Conclusion
p. 215-222
Texte intégral
1Lors de sa sortie en France, Forfaiture, de Cecil B. DeMille, a suscité un énorme engouement de la part d’un public à la fois populaire et érudit, réconciliant toutes les franges de la population autour de cette œuvre que certains qualifièrent de « parfaite ». Pourtant, le film a progressivement été mis à l’écart, pour tomber finalement dans un relatif oubli. C’est à partir de ce surprenant constat que nous avons cherché à comprendre et à évaluer son impact réel sur l’histoire du cinéma. Pour ce faire, il était important de replacer le film dans son contexte socioculturel afin d’interpréter la façon dont il a été vu, la rupture qu’il a constituée, et pour saisir la manière dont il a influencé, voire inspiré certains cinéastes, et dont il a même conditionné, à sa façon, l’avenir du cinéma français. C’est ce à quoi nous avons dédié cet ouvrage, en nous fondant sur l’analyse du film, des réactions qu’il a suscitées et des multiples références dont il a fait l’objet, aussi bien au cinéma que dans d’autres œuvres contemporaines et postérieures.¶
2En France, en plein conflit mondial, la sortie de Forfaiture constitue un événement culturel majeur. Dans une période transitionnelle et instable, où l’industrie cinématographique nationale est en difficulté du fait de la guerre, mais dont la production évolue constamment sous la pression extérieure, le film constitue un véritable phénomène répondant à une attente de nouveauté, un fort intérêt pour les films américains et une soif d’émotions sensationnelles et d’exotisme. Colette évoque une œuvre exceptionnelle ; elle vante le style et le talent de son metteur en scène qu’elle décrit comme un très grand artiste. Aux yeux des premiers critiques, qui emboîtent le pas de l’écrivaine, le film, amplement commenté, paraît dépasser tout ce qui avait été montré à l’écran jusqu’à ce moment-là et donne l’impression d’ouvrir la route de la modernité. Forfaiture va jouer un rôle absolument capital, tant du point de vue scénaristique et de la mise en scène que du jeu des acteurs, dans la découverte des potentialités expressives du cinéma. Selon Louis Delluc, il démontre « la puissance future de l’art cinématographique1 ». Jamais frisson d’art d’une telle qualité n’avait touché un aussi large public. Cette situation est remarquable, à bien des égards, entre autres parce que le caractère artistique du cinéma transparaît non plus dans son rapport avec les autres arts, mais dans la spécificité de ses propres moyens.¶
3L’histoire de Forfaiture ne peut se penser que dans un double regard sur l’histoire du cinéma et sur l’extrême violence de la Première Guerre mondiale. Il ne faut pas oublier que la cinéphilie, l’envie frénétique de voir des films – c’est-à-dire la folie du cinéma –, est née d’une communauté de destin et d’une angoisse partagée face à l’incertitude des années de guerre. De nombreux témoignages montrent à quel point la salle obscure devient un espace d’évasion, offrant alors une vie de substitution. Aller voir des films, en 1916, aussi bien pour les soldats de l’avant que pour les civils de l’arrière – notamment les femmes, les « remplaçantes », qui par leur travail maintiennent l’activité économique du pays –, s’avère essentiel, presque vital, tantôt pour s’informer, tantôt pour se divertir, dans les deux cas pour affronter la catastrophe humaine et envisager l’avenir malgré les désastres intimes et collectifs. L’engouement pour Forfaiture, qui ouvre de nouvelles perspectives auctoriales et spectatorielles, s’inscrit dans ce contexte. L’une des raisons de son succès tient sans doute à l’efficacité de la campagne publicitaire inédite organisée lors de sa sortie à Paris, en province et à Alger. Mais si le public s’anime autant pour ce film, c’est aussi parce qu’il met en scène des notions, des concepts et des comportements actualisés par la guerre et les discours ambiants : la passion humaine, le désir de possession, la trahison, la violence et la haine qui rendent l’individu capable d’une brutalité inouïe, l’outrage, le sens du sacrifice, le châtiment.¶
4Forfaiture marque une date importante dans l’émergence d’un modèle stylistique dont la maîtrise technique parfaite finira par faire école. D’emblée, les qualités de son scénario, solidement ficelé, dont la simplicité et l’efficacité n’égalent que la sûreté du trait de sa mise en images, sont unanimement saluées par les journalistes et les professionnels du cinéma. Les usages spectaculaires ou narratifs des plans rapprochés et des éclairages frappent également les spectateurs et emportent leur adhésion. La brutalité de la scène centrale – la tentative de viol de l’héroïne et son supplice – est terrifiante. Cependant, malgré le sentiment de terreur et de dégoût qu’elle suscite, elle reste fascinante par sa précision, sa sobriété et son intensité dramatique. Le film réussit à faire vibrer les spectateurs et les spectatrices pour un étranger – le prince japonais –, en dépit de son comportement violent et choquant. Mais il convient d’ajouter que la logique fondamentale du scénario de Forfaiture, supposément raciste et sadique, repose en réalité sur l’ambivalence. Il en est de même pour l’interprétation, jamais univoque, mais au contraire toujours polysémique, et pour la question de la transgression des limites, qui offrent au public une expérience presque cathartique.¶
5La mise en scène puissante de Cecil B. DeMille et l’épaisseur psychologique de ses personnages semblent toucher à la perfection. Cette perfection tient non seulement à la subtilité du récit, mais aussi à sa propension à s’approcher du réel de l’époque, à son inhumanité, tout en refusant d’avoir la prétention de le représenter directement. Surtout, les frontières morales de Forfaiture sont pour le moins poreuses et les rôles des uns et des autres parfaitement interchangeables. Sessue Hayakawa, qui campe le prince Tori, par la finesse de son jeu, loin de toute expression théâtrale, nettement plus retenu que la norme cinématographique d’alors, suscite une fervente admiration. Il inquiète et fascine tout à la fois. Son personnage, poussé par une irrésistible pulsion sexuelle, se transforme en panthère qui bondit sur sa proie. L’expression de cette violence est d’autant plus forte et déroutante que l’élégance physique du prince japonais ne laissait rien présager. Il apparaissait au contraire distingué et raffiné, presque féminisé, par certains aspects. On peut ainsi comprendre que Forfaiture ait mis à mal les préjugés de l’époque. En effet, le jeu de Hayakawa, tout au long du film, est un subtil alliage de distanciation et d’expression. Derrière une apparente neutralité faciale, la modulation des traits est nuancée. Tel un masque de nô, son visage à la peau parfaitement lisse et au teint exagérément blanc se transforme tout en restant immuable. Les mouvements discrets de ses yeux et de ses lèvres souriantes, ses mimiques, comme ses gestes, sont constamment maîtrisés, y compris dans la scène très violente du cabinet de curiosités. Sa prestation va de pair avec celle, tout aussi remarquable, de Fanny Ward, dont la féminité déshabillée et l’attraction érotisée savent rester dans les normes imposées par la censure.¶
6L’étude du contexte de réception de Forfaiture révèle l’engouement de tous les médias, au-delà des seules revues spécialisées, notamment à l’égard de la performance sublime de Sessue Hayakawa dont l’interprétation établit les bases du jeu moderne2 : au point de ne plus différencier l’homme du comédien, et de ne plus faire la distinction entre son rôle et le film. La presse fait de cette vedette étrangère une icône dont la popularité va s’accroître constamment en France pendant l’entre-deux-guerres. Nombre de cinéastes composeront ensuite avec l’empreinte que ce rôle marquant laissera dans la mémoire des cinéphiles. Même la gloire tardive que connaîtra Hayakawa en 1957, sous les traits du colonel Saïto dans Le Pont de la rivière Kwaï, réalisé par David Lean, qui lui vaudra l’Oscar du meilleur second rôle, n’éclipsera pas celle du film qui l’aura vu naître à l’écran quarante-deux ans plus tôt.¶
7Plus fondamentalement, avec Forfaiture, si le regard sur le cinéma change, le goût du public aussi. Un glissement inattendu s’effectue au sein de la société bourgeoise et de ses élites confinées à l’arrière des zones de combat, lesquelles, soudain, après « la foule », comme le dit Léon Moussinac3 – c’est-à-dire le peuple –, se trouvent gagnées et troublées par l’amour du cinéma qu’elles voient pour la première fois, non plus en loisir de masse, mais tel un art à part entière. Grâce à Forfaiture, la question de l’artisticité du cinéma se pose en effet autrement. Elle est désormais fondée sur des certitudes esthétiques. On parle alors de « Forfaituriens » pour désigner ceux qui ont le coup de foudre pour le film au point de le considérer comme une révélation, voire un mètre étalon. L’étude détaillée de ce phénomène insolite permet de mieux comprendre en quoi les critères d’organisation et d’évaluation des œuvres filmiques changent à partir de 1916.¶
8Au-delà de la mise en perspective des caractéristiques techniques et stylistiques de Forfaiture, du dévoilement de ses enjeux et de son principe de cohérence, cette recherche témoigne également de la trace profonde et féconde qu’il a laissée dans la mémoire des spectateurs français. Elle montre, entre autres, comment certains d’entre eux, déjà metteurs en scène, ou sur le point de le devenir, ont été stimulés par Forfaiture et s’en sont servis de source d’inspiration, sans d’ailleurs toujours le reconnaître. Enfin, elle a permis d’approfondir et de consolider l’idée selon laquelle l’œuvre de DeMille a contaminé positivement une partie du cinéma français et des autres arts, donnant au septième du nom un élan qui a déterminé son évolution. Les adaptations, romanesque et théâtrale, constituent un autre exemple de l’influence profonde et durable du film américain dans l’espace culturel français des années 1910 aux années 1940.¶
9La destinée de Forfaiture est unique. En tant que film matriciel, il a nourri de nombreux débats, a été repris, transposé, transformé selon l’imaginaire des créateurs. Il a été un marqueur, un révélateur, au sens photographique du terme. Longtemps il a été reprogrammé, avant de disparaître complètement des écrans. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il constitue un jalon fondamental dans le processus de reconnaissance du cinéma en tant qu’art, et pour l’histoire du cinéma muet. Il est une sorte de phare dans cette histoire dont la lumière, en clair-obscur et contrastée, ne nous atteint plus aujourd’hui de la même façon que les spectateurs et les spectatrices d’il y a plus d’un siècle. Pourtant, certaines questions posées résonnent fortement jusqu’à nous : d’abord, d’un point de vue postcolonial, avec la mise en tension des stéréotypes raciaux, mais aussi sous un angle féministe, avec une représentation à peine voilée des violences sexuelles commises envers les femmes qui prend une dimension particulière aujourd’hui dans le contexte du mouvement #MeToo. Chaque film, nous le savons, est pris dans un faisceau plus ou moins large d’effets culturels et sociétaux qui concernent aussi bien la période de sa création et de sa diffusion que l’écho qu’il provoque auprès des publics, l’influence qu’il exerce sur d’autres œuvres, le souvenir qu’il laisse au fil du temps et la place qu’il prend dans l’histoire du cinéma. Dans le prolongement de ce qui a été développé tout au long de ce livre, nous pouvons conclure en affirmant que Forfaiture, traversé par ces différentes temporalités culturelles, est encore à bien des égards d’actualité.
Notes de bas de page
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Dictionnaire d'iconologie filmique
Emmanuelle André, Jean-Michel Durafour et Luc Vancheri (dir.)
2022