Né pour écrire
p. 19-22
Texte intégral
1Grand consommateur de dictionnaires, du Littré en particulier, à partir de quand Gide a-t-il pu se dire que son œuvre fournirait de multiples exemples à des dictionnaires futurs ? On est tenté de répondre : assez tôt. Dès avant ses vingt ans, non seulement il voit devant lui toute son œuvre, comme autant de volumes aux pages vides qu’il ne s’agit plus que de remplir, mais il a très fortement conscience de sa destinée d’écrivain. Aucune hésitation à ce sujet, aucun tâtonnement vers telle ou telle profession possible. Il est né pour écrire. Aussi trouverait-on peu de vies d’hommes de lettres plus obstinément construites en fonction de l’œuvre à faire.
2L’abondance, la variété de ses lectures de jeune homme semblent destinées à compenser hâtivement, gloutonnement, l’insuffisance et le décousu de ses études ; en fait, à peine dégagé des obligations scolaires, il ne cessera plus d’être un étudiant. Et l’apparent désordre d’une existence sans cesse entre deux trains, cet effarant vagabondage dont le Journal garde la trace, si contraire à la méditation, au mûrissement patient, peut bien donner le change ; mais c’est pour lui le rythme le plus naturel, c’est dans ce mouvement perpétuel qu’il se sent vivre et que sa pensée fonctionne le mieux. Ceux qui ne remplissent qu’entre telles heures précises tel nombre de pages chaque jour considèrent avec stupeur, agacement, envie, une pareille liberté à l’égard des contraintes du métier. La liberté d’autrui irrite. Quoi, voilà un homme qui se permet de vivre, et qui trouve en outre le moyen de publier quinze volumes d’œuvres incomplètes qui, complètes, feraient plus que doubler ?
3Au départ, donc, la conviction très arrêtée d’être choisi pour témoigner, d’avoir des choses neuves à dire et d’être en mesure de les formuler, sans possibilité d’esquiver ce devoir ; le sentiment d’un double privilège, l’aisance matérielle et le talent, qu’il s’agit de mériter : et la seule façon de mériter les dons, c’est d’en faire usage, car le don, dit Alain, n’est rien sans l’usage du don.
4Ne revenons pas sur les facilités matérielles, dont tant d’autres n’auraient rien fait. On peut imaginer un Gide menant exactement la même vie, entre Paris et La Roque, entre Cuverville et l’Afrique, et qui n’eût rien écrit. Ce qu’il doit à son indépendance, c’est une vie qui échappe aux horaires imposés, sauf à ceux des trains et des bateaux ou à ceux qu’on s’impose soi-même, et qui lui permet de se consacrer tout entier à ce qui, pour lui, importe seul. Il a tout son temps. Plus tôt que Proust (ou du moins, trouvant plus tôt que Proust la matière et la forme de son expression), Gide s’est convaincu qu’il n’y a pas, pour lui, d’autre emploi possible de ce temps, que la maladie peut rendre court. S’exprimer. Deux autres modes d’expression l’ont tenté, le théâtre et la musique, mais, ici et là, il n’eût été qu’exécutant, quand il se savait capable de créer. Sa pensée, qui se promène par des méandres difficiles, mais a besoin de clarté, ne trouve de repos que dans la forme écrite qui la traque, la cerne, parfois la fait surgir, la découvre, parfois la devance. Il arrive, chez lui, que ce soit la forme, la belle phrase, le mot, qui appelle l’idée mais ce n’est jamais qu’une des démarches du poète, et Gide a été aussi poète, avançant sur cette bordure indécise où poème et prose se confondent.
5Cela étant – ce don de s’exprimer, de démêler par là une pensée confuse parce que nouvelle (on est un peu prompt aujourd’hui à considérer comme évident ce qui, alors, ne l’était pas), s’il vient s’y ajouter la conscience très puritaine d’un devoir, d’une mission, il conviendra que tout concoure à l’accomplissement de cette tâche. Tout, sur le plan matériel aussi bien que spirituel. L’écrivain devra se placer dans des conditions telles que son œuvre y connaisse une maturité parfaite. D’où la recherche, qui l’obsède pendant tout sa vie, d’un lieu où travailler, non tant dans le confort, mais dans l’exaltation. Il lui faut au moins le soleil. On sait qu’il ne court pas après le soleil seul quand il retourne inlassablement en Afrique ; mais il s’étonnait que Flaubert ait pu faire son oeuvre dans cette Normandie où, lui, il se sentait « pourrir », corps et esprit.
6Jeune, il croit être en quête d’une retraite, le plus solitaire possible, où il puisse « s’enfermer en lui-même comme dans une tour », et où rien surtout ne lui rappelle ses environs familiers. C’est à vingt ans qu’il rêve d’une cellule dans les Causses, le Dauphiné ; il pense un moment à se réfugier, à Paris, dans une chambrette ignorée – « mais la vie active est trop près ». Il gardera ce besoin (maladif ?) d’aller voir ailleurs si.., mais un ailleurs où la vie active ne lui paraîtra plus jamais trop proche. Ce sera sa réponse à l’éternel problème de la solitude et de ses effets sur l’écrivain : il n’a pas tellement besoin de solitude. Où qu’il soit, il trouve le moyen de lire et d’écrire. Une bonne part du Journal a été griffonnée sur ses genoux.
7Quand il publie André Walter, il a encore soixante ans devant lui. Mais il n’a pas reçu l’assurance. Aussi le voit-on talonné par l’obsession de disparaître avant d’avoir terminé, d’autant plus lancinante qu’il considère devant lui ce qui lui reste à dire. Quand, délibérément, on écrit ses œuvres complètes, le moindre morceau qui manque laisse un trou. Surtout si l’on n’a pas choisi de livrer son être tout entier dans chaque œuvre, mais de faire habiter chaque œuvre par une seule des possibilités de cet être. Il connaît aussi ces périodes de longue impuissance créatrice où rien ne vient qui le satisfasse ; mais la lecture, la musique sont toujours là comme ressources, et ce très précieux substitut qu’est le travail de traduction. Et cependant à cette angoisse se mêle, comme en sourdine, la certitude que chaque livre sera écrit en son temps, qu’il faut attendre qu’il soit mûr. Ce qu’on ne peut savoir, il est vrai, qu’en se mettant à l’œuvre. Alain dit encore : « Pense ton œuvre, oui, certes ; mais on ne pense que ce qui est. Fais ton œuvre. »
8Une des conditions de l’excellence est donc de savoir quand écrire un livre. Pas trop tôt. Pas trop tard non plus : il y a des sujets refroidis dont on se dégoûte. On étudierait avec profit le rôle du dégoût chez Gide : dégoût de soi, dégoût de l’écriture, dont il est d’ailleurs sauvé par l’écriture même, puisqu’une des fonctions de son Journal est de l’aider à en sortir. Par sa forme, rien de plus actuel qu’un Journal ; mais, grâce à lui aussi, on échappe au temps. Gide n’est d’ailleurs pas si mal à l’aise dans l’actuel. Ses polémiques littéraires, ses ouvrages sur le Congo, sur la Russie, doivent leur virulence (comme les Nourritures) au fait qu’ils ont été écrits à chaud. En revanche, l’Intérêt Général, qui cherche à porter sur la scène des problèmes d’actualité, et qui lui a donné tant de peine, sent plutôt le réchauffé. « Faut-il que vous méprisiez le théâtre ! » lui dit Jouvet. Ce qui n’était d’ailleurs pas vrai.
9C’est une des rares fois où il se soit mépris sur ce qu’il lui convenait d’écrire. Car, à considérer cette oeuvre achevée, puisqu’il a eu cette dernière chance de pouvoir se dire qu’elle l’était, on est frappé, en dépit des variations de ton, par le calme d’un temps qui donne une harmonie à sa diversité. Rien de prématuré, rien de hâtif, sauf dans les fins, volontiers précipitées. Le temps lui a été donné de prendre son temps. Est-ce Giraudoux qui disait : « Le temps ne respecte pas ce qui a été fait sans lui » ? C’est Baudelaire, en tout cas, qui a sanctifié les vertus actives du loisir, pour l’éternité.
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