Pourrait être continué
p. 11-16
Texte intégral
1 Pas plus que Les Faux-Monnayeurs, André Gide par lui-même ne s’achève sur ces mots. Pourtant, comme l’auteur auquel il venait de s’attacher, Claude Martin sentait probablement que le point final ne le satisfaisait pas. Comment expliquer sinon la fondation de la Société des Amis d’André Gide, la continuation de l’entreprise biographique, la création du Centre d’Études gidiennes, les Cahiers André Gide, l’Inventaire de la Correspondance générale, les éditions, les articles, les préfaces ?... Mais provisoirement, en 1963, il fallait bien conclure, et Claude Martin le faisait en ces termes :
Gide, et c’est en quoi sa pensée demeure étonnamment et passionnément moderne actuelle, quoique intempestive toujours, Gide, c’est un devenir, un itinéraire, une conscience en mouvement, en genèse illimitée : une conscience qui existe. [...] Aussi bien toute étude de l’œuvre ne peut-elle être qu’une étude sur l’homme et non point construction systématique, mais obéissance sympathique à tous les méandres de son itinéraire.1
2 En dépit des apparences, une telle affirmation comportait un risque ; n’entrait-on pas alors dans une décennie de constructivisme critique, où une œuvre, pour mériter l’intérêt de la critique, devait s’adapter le plus docilement possible aux divers systèmes alors en vigueur – – au plein sens du terme ? Où l’étude de l’homme était rangée au musée des accessoires périmés ? Où, si l’on parlait encore d’itinéraire, c’était bien davantage celui du critique qui était évalué ?
3 De fait, c’était l’époque où, pour situer l’œuvre de Gide, on évoquait le lieu qui sans doute lui était le plus étranger : le purgatoire. Et si l’on consentait à lui accorder encore quelque importance, c’était dans la mesure où elle pouvait préfigurer la nouvelle forme romanesque.
4 Il faut dire que Gide lui-même y était pour quelque chose ; le règne du contemporain capital avait bien duré une trentaine d’années, et sur la pierre nue de sa tombe, les témoignages et les hommes avaient longtemps encore formé un pesant catafalque. Leur qualité n’est pas en cause, mais leur orientation qui nous apparaît aujourd’hui trop exclusivement tournée vers la portée morale et moralisante de son œuvre, celle que, à partir des années 30, les pages de Journal, les diverses lettres ouvertes, préfaces et autres billets contribuèrent, jusqu’au Thésée, à développer. Ce n’est pas pour rien que l’œuvre de Gide se situe entre celle de Barrès et celle de Sartre ; entre la littérature d’idées et le roman à message, elle correspond parfaitement à une période qui portait son inquiétude en bandoulière mais croyait encore au prestige rassurant des maîtres.
5 Aussi, longtemps après sa mort, l’habitude se prolongea d’interroger Gide comme un oracle et de chercher dans sa vie la confirmation ou la négation de ses arrêts, selon qu’on désirait l’encenser ou le démythifier ; Gide et l’éducation, Gide et le mariage, Gide et la mort, Gide et Dieu, c’est presque toujours au supposé penseur qu’on était renvoyé, pour le proclamer en fin de compte insaisissable, ambigu, voire insincère, mais omniprésent, comme si seule importait la figure de l’auteur, et la possibilité de l’embrasser ou de la fustiger ; comme si cette importance, fondée cependant sur un travail littéraire, allait de soi. Comme si Gide, bien plus que son œuvre, était encore vivant, lui qui avait pourtant achevé son Thésée par ces mots : « Pour le bien de l’humanité future, j’ai fait mon œuvre. J’ai vécu. »2 et qui, près de trente ans auparavant, avait pris soin de mettre en garde ses lecteurs :
Le point de vue esthétique est le seul où il faille se placer pour parler de mon œuvre sainement.3
6 Aussi n’est-il guère étonnant que ce Gide-là, Lafcadio déguisé en vieux sage, soit apparu quelque peu dépassé à l’époque suivante, quand la politique se voulut froide doctrine, la littérature machine de guerre et la critique subversion permanente. En un temps de certitudes obligées, ce douteur était anachronique. Parce qu’il ne pouvait plus être contemporain, on le proclama caduc. À en croire les photos qu’on montrait encore ici ou là, il avait toujours été vieux, à la manière du père Hugo qui, dans les manuels scolaires, semblait né avec une barbe blanche.
7 Retracer l’itinéraire qui, en trente années, conduisit Gide à retrouver sa jeunesse, à cesser d’être contemporain pour devenir actuel, cela pourrait ressembler, avec l’ironie gidienne indispensable, à l’évocation d’une traversée du désert par une petite troupe de fidèles groupée autour de Claude Martin dans le rôle de Moïse... Disons plus modestement que ce prophète sans foudres ni tables de la loi sut relancer l’intérêt pour Gide de la manière la plus gidienne, celle qui allait lui permettre d’évoluer librement et de coïncider à nouveau avec l’intérêt pour la vie.
8 Fédérer les études gidiennes avec l’amitié comme principal mot d’ordre, c’était en effet les laisser s’épanouir selon l’humeur du temps et « l’’idiosyncrasie de chacun », comme il est dit dans Paludes ; c’était en même temps mettre en pratique une des attitudes les plus caractéristiques de Gide, qui se révèle aujourd’hui l’une des plus précieuses : refuser le terrorisme intellectuel, faire « profession d’amitié » par delà tous les clivages. Cela pouvait paraître puéril ou ambigu à l’époque où l’on n’avait d’émoi que du même bord ou du même parti, n’ayant sinon de choix qu’entre une « morale de croix- rouge » et une trahison « objective », mais à partir du moment où la vie devenait moins simple, où la vérité s’individualisait, l’intérêt pour l’autre et pour sa diversité devint le devoir et l’unique recours, et Gide apparut, mieux qu’un modèle, comme un exemple,
non pas maître à penser ni gourou, mais amoureux exemplaire de la vie et des êtres dans le libre épanouissement de leurs différences...4
9 Pendant que des études nouvelles s’efforçaient donc de redonner la parole à Gide, en interrogeant les torsions de son style et les replis de ses mondes imaginaires, le paysage se modifiait peu à peu autour de ceux-ci, créant pour cette parole les conditions d’un accueil, d’une écoute.
10 Derrière le masque du gourou, on redécouvrit le sourire de l’humoriste, et, réévaluant ce goût du saugrenu qui court de Paludes à L’Arbitraire, on se prit à songer que même l’acte gratuit n’était probablement qu’un canular ; plus généralement, que toute cette œuvre n’est peut-être qu’un vaste jeu, à l’image des casse-tête que Gide affectionnait, où les mots et les signes n’ont pas fini de s’associer au gré de nos lectures, produisant encore, et pour notre usage personnel, un sens neuf.
11 À côté des préceptes gidiens qui, d’ailleurs, proclamaient surtout un principe d’incertitude, on est désormais sensible à la dimension ironique ou onirique des textes, comprenant que l’absence « d’un certain sens de la réalité », que Gide constatait en lui, est peut-être, autant que sa conscimce aiguë des problèmes contemporains, une qualité essentielle, qui confère à l’œuvre sa dimension poétique. Significativement, on ne donne plus aux lycéens, comme sujet de méditation, les phrases définitives sur le classicisme ou sur le rôle de l’artiste, mais de lyriques extraits, naguère décriés, des Nourritures terrestres.
12 Plutôt qu’un message, c’est un élan qu’on attmd aujourd’hui de la littérature, et il s’avère que, comme éveilleur, inquiéteur, cet homme est un compagnon de route idéal, s’il s’agit d’un libre vagabondage. Les textes considérés jusque là comme marginaux, les soties, le théâtre, les premiers journaux, deviennent précieux car c’est souvent là, dans les marges de son grand œuvre, que Gide s’aventure de la manière la plus hasardée, la plus créatrice de beauté et de liberté. En un temps où il n’est pas d’éloge adressé à un écrivain qui ne comporte l’épithète « jubilatoire », l’écriture gidienne s’affirme comme l’une des plus jubilantes que ce siècle ait connues ; ce qui ne signifie pas qu’il écrivait facilement, mais que, poussé par une nécessité intérieure, il explorait sur sa page, au risque de sa plume, le champ du possible. Pour célébrer aujourd’hui le « tranquille état d’insurrection intellectuelle » 5 d’un Roland Barthes, c’est lui que l’on évoque, le fondateur de La N.R.F. redevenant l’agitateur des lettres par excellence, celui qui brouille les repères et transgresse les frontières, qu’elles soient du domaine de l’écriture, de la politique ou des mœurs.
13 Avec Gide, en effet, tout fragment de vie se donne comme un texte, tout fragment de discours est un concentré de vie, à la fois informé par elle, et agissant sur elle, et nous fascine aujourd’hui cet homme qui, mêlant l’écriture et le vécu, parvient à produire une entité unique et évolutive à tel point que, même en s’intéressant à lui pour ce qu’il n’est pas, on ne peut s’empêcher de le retrouver. Prométhée qui mange son aigle, Gide qui rase ses moustaches, Lafcadio qui pousse Fleurissoire par la portière, Gide encore qui vend ses livres, Thésée qui « oublie » de changer ses voiles, El Hadj qui se détourne du prince et revient du désert comme Gide de l’U.R.S.S., sont autant de signes qui s’interpellent, tous emblèmes d’une même volonté de libération dont nous sommes invités et incités à inventer à notre tour la mise en scène. Peu importe que, selon les besoins du moment, on lui fasse mérite d’avoir plaidé pour le droit à la différence sexuelle, à l’égalité raciale ou à l’indépendance en politique ; le temps des mots d’ordre étant passé, on peut mesurer aujourd’hui la force de son insoumission, qui ne fut jamais négation.
14 En 1975, en clôture du colloque de Toronto, Claude Martin pouvait affirmer :
Nous sommes donc au seuil d’une ère nouvelle [...] et Gide gagnera, une fois de plus, à cire « relu », comme il le souhaitait dans le Journal des Faux-Monnayeurs.6
15 Les choses avaient donc bien bougé durant ces douze années, mais ce n’était que tremblement de l’image en regard de l’« ère nouvelle » ainsi prophétisée. Vingt ans plus tard, il apparaît que la prédiction était juste. Encore était-il d’une vigilance digne de l’« inquiéteur » d’en accompagner, voire d’en stimuler, l’accomplissement. S’agissant de celui qui a dit : « Ne sacrifie pas aux idoles », l’édification d’un temple aurait été un contre-sens, et il faut savoir gré a Claude Martin de n’avoir jamais songé à jouer au grand-prêtre. Il suffisait de faire confiance au jeu et aux jeux naturels de l’œuvre, d’accueillir amicalement toutes les propositions, sous la seule contrainte de la tolérance. La diversité des origines et des orientations des études ici rassemblées par l’amitié et la reconnaissance est là pour en témoigner : pour permettre à l’œuvre de Gide de coïncider de nouveau avec son temps, point n’était besoin de la projeter dans une éternité figée. Il fallait au contraire la laisser la plus libre possible, la plus disponible, en attendant le moment où le lecteur, cessant de masquer sa timidité sous du dédain, ose s’y aventurer, pour s’y retrouver. Car enfin, les amis de Claude Martin, tout comme lui
16 ... sont bien curieux de connaître André Gide.
17 novembre 1993
Notes de bas de page
1 Claude Martin, André Gide par lui-méme, collection « Écrivains de toujours ». Le Seuil, 1963, pp. 182 et 183.
2 André Gide, Romans, récits, soties, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1958, p. 1453.
3 André Gide, Journal 1889-1939, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1948, p. 652.
4 Claude Martin, « Faire l’amitié » in Magazine littéraire, n° 306, janvier 1993, p. 52.
5 Michel Contat, « Notre Roland Barthes », in Le Monde des Livres, 16 octobre 1993, p. 48.
6 Claude Martin, « Les Études gidiennes en 1975 et après ? », in André Gide 6, Minard, 1979, p. 283.
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