Le Livre, pendant vingt ans, c’est donc la Bible, porte vers l’absolu et expression de la loi maternelle, pierre d’angle vite devenue pierre d’achoppement, et par rapport à laquelle les livres de Gide se définissent comme des répliques de moins en moins soumises. Lorsque Gide, avec son André Walter, compose l’ouvrage qui doit décider de sa vie en agissant sur sa cousine comme de nouvelles tables de la loi, il en fait un prolongement de la Bible en truffant son texte de citations sacrées ; déjà, dans L’Immoraliste, une seule citation deux fois répétée, suffit à placer l’Évangile sur le chemin de Michel, non comme une parole de vie, mais comme une prophétie de malheur ; avec La Porte étroite, la référence se fait encore plus hostile : la Bible est progressivement accaparée par Alissa, et l’on sent bien sa mauvaise foi à s’en servir comme d’un rempart face à Jérôme.

14Parallèlement s’organise une tentative de reconquête d’une parole personnelle, par la réécriture du Livre originel ; Saül transforme le roi déchu en victime sympathique ; Le Retour de l’Enfant prodigue, sous couleur de prolonger la parabole, parvient à la contredire complètement.

15Au terme de cette opération, ceux qui veulent encore jouer les André Walter se trouvent en possession d’un texte parfaitement ambigu, et les personnages qui prétendent en tirer une quelconque autorité sont des aveugles, comme le pasteur de La Symphonie pastorale, ou des Tartuffes, comme le fils du pasteur ou, dans Les Faux-Monnayeurs, le pasteur Azaïs.

16Consacrant cette évolution, Gide invente, dans Si le grain ne meurt, l’anecdote en partie mensongère, mais combien révélatrice, de la Bible laissée par lui en France avant son premier départ pour l’Algérie. Mais cette guerre d’usure n’a pas seulement servi à démythifier la parole biblique, elle a plus généralement abouti à interdire toute tentative de sacraliser l’écriture, comme le montre la mésaventure d’Édouard, empêtré dans son effort mallarméen de composer un roman pur ; édité chez Perrin, où Gide publia Les Cahiers d’André Walter, il apparaît comme un avatar du jeune symboliste, et son échec signifie bien la distance que Gide met désormais entre ses anciennes ambitions et les nouvelles.

17L’écriture a donc eu raison du Livre ; en annulant le livre d’oraison, elle a permis que vienne le règne du livre de raison, celui où l’on tient les comptes de sa vie, dont le total n’est jamais définitif. En ruinant le prestige d’un livre idéal, déjà fait ou à faire, Gide se rend disponible pour exprimer la multiplicité du monde réel et, par delà celle-ci, à retrouver le seul point fixe de sa mémoire, la seule puissance capable d’unifier et d’apaiser son être ; comme nous l’avons vu, en écrivant ses œuvres, il passe du Livre à la bibliothèque, et retrouve le génie paternel. Si la Bible était pour lui par excellence le livre de la mère et de l’épouse qui la continuait, on mesure la portée de cette réflexion, à propos des Mille et une nuits :

Vous savez mon admiration pour ce livre. Mon père qui l’admirait aussi le mit entre mes mains de si bonne heure que c’est, je crois, avec la Bible le premier livre que j’ai lu.5

18Job contre Sindbad, l’Éternel contre Shéhérazade et ses nuits répétées, l’opposition est trop belle pour n’avoir pas été organisée par Gide comme un principe d’alternance et un facteur d’hésitation. Le remarquable est justement qu’il a progressivement modifié cette stratégie ; lui qui avait d’abord conçu son œuvre comme une totalité, la transforme peu à peu en un jeu de cartes permutables, extensible indéfiniment, avec ces œuvres complètes entreprises de son vivant, comme un chantier toujours ouvert, où s’entrecroisent de multiples textes, fictions, essais, pages de journal, lettres.

19Mais l’acceptation du multiple et de l’inachevé n’est pas la seule riposte à la fascination paralysante qu’exerçait le Livre. Il pourrait subsister de sa fréquentation la nostalgie d’une transcendance qui autorise la parole humaine, et la meilleure parade consiste alors à recréer artificiellement cette transcendance. Comme Prométhée décide de vivre en mangeant son aigle dont il conserve les plumes, dans le prophétique Prométhée mal enchaîné, Gide va progressivement s’incorporer le pouvoir du Livre en réalisant, à l’intérieur de ses fictions, une distance ironique qui le rend à la fois complice et spectateur de ses personnages.

20Il suffit de comparer Les Cahiers d’André Walter et Les Faux-Monnayeurs pour mesurer cette évolution. L’un comme l’autre sont des livres qui retracent la gestation d’un livre ; même si Gide eut, de la composition en abyme, une vision précoce, il l’utilise ici selon deux méthodes contraires. Les Cahiers sont constitués par le journal d’un écrivain en herbe, mort juste après avoir achevé un roman intitulé Allain, dont une préface nous avertit qu’il ne sera pas publié. Ce que nous avons entre les mains, ce n’est donc que le brouillon préparatoire, l’œuvre véritable est comme la neige à laquelle rêve Walter avant de mourir, ineffable protection dont le désir nous détruit.

21 Les Faux-Monnayeurs présentent, au lieu d’un emboîtement de textes, une démultiplication, puisque le livre qui décrit l’itinéraire d’Édouard, le livre que prépare Édouard, et celui que prépare le personnage imaginé par Édouard, traitent tous de la même problématique. En deçà de Walter défunt, il n’y a personne ; au delà d’Allain, le roman inconnu, il n’y a rien ; coincés entre deux absences, Les Cahiers sont le miroir où Narcisse s’annule.

22En revanche, rien ne nous empêche d’imaginer que l’écrivain inventé par Édouard va écrire lui aussi un roman intitulé Les Faux-Monnayeurs, qui raconterait, etc. ; et en amont, Édouard n’est pas seul, un narrateur anonyme mais ostensible l’observe, narrateur lui-même assez maladroit pour nous faire supposer que, derrière lui, quelqu’un d’autre encore tire les ficelles. Autrement dit, si Les Cahiers d’André Walter s’annulent au profit d’un livre idéal, Les Faux-Monnayeurs, autour d’un livre imparfait, celui d’Édouard, dont on nous lit quelques pages préparatoires, se développent et prolifèrent à l’image de la vie, comme un arbre dont le tronc n’est fort que si ses branches se multiplient. Alors qu’Allain tue André Walter et contraint Gide à l’anonymat, les multiples Faux-Monnayeurs ne tirent leur validité que de la cohérence de la trame narrative, laquelle renvoie pour finir au seul romancier-architecte.

23Du roman qui tue à celui qui fait vivre se développe une écriture consacrée à l’exploration de ses propres limites. Il y a là, certes, l’expression d’une recherche commune aux écrivains de ce siècle, mais si Gide l’a portée à ce degré de perfection, c’est aussi qu’elle correspondait pour lui à un problème personnel et vital. Ayant connu simultanément les livres qui mènent au bonheur, sur les traces d’Ulysse et de Sindbad, et le Livre qui ordonne de le chercher au delà de ce monde, il a subi d’abord, après la perte de son initiateur, la loi du second ; toute sa création se développe ensuite comme un retour progressif aux premiers, grattant le palimpseste sacré pour faire réapparaître le vieil homme et ses livres, le père et sa bibliothèque.

24Ces retrouvailles s’expriment clairement grâce à la dédicace fameuse que Gide place en tête de ses Faux-Monnayeurs : « À Roger Martin du Gard, je dédie mon premier roman ». Après avoir présenté la plupart de ses textes comme des œuvres atypiques, ressuscitant par exemple, pour leur usage, le terme de sotie, il accepte enfin de se replacer dans la lignée des romans antérieurs, parce qu’il a compris qu’un livre n’est unique que par l’usage qu’en fait chaque lecteur, traçant son itinéraire parmi les signes, creusant le livre en profondeur afin de s’en nourrir. Cela aussi, son père le lui avait déjà enseigné :

Mon père allait chercher un gros livre, quelque Coutume de Bourgogne ou de Normandie, pesant in folio qu’il ouvrait sur le bras d’un fauteuil pour épier avec moi, de feuille en feuille, jusqu’où persévérerait le travail d’un insecte rongeur. Le juriste, en consultant un vieux texte, avait admiré ces petites galeries clandestines et s’était dit : « Tiens ! cela amusera mon enfant ». Et cela m’amusait beaucoup, à cause aussi de l’amusement qu’il paraissait lui-même y prendre.6

Notes de bas de page

1 Si le grain ne meurt) in Journal 1889-1949) Pléiade, Gallimard, 1954, p. 353.

2 Ibidem, pp. 486-7.

3 Ibidem, p. 524.

4 Ibidem, pp. 354-5.

5 Prétextes) Mercure de France, 1945, p. 126.

6 Si le grain ne meurt, op. cit., p. 353.

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