Deux jeunesses parallèles
p. 37-46
Texte intégral
ENFANCES
1De ces deux écrivains que la légende oppose, il n’est pas si paradoxal de considérer les trajectoires comme d’approximatives parallèles, situées de part et d’autre de la Seine, cette ligne de démarcation qu’ils devaient franchir plus souvent qu’on ne croit.
2Nés à deux ans d’intervalle, à Paris, dans des familles de la grande bourgeoisie, à l’orée de la IIIe République, ils sont tous les deux des enfants privilégiés, assurés de pouvoir un jour choisir librement l’emploi de leur temps, sans se soucier de sa rentabilité. Leurs parents ont à peu près le même statut social, mariant le travail et la fortune, avec des pères brillants agrégés, l’un de droit, l’autre de médecine, et des mères l’une et l’autre riches héritières soucieuses de tenir leur rang. Gide raconte comment, après la mort de son père, sa mère, ayant décidé de déménager, se fit sermonner par sa sœur pour qu’elle choisisse un immeuble doté d’une porte cochère ; d’après cette dernière, elle risquait de ne plus avoir de visiteurs si elle renonçait à ce signe évident de son rang. Par sa taille et son luxe, l’appartement dans lequel les Proust emménagèrent près du parc Monceau, en 1900, ne le cédait en rien à celui de Juliette Gide. Mais cette aisance n’empêchait pas les deux mères de se comporter avec leurs fils comme des bourgeoises avisées, soucieuses de leur inculquer des habitudes d’économie, ce qui n’allait pas sans créer de fréquentes querelles quand ces jeunes messieurs se montraient prodigues, ou simplement négligents dans la gestion de leurs affaires.
3Mais il ne s’agit pas que de soucis d’intendance.
4André et Marcel sont très tôt l’objet d’une sollicitude inquiète, affectés qu’ils sont l’un et l’autre, dès leur enfance, par un excès de nervosité accentué par une tendance à la mise en scène de leurs souffrances : pour Proust, mimiques et crises de larmes, suscitées par une hantise de l’abandon, étaient destinées depuis l’âge de 7 ans à attirer la sollicitude maternelle. Gide, par ses contorsions spasmodiques effectuées en présence de sa mère ou de son oncle, cherchait pour sa part à se faire dispenser du collège où le terrorisaient les brimades de ses camarades de classe. Il y avait dans son cas, assurément, un excès de nervosité ; l’asthme de Proust, apparu en 1881, était un mal autrement grave, mais pour tous deux, des cures allaient s’ensuivre : Gide a 13 ans quand il est à Lamalou-les-Bains, dans les Cévennes, et Proust en a 14 quand il séjourne à Salies-de-Béarn, l’un et l’autre en compagnie de leur mère.
La conscience d’être à part
5De cet état maladif, on peut relever deux conséquences voisines, sinon identiques : en premier lieu, les deux garçons ont connu une scolarité perturbée, marquée par de fréquentes absences. En classe de cinquième, quatrième et troisième, Proust manque régulièrement le troisième trimestre, le printemps étant par excellence la saison des crises d’asthme ; absent presque toute son année de seconde, il connaît les cours à domicile, avec des leçons particulières et sa mère comme répétiteur ; son frère suivant sa scolarité sans problèmes, il se trouve ainsi dans la position d’un fils unique. Il devient – brillamment – bachelier en 1889. Dans la cour de la Sorbonne, il croise peut-être André Gide qui vient lui aussi d’être reçu, mais sans gloire, à la même session.
6De celui-ci, la scolarité a été interrompue dès la neuvième, lorsqu’il a été renvoyé de l’École alsacienne en raison de ce qu’on appelait pudiquement ses « mauvaises habitudes ». Redoublant la neuvième, il n’a fait plus tard que quelques semaines en sixième, et de même en cinquième, les crises nerveuses et maux de tête faisant échouer plusieurs tentatives de le re-scolariser. Mais un système de cours privés et de professeurs particuliers lui permet tout de même de revenir en première à l’École alsacienne, et d’obtenir lui aussi, mais avec une modeste mention « passable », à la session d’octobre, le premier baccalauréat. Pour le second, il reprendra rapidement son usage des cours particuliers.
7Une seconde conséquence est plus profonde, qui mériterait de longues analyses, et qu’on ne peut ici qu’indiquer. Cet état maladif, donnant lieu à un statut social à part, put entraîner une conscience de soi particulièrement développée. Au milieu de leurs camarades, les deux garçons pouvaient faire figure d’oiseaux rares, et donc être des cibles faciles pour les brimades. Comme le note Jean-Yves Tadié, Proust « a pu être en butte aux plaisanteries des plus grossiers de ses camarades, comme tout enfant maladif, tel Gide ou Sartre1 ». En sixième au lycée de Montpellier, Gide était devenu la tête de Turc de ses camarades, en raison d’un « stupide succès de récitation » (SV, p. 151), et devait se livrer à des courses compliquées pour échapper à leur poursuite.
8Plus encore, leur faiblesse, physique et surtout psychologique, devenait partie intégrante de leur personnalité, et pouvait paradoxalement être revendiquée comme telle. L’un et l’autre éprouvèrent, dès la petite enfance, des crises d’angoisse, révélées pour l’un à l’occasion de la mort du père, pour l’autre par la peur de l’isolement nocturne. Gide, dans ses mémoires, appelle ces crises des « schaudern » (SV, p. 166), en référence à Goethe2. Il en évoque plusieurs manifestations, la plus remarquable étant sans doute celle qu’il situe « peu après la mort de [s]on père » et qui le fit soudainement tomber en sanglotant entre les bras de sa mère, répétant avec désespoir : « Je ne suis pas pareil aux autres ! Je ne suis pas pareil aux autres ! » (Ibid.) Et c’est sur la certitude de sa différence qu’il construira plus tard sa doctrine individualiste, arguant que « c’est en étant le plus particulier qu’on est le plus général ». Proust n’a pas raconté directement son enfance, mais on peut tenir son Jean Santeuil pour révélateur de son propre état d’esprit. Parlant du « puits de tristesse » où « s’agita misérablement » l’enfance de Jean, Proust ajoute « qu’il ne put jamais renoncer à sa tristesse qu’en renonçant à soi3 ».
Les mères...
9C’est peut-être cette conscience de soi qui devait faire d’eux, par la suite, des êtres soucieux avant tout d’être fidèles à eux-mêmes, quitte à paraître atypiques ou hors normes pour leur entourage. En attendant, ils avaient besoin de soutiens, et l’attachement de Gide à Pierre Louÿs, en première, était bien près de ressembler à celui de Proust envers Jacques Bizet : sans être une attirance sexuelle déclarée, il y avait dans la relation entre les deux premiers des tendresses et des jalousies typiques d’une amitié amoureuse.
10Mais plus encore, ce qui leur permettait de surmonter les périodes de jachère scolaire et de troubles nerveux, remède et cause à la fois, c’était la figure maternelle. Juliette Gide et Jeanne Proust sont deux silhouettes d’allure bien différente, mais à l’égard de leurs fils, elles manifestaient la même tendresse, la même attention scrupuleuse à leur organisation matérielle comme à leurs études, étant toutes deux fort cultivées, parlant l’anglais, jouant du piano, Juliette connaissant les classiques que Jeanne citait volontiers.
11Entre ces deux mères irremplaçables, la principale différence était que Marcel redoutait l’absence de la sienne, tandis que la présence de Juliette Gide était vécue par André à la fois comme nécessaire et insupportable. Devenue veuve précocement, cette dernière avait pu se dévouer tout entière à son fils unique ; Gide se décrit, le jour de l’enterrement de son père, assis sur les genoux de sa mère, « tout enveloppé par cet amour, qui désormais se refermait sur moi » (SV, p. 138). Par la suite, il va forcer sa mère à jouer un rôle de cerbère indispensable ; certes, elle l’accable de recommandations et de questions inquisitrices, mais il ne peut se passer d’elle : lorsqu’il se lance dans un tour de Bretagne à pied, il se fait suivre à distance, sa mère logeant à chaque étape précédant la sienne ; il visite l’Espagne en sa compagnie et lui propose même de le rejoindre à Alger lors de son deuxième séjour maghrébin. Quand sa mère meurt, il épouse sa cousine Madeleine qui, bon gré mal gré, allait devoir assumer le même rôle maternel de refuge et de repoussoir.
12Dans les faits, l’histoire de Gide et celle de Proust diffèrent, mais il suffit de remarquer combien est fréquente et lourde de conséquences la mort des mères dans les œuvres de l’un et de l’autre pour comprendre combien la figure maternelle a pu incliner leur sensibilité et orienter leur imaginaire. Dans l’hommage de La NRF, en 1923, c’est justement le récit de la mort d’une mère, La Confession d’une jeune fille, que Gide choisira pour faire l’éloge de Proust.
... et les pères
13De la mort des pères, et du sentiment de culpabilité qui pouvait en découler, nous avons déjà parlé à propos de Gide, et nous allons y revenir à propos de Proust. Mais il est un autre aspect de la figure paternelle qui pouvait rapprocher leur sensibilité. Il s’agit des domaines provinciaux que les fantômes de ces pères rendaient prestigieux. Combray pour Proust, et Uzès pour Gide étaient ces domaines où se passaient rituellement les vacances de Pâques de leur enfance, et où la figure maternelle s’effaçait derrière celle du père dans le rôle de génie du lieu. C’est Proust, évidemment, qui inaugure avec Combray ce qui va devenir un véritable genre littéraire : Combray dont le père connaît tous les chemins, et où il se plaît à égarer sa femme et son fils pour s’entendre dire, lorsqu’enfin il montre la maison retrouvée : « Tu es extraordinaire ! » Gide, qui se disait particulièrement sensible, dans les premiers textes de Proust, à la « puissance évocatrice des noms de lieux », à la « persuasion des paysages » (EC, p. 872) fut certainement encouragé, quelques années plus tard, à décrire à son tour longuement Uzès et sa campagne, imaginant le « dépaysement » de sa mère, lors de promenades où s’attardaient malgré le soir Paul Gide et leur amie Anna : « Je me souviens qu’ils récitaient des vers ; ma mère trouvait que “ce n’était pas le moment” et s’écriait : “Paul, vous réciterez cela quand nous serons rentrés.” » (SV, p. 102)
VOCATIONS
14Au lycée, Proust fut, on l’a vu, un élève plus brillant que Gide, glanant les accessits, présenté au concours général, obtenant les deux baccalauréats avec une mention Bien et, pour le second, avec les félicitations du jury. Gide, s’il était un bon latiniste, ne semble avoir brillé dans aucune autre matière que le français. En première, cependant, les destinées des deux futurs écrivains allaient se rejoindre de manière décisive.
15Cette classe de première joue, pour les futurs écrivains, un rôle fondateur, pour deux raisons identiques.
16D’abord, au lycée Condorcet comme à l’École alsacienne, à la rentrée d’octobre 1887, ils ont la chance d’avoir un professeur de français pour qui la littérature est une passion, voire un sport intellectuel. Celui de Proust, Maxime Gaucher, normalien et agrégé, est critique littéraire à ses heures, donnant à la Revue politique et littéraire des articles que René Doumic rassemblera à sa mort. Celui de Gide, Hermann Dietz, agrégé de lettres et d’allemand, collabore lui aussi à La Revue bleue, et a surtout publié deux gros volumes sur Les Littératures étrangères. Chacun dispose d’une autorité suffisante pour se permettre de jouer avec ses élèves. « Dietz, nous dit Gide, était devant sa classe comme un organiste devant son clavier ; ce maestro tirait de nous, à son gré, les sons les plus inattendus, les moins espérés par nous-mêmes. » (SV, p. 224) Tous les deux stimulent l’éveil de leurs élèves et suscitent l’émulation. Gide raconte fièrement dans ses mémoires comment il réussit un jour à ravir à Pierre Louÿs la place de premier en dissertation, Dietz claironnant cette annonce avec une apparente jubilation, « comme on jette un défi, avec accompagnement d’un gros coup de poing sur le pupitre de la chaire, et circulairement, par-dessus ses lunettes, un sourire amusé qui débordait. » (Ibid.) De son côté, Proust raconte que Gaucher prisait tellement ses compositions qu’il les lui faisait lire devant ses camarades : « Pendant plusieurs mois, j’ai lu en classe tous mes devoirs de français, on me huait et on m’applaudissait4. »
17Il y a les maîtres, mais aussi les disciples, et l’influence de Gaucher et de Dietz n’aurait pas été aussi grande si Proust et Gide n’avaient pas eu avec eux des camarades animés de la même flamme. À l’École alsacienne, Gide a donc connu Pierre Louÿs, plus brillant et fantaisiste que lui, qui va bientôt lui servir d’aiguillon et aussi d’introducteur dans les milieux littéraires. Entre eux, ils commentent les cours de Dietz, échangent leurs poèmes, rêvent de leurs œuvres à venir : « Un égal amour pour la littérature et les arts nous rapprochait ; il nous semblait que cet amour seul importait. » (SV, p. 229)
18Au lycée Condorcet, Proust a des partenaires dans la classe en dessous de la sienne, ce qui le pose en protecteur, sinon en guide. Ces amis sont Daniel Halévy et Robert Dreyfus, en qui il a dû reconnaître des frères en dévotion littéraire ; c’est ainsi qu’il les recommande à ses professeurs de première quand lui-même entre en terminale. Ils avaient déjà eu l’occasion de collaborer dans un journal de lycéens, Le Lundi, dans lequel Proust jouait les critiques littéraires. En juin 1888, il propose à Daniel Halévy de diriger avec lui un grand journal d’art qui s’intitulerait Revue verte, ou Revue lilas ; les deux titres faisaient espérer un destin digne de l’importante Revue bleue – La Revue blanche n’allait naître qu’un an plus tard – mais aucun exemplaire imprimé n’atteste de leur réalisation.
19Pour suivre la classe de philosophie, Gide et Louÿs ont tous deux délaissé l’École alsacienne, Gide pour le lycée Henri IV où il rencontre Léon Blum avec qui il noue une amitié discrète, mais durable ; Louÿs pour Janson-de-Sailly où il se lie avec Maurice Legrand, futur Franc-Nohain, lui-même ami de Maurice Quillot qui crée à Nevers un bimensuel intitulé modestement Potache-Revue. Trois numéros paraissent, qui suffisent à Gide, Louÿs, Quillot et quelques autres compères pour se constituer en cénacle, assez conscients de leur jeunesse pour ne pas se prendre au sérieux, mais aussi pour se considérer tout de même comme les écrivains de demain. Ces jeunes gens avaient sans doute en tête l’exemple de Maurice Barrès qui, alors qu’il était étudiant, avait créé sa revue, Taches d’encre, dont il avait rédigé seul les quatre numéros. La République des Lettres promettait alors la gloire aux plus jeunes génies, et les revues littéraires étaient le chemin obligé pour y conduire. Gide, plus encore que Proust, s’en souviendrait longtemps.
DEUX CHEMINS, UN MÊME BUT
Gide : vivre pour écrire
20Chacun a les révoltes qu’il peut.
21Gide, qui tint à se montrer en rupture avec l’éducation protestante et conformiste de sa mère, et qui, dans ses mémoires encore, se présente en rébellion contre celle-ci, s’avéra finalement être le fidèle continuateur de certains de ses préceptes. Un jour, encore enfant, alors qu’il s’enthousiasme déjà à l’idée d’être poète, il lui déclare : « N’as-tu donc pas compris que je suis élu ? » (SV, p. 203), confondant ainsi la quête du salut éternel et celle d’une gloire toute humaine, et reportant sur la seconde les exigences de la première. Les paroles qu’il prête à Michel, dans L’Immoraliste, il aurait pu les prononcer lui-même : « Cette sorte d’austérité dont ma mère m’avait laissé le goût en m’en inculquant les principes, je la reportai toute à l’étude. » (RR1, p. 598)
22Il pouvait y avoir, dans cette disposition, quelque chose de rassurant pour sa mère, et de fait elle ne s’opposa nullement à cette vocation. L’absence précoce de son mari, qui faisait de la réussite d’André le seul but de sa vie, favorisa sans doute cette complaisance. Elle accepta en effet rapidement de voir son fils s’engager dans cette voie non lucrative, et même dispendieuse, le laissant produire à compte d’auteur de précieuses et coûteuses éditions de ses premiers livres. L’exigence d’authenticité, l’esprit de sérieux, l’amour du travail dont ses parents se voulaient les promoteurs, Gide put donc s’en sentir le fidèle dépositaire, se contentant de les transposer dans la création artistique avec d’autant plus de zèle qu’il estimait par là légitimer une œuvre foncièrement tournée vers son émancipation spirituelle et sexuelle ; c’est ainsi qu’il fit plus tard de La NRF une entreprise de moralisation de la vie artistique, « un groupement d’esprits libres », selon sa formule, rassemblant autour de lui quelques amis fidèles en une sorte de phalanstère ou de monastère laïc. On pourrait parler d’esprit protestant transféré à la création artistique, se proposant pour but un idéal presque surhumain, à ceci près que Gide, depuis l’époque d’André Walter, n’attendait plus de récompense surnaturelle : prophète sans religion, il faisait de l’écriture un sacerdoce païen, et il allait ainsi osciller entre dédain du public et recherche de la gloire.
Proust : écrire pour revivre
23Proust, au contraire, dut faire mine de se plier au désir de ses parents, qui tenaient à voir leur fils se destiner à une carrière « sérieuse », à l’image de celle du père ; il passa ainsi, successivement, une licence en droit et une licence de philosophie. Sa façon de s’affirmer, selon Anne Henry, consista plutôt dans l’organisation de sa vie, en une « pratique systématique de la frivolité5 », symbolisée particulièrement par son inversion du jour et de la nuit « dans une famille où chacun se levait tôt pour se consacrer à sa tâche ». C’est de là peut-être que Proust put nourrir un sentiment de culpabilité. S’accusant, après la mort de son père en novembre 1903, d’avoir été « son seul nuage », il écrivit à Anna de Noailles : « Je me rends bien compte que j’ai été le point noir de sa vie6. » Se reprochant sa dureté dans une de leurs dernières conversations, il ajoutait : « C’est comme si j’avais été dur avec quelqu’un qui ne pouvait déjà plus se défendre. » Son travail d’écrivain s’apparentera alors à un travail de réparation. D’abord à l’égard de son père, mort avant d’avoir vu paraître sa traduction de Ruskin qui s’ouvrait sur une dédicace révélatrice : « À la mémoire de mon père, frappé en travaillant [...]. » Mais aussi, plus tard, à l’égard de sa mère, même si son sentiment de culpabilité était cette fois plus viscéral et semblait ne pas autoriser de rédemption : neuf mois après la mort de celle-ci, il se comparait à Dreyfus et Picart, qui venaient d’être réhabilités, et enviait leur sort : « Nos tristesses reposaient sur des vérités. [...] Pour eux les peines reposaient sur des erreurs. Bienheureux ceux qui sont victimes d’erreurs judiciaires7 ! » Quelques mois plus tard, un fait divers tragique lui permettait d’écrire Sentiments filiaux d’un parricide. Jean-Yves Tadié peut ainsi résumer ces données en affirmant que Proust écrira « toujours pour plaire à la fois à sa mère et son père, pour racheter la peine qu’il s’imagine leur avoir causée8 ».
Deux cultes pour un même dieu
24Deux conceptions de l’écriture se dégagent ici ; l’une, celle de Gide, est la marque d’un hérésiarque qui se construit en écrivant, et qui en retour tire de ce statut le devoir d’écrire. Ce n’est ni la religion ni la nature qui est garante de la validité de son œuvre. Il donne ainsi à sa parole une portée universelle, justifiée par sa seule autorité, et non par une autorité transcendante. L’autre, celle de Proust, est d’abord à usage personnel, elle est une reconstruction des données sensibles de sa vie, que l’effort de l’art doit éterniser. Elle atteint elle aussi l’universel, mais en s’appuyant sur une prise en compte du réel à laquelle un lecteur pressé aurait le tort de s’arrêter. C’est ce que font encore aujourd’hui ceux qui réduisent La Recherche à un catalogue de mode, à des recettes de cuisine, ou à une exploration du Gotha. Et c’est un peu ce qu’allaient faire en 1912 les membres de l’équipe NRF, refusant Swann sous prétexte que c’était, selon le mot de Jean Schlumberger, « plein de duchesses9 ».
25En fait, pour Gide comme pour Proust, la réalité a d’abord une valeur subjective. Mais la ressemblance s’arrête là. Pour Gide, elle est l’occasion d’une expérience toujours renouvelée à la faveur de laquelle son moi s’affirme en perpétuelle évolution. Pour Proust, cette réalité est le matériau à partir duquel la puissance de l’esprit peut s’affirmer, en le recréant par le souvenir. Gide vit dans une série d’instants successifs, Proust dans une rétrospection transfigurante.
26Le lecteur peut ainsi considérer le travail d’écrivain de Gide comme un acte de résistance, alors que celui de Proust est un travail de transformation, voire de transmutation. S’opposant à son éducation, à son époque, au monde réel en général, Gide vise une œuvre parfaite, idéale, qu’il sait ne pouvoir atteindre – sinon elle ne serait plus idéale –, et qu’il va définir précisément par cette inaccessibilité ; il se distingue de Proust qui profite à plein du monde qui l’entoure, par une complaisance vaniteuse sans doute, mais aussi et surtout par un intérêt d’artiste occupé à observer les personnages dont il va composer sa comédie humaine. C’est ce qu’illustrent parfaitement leurs deux œuvres majeures : Les Faux-Monnayeurs racontent l’échec d’un romancier qui ne parvient pas à écrire son roman idéal, et le roman de Gide se constitue ainsi comme le désir d’un livre impossible. En revanche, La Recherche du temps perdu, par un tour de passe-passe génial, nous propose à la fois la lente formation d’un écrivain, et, à la fin de ce processus, la découverte que le livre qu’il envisage d’écrire, nous le tenons déjà tout achevé entre nos mains.
Notes de bas de page
1 Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, 1. Biographie, Paris, Gallimard, 2007, p. 118.
2 Dans le Second Faust, Goethe écrit : « Das Schaudern ist der Menscheit bestes Teil » ; Gide, dans son Journal, traduit ainsi : « Le tremblement est le meilleur de l’homme. » (J1, p. 518)
3 Marcel Proust, Jean Santeuil, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 211.
4 Marcel Proust, Correspondance, 1. 1880-1895, Philippe Kolb (éd.), Paris, Plon, 1976, p. 105.
5 Anne Henry, Proust, Paris, Balland, 1986, p. 32.
6 Marcel Proust, Correspondance, 3. 1902-1903, Philip Kolb (éd.), Paris, Plon, 1977, p. 447.
7 Marcel Proust, Lettres, Paris, Plon, 2004, p. 364.
8 Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, op. cit., p. 727.
9 Frank Lestringant, André Gide l’inquiéteur, 1. Le ciel sur la terre ou L’inquiétude partagée, 1869-1918, Paris, Flammarion, 2011, p. 726.
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