L’esprit de l’histoire
p. 163-192
Texte intégral
Chaque soir je me replonge, une demi-heure durant, dans le Kunst der Fugue. [...] C’est le triomphe de l’esprit sur le chiffre. (Journal, 7 décembre 1921)
LE CHIFFRE ET LA LETTRE
1Pour un roman qui s’intitule Les Faux-Monnayeurs, il est bien peu question d’argent dans ses pages, et l’on sent, aux rares apparitions qu’il y fait, qu’il s’agit plus ici d’un signe que d’un bien mesurable. Non pas que les arrière-plans économiques soient ignorés de Gide, et Armand rappelle ironiquement à Édouard le rapport qui existe entre sa fortune personnelle et ses « sentiments nobles ». Mais il est question de fausse monnaie, c’est-à-dire d’une monnaie qui, loin de devoir être rejetée, mérite qu’on « y regarde à deux fois », seul un examen approfondi permettant de mettre à jour sa transparence, sa signification dissimulée derrière les apparences de l’authenticité. La fausse monnaie se trouve donc avoir plus de valeur que la vraie, à condition de savoir la trouver ; c’est ce qu’expose Bernard à Édouard, sans comprendre la portée de cette allégorie, étant lui-même désireux de ne pas trop voir clair en lui : « Son revêtement est en or, de sorte qu’elle vaut pourtant un peu plus de deux sous ; mais elle est en cristal. À l’usage, elle va devenir transparente. Non, ne la frottez pas ; vous me l’abîmeriez. Déjà l’on voit presque au travers. » (p. 189/317)
Un message chiffré
2D’abord, il n’y a pas d’usage conventionnel de l’argent, mais des séries de situations qui organisent autour de lui un tour de passepasse, les usagers étant souvent des escamoteurs qui se prennent pour des magiciens : il y a l’argent qu’on donne par défi, comme Bernard au mendiant, ou pour ne pas avoir à donner autre chose, comme Édouard avec Rachel ; l’argent qu’on croit gagner au jeu, comme Vincent qui ne fait que voler Laura et se fait manipuler par Passavant, qui veut se donner bonne conscience ensuite en lui rendant la somme, par obéissance à Lilian ; l’argent qu’on vole, comme Georges, ou qu’on falsifie, comme Strouvilhou qui est en définitive peut-être le plus honnête, puisque, de cette opération, il paraît n’attendre aucun bénéfice. La fonction sociale de l’argent est ainsi presque absente : il n’est jamais question de salaire, et très rarement d’achats ; on sait seulement que celui de Molinier est dérisoire par rapport à sa fonction, et que son collègue Profitendieu ne doit d’être riche qu’à la fortune personnelle de sa femme, ce qui peut nous faire douter de sa générosité en pardonnant à l’infidèle... Comme il semble probable que ce n’est pas à la vente de ses livres qu’Édouard doit son aisance, on en vient à se dire que, dans cette société, ni Grandet ni Rastignac ne pourraient prospérer ; la richesse y est donnée par grâce d’état, et elle ne peut aller qu’en s’amenuisant, en se dévaluant, comme celles d’Azaïs ou de La Pérouse. Quant aux dépenses, elles ne sont guère consistantes : avec 10 sous, Bernard s’offre un café ; avec 100 francs, Édouard achète du plaisir ; et avec sa fausse pièce de 10 francs, Georges n’achète que... de la fumée, celle d’un paquet de cigarettes. Il s’agit donc un peu d’un argent-jouet, symbole mathématique dont le chiffre est la seule réalité, tout le reste relevant de l’opérateur et de l’investissement personnel qu’il y met. On peut alors se proposer deux fils conducteurs pour étudier le fonctionnement de ce jeu.
3Le premier porte sur l’attitude des joueurs et sur son évolution. Dans la première partie, nous voyons Vincent, détenteur des 5000 francs donnés par sa mère, les perdre intégralement au jeu, avant de s’en faire prêter 5000 autres par Passavant et d’en gagner alors 50000. Bernard, qui quitte la maison avec 14 sous en poche, en dépense 10 et donne les 4 derniers ; mais au moment de retirer la valise d’Édouard de la consigne, le démon fait réapparaître dans son gousset une pièce de 10 sous « oubliée depuis on ne sait quand » (p. 86/233), avec laquelle il rafle le trésor d’Ali Baba, c’est-à-dire la valise pleine d’argent et de papiers passionnants.
4Il faut savoir perdre pour gagner, telle semble être ici la leçon ; mais au lieu d’avoir l’illustration d’un précepte évangélique, nous avons la démonstration de l’intervention du diable, ou de Passavant, ce qui revient au même et contribue à rendre suspectes des opérations où le gagnant tend à se donner plus de valeur qu’il n’en a : la chance correspond en eux à une éclipse du sens moral. Leur « magie » n’a pas plus de valeur que celle de Boris.
5Justement, la deuxième partie incite à la méfiance : d’un côté, il y a Boris qui passe de zéro à 100000 grâce au talisman ; de l’autre se trouve la fausse pièce de 10 francs, qui ne vaut en fait que 2 sous, c’est-à-dire 10 centimes, que Bernard achète 5 francs à l’épicier, avant de l’abandonner à Laura « en souvenir ». Cette même pièce fait donc l’objet tour à tour d’une multiplication par cent de sa valeur réelle, puis d’une division par deux, avant que cette valeur marchande soit convertie en valeur affective ambiguë, donc annulée.
6On retrouve le même processus dans la troisième partie. Les fausses pièces de Strouvilhou bénéficient toujours de la même valeur apparente, mais deux opérations viennent la compromettre : quand Georges achète 1 franc la pièce fausse, après l’achat des cigarettes et la répartition de la monnaie, il n’en récupère que 4, et même 3 francs si l’on déduit sa mise initiale. Quant aux cinquante-deux boîtes de vingt pièces de 10 francs, nous n’en voyons rien s’écouler, sinon dans les fosses de la pension, lorsque le trafic est découvert. L’annulation est cette fois totale, et fait suite à un processus régulier d’inflation et de dévaluation : les 10 sous de Bernard et les 5000 francs de Vincent sont d’abord remplacés par une somme équivalente, fournie par le diable ou par Passavant, et ce n’est qu’ensuite que se produit la multiplication magique. Avec la fausse pièce, en revanche, on passe d’un seul coup de 10 centimes à 10 francs, et ce phénomène s’amplifie encore avec les 1040 pièces de Strouvilhou. Plus l’argent impose sa présence, plus il se dégrade, conformément aux règles monétaires, mais aussi aux lois psychologiques en vigueur dans ce roman : plus un individu « se donne le change », plus il s’attribue de valeur, plus il se dévalue en profondeur. C’est ce qui se produit brusquement pour Vincent et plus encore pour Boris, et correspond en eux à une perte du sens des réalités : ils se croient investis d’une valeur absolue, se croient « changés » ou « guéris », et passent donc à l’extrême inverse lorsqu’ils prennent conscience de leur faiblesse. Bernard, qui a connu un gain un peu différent, est moins grisé par cette magie, et il revient par degrés à une juste appréciation de lui-même qui se traduit par un usage banal de l’argent : il paye honnêtement ses cigarettes et son repas...
7Le second fil conducteur est l’aspect ludique que nous avons déjà envisagé, mais qui fonctionne cette fois à l’insu des joueurs, comme un artifice qui revêtirait une vérité ésotérique. Il s’agit d’une reprise des mêmes chiffres, qui donne l’impression que, affectée d’un indice variable, ce serait toujours la même situation qui se répète.
8Quand Bernard s’élance dans Paris, il a 14 sous en poche. Quand Rachel emprunte à Édouard, celui-ci lui donne tout ce qu’il a sur lui, à savoir 1400 francs. Enfin les cinquante-deux boîtes de vingt pièces de 10 francs sont distribuées aux revendeurs pour 1040 francs, mais représentent l’équivalent de 10400 francs. On assiste ainsi à une progression géométrique de l’inflation, et le plus surprenant est d’y voir mêlée la vertueuse Rachel. Or, si l’on examine de près sa demande d’argent, on est obligé de la trouver suspecte : le 28 septembre elle emprunte pour, paraît-il, payer les dettes d’Alexandre aux colonies ; or, le 7 octobre, une lettre du même fait allusion au mandat qu’il a envoyé précédemment à Rachel... La demande d’argent n’était-elle pas un prétexte, et un moyen pour tester Édouard, faute de lui demander clairement autre chose ? Ce qui fait la fausseté de la monnaie, c’est donc aussi l’usage qu’on en fait, dès qu’on met derrière elle des mots comme bonté, amour, sincérité et autres valeurs qui ne s’achètent pas.
9Ceux qui accordent une croyance respectueuse à l’étalon-or, ainsi qu’à toute autre institution d’ailleurs, sont donc autant dans l’erreur que ceux qui voudraient profiter d’une fausseté objective qui implique forcément une valeur de référence, ne serait-ce que pour s’y opposer. Profitendieu et Molinier, défenseurs des « pilotis de la civilisation », ne sont pas alors plus dénoncés que les Strouvilhou qui prétendent les saper, Passavant étant certainement le plus faux-monnayeur de tous, qui affecte de dédaigner les principes tout en les utilisant.
Circulation des signes
10Dans ce roman, l’argent n’a donc pas de statut particulier, il appartient à l’ensemble des signes, objets, humains, mots, idées, dont la nature est de circuler parce qu’ils n’ont de valeur qu’en s’échangeant, au risque de délivrer des messages mal perçus, la pièce jetée étant l’équivalent de la « lettre morte ». Dans ce système d’échange et de communication, les choses se passent parfois dans notre dos, ou sous nos yeux myopes, mais cela n’empêche pas qu’à chaque fois un nouveau rapport s’établit, un nouveau sens transparaît.
11Dans Les Faux-Monnayeurs, quatre objets illustrent ce fonctionnement ; si l’argent en fait partie, c’est justement dans la mesure où sa valeur marchande n’est pas en cause. C’est la pièce fausse que Strouvilhou a semée à Saas-Fée ; un épicier la repère, et la revend à Bernard pour la moitié de sa valeur théorique : l’épicier se trouve à demi faussaire, et Bernard manifeste son attirance pour ce qui brille sans être d’or ; puis il la propose à Édouard, qui refuse, et c’est Laura qui l’emporte en retournant auprès de Douviers. De la falsification de la pièce à celle de l’épouse soumise, il y a un enchaînement visible, et en ce sens Édouard a raison de se tenir à l’écart d’un jeu où celui qui reste avec l’objet compromettant dans les mains, sans pouvoir le repasser à quiconque, est désigné comme le perdant. C’est donc le cas de Laura, elle qui la première, le jour de son mariage, a fait resurgir le fantôme de Strouvilhou, et qui, en emportant sa pièce, révèle un aspect obscur de sa personne qui ne s’est pas démenti.
12La même aventure se produit pour Édouard, Boris et La Pérouse : Édouard, en jetant son ticket de consigne, voudrait échapper à lui-même, comme il le souhaitait déjà avant son départ pour l’Angleterre ; s’alléger de tout le moi ancien dont son journal est rempli, et où s’inscrit Laura. En récupérant ticket, valise et journal, et finalement Laura, Bernard oblige Édouard à reprendre ce qu’il espérait annuler. Boris, en remettant son talisman à Sophroniska, a voulu affirmer la même libération : se prouver la mort de son démon, et peut-être aussi procéder à un transfert sur la personne de cette seconde mère. Mais celle-ci ne voulant rien voir, le talisman passe à Strouvilhou, puis à Ghéridanisol qui le fait réapparaître un jour sous les yeux de Boris, l’obligeant à retomber dans l’onanisme, lui prouvant que son démon n’est toujours pas exorcisé. La Pérouse enfin, faisant un objet de culte des pistolets légués par son frère défunt (suicidé ?), les transforme, après son suicide manqué, en alibi : « Ils me rappellent également que je ne suis qu’un jouet entre les mains de Dieu. » (p. 246/361) Mais cet alibi, volé par Ghéridanisol, sert à tuer Boris avant de revenir chez lui, changé en preuve de cette responsabilité qu’il voulait fuir.
13Les personnages également s’échangent, compliquant un peu le système par le fait qu’eux-mêmes sont soumis à des variations. Laura et Boris sont, par excellence, les deux êtres qui roulent dans le roman à la façon d’une pièce (ce qui est une façon de dire qu’ils ont été « roulés » par le destin, plus que La Pérouse qui prétend que « le bon Dieu l’a roulé »).
14Laura, Édouard l’a refilée à Douviers qui l’a laissé subtiliser par Vincent : si Édouard n’était pas fâché de se débarrasser d’une femme qu’il n’aimait plus, Douviers pensait peut-être de même, en envoyant à Pau une épouse en face de laquelle il éprouvait une relative impuissance. Vincent à son tour s’en débarrasse, peu soucieux de devenir père, lui qui est encore en quête d’une mère. Bernard alors la récupère, par une fascination clairement œdipienne : en Laura enceinte d’un bâtard, c’est sa propre mère que ce bâtard adore. De plus, témoin à la fois commode et gênant (il empêche un tête-à-tête désagréable mais aussi toute possibilité pour Édouard de se défiler), il impose Laura à Édouard qui n’était visiblement pas pressé de voler à son secours ; lucide sur ce point, c’est elle qui repart volontairement auprès de Douviers. Ce qu’elle a subi une première fois, elle le décide la seconde, exprimant peut-être ainsi son besoin de fixité. Mais ce n’est pas sûr car, à la différence des objets, elle ne revient pas ici à son point de départ : rester auprès d’Édouard bouclerait son itinéraire ; revenir auprès de Douviers, c’est peut-être entamer un nouveau cercle... Au passage, elle a tout de même contribué à mettre en évidence la mauvaise foi de quatre hommes : Édouard voyait en elle sa muse, Douviers sa madone, Vincent son élève, Bernard sa dame ; c’est-à-dire que chacun l’utilise pour se donner un rôle valorisant, Édouard jouant à Pygmalion, Douviers à Joseph, Vincent à Valmont et Bernard à Lancelot. Chaque fois qu’ils l’abandonnent ou la fuient, c’est parce qu’ils ne trouvent plus en eux de quoi tenir ce rôle. Mais aussi, l’erreur de Laura est d’avoir attendu de chacun qu’il la définisse et, plutôt que d’assumer sa diversité et d’en chercher l’harmonie, d’en avoir fait une série d’impasses.
15Laura est celle qu’on se repasse (c’est à qui l’aura...) au long des deux premières parties ; Boris, apparaissant quand Laura s’éloigne, ressemble plutôt au ticket de consigne qu’on abandonne : rejeté par son grand-père (La Pérouse refuse de voir la mère et l’enfant quand ils viennent à Paris), « quitté » par son père, délaissé par sa mère, abandonné par Sophroniska, casé par Édouard, oublié par Bernard, il ne trouve finalement, pour s’occuper de lui, que des êtres acharnés à le détruire. Certes, il est la vivante mise en accusation de tous ces pères et mères de passage qui l’ont abandonné (il y a en Boris quelque chose d’un Christ recrucifié, que La Pérouse souligne inconsciemment), mais cette unanimité dans le rejet est en retour révélatrice du vide de son être, tellement refoulé qu’il ne donne aucune prise, tellement réfugié dans l’idéal qu’il est incapable de supporter la réalité.
16Laura et Boris sont par excellence, dans ce roman, ceux dont il est question, qui existent d’abord comme objets, de désir ou de haine, de vénération ou d’analyse, mais de toute façon objets des propos qui s’entrecroisent et dont la diversité correspond à leur statut de mobile, révélant un nouvel angle à chaque nouvel observateur. L’histoire de Laura est connue par les paroles surprises par Olivier, par des confidences du narrateur, par les propos de Vincent que Lilian rapporte à Passavant, par la lettre de Laura et par le journal d’Édouard. Après quoi il n’y a plus rien à dire sur elle, qui cesse de jouer un rôle et retourne en coulisses. L’histoire de Boris nous est communiquée par le récit de La Pérouse et par les deux comptes rendus de Sophroniska. Pour Laura, on remonte par degrés jusqu’à l’origine de son itinéraire sentimental, plaçant ainsi Édouard aux deux extrémités. Pour Boris, le procès narratif est inverse, Sophroniska s’efforçant de remettre sa vie dans l’ordre chronologique ; c’est peut-être pour cette raison que Laura conserve une part d’autonomie et de mystère, alors que Boris, mis à nu et frappé d’alignement, subit de plein fouet le renvoi à ses origines familiales et névrotiques.
Messages en souffrance
17Comme dans La Lettre volée, le fameux conte d’Edgar Poe, les messages circulent dans Les Faux-Monnayeurs comme les autres signes, c’est-à-dire dans une incompréhension partielle ou totale, le drame étant que, dans ce cas précis, ils sont émis en principe pour établir une communication.
18L’exemple le plus frappant est fourni par les lettres détournées ou mal transmises. Cela commence avec les lettres surprises par Bernard, qui évidemment ne lui étaient pas destinées, et dont nous avons vu qu’il ne retient que ce qui lui convient. Il y a ensuite le journal d’Édouard, miroir où Bernard vient se chercher par erreur, et la lettre de Laura dont il se fait le vrai destinataire. En sens inverse, il écrit à M. Profitendieu une lettre où il s’adresse surtout à sa mère, une lettre à Olivier où il ne songe qu’à lui, s’attirant une réplique qui n’était conçue que pour Édouard. De même Laura, écrivant à Édouard dans l’intérêt théorique de Douviers, cherche surtout à glisser un rappel de son amour pour le premier. Enfin il y a les lettres presque égarées, celle de Lilian à Passavant, lue par Édouard avec indifférence, et celle d’Alexandre à Armand, où Olivier ne devine pas qu’il est question de son frère Vincent.
19Mais les échanges directs sont à leur tour contaminés par ce processus de falsification : nous avons vu que Rachel convoque Édouard sans parvenir à lui dire son secret ; Édouard et Olivier, à la gare Saint-Lazare, ne parviennent pas à formuler leur attirance réciproque ; Olivier, retrouvant Bernard, souffre de la même paralysie en face d’un Bernard qui l’écoute à peine ; à son tour, Armand ne parvient pas à faire comprendre à Olivier son besoin de tendresse ; et lorsqu’Édouard et Bernard parlent de l’avenir, ils se livrent à un dialogue de sourds... La vérité de chacun reste ainsi en suspens, occultée par celle du voisin, et elle ne peut être perçue que par un improbable tiers, le démon peut-être, mais plus sûrement le lecteur chargé d’interpréter ou de décoder ces messages voilés ou lacunaires. La pastoresse, Mélanie Vedel, a ainsi la particularité de ne pas achever ses phrases ; mais si ses propos brillent par leur platitude, les blancs ainsi suggérés se devinent plus chargés de sens, un peu à la façon de lapsus révélateurs, retenus in extremis. Parlant de son mari et de ses absences répétées, elle soupire : « Si vous saviez tout ce qu’il se laisse mettre sur les bras depuis que... » (p. 233/350) Or depuis que nous connaissons, grâce à Sarah, le carnet intime du pasteur, nous pouvons nous demander si une mésentente d’ordre sexuel ne s’est pas établie dans le couple depuis quatre ans, mésentente qui serait à l’origine de cette attitude de fuite. Ou bien, parlant du séjour anglais de Sarah, Mélanie commente : « Je suis heureuse que Sarah puisse un peu se... C’est comme Laura. » (p. 235/352) Quand on pense à l’aventure que Laura vient de vivre avec Vincent, ce rapprochement prend une signification précise, que son aventure avec Bernard va bientôt confirmer.
20D’un autre procédé, nous avons déjà évoqué les manifestations ; ce sont ces aveux indirects et sans doute inconscients que Vedel et Molinier tentent de faire à leurs épouses, l’un en laissant traîner son carnet, l’autre les lettres de sa maîtresse, cherchant l’un et l’autre à obtenir un éclat qu’ils n’osent pourtant pas provoquer. Mais justement, ces messages n’arrivent jamais à destination : Sarah intercepte le carnet et Marguerite remet sans les lire les lettres dans le pardessus de son mari. On est alors en droit de s’interroger sur la vraie portée du geste d’Édouard, jetant son ticket de consigne à la gare Saint-Lazare : désir de s’affranchir de son passé, peut-être, mais pourquoi pas également bouteille à la mer, afin que son journal cesse d’être ce miroir égoïste qui ne produisait qu’une communication en circuit fermé ?
21Qu’il soit objet, lettre, chiffre, le signe ainsi s’enrichit de ces regards croisés et de ces incompréhensions qui deviennent pour le lecteur autant d’interprétations possibles. Les noms propres eux-mêmes sont des jetons faits pour circuler et jeter le doute sur l’identité apparente des personnages qu’ils recouvrent. C’est aussi un jeu de cache-cache entre le lecteur et l’auteur, qui se refuse à dire directement qui est qui.
22Les jeux sur les noms propres sont connus, mais leur sens n’est pas forcément épuisé : Profitendieu, par exemple, n’a pas qu’un sens ironique, et à côté de la satire sociale, se trouve peut-être une certaine spiritualisation de ce personnage, au moins aux yeux de Bernard qui, après avoir voulu déshonorer son nom, en vient à sentir son « ingratitude envers lui », puis à retourner auprès de lui à la façon du fils prodigue. La Pérouse est l’homme du naufrage, plus encore que Lilian Griffith dont la nature un peu démoniaque se retrouve dans le nom de Lilith, lisible à partir du sien. Passavant... inutile d’insister. Strouvilhou est plus mystérieux, dont le nom évoque sans doute l’ubiquité, mais peut-être aussi l’aspect répugnant (ce trou vil...) sans exclure d’éventuels anagrammes. Ghéridanisol, l’autre nom atypique du roman, peut justement, avec ses trois premières syllabes, recouvrir le nom de Radiguet, mais les deux premières sont également commodes pour réaliser un jeu macabre envers Boris, qui se croit « guéri », et qui reçoit de Ghéri un mortel démenti. Les prénoms aussi ont quelque chose à nous dire : Caloub est probablement l’anagramme de « boucla », ainsi que l’a montré Alain Goulet1, mais c’est aussi une création, aux consonances arabes, qui place vraiment cet enfant à part dans le roman. Olivier Molinier est presque une répétition dont seules émergent les lettres V et N, entre lesquelles Bernard hésite lorsqu’il déchiffre la signature de son vrai père, plus une lettre isolée, le M qui est l’initiale de Marc, le modèle d’Olivier. La famille Allégret, dont Marc faisait partie, prête son initiale au vieil Azaïs et à tous ses petits-enfants (à l’initiale pour les garçons, en position intérieure pour les filles), annulant significativement la présence de Vedel. Les prénoms des trois filles s’emboîtent d’ailleurs de telle manière qu’on peut se demander s’il ne s’agit pas d’un archétype féminin à trois têtes, la vertu et la débauche encadrant un composé mixte en la personne de Laura. Si la famille Azaïs est marquée par le A, le C domine chez les enfants Profitendieu, avec Cécile, Charles et Caloub ; reste Bernard, avec un B comme Boris, et comme bâtard...
23Héros de passage, objets qu’on se repasse, Fer à repasser (c’est le dernier titre de la revue de... Passavant), tous ces mots de passe assurent la circulation du sens à l’insu de ceux qui les véhiculent ; mais ce manque de communication qui règne dans Les Faux-Monnayeurs n’est pas décrit par Gide comme une fatalité propre à la condition humaine. Il s’agit plutôt pour lui, et d’introduire clandestinement des références que lui seul est pleinement en mesure d’apprécier, et d’établir envers ses personnages une loi dont chacune de leurs infractions prouve la force : de ce qui fait notre vie, tout est signe, et quiconque prétend l’ignorer, ou manipuler ces signes à son gré, fait que le monde devient pour lui mystérieux ou hostile. Il n’est que de savoir ouvrir les yeux. Si le destin de Bernard lui apparaît d’abord si flou, c’est que, n’ayant pu déchiffrer l’initiale de son père biologique, il décide de rayer le nom de son père adoptif, et rêvant d’un pseudonyme, il ne fait de lui, temporairement, qu’un être mensonger.
L’ESPRIT ET LE LIVRE
L’art de la fugue
24En apparence, Les Faux-Monnayeurs mériteraient de s’intituler « le roman des clefs ». Non seulement ce livre se présente comme un coffre à secrets, aux mille serrures, mais de vraies clefs y interviennent, inscrivant dans la narration l’allégorie du livre tout entier. Nous avons vu Olivier posséder secrètement une clef de sa chambre, tandis que Vincent détient la sienne, signe du pouvoir adulte, officiellement ; l’enfance est bonne pour être « mise sous clef » ; le bouclage incite donc à la fraude, et Georges fait mieux qu’Olivier en s’emparant de tout un trousseau. Et dans le geste de Lilian, remettant en cachette à Vincent la clef de son appartement, on peut voir une volonté de maintenir celui-ci dans une situation ambiguë, comme un enfant qu’on émancipe.
25Mais sur quel trésor ouvrent ces clefs ? Georges peut chiper de l’argent à sa mère, il ne s’en transforme pas moins en geôlier de sa propre maison, et pour Vincent, la conquête de Lilian est une douteuse Toison d’or. Il vaut donc mieux se méfier des clefs : Édouard ne ferme pas sa valise parce qu’il en perd toujours les clefs, ce qui symbolise assez bien son esprit « d’ouverture », qui devient pour Bernard l’occasion d’un miracle : « Il presse à tout hasard la serrure. Oh ! Miracle ! Les valves s’entrouvrent, laissant entrevoir cette perle : un portefeuille, qui laisse entrevoir des billets. » (p. 87/233) La vérité ne se livre donc que par surprise, et il faut se méfier des clefs qui nous feraient voir partout des serrures prêtes à s’ouvrir à notre injonction. Gide nous a mis en garde dans son Journal : « Comme si le monde était une énigme dont il nous fallût trouver la clef ! » (J 1, p. 1257) Ainsi Bernard, ayant découvert les lettres de son père, a l’impression d’avoir résolu l’énigme de sa vie, et se compare alors à d’illustres devanciers : « Ça peut arriver à n’importe qui, de soulever le marbre d’un guéridon. Thésée devait avoir mon âge quand il souleva le rocher. » (p. 63/216) Or il y a maldonne, et la lecture du Thésée écrit par Gide quinze ans plus tard nous aide à le comprendre : sous les rochers que Thésée soulève, il n’y avait pas d’armes cachées, les vraies armes étaient ses propres forces, développées grâce à cet exercice.
26Il n’y a ainsi d’autres énigmes que celles sur lesquelles nous fermons les yeux ; l’homme a toujours en lui de quoi répondre, comme l’affirme l’Œdipe gidien à ses fils. Les clefs sont donc des instruments qu’il faut savoir dépasser : Édouard, espionnant Georges, découvre Olivier et l’amour ; Profitendieu, à l’inverse, obsédé par son enquête, oublie Bernard : « Le juge envahissait le père, et rien plus n’existait pour lui que le métier. » (p. 329/428) La Pérouse illustre parfaitement cet aveuglement : installé à la pension, dans une pièce voisine de celle de Boris, il se plaint d’un bruit d’origine inconnue, qui l’obsède et le perturbe. Or ce bruit cesse quand meurt Boris. Réel ou symbolique, il était un signal, le rappel d’une présence qui pouvait être pour lui comme un remords et qu’il s’est efforcé d’étouffer : « J’ai tout essayé pour ne plus l’entendre. [...] J’ai suspendu ma montre [...] précisément à l’endroit où passe le tuyau, je suppose, afin que le tic-tac de la montre domine l’autre bruit. » (p. 345/439) C’est toujours la pendule qui revient, incapable d’apporter un autre ordre que celui de la mort, la vie n’étant jamais qu’instantanée. De fait, on voit le vieux musicien osciller entre un formalisme sans âme et un spiritualisme vide, incapable, par revendication systématique de l’absolu, d’entendre la voix des vivants. Il devient, en attente d’un « accord parfait continu », un fanatique du silence ; en attendant, il joue du Bach, des fugues précisément. Or une controverse se déroule à Saas-Fée au sujet de ce musicien. Édouard expose :
« Ce que je voudrais, comprenez-moi, c’est quelque chose qui serait comme L’Art de la Fugue. Et je ne vois pas pourquoi ce qui fut possible en musique serait impossible en littérature... » À quoi Sophroniska ripostait que la musique est un art mathématique, et qu’au surplus, à n’en considérer exceptionnellement plus que le chiffre, à en bannir le pathos et l’humanité, Bach avait réussi le chef-d’œuvre abstrait de l’ennui, une sorte de temple astronomique, où ne pouvaient pénétrer que de rares initiés. Édouard protestait aussitôt, qu’il trouvait ce temple admirable, qu’il y voyait l’aboutissement et le sommet de toute la carrière de Bach. « Après quoi, ajouta Laura, on a été guéri de la fugue pour longtemps. L’émotion humaine, ne trouvant plus à s’y loger, a cherché d’autres domiciles. » (p. 187/315)
27Selon son habitude, Gide joue aux ricochets, chacun ayant ici raison contre son voisin, mais tort en lui-même. Quand La Pérouse rejoue une fugue de Bach en ayant recours au cahier, il montre que sa mémoire faiblit, mais révèle aussi son formalisme soucieux d’exactitude mathématique. Sophroniska a raison de dénoncer ce formalisme, mais le pathos qu’elle réclame est un peu suspect quand on songe aux excès de son mysticisme. Édouard défend Bach, mais selon quels critères ? Il juge son œuvre en technicien, alors que Laura la considère en sentimentale qui utilise une œuvre comme un abri pour loger son émotion. Mais tout le monde parle-t-il du même Bach ? C’est à Gide de répondre :
1er décembre [1921]
Je me suis remis au piano ; m’étonne de jouer maintenant si aisément les Sonates de Beethoven [...]. Mais leur pathos m’exténue et ce qui me satisfait le plus aujourd’hui, c’est Bach, et peut-être surtout son Kunst der Fugue, dont je ne puis me lasser. Cela n’a presque plus rien d’humain, et ce n’est plus le sentiment ou la passion qu’il éveille, mais l’adoration. Quel calme ! Quelle acceptation de tout ce qui est supérieur à l’homme ! Quel dédain de la chair ! Quelle paix ! (J 1, p. 1142)
28On trouve ici la condamnation du pathos prisé par Sophroniska, tandis qu’est approuvé l’amour de l’inhumain propre à La Pérouse. Mais cette conception se trouve à son tour contestée :
7 décembre
Chaque soir je me replonge, une demi-heure durant, dans le Kunst der Fugue. Rien de ce que j’en ai dit l’autre jour ne me paraît plus bien exact. Non, l’on ne sent plus là, souvent, ni sérénité ni beauté ; mais tourment d’esprit et volonté de plier des formes, rigides comme des lois et inhumainement inflexibles. C’est le triomphe de l’esprit sur le chiffre, et, avant le triomphe, la lutte. Et, tout en se soumettant à la contrainte, tout ce qui se peut encore, à travers elle, en dépit d’elle ou grâce à elle, de jeu, d’émotion, de tendresse, et, somme toute, d’harmonie. (J 1, p. 1143)
29Reniant sa première vision d’un Bach janséniste, Gide la fait endosser par La Pérouse et, à un moindre degré, par Édouard. Sophroniska se fait ainsi l’involontaire avocate de la seconde interprétation ; mais comme Laura, elle récuse Bach pour des défauts que Gide ne lui reconnaît pas. Lui aussi est pour l’émotion, lui aussi dénonce tout système soumis à des lois inflexibles, mais il ne voit plus que ce système soit celui de Bach. Et si L’Art de la Fugue sert de modèle aux Faux-Monnayeurs, c’est donc pour des raisons contraires à celles qu’avance Édouard. Celui-ci ne voit pas le moyen de dépasser le conflit du réel et de l’idéal, sinon en l’exprimant dans une œuvre elle-même coupée du réel. Gide, au contraire, part de ce réel et montre combien il est fait de règles rigoureuses, mais pour suggérer que l’idéal ne s’atteint que par une prise en compte de celles-ci : énoncer des lois, construire un « temple astronomique », mais pour faire sentir leurs limites, et l’évidence d’une perfection qui n’est pas mesurable ailleurs que dans le cœur de l’homme. Pour Gide, l’émotion n’est pas le pathos, mais bien l’admiration, le sentiment d’arriver à un seuil au-delà duquel tout commentaire est inutile, comme devant la musique de Chopin ou la poésie de Baudelaire.
30Comme les objets circulant de main en main, les situations se reproduisent, utilisant le matériau humain pour illustrer la persistance des forces desquelles il voudrait se croire exempté. L’art de la fugue précisément, consiste à développer ces variations sur plusieurs thèmes donnés, fondées sur un principe de répétition, les thèmes s’entrecroisant ou se répondant. Nous avons déjà montré comment fonctionnent la loi des causes et des effets, la loi des pères ou la loi des chiffres, tantôt reposant sur un excès de dogmatisme, comme pour La Pérouse et Azaïs, tantôt sur un aveuglement à l’égard des réalités matérielles ou humaines, comme pour Bernard ; les deux se rejoignent parfois, car que l’on se construise un temple ou qu’on prétende à une absolue liberté, qu’on se nomme Rachel ou Lilian, on devient fatalement prisonnier de son système.
31Il n’est pas possible de suivre ici toutes les variations de ces thèmes. On peut au moins, à partir de quelques exemples, relever qu’elles dépassent de loin le principe dualiste qu’on a parfois voulu voir à l’œuvre dans Les Faux-Monnayeurs, sans doute en raison de l’apparente symétrie créée par leur division tripartite : deux lycéens, deux pères juristes, deux écrivains, ces duos pouvant devenir antithétiques au sein des familles : Armand et Alexandre, Robert et Gontran, Rachel et Sarah... Mais chaque être, faute de se connaître, n’existe qu’en situation, et contient ainsi un grand nombre de variations possibles.
32Le premier chapitre propose d’entrée une image complexe, celle de la pendule et des lettres dérobées, et inaugure ainsi deux thèmes, celui du temps destructeur et celui de l’écriture captive, l’heure sonnant par la suite aux domiciles de La Pérouse, adorateur des lettres d’un mort, et de Passavant, truqueur des belles lettres. Après Bernard, Georges à son tour dérobe les lettres de son père, et Mme de La Pérouse celles détenues par son mari. Mais au passage, nous avons accroché un autre thème, celui de l’adultère, commis par la mère dans le cas de Bernard, par le père dans le cas de Georges ; ce qui place Bernard sur un thème annexe, celui de la bâtardise, où il retrouve le futur enfant de Laura, et Boris à un moindre degré. Au premier chapitre encore, Bernard retrouve Olivier au Luxembourg où, autour d’eux, on discute de littérature ; or cette toile de fond va devenir essentielle, à la fois ressort dramatique avec Passavant qui se sert d’elle pour appâter Olivier, et ressort affectif pour rapprocher Olivier et Édouard, ce qui donne à la rivalité entre ces deux auteurs une portée à la fois esthétique et éthique.
33Chaque scène touche ainsi par un côté à un nombre considérable d’autres scènes. Au deuxième chapitre, Profitendieu s’entretient avec Molinier de l’affaire de prostitution ; dans la troisième partie, un premier prolongement lui est donné par la rencontre de Molinier et d’Édouard, au sujet initial s’ajoutant celui des lettres volées et celui de la bâtardise (on se croit alors revenu au début du livre), mais un second se manifeste avec la rencontre d’Édouard et de Profitendieu, la bâtardise se mêlant cette fois à la fausse monnaie.
34Le chapitre XII de la première partie est un modèle de complexité : au mariage de Laura répond en coulisses, pendant l’été, le mariage de Cécile Profitendieu, le premier servant à Sarah pour dévoiler le carnet de son père et le second à Georges pour dérober les lettres du sien ; par ailleurs, ce mariage de Laura, en tant que réunion bigarrée, ressemble à la soirée des Argonautes, avec son mélange de discours officiels et d’intrigues douteuses : Armand poussant Olivier dans les bras de Sarah dans le premier cas, puis Bernard dans le second ; Olivier tenant la main d’Édouard pendant l’office, se jetant dans ses bras après le banquet ; il n’est pas jusqu’à Jarry qui ne soit comme un pendant à l’évocation du diabolique Strouvilhou. Mais on peut pour autant parler de scènes jumelles, car chacun des points communs que nous venons d’énumérer peut servir de point de départ à d’autres réseaux de relations : le carnet volé est « frère » de celui d’Édouard, l’érotisme de Bernard et l’exhibitionnisme d’Armand trouvent d’autres scènes où s’exprimer ; au pistolet chargé à blanc de Jarry répondra celui, chargé à balle, de La Pérouse, ce qui fait de la mort de Boris la répétition sur le mode tragique de l’attentat parodique contre le petit Bercail, etc.
35Ces nœuds sont aussi des carrefours, ils possèdent chacun une lumière qui irradie en de multiples sens. Et il en va de même pour les problématiques et les personnages. Le thème du suicide semble présenter trois occurrences : La Pérouse n’ose l’accomplir, Olivier le manque, Boris le réussit. Mais le geste d’Olivier n’est pas dissociable d’une réflexion sur la sexualité, inaugurée dès le début de son histoire, quand il disait avoir envie de se tuer après avoir couché avec une prostituée, et il se rapproche ainsi de Boris, que son onanisme contribue à conduire au suicide. Mais en même temps, il réalise une variation sur ce thème, car il affirme à Édouard que son acte n’a pas été dicté par le dégoût : dans ce concert discordant, l’homosexualité apporte enfin un accord harmonieux. Ce point est lui-même évoqué par quatre scènes de réveil au petit matin : d’abord, Bernard abandonne Olivier endormi sans lui dire au revoir ; ensuite, Vincent s’éveille sous le regard fascinant de Lilian ; puis Bernard, à nouveau, délaisse Sarah endormie ; enfin Olivier quitte Édouard pour commettre sa tentative de suicide ; au total, on voit que les relations hétérosexuelles oscillent entre la domination de la femme et celle de l’homme, et que pour les relations homosexuelles, outre une différence d’âge, il faut aussi une dimension affective que révèle dramatiquement le geste d’Olivier.
36En apparence, la rencontre d’Olivier avec Passavant a pour symétrique caricatural la rencontre Strouvilhou-Passavant, avec porto et discussion littéraire ; mais la même relation ne peut s’établir (question d’âge, sans doute) et cette réunion va en susciter une troisième que nous ne voyons pas mais que raconte Armand, celle de Cob-Lafleur avec Passavant, qui est un nouvel échec et en entraîne alors une quatrième sur laquelle nous ne savons rien, mais dont nous constatons les effets, en voyant Armand arborer la même élégance vestimentaire qu’Olivier, recruté par Passavant, avait naguère affichée. Le couple Olivier-Passavant n’a donc pas pour symétrique le couple Édouard-Olivier, qui s’en distingue radicalement, mais le couple Armand-Passavant qui, sur le thème de la séduction perverse, en est bien la continuation dégradée.
37Laura, que Bernard qualifie de « divisée », s’aligne au moins sur trois paradigmes : celui des épouses infidèles, où elle est en rapport avec Marguerite Profitendieu ; celui des filles insoumises qui la rend proche de sa sœur Sarah ; celui des épouses malheureuses, les années passées avec Édouard permettant de les associer en couple, et de situer le phénomène de décristallisation dont ils sont victimes avec la désaffection qui frappe les ménages Molinier et La Pérouse.
38Pauline Molinier, dans la catégorie des épouses malheureuses, retrouve encore Mélanie Vedel. Ce procédé de la fugue sert ainsi admirablement la dissémination de l’information recherchée par Gide : c’est le pasteur Vedel qui laisse traîner son carnet compromettant, mais en vain ; c’est Marguerite qui trouve des lettres, mais n’en fait pas usage ; c’est enfin Mme de La Pérouse qui brûle les lettres chéries par son mari. En rapprochant ces trois portraits, on trouve un tableau bien proche de celui que formaient Madeleine et André Gide... Par ailleurs, Pauline a deux fils, et chacun d’eux développe en elle une attitude qui s’inscrit sur une ligne thématique particulière : avec Georges, elle est la mère possessive capable de remercier Dieu pour la mort de Boris qui « ramène à elle son fils », rejoignant le pharisaïsme d’un Vedel ; avec Olivier, en revanche, elle fait preuve d’une ouverture d’esprit qui fait qu’Édouard se sent proche d’elle.
39Mais plutôt que de prolonger à l’infini cette recherche des variations et contrepoints, dont Gide nous assure qu’elle « pourrait être continuée », nous devons saisir une idée qui est peut-être la justification de tout cet édifice ; non pas une clef, mais une embrasure par où le jour se fait dans ce « temple astronomique ». On doit en effet constater que, lorsque le couple Édouard-Olivier vient à s’insérer dans un de ces thèmes, il résiste toujours à une assimilation complète.
40À titre d’exemple, reprenons la figure récurrente du couple au réveil : Bernard s’échappant du lit d’Olivier endormi, s’enfuyant des bras de Sarah assoupie, manifeste la même impatience, la même mésentente inconsciente que Vincent, éveillé avant Lilian et s’enfermant dans sa méditation ; et lorsqu’Olivier sort pour retrouver Bernard à la Sorbonne, « Passavant sommeillait encore ». En revanche, le matin ne défait pas pour Édouard et Olivier l’entente que la seconde nuit a consacrée ; c’est une traversée en commun, et l’abordage simultané d’un nouveau jour : « Il aurait eu besoin de repos ; son silence me faisait espérer son sommeil ; mais je l’entendais enfin murmurer : “Près de toi, je suis trop heureux pour dormir.” Il ne me laissa le quitter qu’au matin. » (p. 310/413)
41Bien avant ces retrouvailles, se trouve la première discussion entre Édouard et Olivier à propos du poème de ce dernier. Or, de toutes les entrevues, celle-ci est la seule qui soit à la fois authentique et positive, aucun des partenaires ne cherchant à s’imposer à l’autre ou n’écoutant que soi, il s’y déroule une vraie communication qui permet une critique féconde. À ne considérer que la littérature, celle-ci ne fait jamais l’objet que d’échanges insincères : Olivier écoute distraitement Bercail, Passavant et Olivier se mesurent l’un l’autre, Édouard parade devant Laura et Sophroniska, Bernard et Olivier se lancent des morceaux de bravoure, Armand étale sa verve iconoclaste devant Olivier consterné, sans compter les compliments hypocrites qui circulent au banquet des Argonautes. Il faut attendre la réunion d’Olivier et d’Édouard pour que ce dernier, suivant certaines remarques d’Olivier, entame la rédaction de son roman, symétriquement à la scène fondatrice au cours de laquelle Édouard avait indiqué à Olivier ce qu’il pensait de son poème. Le vrai amour est celui qui profite à l’épanouissement intellectuel des deux partenaires. C’est d’ailleurs bien ainsi que, dans Corydon, Gide conçoit et justifie la relation pédérastique, d’abord et également pédagogique ; et le signe que cette relation est pour lui la seule bonne, c’est qu’elle seule dans Les Faux-Monnayeurs ne fait l’objet d’aucune variation ou duplication.
Vers la lumière
42L’édification d’une œuvre littéraire authentique est ainsi liée pour Gide à l’affirmation du seul amour qu’il considère comme complet ; à tous les autres couples, y compris certains duos homosexuels, il manque quelque chose, et la liste impressionnante de leurs échecs rend d’autant plus éclatante la seule réussite proposée par le roman. Et que l’histoire contenue dans ce roman soit aussi celle de multiples livres avortés (le roman de Bercail, le conte « épicé » d’Olivier, le projet de roman de Bernard) n’est qu’un moyen de plus de nous dire que la vérité est à la fois dans ce livre et au-delà, dans la vie même de l’auteur qui assure à son œuvre sa transcendance. Au surplus, il ne saurait y verser intégralement une relation qu’il est précisément en train de vivre ; les livres clos n’enferment que des sentiments morts. Donc Édouard et Olivier s’aiment, mais le livre d’Édouard est imparfait, inférieur à ce bonheur. L’échec de la lecture qu’il fait à Georges a ceci de révélateur que, même au prix de mille précautions, un livre ne peut prétendre être un acte. Il ne peut opérer que de biais, dire la vérité en délimitant son absence.
43Ce roman des couples difficiles est donc tout autant celui des livres impossibles : tout le monde, dans Les Faux-Monnayeurs, se pique d’écrire. Le cercle des lycéens est composé de littérateurs en herbe, ou qui se croient tels, comme Dhurmer qui joue déjà les censeurs, ou Bercail qui se veut poète. Il semble qu’il suffise d’être jeune pour être en droit de prendre la plume, à en juger par la confiance avec laquelle Passavant recrute ses secrétaires, ou par la facilité avec laquelle Olivier est accepté dans le cercle des Argonautes, alors qu’il n’a encore rien publié. Olivier rime à la façon de Baudelaire, qu’Armand se plaît à contrefaire. Bercail annonce : « Je voudrais raconter l’histoire d’un endroit... », repris plus tard en écho par Bernard : « Je voudrais raconter l’histoire de quelqu’un... » Passavant écrit des manifestes, Édouard et lui se servent de leurs livres comme de cartes de visite, tout ce monde s’active beaucoup pour un résultat peu consistant. L’histoire d’Édouard se présente d’ailleurs comme un intervalle entre deux livres, le vieux qu’on réédite et un autre annoncé « en préparation » dont il ignore encore la teneur. Il se trouve de même entre deux relations indécises, entre Laura dont il se détache et Olivier à qui il n’ose encore trop s’attacher. Et ce n’est qu’après s’être assuré de la solidité de ce sentiment qu’il se remet à écrire, d’une manière renouvelée.
44Chemin faisant, nous avons suivi un chemin zigzagant qui, à la façon des Essais de Montaigne que Gide admirait, nous a permis d’aborder successivement divers sujets d’intérêt général : la justice avec Molinier, la religion avec Vedel et La Pérouse, la musique également, mais encore la zoologie et la botanique avec Vincent, la psychanalyse avec Sophroniska et, bien sûr, la littérature avec un peu tout le monde. Mais en fait, tous ces sujets sont développés en fonction du même problème, celui du rapport de l’homme aux lois que la nature et la société lui assignent, et du moyen de connaître sa nature profonde malgré elles.
45D’emblée, la justice et la religion révèlent leurs limites : pour Molinier, il s’agit surtout de savoir ne pas aller trop loin dans la connaissance des hommes ; faire la lumière sur une affaire revient, selon sa méthode, à fermer les yeux sur l’essentiel. Chez Azaïs et les siens, l’« éblouissement de la foi » produit un effet identique, et les deux pasteurs ignorent tout des désirs ou des souffrances de leurs proches.
46Cette métaphore de la lumière revient comme un leitmotiv et nous guide sur le chemin du livre à venir : Lilian et Sophroniska ont ainsi toutes deux compris que l’essentiel de l’homme gît dans des profondeurs obscures. Mais leurs méthodes, bien que de nature contraire, sont toutes deux mutilantes et néfastes.
47Lilian, marquée par son naufrage comme par un traumatisme initial, ne veut prendre conscience de la nuit que pour s’y opposer, tout comme elle veut ignorer ce qui se passe en elle ou en autrui : « Tout cela se passait à la lumière de torches, de fanaux et de projecteurs. [...] Les vagues étaient assez fortes, et tout ce qui n’était pas dans la clarté disparaissait de l’autre côté de la colline d’eau, dans la nuit. » (p. 68/219) Son horreur de l’eau noire d’où se tendaient des mains l’amène alors à une conception manichéenne, à une dichotomie du monde entre la lumière vitale et la nuit mortelle. À la différence des précédents, elle est celle qui veut à tout prix voir clair, quitte à nier l’ombre en elle. Cela se traduit par un comportement apparemment excentrique :
L’escalier était sombre ; où il eût été simple, sans doute, de faire jouer l’électricité ; mais Lilian tenait à ce qu’un domestique, toujours, vît sortir ses hôtes.
Le laquais alluma les bougies d’un grand candélabre qu’il tint haut devant lui. (p. 59/213)
48Dangereuse pour elle-même, cette attitude devient inhibitrice pour autrui, et Vincent en fait très vite l’expérience : « Vincent ferme les yeux comme devant une clarté trop vive. La jubilation des regards de Lilian l’éblouit. » (p. 66/217) De fait, auprès de Lilian, il est réduit à taire – momentanément – tout ce qui se passe en lui d’obscur, préparant ainsi le meurtre final comme la libération de ses remords, devenus si forts qu’il se prend alors pour le diable...
49Sophroniska procède de manière inverse : tout aussi dévouée à la lumière, à laquelle elle confère une connotation morale et même religieuse, elle plonge au cœur des ténèbres de l’inconscient, mais pour les détruire. Ce que Lilian repousse et nie, elle le traque et l’exhibe comme un pêcheur ses plus belles prises : « Elle m’a dit s’intéresser presque exclusivement aux questions de psychologie et à ce qui peut éclairer d’un jour nouveau l’âme humaine. » (p. 174/304) Son idéologie mystique se dévoile surtout dans cette profession de foi : « Je crois qu’un regard clair nettoie la conscience comme un rayon de lumière purifie une eau infectée. » (p. 175/305) Le résultat, Édouard l’observe en modifiant la métaphore, plus porté vers la végétation que vers l’élément liquide : « Le pauvre enfant n’a plus en lui le moindre taillis, la moindre touffe où s’abriter des regards de la doctoresse. Il est tout débusqué. » (p. 202/327) Mais cette zone obscure que les uns veulent ignorer, et les autres supprimer, la littérature a pour mission de la maintenir en équilibre avec son contraire. Ce que La Pérouse repousse sous le nom de dissonance, Édouard le recherche comme l’harmonie nécessaire à sa propre existence et dont ses Faux-Monnayeurs sont l’imparfaite expression. Bercail déjà nous en proposait une esquisse timide, en décrivant son jardin tour à tour empli de lumière et d’ombre, et vivant plus la nuit que le jour. Or c’est un peu cette fusion qui s’accomplit avec plus de vigueur lorsqu’Édouard se sent, enfin, inspiré : « Comme un paysage nocturne à la lueur soudaine d’un éclair, tout le drame surgit de l’ombre. » (p. 322/422) Bercail juxtaposait sagement lumière et ombre, Édouard les confond ; la nuit garde son mystère et enrichit la lumière qui la traverse ; ils se complètent comme la surface et le fond, donnant à l’œuvre, et à l’homme qu’elle représente, sa plénitude. Le rôle du romancier n’est pas seulement d’éclairer, mais aussi de préserver, et ce respect de l’ombre implique la modestie de la lumière, qui n’émane de nulle puissance justicière ou purificatrice, mais de la seule lucidité humaine. L’écriture est ainsi un voyage au bout de la nuit, sans autre clarté que celle que l’on porte en soi-même, comme l’indiquait déjà le narrateur des Nourritures terrestres : « Et tu seras pareil, Nathanaël, à qui suivrait pour se guider une lumière que lui-même tiendrait en sa main. » (RR 1, p. 352) Et cette lumière, précisément, dépend de l’homme ; s’il n’en est pas le créateur, il en est néanmoins l’agent dispensateur : « J’appris à juger tous les êtres à leur capacité de réception lumineuse ; certains qui dans le jour surent accueillir le soleil, m’apparurent ensuite, la nuit, comme des cellules de clarté. » (RR 1, p. 415) Il n’y a alors d’œuvre harmonieuse que d’un auteur qui sait cultiver ce clair-obscur, accepter que sa lumière s’affirme d’autant mieux qu’elle s’accorde avec ce qui subsiste en lui de ténébreux. La plus belle allégorie de cette réussite à la fois psychique et littéraire, ce n’est alors ni un personnage, ni un auteur qui nous la donne, mais la nature, telle qu’en ses aspects les plus élémentaires elle rejoint la vérité du mythe, porteuse d’une sagesse sur laquelle Gide s’efforce de fonder la sienne. Son porte-parole est en l’occurrence Vincent, héros sans grandeur mais dont les paroles, proférées sans qu’il en comprenne la portée, prennent la dimension d’un autre signe destiné au lecteur. Comme hors de lui, à la manière d’une pythonisse, il parle à Lilian et Passavant des animaux marins des grands fonds : « Et voici qu’on découvre enfin que chacun de ces animaux, que d’abord on voulait obscurs, émet et projette devant soi, à l’entour de soi, sa lumière. Chacun d’eux éclaire, illumine, irradie. Quand la nuit, ramenés du fond de l’abîme, on les versait sur le pont du navire, la nuit était tout éblouie. » (p. 151/287) On comprend la fascination, mais aussi l’effroi de Lilian, à écouter ainsi l’énoncé de ce qui la condamne. Comme l’homme, ce que l’œuvre a de plus précieux ne peut que sourdre de ses profondeurs obscures, fragile parce qu’il suppose le maintien de son contraire pour être perceptible, semblable à la vie même qui ne s’affirme que par rapport à l’ombre qui la menace : « Ne comprends-tu pas que chaque instant ne prendrait pas cet éclat admirable, sinon détaché pour ainsi dire sur le fond très obscur de la mort ? » (RR 1, p. 369)
Sur les ailes de la poésie
50Gide, dans ses mémoires, raconte que c’est comme poète qu’il éprouva pour la première fois l’appel de la vocation littéraire : « C’est poète que je veux être ! C’est poète que je suis ! » (SV, p. 212) Pourtant, quand il dressait devant Paul Valéry le tableau de la nouvelle littérature, il posait « Mallarmé pour la poésie, Maeterlinck pour le drame – et quoique auprès d’eux je me sente bien un peu gringalet, j’ajoute Moi pour le roman2. » Aussi peut-on considérer qu’à travers sa création romanesque, la poésie demeure présente, à la fois comme modèle de perfection formelle, et comme horizon de ses univers imaginaires. Déjà, Les Cahiers d’André Walter se plaçaient sous l’invocation de Verlaine ; Isabelle se développait comme le prolongement d’une élégie de Francis Jammes ; La Porte étroite mêlait poésie anglaise et française, mais déjà donnait la primauté à Baudelaire, un des rares écrivains dont Gide se soit fait le défenseur inconditionnel. Dans Les Faux-Monnayeurs, Baudelaire est un fil rouge qu’il est utile de suivre, comme Thésée suivant le fil d’Ariane, pour aller de la lumière à l’ombre, et en revenir.
51Cela commence donc avec Olivier et son poème dont nous ne saurons rien, sinon qu’il ressemblait au « Balcon » – c’est-à-dire par une interrogation sur la possibilité d’aller de l’ombre à la lumière. Deux personnages se présentent alors qui, chacun à leur manière, répondent négativement. Il s’agit d’abord de Lady Griffith, dont l’histoire, nous l’avons vu, doit se lire en regard des récits de Vincent. Lilian est celle qui a renié en elle toute profondeur, par horreur des grands fonds où elle a failli sombrer, physiquement et moralement. Elle est devenue « sans épaisseur » (p. 217/339), comme un miroir où elle-même se mire, mais aussi où le regard d’autrui se glace, comme Méduse que Baudelaire évoque dans « L’Héautontimorouménos » : « Elle est dans ma voix, la criarde !/ C’est tout mon sang, ce poison noir !/ Je suis le sinistre miroir/ Où la mégère se regarde ! »
52De fait, Vincent déclare à Lilian : « Le seul moyen pour moi de me délivrer de mes pensées, c’est de te les dire. Si tu en ris, je les garderai pour moi seul ; et elles m’empoisonneront. » (p. 144/282) Et une scène la confirme dans son rôle de Méduse paralysante :
Comme ses cheveux mal retenus s’étaient défaits et retombaient sur ses épaules, elle se leva, s’approcha d’un miroir et, tout en parlant, s’occupa de sa coiffure. [...] Elle dit tout cela sans se retourner, tout en continuant d’arranger ses cheveux rebelles ; mais Vincent rencontra son regard dans la glace. (p. 69/220)
53Lilian enferme, et s’enferme elle-même, dans une relation d’incompréhension à l’égard d’autrui et d’elle-même, et ce n’est pas par hasard si, en mer en compagnie de Vincent, elle découvre l’ennui et la haine. Elle écrit à Passavant :
Ah ! dear, il faut vivre sur un yacht pour apprendre à connaître l’ennui. Par temps de bourrasque, la vie y est encore supportable ; on participe à l’agitation du bateau. Mais à partir de Ténériffe, plus un souffle ; plus une ride sur la mer
... grand miroir
De mon désespoir. (p. 314/416)
54Citant Baudelaire, elle s’identifie en fait à la totalité de cette strophe de « La Musique » :
Je sens vibrer en moi toutes les passions
D’un vaisseau qui souffre ;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions
Sur l’immense gouffre
Me bercent. D’autres fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir !
55La suite de son histoire, et surtout celle de Vincent, ressemble alors beaucoup à ce qu’imagine Baudelaire dans « Portraits de maîtresses » :
L’histoire de mon amour ressemble à un interminable voyage sur une surface pure et polie comme un miroir, vertigineusement monotone, qui aurait réfléchi tous mes sentiments et mes gestes avec l’exactitude ironique de ma propre conscience. [...] L’amour m’apparaissait comme une tutelle. [...] Combien de fois ne me suis-je pas retenu de lui sauter à la gorge [...].
56Mais Lilian a un frère en masochisme, c’est Armand, qu’une scène consacre comme le double dégradé et cruel de la belle américaine : « Il s’approcha de la table de toilette, trempa sa brosse à cheveux dans l’eau sale de la cuvette et plaqua hideusement ses cheveux sur son front. » (p. 278/387) « Tel Narcisse », se contemplant dans sa glace, il ne voit « qu’une tête de raté ». Aussi, tout en affectant de parodier Baudelaire avec son poème « Le Vase nocturne », il révèle sa parenté profonde avec le poète. Celui-ci écrit, dans un poème dédié à Sainte-Beuve :
Et devant le miroir j’ai perfectionné
L’art cruel qu’un démon en naissant m’a donné, — De la douleur pour faire une volupté vraie, — D’ensanglanter son mal et de gratter sa plaie.
57À quoi Armand fait écho : « Quoi que je dise ou fasse, toujours une partie de moi reste en arrière, qui regarde l’autre se compromettre, qui l’observe, se fiche d’elle et la siffle, ou qui l’applaudit. Quand on est ainsi divisé, comment veux-tu qu’on soit sincère ? » (p. 356)
58Lilian et Armand sont ainsi frères en narcissisme ; elle, par peur de sa sensibilité, maintient un rôle de guerrière ; lui, par désespoir de ne pas être parfait, s’enferme dans un rôle de pitre démystificateur. L’un et l’autre, au fond, n’acceptent pas l’idée que l’homme soit un composé de grandeur et de bassesse, de générosité et de cruauté, et du coup ils ont choisi d’être vils ou cruels, aux dépens des autres mais aussi d’eux-mêmes qu’ils mutilent en vain. Retrouvant le dilemme énoncé par Baudelaire (« Il y a dans l’homme, à toute heure, deux postulations simultanées : l’une vers Dieu, l’autre vers Satan »), par un idéalisme à rebours, ils privilégient la part damnée d’eux-mêmes.
59Mais alors, ce drame que la poésie illustre, la poésie également permet de le dénouer. Quand Édouard, apaisé par Olivier, écrit que « comme un paysage nocturne à la lueur soudaine d’un éclair, tout le drame surgit de l’ombre », il retrouve in fine l’image qui s’inscrivait en creux à l’orée de son aventure amoureuse, dans ce « Balcon » vers lequel tendait sans le savoir le poème d’Olivier :
Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s’être lavés au fond des mers profondes ?
60Gide, ayant dépassé l’idéalisme de sa jeunesse, désormais convaincu qu’il n’y a d’issue que dans l’acceptation de tous les éléments qui le composent, ne trouve pas seulement en Baudelaire l’illustration de sa pensée. L’intégrant au cœur de son œuvre, il permet à celle-ci de se faire à son tour symbole et poésie.
Notes de bas de page
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André Gide & Jean Amrouche
Correspondance 1928-1950
André Gide et Jean Amrouche Guy Dugas et Pierre Masson (éd.)
2010
André Gide & Léon Blum
Correspondance 1890-1950. Nouvelle édition augmentée
André Gide et Léon Blum Pierre Lachasse (éd.)
2011
André Gide & Paul-Albert Laurens
Correspondance 1891-1934
André Gide et Paul-Albert Laurens Pierre Masson et Jean-Michel Wittmann (éd.)
2015
André Gide & Henri de Régnier
Correspondance 1891-1911
André Gide et Henri de Régnier David J. Niederauer et Heather Franklyn (éd.)
1997
André Gide & la réécriture
Colloque de Cerisy
Pierre Masson, Clara Debard et Jean-Michel Wittmann (dir.)
2013