Horizontalité et verticalité : inscriptions idéologiques dans La fille aux yeux d’or
p. 151-162
Texte intégral
1« Balzac décrit avec une extrême minutie le quartier, la maison, l’intérieur où vivent ses héros. Il nous livre ainsi de véritables documents, mais on a pu lui reprocher ces “inventaires de commaissaire-priseur” (...) ». Cette phrase extraite d'un manuel de littérature fort en usage1 légitime le sentiment de frustration du lecteur de La Fille aux yeux d’or. La longueur d’une description n’est « pardonnée » qu’en proportion des événements dont le lieu décrit sera le théâtre. Et il apparaît tout à fait inadmissible de s’appesantir durant vingt pages sur une description de la société parisienne au bénéfice d’une intrigue dont l’héroïne est précisément une marginale, et qui, moyennant le déplacement de quelques éléments de décor (une promenade, un appartement délabré, un boudoir luxueusement aménagé), aurait pu tout aussi bien se dérouler dans une autre ville. L’auteur l’a pressenti, qui a essayé de parer au reproche par une transition dont on ne s’est pas fait faute de souligner la lourdeur inopérante2. Du reste, dans la préface de 1835, il semble abandonner son système de défense en ne s’intéressant qu’à la seconde partie du roman, et en la justifiant par un argument externe à l’œuvre, celui de réalité : « ... il ne terminera pas sans avouer ici que l’épisode de La Fille aux yeux d’or est vrai dans la plupart de ses détails... » (p. 1111). Cette partition avait déjà été reconnue de fait, puisque la première moitié du roman avait été publiée à part en mars 1834 sous le titre Physionomies parisiennes3. Tout semble donc inviter à renoncer à un parcours linéaire du texte, et à procéder à une double lecture verticale, chaque demi-roman possédant son fil d’Ariane : le second, assez conventionnel, constitué par une intrigue amoureuse ; le premier, moins évident, suggéré par l’auteur : le rôle moteur du couple or-plaisir dans les différentes couches de la société parisienne. Quant au lien entre ces deux lectures, il ne pourra être cherché que dans le non-dit, puisque son expression dans l’espace du dit n’est pas satisfaisante ; et dans ces conditions, il sera évidemment intéressant de se demander quelles contraintes et quelles censures ont abouti à la production d’un tel texte4.
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2Dès la première page du roman, les termes « or » et « plaisir » apparaissent, mais dans une formule qui demeure hésitante, et leur liaison par la copule « ou » laisse à chacun la possibilité d’être une explication exclusive de l’autre : « Masques de faiblesse, masques de force, masques de misère, masques de joie, masques d’hypocrisie ; tous exténués, tous emprunts des signes ineffaçables d’une haletante avidité. Que veulent-ils ? De l’or, ou du plaisir » (p. 1 039). Mais deux pages plus loin, la décision est prise et la loi énoncée : l’auteur se propose d’entraîner un « vous » dans un itinéraire qui permettra de la vérifier : « ... L’or et le plaisir. Prenez ces deux mots comme une lumière et parcourez cette grande cage de plâtre, cette ruche à ruisseaux noirs, et suivez-y les serpenteaux de cette pensée qui l’agite, la soulève, la travaille » (p. 1041). Effectivement, on aborde la première catégorie5, celle de « l’ouvrier » qui, « pendant cinq jours », ne prend « aucun repos », puis se livre à « une lassante débauche (...) qui ne dure que deux jours ». Ensuite, l’auteur passe aux « commerçants en gros », aux « employés », aux « commis », « clercs de l’huissier, de l’avoué, du notaire » : ceux-ci « tendent outre-mesure leur corps et leur moral (...), s’abîment de courses précipitées, puis se reposent à cinquante ans, âge auquel ils commencent à paraître aux troisièmes loges à l’Opéra, dans un fiacre à Longchamp... ». Nous voici « amenés6 au troisième cercle », celui du monde des « affaires » : ces gens « se lèvent dès l’aurore pour être en mesure, pour ne pas se laisser dévaliser, pour tout gagner ou pour ne rien perdre ». A ce surmenage, ils opposent une « débauche secrète, effrayante, car ils peuvent disposer de tout » ; et ils continuent d’entasser l’argent « pour s’allier aux familles aristocratiques ». Une rapide transition par la quatrième catégorie, celle des artistes, « affamés de plaisir » et « haletant sous les créanciers », nous amène aux « grands salons aérés et dorés, (aux) hôtels à jardins, (au) monde riche, oisif, heureux, renté ». Après quoi, l’auteur, évidemment satisfait de ses explications, s’attarde à dénombrer quelques exceptions constituées de cas marginaux et peu socialisés, mais ce n’est que pour mieux récapituler en une vaste allégorie dans laquelle la Ville de Paris est un vaisseau dont les marins « vont aborder à tous les rivages et, tout en y répandant de vives lueurs, demandent de la gloire qui est un plaisir, ou des amours qui veulent de l’or » (p. 1 052). Ce dernier système constitué d’une équation (gloire = plaisir) et d’une pseudo-équation (amour => or) élimine toute tentative d’élaboration d’une loi concurrente7.
3Il est cependant à noter qu’on retrouve au terme de la démonstration la copule « ou » qui était aussi celle de l’hypothèse de départ, et qui avait été nettement abandonnée au profit de « et ». Or, c’est précisément la relation entre les deux termes « or » et « plaisir » qui fait problème. Dans les différents cas précédemment cités, on s’aperçoit en effet qu’il ne s’agit nullement de se procurer l’un ou l’autre, ni l’un et l’autre, mais l’un par l’autre. L’ouvrier travaille cinq jours pour obtenir deux jours de plaisir, le salaire (« excessif », d’après l’auteur) n’étant que la matérialisation de ce travail échangeable contre du plaisir. Il en va de même pour les petits-bourgeois, le monde des affaires, les artistes à propos desquels l’auteur note : « Après le travail, le plaisir » (p. 1049). Il semble bien que ce soit là le couple effectif, l’or n’étant que le moyen pour un individu de convertir sa force de travail en plaisir. Il y a là une première réalité occultée par la théorie de Balzac.
4Mais le plaisir lui-même est-il le terme ultime ? Pour le savoir, il suffit d’examiner la description qui est faite du « monde riche, oisif, heureux, renté ». L’or y « ruisselle ». Il serait donc logique de voir cette catégorie sociale accéder à une quantité de plaisir égale à la quantité d’or qu’elle possède. Or il n’en est rien : « Le plaisir est comme certaines substances médicales : pour obtenir constamment les mêmes effets, il faut doubler la dose, et la mort ou l’abrutissement est contenu dans la dernière » (p. 1050). Sous la métaphore médicale se cache une réalité économique, celle d’une dévaluation. La trop grande quantité de monnaie en circulation sur le marché aboutit à sa dépréciation, et le plaisir, comme l’or, n’est qu’une monnaie. Quelques pages plus loin, on assiste d’ailleurs à une double opération de change : Lord Dudley achète8 le plaisir qu’il a pris avec la marquise de Vodrac en mariant celle-ci à M. de Marsay « moyennant l’ususfruit d’une rente de cent mille francs » (p. 1054). Ce dernier s’empresse de reconvertir cette somme en plaisirs : « il mangea sans remords dans les tripots et but ailleurs le peu de semestres que payait aux rentiers le trésor national » (p. 1055).
5Cette seconde occultation en masque nécessairement une troisième : si le plaisir est, au même titre que l’or, une monnaie9, tous deux doivent permettre d’acquérir autre chose qui les dépasse. Cette « réalité » n’est ni nommée, ni même envisagée consciemment par Balzac, mais elle est latente sous certaines assertions du texte. C’est ainsi que « l’ouvrier économe » qui « remultiplie pendant le jour son individu pour le service, la gloire et le plaisir de ses concitoyens » (p. 1042) devient le « roi10 du mouvement parisien, qui s’est soumis le temps et l’espace ». Au niveau supérieur, celui des petits-bourgois, « Monsieur obtient à soixante-cinq ans la croix de la Légion-d’Honneur, et le père de son gendre, maire d’un arrondissement, l’invite à ses soirées » (p. 1046). Si l’on envisage le monde des affaires, « le type de cette classe serait soit le bourgeois ambitieux qui, après une vie d’angoisses et de manœuvres continuelles, passe au Conseil-d’Etat comme une fourmi passe par une fente ; soit quelque rédacteur de journal, roué d’intrigues, que le roi fait Pair de France, peut-être pour se venger de la noblesse ; soit quelque notaire devenu Maire de son arrondissement » (pp. 1048-1049). Quant aux « jeunes gens qui mènent une vie élégante », « tous sont également cariés jusqu’aux os par le calcul, par la dépravation, par une brutale envie de parvenir » (p. 1060). Dans cette triade, nous retrouvons, sous des termes qui les masquent plus ou moins, l’or et le plaisir. Mais la troisième réalité, placée trompeusement sur le même plan, n’est ni sociale, ni morale : elle est politique, puisqu’il s’agit du pouvoir11.
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6Mais il ne suffit pas de ne pas nommer une réalité politique pour la conjurer : l’efficacité12 exige de substituer au discours idéologique qui pourrait être envisagé sans cette occultation un contre-discours. Autrement dit, il faut montrer que le système social fonctionne en dehors de la problématique du pouvoir, dans un innocent (au sens étymologique du terme) jeu d’échange entre l’or et les plaisirs, la possession de l’un trouvant en l’acquisition de l’autre son exutoire naturel : « Sans les cabarets, le gouvernement ne serait-il pas renversé tous les mardis ? » (p. 1042).
7Les choix lexicaux de l’auteur révèlent à cet égard un processus. Il n’emploie qu’une fois le terme « classe »13, et choisit pour le reste la métaphore du cercle, comparant Paris à une « ruche » (p. 1040), et plaçant les ouvriers à la périphérie, « dans les cabarets, qui font une enceinte de boue à la ville ; ceinture de la plus impudique des Vénus » (p. 1041). Puis il progresse vers le centre par la métaphore du « ventre » : « Nous voici donc amenés au troisième cercle de cet enfer, qui, peut-être un jour, aura son Dante. Dans ce troisième cercle social, espèce de ventre parisien... » (p. 1046). Enfin, il termine par une métaphore à la fois circulaire et ascensionnelle : « Ici, ni travaux ni peines. La tournoyante volute de l’or a gagné les sommités » (p. 1049). Mais à cette image de cercles qui demeurent concentriques, et laissent envisager certaines possibilités d’interaction, tend à se substituer l’image voisine, mais totalement différente par les propriétés du signifié, de « sphère » : « Cette ambition introduit la pensée dans la seconde des sphères parisiennes... » (p. 1044). « Au-dessus de cette sphère vit le monde artiste » (p. 1049). Au-delà de la moindre cohérence spatiale de cette image (où se situe le « dessus » d’une sphère, par où y accède-t-on, dans quel système de gravitation s’inscrit-elle ?) se lit le désir de groupes sociaux totalement refermés sur eux-mêmes, et opérant en eux-mêmes leur révolution sans qu’aucune force puisse échapper à l’attraction et atteindre la sphère voisine.
8Cette hésitation entre les métaphores les plus satisfaisantes techniquement et idéologiquement se retrouve dans le mode de narration. Et cette fois, l’auteur tente d’impliquer le lecteur dans son découpage spatial. Il le convie d’abord à un parcours horizontal, sur le mode de la visite, étymologiquement du voir : « En voyant ce peuple exhumé » (p. 1039)... « Parcourez cette grande cage, (...) voyez. Examinez... » (p. 1041)... « Saluez... » (p. 1042)... « Pénétrez... »14 (p. 1044)... « Nous voici donc amenés... » (p. 1046). « Là se rencontrent... » (p. 1049) « Avant de quitter les quatre terrains... (p. 1050). « Abordons les grands salons... » (1050). Mais parfois, ce parcours horizontal impeccablement balisé est dévié dans les sens de sa réalité verticale, c’est-à-dire hiérarchique ; il n’est alors pas possible de ne pas laisser entrevoir le fonctionnement réel de ce système économique, qui ne résulte nullement d’un processus interne à chaque « sphère », mais de l’exploitation d’une classe par une autre. On parle du « fabricant, (du) je ne sais quel fil secondaire dont le branle agite ce peuple » (p. 1041)15. On nous dit que (la torsion physique) des prolétaires s’est accomplie sous le cruel balancier des élaborations matérielles incessamment désirées par le despotisme du je le veux aristocrate » (p. 1045)16. Nous lisons que « toutes les classes inférieures sont tapies devant les riches et en guettent les goûts pour en faire des vices et les exploiter » (p. 1050)17.
9Il n’est donc pas possible de masquer totalement la réalité verticale de la société. Mais il suffit de la justifier par un argument classique de l’idéologie petite-bourgeoise : la promotion individuelle, fondée sur la méritocratie, et la promotion familiale par les enfants. A la fin de chaque description, l’auteur laisse entrevoir les moyens d’accès à la classe supérieure : « Cette fortune et ces enfants (...) deviennent la proie du monde supérieur, auquel il porte ses écus et sa fille, ou son fils élevé au collège, qui, plus instruit que ne l’est son père, jette plus haut ses regards ambitieux » (p. 1044) ; cette remarque fait elle-même suite à un développement de quatre pages consacré à « l’ouvrier économe », « Napoléon inconnu ». Quatre pages contre deux à la classe sociale entière, il s’en faut de peu que l’arbre de la promotion cache la forêt de la stagnation.
10En fait, ce n’est pas qu’une « formule » latine que Balzac emprunte à la scolastique, mais son système de classification du réel. Le genre est divisé en espèces dont les relations avec lui sont celles de la partie au tout, dans un fonctionnement non dialectique, mais hiérarchique. Le problème est alors de trouver une loi du genre (le système or-plaisir) adaptable aux espèces. Mais Balzac, qui ne disposait pas pour des raisons historiques d’une théorie de lutte des classes, ne pouvait cependant faire fonctionner une société sans se heurter à des réalités difficiles à intégrer dans l’explication choisie. Ainsi s’explique son recours à une construction métaphorique dont nous pouvons nous demander s’il n’a pas été tenté de la réinvestir dans l’autre partie du roman.
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11Cette dernière question est légitimée par l’idée que le lecteur d’un romancier du XIXe se fait de l’unité d’un roman, mais aussi par le traitement du matériau opéré par l’auteur. Pour prendre un exemple, il n’y a pas de différence de statut entre De Marsay, héros de la seconde moitié, et l’« ouvrier économe » des pages 1042-1044. Dans l’un et l’autre cas, l’auteur se place d’abord à l’intérieur de son personnage, en analyste capable d’expliciter ses motivations conscientes et inconscientes. En même temps, il se situe à l’extérieur comme un guide ayant pour fonction de familiariser un lecteur fictif avec son héros : « Saluez cette créature... » (p. 1042)... « (disons le secret) un enfant de l’amour » (p. 1054). Il n’est pas question d’établir un parallélisme rigoureux et ridicule entre celui qui occupe quatre pages et celui qui, bien que ne donnant pas son nom au roman, tient un des deux premiers rôles, mais de souligner l’identité de traitement : au niveau de l’écriture au moins, il n’y a pas de rupture.
12Or, la représentation spatiale du début de la seconde partie est la même que celle du début de la première : il s’agit là encore d’une promenade, d’un « parcours » où l’activité essentielle est de l’ordre du voir ; l’esthétisme pastoral de la « belle matinée de printemps, où les feuilles ne sont pas vertes encore, quoique dépliées... » (p. 1054) répond au tableau hallucinant du « peuple horrible à voir, hâve, jaune, tanné », dans « un vaste champ incessamment remué par une tempête d’intérêts sous laquelle tourbillonne une moisson d’hommes » (p. 1039). A nouveau, on propose au lecteur une clef « pour rendre cette aventure compréhensible » (p. 1057), et l’itinéraire semble devoir conduire d’un lieu bien connu, les Tuileries, à un lieu plus mystérieux, l’hôtel où réside « La Fille aux yeux d’or », pendant également doré des « hôtels à jardins » où l’or « jaillit » (p. 1050) qui étaient le terme du premier parcours. Là aussi, la démarche semble purement horizontale. A son valet Laurent, qui lui affirme qu’il faudrait « arriver en ballon (...) dans cet hôtel là », Henri répond avec insouciance : « Tu es bête ! Est-il donc nécessaire d’entrer dans l’hôtel pour avoir Paquita, du moment où Paquita peut en sortir » (p. 1069). Les rencontres aux Tuileries sont horizontales, la « montée » en voiture étant le signe de la séparation18. Mais ce sont les métaphores qui actualisent le plus fortement un système de l’amour comme voyage : « Dans le doux voyage que deux êtres entreprennent à travers les belles contrées de l’amour, ce moment est comme une lande à traverser, une lande sans bruyères, alternativement humide et chaude, pleine de sables ardents, coupée par des marais, et qui mène aux riants bocages vêtus de roses où se déploient l’amour et son cortège de plaisirs sur des tapis de fine verdure » (p. 1079). La « conquête » amoureuse est conçue comme un problème technique de mise en contact qui se déroule sur le plan uni des relations sociales. Les stratagèmes imaginés au départ par Henri répondent à cette conception : envoi de son valet, envoi d’une lettre, corruption d’un facteur, rien ne sort de l’univers familier dans lequel il se meut. Nous sommes d’ailleurs dans la conception traditionnelle de l’« aventure » amoureuse.
13C’est sur cette structure horizontale et cohérente que va venir en incidence une dimension inquiétante, mystérieuse, asociale, verticale. Le premier écart est celui de la langue, marqué avec une insistance particulière au moyen du personnage de l’interprète sur lequel l’auteur s’attarde (pp. 1076-1077). La seconde réalité « verticale » est constituée par les deux appartements successifs dans lesquels Henri rencontre Paquita : chaque fois, il ignore tout des détails de l’ascension, la première fois à cause de l’obscurité : « ... L’escalier se trouvait près de la porte cochère. Cet escalier était sombre, aussi bien que le palier sur lequel Henri fut obligé d’attendre pendant le temps que le mulâtre mit à ouvrir la porte d’un appartement humide, nauséabond, sans lumière... » (p. 1078). Dans le second appartement, l’illusion de transplantation ascensionnelle est encore plus forte puisque Henri est transporté en civière, les yeux bandés. D’autre part, le mystère même dont est enveloppée Paquita ne se résout pas par son origine sociale, puisqu’elle présente à Henri sa mère. Pour De Marsay, il ne peut s’agir que d’une puissance mystérieuse : « Peut-être avait-elle dans le cœur un autre amour qu’elle oubliait et se rappelait tour à tour. En un moment, Henri fut assailli de mille pensées contradictoires. Pour lui, cette fille devint un mystère... » (p. 1082). L’énigme est loin de s’éclairer quand Paquita lui montre les fameuses lettres venues de Londres : ce sont à ces yeux des « rébus » comme Paquita est « une charade vivante » (p. 1090). Mais surtout, le comportement de Paquita arrive à rendre Henri perplexe sur son propre rôle ; dans un premier temps, la simple rencontre attendue se transforme en culte : « Paquita (...) apparut à Henri agenouillée devant lui, l’adorant comme le dieu de ce temple où il avait daigné venir » (pp. 1088-1089). Si bien que jaillit une interrogation pressante qui ressortit autant de la crise d’identité que de l’enquête d’un jaloux : « Pour qui me prends-tu donc ? Répondras-tu ? » (p. 1090). L’incertitude ne fera que croître avec la robe dont Paquita le vêtira. Et finalement il en arrivera à être sorti véritablement de lui-même, à oublier son appartenance sociale (y compris à la confrérie des « Treize »), et à abolir l’espace géographique qui l’enserre pour rêver d’une fuite en Asie : « De Marsay, (...) pour la première fois, depuis longtemps, ouvrit son cœur. Ses nerfs se détendirent, sa froideur se fondit dans l’atmosphère brûlante, ses doctrines tranchantes s’envolèrent, et le bonheur lui colora son existence... » (p. 1101). Cette Asie dans laquelle il rêve de s’exiler ne représente pas une fuite horizontale, mais un arrachement vers un sommet : « Allons dans la contrée où l’on vit au milieu d’un peuple d’esclaves, où le soleil illumine toujours un palais qui reste blanc, où l’on sème des parfums dans l’air, où les oiseaux chantent l’amour et où l’on meurt quand on ne peut plus aimer... » (p. 1102).
14L’organisation spatiale métaphorique prend donc la continuité et la cohérence d’un mythe ; or, son déploiement est point pour point symétrique à celui du schéma qui structure la première partie du roman : l’auteur part d’une réalité plane, mais ne peut expliquer le fonctionnement du réel qu’il met en scène par les lois de cette réalité ; il est alors contraint de compléter son système, ou d’en masquer les faiblesses, par des incidences verticales. On peut se demander si, à la similitude du procédé, ne correspond pas une similitude de nécessité, soit que l’auteur ait méconnu une théorie de la sexualité rendant compte des événements mis au jour, soit surtout qu’il n’en ait pas disposé pour des raisons historiques. Au-delà de la cohérence des structures dans La Fille aux yeux d’or, nous serions alors en présence d’une méthode cohérente, même non avouée, et sans doute inconsciente, du traitement de la réalité romanesque.
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15Comme dans le premier cas, certains dérapages au niveau des choix lexicaux peuvent être révélateurs. Dès la description des « figures raphaëlesques » que sont les jeunes gens du type De Marsay, on peut être surpris par le choix des adjectifs, par les « ravissants visages » et la « délicieuse rougeur des lèvres » (pp. 1053-1054), encore qu’il ne s’agisse là que d’un écart par rapport au vocabulaire usuel des descriptions masculines (et l’on sait combien cette notion d’écart peut être suspecte). Mais la comparaison, qui suit immédiatement, de ces jeunes gens avec « de belles fleurs humaines » renvoie littéralement à ce qui était dit des femmes à la page précédente : « ... comme des plantes rares qui ne déploient leurs pétales qu’à certaines heures » (p. 1050)19. D’ailleurs, la féminité de De Marsay arrive à être avancée explicitement par Balzac écrivant que « les femmes (...) gravaient dans leur mémoire (...) cette suave figure qui n’eût pas séparé le corps de la plus belle d’entre elles » (p. 1058).
16Alors s’expliquent des comportements de De Marsay qui, autant qu’on puisse connaître le mode de vie des Français au début du XIXe siècle, sont spécifiquement féminins. Il y a d’abord la cérémonie de la toilette, accompagnée de minauderies — Henri demande à Paul s’il ne se choquera pas d’une toilette faite en sa présence, il reproche à Laurent de lui « faire mal » —, et d’une justification d’autant plus alambiquée que Paquita semblera ne prêter aucune attention à ces apprêts. On songe aux petits marquis de Molière, qui élaboraient à la fois l’obligation et sa théorie justificatrice. Il y a ensuite cette crainte de se compromettre, qui lui fait donner à Paquita un faux nom, « Adolphe de Gouges », et une fausse adresse (p. 1075) : ce comportement de Don Juan qui craint d’apparaître comme tel était pour le moins inhabituel. En revanche, la condition des femmes les obligeait à dissimuler leurs fredaines ; si avoir une maîtresse était signe de virilité, avoir un amant était perte de « l’honneur ». Il y a enfin cette étrange passivité de Henri qui lui fait accepter les lieux de rendez-vous, les conditions, les horaires, quitte à devoir s’étourdir dans le plaisir du jeu pour meubler les temps morts20.
17A l’inverse, toutes les représentations de La Fille aux yeux d’or sont connotées, non certes de masculinité, mais de force. Dès son premier portrait, d’ailleurs beaucoup moins détaillé que celui de Henri, elle n’est que « délicate en apparence » (p 1064). Au second, les choix lexicaux sont encore plus nets, avec la description de « ... la torsion magnifique de ce cou auquel la tête se joignait par une combinaison de lignes vigoureuses, et d’où se relevaient avec force quelques rouleaux de petits cheveux » (p. 1066)21. Elle a dans la conduite de l’intrigue un rôle directeur qui contrebalance la passivité de son amant. Loin de rechercher l’anonymat d’un pseudonyme, elle « mit sa main à la portière, agita son mouchoir (...) en se moquant du qu’en dira-t-on des curieux et disant à Henri publiquement à coups de mouchoir : " Suivez-moi” (p. 1066) ». C’est elle qui décide de ne lui accorder au départ qu’une entrevue en présence de sa mère, elle qui « lui prend » le premier baiser22, mais lui impose une discrétion en comparaison de laquelle le pseudonyme choisi par De Marsay n’est qu’une lâche supercherie23. Elle rectifie les projets de voyage de son amant24, et lui propose l’or nécessaire, beaucoup plus consciente que lui de la situation irréversible qui a été créée : « Ne m’as-tu pas prise ? Quand nous l’aurons pris, il nous appartiendra » (p. 1 102)25. Mais surtout, c’est elle qui détient le pouvoir suprême — de vie et de mort —, et qui profite de cette position de force pour s’offrir à son amant, celui-ci n’évitant l’humiliation totale qu’en détournant la conversation sur Christemio : « Hé ! bien, veux-tu me tuer ? Si ma mort peut te faire plaisir, tue-moi ! Elle fit un signe à Christemo, qui leva son pied de dessus le jeune homme... » (pp. 1103-1104)26.
18L’incertitude quant au rôle respectif des partenaires sexuels trouve une émergence dans l’écriture même, où certaines assertions ressemblent fort à des actes manqués. Que penser de la curieuse repartie de Henri, « tu la flattes », à Paul de Manerville quand il conclut le portrait d’une femme, la marquise de San Real, par cette exclamation : « Mais, ma parole d’honneur, elle te ressemble... » (p. 1064) ? Etrange aussi le glissement les femmes → les hommes → nous dans la phrase suivante : « Aussi les femmes admirent-elles aussitôt ces jeunes gens avec ce plaisir avide que prennent les hommes à regarder une jeune personne, décente, gracieuse, décorée de toutes les virginités dont notre imagination se plaît à embellir la fille parfaite » (p. 1054)27. Dans les paroles même qui sont prêtées à De Marsay, il arrive que celui-ci se compare... à une femme, tout en prétendant ériger un système à l’usage des hommes, ce qui rend d’ailleurs le discours explicite assez peu intelligible : « La meilleure des discrétions est celle dont usent les femmes adroites quand elles veulent donner le change à leur maris. Elle consiste à compromettre une femme à laquelle nous ne tenons pas... » (p. 1095).
19Il ne s’agit pas, bien sûr, d’arriver à une grossière permutation des sexes. Mais tout se passe comme si les contours et les caractéristiques de ceux-ci devaient être suffisamment atténués pour rendre recevable un processus latent qui, selon une hypothèse psychanalytique apparemment vérifiable dans un tel cas, serait la consommation de l’inceste. Rappelons qu’existe au départ une frustration : Henri n’a pas de mère, est un « orphelin », et c’est un abbé qui tente de « remplacer virilement la mère » (p. 1056), ce « virilement » prenant tout son sens quand l’auteur nous apprend qu’il lui donne « un cœur de bronze », « une cervelle alcoolisée », et l’empêche de pleurer sur la tombe de mademoiselle de Marsay, « sa seule mère » (p. 1056). Ces termes constituent l’affleurement d’un désir latent : retrouver la mère. Dès lors, ce que nous avions noté comme des traits féminins dans le physique et dans le comportement amoureux pourrait bien être la transposition acceptable de traits infantiles. Cette hypothèse est corroborée par certaines attitudes de Henri dans l’amour : « Heureux en ce moment de son avenir, il redevint jeune et flexible » (p. 1085) ; « il fut tendre, bon et communicatif » (p. 1101). Complémentairement, l’auteur ne cesse de nous présenter Henri comme quelqu’un qui n’est pas encore ce qu’il sera28, autre moyen recevable de l’infantiliser. Dès lors, les connotations de force et le rôle directeur de La Fille aux yeux d’or dans l’intrigue amoureuse correspondent à un rôle maternel et protecteur. Ainsi s’explique que, sans connaître Henri, elle le reconnaisse dès la première rencontre29, qu’elle le fasse protéger durant ses trajets par Christemio (elle lui proposera même de le lui offrir définitivement), mais qu’elle trouve tout naturel de convier sa mère (dont elle pourra fort bien se débarrasser par la suite) à leur première entrevue, qu’elle vête Henri30, etc. Bien d’autres détails qu’il serait fastidieux d’énumérer reçoivent une explication première (et consciente), mais sont ainsi surdéterminés31.
20Bien-entendu, l’inceste ne sera pas consommé, et c’est ici qu’intervient le rôle symbolique du poignard. Une première fois, elle « alla prendre dans un des deux32 meubles d’ébène un poignard et l’offrit à Henri par un geste de soumission qui aurait attendri un tigre » (p. 1090). Une seconde fois, il « saut(e) sur le meuble où était renfermé le long poignard », mais il le trouve fermé, et doit lui substituer le nœud coulant de sa cravate, symbole sexuel inverse qui ne peut que le conduire à l’échec. Une troisième fois, le poignard apparaît, « trempé de sang » (p. 1107), mais c’est entre les mains de la marquise, la fille du père : l’image du père s’est interposée, e.t c’est lui qui a consommé l’acte sexuel comme il en avait le droit. Les deux enfants retrouvés peuvent alors prononcer cette curieuse et double absolution : « Elle était fidèle au sang » — « Elle était aussi peu coupable qu’il est possible » (p. 1108).
21Qu’on nous comprenne bien : il s’agit là d’une lecture possible d’un texte latent, d’une surdétermination, et non d’une psychanalyse de Balzac. Pour effectuer celle-ci, il faudrait envisager d’autres émergences du même récit, comme ce Lys dans la vallée où l’on voit un jeune homme s’éprendre d’une femme mure : là non plus, l’inceste n’est pas consommé, et tout se termine par la lettre d’Henriette où elle avoue à Félix qu’il eût pu l’être à chaque instant, tout en confiant sa fille au « cher enfant de (son) cœur ». Le lys dans la vallée, La fille aux yeux d’or sont datés de 1835. La même année voit le séjour de Balzac auprès de Madame de Berny, malade, à la Bouleaunière : âgée de 22 ans de plus que lui, elle fut, à partir de 1822, le premier grand amour de celui qui « n’(avait) jamais eu de mère »33. Il y a là toute une série de convergences dont la lecture d’un seul roman ne saurait rendre compte, mais qui peuvent en revanche légitimer une telle lecture.
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22Le parallélisme structurel se justifie ainsi dans une unité de fonctionnement. Au début de chaque demi-roman, l’auteur se présente comme un guide se proposant de faire accomplir au lecteur un parcours sur un plan donné comme le réel34. Cette opération, qui se situe nettement dans le domaine du dit, est recoupée d’explorations verticales que se réserve l’auteur en raison de sa compétence et de son désir « d’expliquer » : cette seconde opération, explicite dans la première partie, appartient au domaine du non-dit dans la seconde. Structurellement, la première fonctionne donc comme un paradigme et permet de lire un implicite : la représentation spatiale du désir.
23Il demeure que l’inscription dans un espace bi-dimensionnel de la réalité sociale et des pulsions du désir n’est pas satisfaisante : « Il reste évident que, si l’œuvre littéraire se suffit à elle-même en tant qu’œuvre, lui manque sa propre théorie qu’elle ne contient ni ne suscite : en aucune façon elle ne se connaît comme telle » (Pierre Macherey, op. cit., p. 103). Il n’était pas question pour Balzac de disposer des théories marxiste et freudienne, à supposer qu’il les eût acceptées. Le roman n’est pas discours idéologique, il rend ce discours possible en faisant jouer (mais « jouer » comme une porte « joue ») les contradictions du réel : les romans de Zola ne fonctionnent pas autrement, ni même la « distanciation » brechtienne. En ce sens, nous pouvons affirmer avec Pierre Barberis que La Fille aux yeux d’or « est bien un grand texte matérialiste ».
24S’ouvrent ainsi, en ce début de carrière balzacienne, deux champs d’exploration féconds. Le premier sera celui de l’ascension et surtout de la déchéance à l’intérieur de la société, transcription — certes inadéquate — de la prolétarisation constatée au XIXe siècle dans une société perçue selon une verticalité linéaire : on aura ainsi des romans de la chute (César Biroteau) ou d’une demi-utopie présentée comme remède (Le Médecin de campagne). Le second sera l’exploration de l’amour comme relation chaste et impossible à la femme amante-sœur-mère, transcription inadéquate de l’œdipe originel : on la trouve bien sûr dans Le Lys dans la vallée, mais aussi, avec la transposition du point de vue chez l’autre partenaire, dans Eugénie Grandet. Ce ne sont là que quelques exemples, toutes ces œuvres vérifiant le statut de l’écrivain qui décrit le réel avec l’idéologie de son époque et, en même temps, met en échec cette idéologie par la façon sans cesse plus affinée dont il expose sa problématique. On peut parler en ce sens d’une vie posthume des œuvres littéraires, non pas comme d’une permanence à maintenir, mais au contraire parce que la réponse du lecteur à cette problématique est de l’ordre de l’ici-maintenant ; tributaire des théories de son époque et par là-même, plus que l’œuvre, historiquement limitée.
Notes de bas de page
1 André Lagarde et Laurent Michard : Les grands auteurs français du programme, XIXe, Bordas, p. 311, introduction à un extrait du Père Goriot : « La pension Vauquer ».
2 « Si ce coup d’œil rapidement jeté sur la population de Paris a fait concevoir la rareté d’une figure raphaëlesque, et l’admiration passionnée qu’elle y doit inspirer à première vue, le principal intérêt de notre histoire se trouvera justifié. Quod erat demonstrandum, ce qui était à démontrer, s’il est permis d’appliquer les formules de la scolastique à la science des mœurs » (p. 1053, édition de la Pléiade, 1977. Toutes les indications de page renvoient à cette édition).
3 Cf. Nicole Mozet, Les prolétaires dans La Fille aux yeux d’or, in L’Année Balzacienne, 1974.
4 A titre de fil conducteur de notre démarche, ces deux affirmations de Pierre Macherey, in Pour une théorie de la production littéraire, Maspero, 1971 : « [l’activité critique] ne peut considérer que son objet lui est donné empiriquement, à moins de confondre les règles de l’art et les lois de la connaissance. L’objet de la connaissance critique n’est pas déposé devant elle dans ses limites apparentes : l’appréhension de ces limites suppose un traitement préalable de l’objet, qui consiste non à le remplacer par une construction idéale et abstraite, mais à le déplacer en lui-même pour lui donner un statut rationnel » (p. 95). « Il ne faut donc pas hésiter à déceler dans l’œuvre incomplétude et informité : à condition de ne pas prendre ces mots dans un sens négatif et dépréciatif. Plutôt qu’à cette suffisance que lui donnerait une consistance idéale, il faut s’arrêter à cet inachèvement déterminé qui informe réellement le livre. (...) Il faut comprendre que l’incomplétude que signale en [lui] l’affrontement de sens distincts est la vraie raison de son agencement » (p. 97).
5 Nous éviterons de parler de « classe » ; Balzac écrit « cercle » ou « sphère », et nous verrons que ce problème de terminologie revêt une grande importance.
6 Persistance de la métaphore d’un voyage horizontal.
7 L’auteur est contraint ensuite d’avouer qu’une « catégorie d’êtres privilégiés » profite de ce mouvement des affaires et de l’or. Mais il les élimine en constatant, non pas que leur statut social les tient éloignées des circuits de production, mais plus naïvement qu’elles « se montrent rarement à pied dans les rues... » (p. 1053).
8 La morale bourgeoise écrit : « rachète ».
9 « Au même titre » : c’est-à-dire qu’il est, comme l’or, son propre étalon, à l’inverse de nos monnaies-papier, et que sa simple possession peut être en elle-même jouissance sans nécessiter une conversion.
10 C'est nous qui soulignons cette métaphore politique.
11 Il est vrai que dans ce roman, Balzac ne montre personne achetant du pouvoir contre de l’or ou des plaisirs. Mais il suffit d’étendre l’investigation à l’ensemble dont il fait partie, La Comédie humaine, pour rencontrer de nombreux exemples.
12 On connaît, en matière politique, le Conservatisme explicite de Balzac que Gaétan Picon (Balzac, éditions du Seuil, 1954) résume en ces deux citations : « ... le retour aux principes qui se trouvent dans le passé par cela même qu’ils sont éternels » (Avant-propos de La Comédie humaine) ; « Les institutions doivent être fixes, la religion éternelle » (Catéchisme social).
13 Encore est-ce à l’intérieur d’un développement : « Le type de cette classe serait... » (p. 1048).
14 La phrase complète est : « Montez donc un étage et allez à l’entresol ; ou descendez du premier et restez au quatrième ». Mais nous pouvons considérer que nous demeurons dans le parcours horizontal, l’auteur ne faisant que superposer l’ancienne répartition sociale de l’habitat (les classes les moins favorisées habitaient le plus haut) aux deux autres qui commençaient à s’y substituer, et qui demeurent actuellement : les classes les moins favorisées au rez-de-chaussée ou à la périphérie.
15 Fabricant dont il nous est d’ailleurs dit plus loin qu’il propose un « salaire excessif ».
16 Mais là encore, l’auteur désamorce la formule en dépersonnalisant le pouvoir et en revenant à sa théorie : « ... ce maître universel, le plaisir ou l'or... »
17 Ici, c’est l’équivoque de la formule qui en annule la portée : on a l’impression que ce sont les « classes inférieures » qui détiennent la réalité du pouvoir.
18 « Avant de monter en voiture, la Fille aux yeux d’or échangea avec son amant quelques regards dont l’expression n’était pas douteuse et dont Henri fut ravi ; mais la duègne en surprit un, et dit vivement quelques mots à Paquita qui se jeta dans le coupé d’un air désespéré » (p. 1074).
19 Du même ordre, mais moins nettement probant, l’emploi absolu de l’adjectif « décevant » : Henri possède « les yeux bleus les plus amoureusement décevants » (p. 1057). Or, cet emploi se retrouve une seule fois dans le roman, mais à propos de femmes : il s’agit des « formes décevantes des nymphes de l’opéra » (p. 1044).
20 P. 1078 : « ... Il eut recours à d’exorbitants plaisirs : il joua, dîna, soupa avec des amis ».
P. 1097 : « ... Il consuma le temps dans ces émouvantes alternatives de perte et de gain, qui sont la dernière ressource des organisations fortes, quand elles sont contraintes de s’exercer dans le vide ».
A remarquer le terme « organisations fortes ». Balzac ne cesse d’affirmer la force de son héros, ses capacités intellectuelles, son avenir d’homme politique, son appartenance (même inopérante dans le roman) à une société secrète : il ne s’agit absolument pas de présenter de façon consciente un efféminé ; les traits de féminité sont accidentels, et s’expliquent par une difficulté à théoriser dont l’origine est à découvrir.
21 C’est, bien-entendu, nous qui soulignons.
22 « ... Elle (...) lui apporta sa tête sous la sienne, lui présenta ses lèvres, et prit un baiser... » (p. 1089).
23 « Ne me questionne jamais là-dessus, répondit-elle » (p. 306) — « Silence ! reprit Paquita » (p. 1099).
24 « Si tu veux choisir une retraite digne de nous, l’Asie est le seul pays où l’amour puisse déployer ses ailes » (p. 1102).
25 Henri, bien-entendu, refuse, avec l’assentiment de l’auteur : « Elle ne comprenait rien à ces idées ». C’est que, dans le système sous-jacent à la première partie, De Marsay peut acheter un plaisir (Paquita) avec son or, mais que tout autre processus serait un vol, un acte aussi anti-social qu’un meurtre ; c’est un échec de plus du système manifeste, selon lequel or et plaisir pouvaient être poursuivis et acquis de pair.
26 Cette affirmation de pouvoir n’a rien d’accidentel ; elle est déjà apparue lors de la première entrevue : « ... Je pourrais te faire jeter dans un puits où personne ne te trouverait, et qui a été construit pour satisfaire la vengeance sans avoir à redouter celle de la justice... » (p. 1090).
27 On retrouve ailleurs la seconde phase du glissement : « Pour une femme, le voir, c’était en être folle ; vous savez ? concevoir un de ces désirs qui mordent le cœur... » (p. 1057).
28 « ... [Il] ne devint l’un des hommes politiques les plus profonds du temps actuel que quand il se fut saturé des plaisirs auxquels pense tout d’abord un jeune homme... » (p. 1096).
« Il serait bien temps de se choisir une destinée, d’employer ses forces à quelque chose qui valût la peine de vivre » (p. 1097).
29 « Quoi, te voilà, mon idéal, l’être de mes pensées, de mes rêves du soir et du matin » (p. 1064).
30 « [Elle] l’entortilla d’un châle » (p. 1091). Le verbe est équivoque : s’agit-il de le vêtir en femme (seul sens explicité par Balzac) ou de l’emmailloter ?
31 Notons en particulier la conformation utérine du « boudoir », « ... coquille, semblable à celle où naquit Vénus » (p. 1089).
32 Importance de ce meuble, double et seulement double : dans l’un, l’attribut viril, séquestré ; dans l’autre (p. 1091 « ... dans un des deux meubles... »), l’attribut infantile, la robe.
33 Lettres à Madame Hanska et à Laure de Berny : cf. Gaétan Picon on cit pp. 30-31.
34 Situation caractéristique des débuts de romans balzaciens, particulièrement dans l'Histoire des Treize : « Il est dans Paris certaines rues... » (Ferragus) « Il existe dans une ville espagnole... » (La Duchesse de Langeais).
Auteur
Université de Lyon II
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014