L’héroïsme par l’image : Sarah Bernhardt et Eleonora Duse entre vie et théâtre
p. 217-230
Texte intégral
1Il faut commencer par la fin. Il faut commencer par le moment où le silence et le noir ont désormais enveloppé la voix d’or de Sarah Bernhardt (1844-1923) et les gestes fébriles d’Eleonora Duse (1858-1924). À l’heure de la mort, les corps des deux divines du théâtre européen entre xixe et xxe siècles connaissent deux destins différents ; et d’ailleurs, même les âmes qui avaient rempli de vie ces corps étaient diamétralement opposées, bien qu’également grandes. Arthur Gold et Robert Fizdale évoquent ainsi, dans leur biographie romancée de Sarah Bernhardt, la mort et les funérailles de l’actrice :
Le 26 mars 1923 Sarah Bernhardt mourut dans les bras de son fils. Quelques instants plus tard, le Dr Marot apparaissait au balcon et annonçait que Madame Sarah Bernhardt n’était plus. Ce soir-là, dans les théâtres parisiens, les comédiens demandèrent à leur public d’observer une minute de silence puis, à la fin des représentations, ceux qui avaient fait partie de ses proches – et ils étaient nombreux – se rendirent boulevard Pereire offrir les fleurs qu’ils venaient de recevoir. Pendant trois jours un flot ininterrompu d’admirateurs défila devant la dépouille de Sarah. Aussi impressionnante dans la mort qu’elle l’avait été de son vivant, elle reposait dans son célèbre cercueil, vêtue de blanc, la tête sur un coussin de violettes de Parme, un crucifix d’argent entre les mains, et la légion d’honneur épinglée sur la poitrine. Des monceaux de lilas, de roses, d’orchidées, d’œillets et de glaïeuls emplissaient sa chambre, l’escalier et le hall d’entrée. Plus touchants encore étaient les innombrables bouquets de violettes et de jonquilles, modestes témoignages d’amour des humbles qui l’avaient adorée de loin. Des milliers de gens de toutes conditions, amateurs de théâtre ou non, se massèrent le long des rues, sur une dizaine de rangs de profondeur, pour voir le cortège funèbre aller du boulevard Pereire à l’église Saint-François-de-Sales et, de là, au cimetière du Père-Lachaise. Peu d’hommes et aucune femme dans l’histoire de France n’avaient inspiré un tel élan d’affection, une telle manifestation d’amour. Sur le parcours, le convoi mortuaire s’arrêta devant le théâtre Sarah-Bernhardt. À cet instant solennel, des pétales multicolores tombèrent en pluie du toit du bâtiment et couvrirent le cercueil1.
2La mort d’Eleonora Duse nous est racontée par le souvenir affectueux de Memo Benassi, le jeune acteur qui la suivit dans sa dernière tournée américaine de 1924, et par le mot de sa gouvernante, Maria Avogadro :
Le dernier souvenir que j’ai d’elle est un geste de salut à peine ébauché par ses mains merveilleuses derrière les coulisses. Un geste aérien, on pourrait dire. Puis, je la revis défaite, dans son lit de l’hôtel de Pittsburg, tandis qu’elle invoquait : « de l’eau, de l’eau ». Son corps fut descendu dans la rue avec l’ascenseur des bagages. Pendant trois jours et trois nuits la foule qui avait applaudi Eleonora, se réunit pour prier dans l’église qui accueillait son corps2.
3Et Maria Avogradro, sa gouvernante, de témoigner :
À huit heures du soir, le médecin nous dit que sa fin était proche. Elle s’agitait dans son lit, mais sans souffrance, et à deux heures vingt du matin du 21 avril elle se mit assise avec une vigueur extraordinaire, s’appuyant sur ses poignets pour soutenir son pauvre corps. Puis, en regardant mademoiselle Désirée et moi, elle nous demanda ce qu’on faisait là, immobiles, et nous dit : « Il faut bouger ! Il faut partir ! Agir, Agir ! » Sa voix était toujours belle. Mais, tout d’un coup, elle fut traversée par un horrible frisson de froid. « Couvrez-moi ! », nous dit-elle. Après dix minutes elle mourut3.
4Le noir et le silence qui enveloppent l’expérience humaine et artistique d’Eleonora Duse et de Sarah Bernhardt sont cependant parsemés par une myriade de fragments visuels qui portent l’effigie des deux héroïnes de la scène. Beaucoup de fragments. Trop, peut-être : une pléthore d’images – des photos, des peintures, des dessins, des affiches. Cette abondance nous permet certes de tracer une multiplicité de parcours d’analyse, lesquels nous aident à reconstituer leur qualité de femmes et de femmes de théâtre à partir d’une série d’images capitales ; elle nous déroute et nous désoriente cependant, à tel point qu’on regrette la pauvreté d’images qui caractérisent d’autres moments de l’histoire du théâtre.
5Dans notre parcours, les images de la vie privée jouent un rôle décisif : si on les met en relation avec les sources visuelles relatives à la dimension du spectacle, elles nous permettent de saisir la distance ou la coïncidence entre la femme et l’actrice, et de déterminer les passages de la scène à la vie, ou de la vie à la scène ; elles nous permettent également de saisir ce qu’on pourrait définir comme les tempéraments de Sarah et d’Eleonora dans la façon dont chacune élabore son propre héroïsme. Et ce sont ces images qui soulignent, peut-être beaucoup plus que les photos de scène, non seulement la persistance de traits héroïques dans les représentations intimes, mais aussi la distance profonde qui sépare les deux actrices.
EXHIBITION DE SOI ET PUISSANCE DE MÉTAMORPHOSE : LES IMAGES HÉROÏQUES DE SARAH BERNHARDT
6En général, les images de la vie privée de Sarah Bernhardt sont caractérisées par une forte volonté d’exhibition de soi-même et par une constante recherche de l’effet, à commencer par la célèbre photo de Félix Nadar qui représente l’actrice à 16 ans, à l’époque de son début au Conservatoire : la pose étudiée, le drapé du manteau savamment disposé, le profond décolleté contribuent à exalter les traits et l’évidente sensualité de la jeune Sarah. Ou encore une autre photo de Nadar qui nous montre Sarah aux seins nus, tandis qu’elle se couvre – pudiquement ? – le visage avec un éventail, mais surtout une autre image célèbre, qui est le témoignage visuel de l’anecdote légendaire concernant la bizarre habitude de dormir dans un cercueil. Et on connaît le grotesque épisode, évoqué par la même Bernhardt, de la mort de sa sœur quand les croque-morts, devant deux cercueils, malgré les protestations de Sarah, appelèrent un autre char funèbre4.

Mélandri, Sarah Bernhardt dormant dans un cercueil, s.d.
© Bibliothèque nationale de France.
7La photo du cercueil, signée Mélandri, la représente avec les bras croisés sur la poitrine, la tête appuyée sur l’oreiller, légèrement inclinée sur la droite. Des petits bouquets et des guirlandes de leurs ont été déposés dans le cercueil, à côté duquel brûle un seul cierge. Il y a, dans cette photo, tous les éléments de l’iconographie funéraire, y compris la pose immobile de Sarah, soigneusement disposés dans la composition du cadrage. Il s’agit d’une mort belle, guindée, d’un sommeil rassurant parfaitement maîtrisé par la Bernhardt du point de vue de l’extériorité, comme si elle était en train de s’exhiber dans un spectacle hypnotique ou dans une de ces nombreuses scènes de mort héroïque où l’actrice excellait5.
8Ces photos de sa jeunesse témoignent du fait que Sarah Bernhardt vise à structurer sa propre image de façon spectaculaire : l’exhibition de sa beauté, de son corps, de son excentricité, participe d’une stratégie auto-promotionnelle qui durera toute sa vie et qui sera à l’origine, à chaque fois, de Sarah Bernhardt différentes, conformément au transformisme qui avait caractérisé la plus grande partie de son activité théâtrale ; cette capacité de métamorphose confine à l’exploit – notamment lorsqu’elle incarne des hommes – et fait de Sarah une figure semi-divine façonnable à l’envi. Tantôt sculptrice, représentée dans son atelier dans une altière pose plastique ; tantôt quintessence de la sensualité comme dans le tableau présenté par Georges Clairin au Salon de 1876, allongée avec souplesse sur le sofa, le regard ensorcelant (voir ill. IX) ; tantôt la bienfaitrice âgée des troupes françaises pendant la Première Guerre mondiale, héroïquement transportée au front sur une chaise à porteurs à cause de l’amputation de sa jambe droite ; tantôt trônant sur un tas de coussins dans son salon, véritable bric-à-brac de saveur exotique disposé d’une façon ouvertement scénographique.
9Un passage d’un article de George Bernard Shaw dédié à Sarah dans le rôle de Magda, dans le drame éponyme de Herman Sudermann, démasque les artifices employés par l’actrice dans la construction de sa propre image scénique et pourrait s’adapter aisément à sa vie privée :
Ces charmants effets incarnats que les peintres français obtiennent en donnant au visage une couleur qui mélange les fraises avec la crème, avec une ombre de cramoisi, sont savamment reproduits par Madame Bernhardt dans la peinture vivante qu’elle réussit à faire d’elle-même. Elle se maquille les oreilles de cramoisi et elle les laisse entrevoir entre les deux mèches de cheveux noirs comme l’ébène. Chaque fossette a sa touche rosée et la pointe de ses doigts est d’un incarnat tellement délicat qu’elle semble transparente comme ses oreilles, et que ses veines délicates laissent passer la lumière. Ses lèvres sont rouges comme des cerises, ses joues sont veloutées comme la peau d’une pêche ; elle est belle d’une beauté qu’elle s’est elle-même forgée, absolument inhumaine et invraisemblable. Cette invraisemblance est impardonnable, mais, paradoxalement, même si personne n’y croit (et en premier lieu l’actrice même), elle est tellement construite, tellement raisonnée et recherchée, et Sarah la porte d’une manière si savante, qu’il est impossible de ne pas l’accepter avec plaisir6.

Sarah Bernhardt dans Hamlet, 1899.
© Bibliothèque nationale de France.
10Une des images les plus connues de l’actrice est celle où elle paraît en sculptrice : elle porte des vêtements masculins faisant ainsi glisser, dans sa vie privée, un des aspects principaux de sa nature d’actrice, celui de l’interprétation de rôles et du travestissement. Hamlet, Pierrot, le duc de Reichstadt, Pelléas : avec ces personnages, la Bernhardt met en place une stratégie rainée de l’art de la métamorphose dissimulant sa propre identité sexuelle sans cependant étouffer sa féminité. Le grand éclectisme de l’actrice7 nous empêche de renfermer son parcours artistique dans une formule : de la tragédie racinienne au drame romantique, des pièces à thèse de Dumas ils aux drames de Sardou, du répertoire shakespearien au drame historique, Sarah Bernhardt a interprété le patrimoine entier de la tradition actoriale française telle qu’elle s’était développée à partir du Grand Siècle. Et à sa mort, André Antoine s’est exprimé dans ces termes : « Nous entendons dans sa voix toutes celles qui s’étaient réincarnées en elle, la Champmeslé, Adrienne Lecouvreur, George, Rachel. Une apparition fabuleuse qui disparaît dans la nuit8. »
11Cette tradition et la capacité de Sarah Bernhardt à la perpétuer sont illustrées par deux images emblématiques : le geste excessivement dilaté de Théodora – dans la pièce éponyme de Sardou – tandis que l’impératrice en proie à l’angoisse et à la terreur barre la lourde porte de l’hippodrome de Constantinople pour permettre la fuite de son amant, ou bien l’immobilité statuaire de ce moment de Phèdre de Racine, une espèce de contrepoint sculptural rainé au rythme de l’alexandrin. L’héroïsme de l’actrice tient à sa puissance de métamorphose et d’incarnation de toutes les héroïnes possibles.

Paul Nadar, Sarah Bernhardt dans Phèdre, 1899.
© Bibliothèque nationale de France.
HÉROÏSME DE LA VIE INTÉRIEURE : LES PORTRAITS EXISTENTIELS DE LA DUSE
12Les images privées de la Duse sont d’une nature complètement différente : elles révèlent l’apparition à la surface d’un mouvement intérieur. Une photo de la jeune Eleonora la montre avec un bouquet de leurs entre les mains. Cette photo est dominée par des tonalités blanches et grises : sa silhouette semble émerger du brouillard ; les arabesques des dentelles de sa robe, plutôt que d’avoir une fonction décorative, soulignent la transparence de son corps. Son visage est inspiré par la langueur et la tristesse, son regard se perd dans le lointain : peu importe qu’on ait pu associer, de manière peut-être erronée, cette image à la mise en scène de 1892 de La Dame aux camélias ; ce qui importe est que cette image effacée est extrêmement éloignée de la sensualité agressive et impétueuse de Sarah sur la photo de Nadar. On a là deux photos opposées qui témoignent clairement de deux tempéraments différents.
13Bien des années plus tard, dans une photo prise par Gabriele d’Annunzio, dans le jardin de la Capponcina, la divine Eleonora paraît comme une femme d’une laideur ordinaire, saisie dans un geste trop dilaté dont elle semble sentir avec embarras tout l’artifice : il semble presque impossible qu’une femme pareille ait été la muse inspiratrice du Vate. Ou encore, dans une photo prise par Giuseppe Primoli vers 1894, à l’époque où elle avait loué une maison à Venise, Eleonora est représentée dans une gondole, debout, les mains sur les flancs, les épaules enveloppées dans un ample châle, les cheveux légèrement ébouriffés ; mais ce qui nous frappe est son visage pensif, sans maquillage, les traits marqués et presque défaits, peut-être, par des angoisses et des péchés obscurs : il s’agit peut-être d’une prémonition des troubles qui allaient déchirer l’âme de la Foscarina dans Le Feu de Gabriele d’Annunzio.

Paul Audouard, Eleonora Duse dans La Dame aux camélias, c. 1892.
© Fondo Duse, Fondazione Giorgio Cini, Venezia.
14La négligence de cette image cède le pas à une autre photo de Primoli, où la silhouette de l’actrice italienne se recompose. Eleonora est dans sa maison vénitienne, assise dans une chaise longue, plongée dans la lecture, le visage détendu mais traversé par une mélancolie subtile. Il s’agit, en effet, de la même attitude du célèbre tableau de Gordigiani. À la différence du salon de la Bernhardt, celui de la Duse est caractérisé par une grande simplicité et une grande sobriété (voir ill. X) – une sorte d’annonce, peut-être, de cet esprit franciscain qui animera son séjour à la Porziuncola de Settignano9 –, la même simplicité que dans son appartement parisien pendant la tournée de 189710, année de la première rencontre et de la première confrontation avec Sarah Bernhardt.
15Dans une photo de 1919 (en Angleterre, chez sa fille Enrichetta) la Duse semble souligner sa diversité existentielle dans une sorte de contrepoint à l’impeccable aplomb de son gendre Edward Bullough et de sa petite-fille Eleonora : assise sur une chaise de jardin, le visage désormais déformé par l’âge, les coudes appuyés sur les genoux légèrement écartés, une lettre entre les mains, dans la même pose avec laquelle, vingt ans auparavant, elle avait interprété Marguerite Gautier.

Gabriele d’Annunzio, Eleonora Duse dans le jardin de la Capponcina (Settignano), c. 1898. © Fondo Duse, Fondazione Giorgio Cini, Venezia.

Giuseppe Primoli, Eleonora Duse à Venise, c. 1894. © Fondo Duse, Fondazione Giorgio Cini, Venezia.

Eleonora Duse en Angleterre, avec son gendre et sa petite-fille, 1919.
© Fondo Duse, Fondazione Giorgio Cini, Venezia.
16En effet, on peut considérer les images qui documentent la représentation de La Dame aux camélias de 1897 comme le centre de toute l’iconographie de la Duse, l’apogée d’une carrière d’actrice où la dimension intime et personnelle se mêle indissolublement à la dimension scénique. Parmi les photos du spectacle, il y en a une qui fixe le moment de l’acte IV où Marguerite retombe épuisée sur le divan après avoir lu la lettre de Duval : complètement abandonnée sur l’accoudoir, la tête baissée sur l’épaule, entièrement enveloppée dans les tissus candides et les dentelles de sa robe de chambre. C’est une image blanche : sa main droite seule sort en partie des tissus vaporeux. Il s’agit d’une main contractée, presque engourdie, témoin muet d’une tension qui met en évidence, par opposition, un visage absent, avec le regard oblique et mélancolique, où la condition douloureuse semble se transformer en une inexorable apathie.

Paul Audouard, Eleonora Duse dans La Dame aux camélias, 1897.
© Biblioteca Teatrale SIAE, Roma.
17La Duse n’approuverait pas un tel choix. Dans une interview accordée à Rastignac (Vincenzo Morello, le critique de la Tribuna) en 1898, elle exprime son désappointement et son impatience face à un répertoire qui la mortifie et qui lui est resté collé à la peau comme une étiquette ou, pire, comme une maladie :
Je sens toute la fausseté, la caducité […] des spectacles où je joue. Magda, la femme idéale, la femme de Claude, la Dame aux camélias. Heureusement il y a la Dame aux camélias ! Il y a encore un-il d’or qui relie les perles fausses de cette pièce. Mais le reste !… Je suis, moi-même, humiliée dans les rôles des personnages que je suis obligée de représenter. Et souvent le dégoût devient si grand et la protestation de ma conscience si fière, que j’ai l’impression de perdre aussi la force physique de mes moyens d’actrice11.
18Trois ans plus tard, au comble de l’aventure aux côtés d’Annunzio, la Duse, dans une lettre à Arrigo Boito, renchérit et définit comme « vieux bric-à-brac12 » les drames de Dumas et de Sardou, les auteurs qui avaient contribué d’une façon déterminante aux prémices de sa renommée.
19Et cependant, son regard voilé dans la photo de l’acte IV de La Dame aux camélias, s’il apparaît comme le signe du trépas imminent de Marguerite Gautier, semble aussi l’annonce d’un changement profond dans la vie de l’actrice. À cette époque, Eleonora Duse avait atteint un âge où la lassitude de vivre avait pris le dessus sur la fraîcheur de la jeunesse, et ce regard voilé peut être aussi interprété comme une prémonition des imminentes expériences avec d’Annunzio. Marguerite Gautier meurt et la Duse renaît : et sa nouvelle vie, on le sait, est autant tourmentée que la précédente.
20L’expérience d’annunzienne provoque en effet des changements significatifs dans le style de jeu à cause de la structure des drames et de la conception du théâtre propre à d’Annunzio. Dans La Ville morte, par exemple, le décor revêt un rôle prépondérant et il acquiert avec les accessoires une forte valeur signifiante : l’espace scénique devient – grâce à la disposition de ses éléments, grâce aux valeurs chromatiques et aux jeux d’ombre et de lumière – un véritable « moteur dramaturgique13 » en ce sens qu’il se constitue en force agissante. Il est évident que, dans une perspective pareille, la dimension actoriale – du moins dans les termes où elle se manifestait dans la tradition du grand acteur italien – avait moins d’importance. En effet, les photos de La Ville morte nous montrent Eleonora Duse repoussée sur le fond de la scène, presque fondue dans le décor14. La dimension gestuelle semble donc s’atténuer au profit de la composition générale de la scène. Cela est évident par exemple dans l’acte I, quand Anna demande à Bianca Maria si elle a vu son mari : les costumes des deux actrices semblent se fondre l’un dans l’autre, et les transformer en un véritable groupe statuaire, tandis que le geste avec lequel la Duse saisit le poignet d’Ines Cristina est presque imperceptible. L’actrice ne jouit donc pas d’un statut d’exception. De même, au début de la tragédie, quand Anne est entre Anna Maria et la nourrice, le regard du spectateur ne s’attarde pas sur elle mais se fixe sur le contraste entre la sombre silhouette de la nourrice et les blanches tonalités de l’ensemble. Ce n’est qu’au moment où Anna dénoue les cheveux d’Anna Maria que la Duse a vraisemblablement pu s’exprimer dans les petits gestes fébriles qui caractérisaient ordinairement son jeu, ou bien qu’elle a pu se laisser aller à des gestes amples et dilatés, comme quand elle trébuche sur le cadavre d’Anna Maria.
21Cette tendance à l’immobilité s’accentue dans le rôle de Francesca da Rimini, où la Duse passe d’une pesanteur absolue à une gestualité aux accents rituels, comme au moment où Francesca offre une coupe de vin à Paolo et Gianciotto. Après la période d’annunzienne, la Duse déploie cette stylistique de l’immobilité, notamment dans les drames d’Ibsen, dans une pose majestueuse unie au charme de la maturité.

Gio Batta Sciutto, Eleonora Duse dans La Ville morte, c. 1901. © Biblioteca Teatrale SIAE, Roma.

Gio Batta Sciutto, Eleonora Duse dans La Ville morte, c. 1901. © Fondo Duse, Fondazione Giorgio Cini, Venezia.

Eleonora Duse dans Francesca da Rimini, 1901. © Fondo Duse, Fondazione Giorgio Cini, Venezia.

Eleonora Duse dans Rosmersholm, 1905. © Fondo Duse, Fondazione Giorgio Cini, Venezia.
L’HÉROÏNE HISTRIONNE ET L’HÉROÏNE PENSIVE : DERNIÈRES IMAGES AVANT DISPARITION
22En 1920, cinq ans après l’amputation de sa jambe, Sarah Bernhardt s’exhibait désormais dans un répertoire limité, obligée à jouer des pièces d’auteurs moins connus, dans des rôles réduits. C’est le cas de Daniel de Louis Verneuil, même si le rôle de Daniel a été pour la grande comédienne en déclin l’occasion de concilier son handicap avec une interprétation de haut niveau. Verneuil crée pour Sarah – qui à 77 ans ne pouvait plus jouer des rôles de jeune femme mais pouvait être encore crédible en jeune homme, d’autant plus si on considère son penchant pour les rôles travestis – le personnage de Daniel Arnault, jeune morphinomane, malade et proche de la mort. Le personnage apparaît seulement au troisième acte. Il s’agissait d’un rôle immobile : la Bernhardt restait dans un fauteuil, enveloppée dans des couvertures, et s’exhibait encore une fois dans un de ses morceaux de bravoure, la mort du protagoniste.

Bert Sabourin, Sarah Bernhardt dans Athalie, 1920. © Bibliothèque nationale de France.

Henri de Toulouse-Lautrec, Sarah Bernhardt dans Phèdre, 1893. © Bibliothèque nationale de France.
23Cette même année 1920, l’actrice jouait le rôle d’Athalie : elle entrait en scène sur une chaise à porteurs, habillée avec un large costume qui la faisait devenir gigantesque ; selon André Antoine, elle avait l’aspect d’une « statue polychrome15 », une sorte d’entité surnaturelle qui avait déjà dépassé les limites de la vie. En effet, la Bernhardt dans le rôle d’Athalie, avec ses mains qui se crispaient avec effort aux accoudoirs de la chaise à porteurs, montrait une tension proche de la rigidité cadavérique ; le maquillage aussi, plutôt qu’apaiser les marques de sa vieillesse, semblait la momifier. Ainsi, dans La Voyante, sa dernière interprétation cinématographique, le visage de la divine Sarah est un masque affreux : il est curieux de constater que vingt ans auparavant, Toulouse-Lautrec avait prévu les injures du temps dans une caricature qui représentait l’actrice dans le rôle de Phèdre et qui aurait pu faire partie des caricatures des Gens de spectacle d’Honoré Daumier.
24L’exhibition de soi-même, véritable caractéristique existentielle et artistique de Sarah Bernhardt, arrive jusqu’à des conséquences extrêmes lorsque l’actrice fait étalage de ce que d’autres auraient pudiquement essayé de cacher : la proximité de la fin dans ses aspects les plus troublants, presque une annonce de l’inévitable dernière décomposition, une sorte d’évocation du visage de Dorian Gray, comme l’a bien montré Georges Banu16.
25Le visage de la Duse obéit à une cohérence différente mais également inflexible. Cinq ans après la fin de sa liaison avec d’Annunzio, en 1909, la Duse, abandonne le théâtre jusqu’en 1921. En 1916, elle participe au film Cenere de Febo Mari, l’unique expérience cinématographique de sa carrière17. Une dizaine d’années sépare les images de Cenere des photos de la Duse dans le rôle de Rebecca West (dans Rosmersholm) ou Hedda Gabler : la majestueuse maturité de femme soulignée par ces images a désormais cédé le pas à une vieillesse blanche, immaculée, certainement accentuée par la spécificité du rôle.
26Cenere ne peut pas être considéré comme un témoignage du jeu de l’actrice italienne, même en ce qui concerne son répertoire mimique et gestuel18 : cependant, ce film permet de mettre en évidence la distance entre la Duse et la Bernhardt. Eleonora montre sa vieillesse de façon naturelle ; son visage est en même temps affectueux et douloureux, sans artifices cosmétiques, sans l’exhibition d’une vieillesse fardée aux accents grotesques et apocalyptiques. Certes, tout cela correspond parfaitement au rôle de pauvre mère – et le thème de la maternité perdue avait été vécu par la Duse dans sa chair –, mais on peut affirmer, face à ces images, que pour la Duse Cenere a été une étape fondamentale dans la construction de son image en ses dernières années, une image qui, malgré une vie intense, déchirée et pleine de troubles, tendait vers un véritable apaisement.
27Deux images, prises aux États-Unis, semblent confirmer cette hypothèse : la première, d’Alice Boughton, nous montre une Duse pensive, dans une sorte de recueillement muet et douloureux ; la deuxième, qui date de 1924, prise par Arnold Genthe, peu de temps avant la dernière tournée, se relie aux images de l’actrice dans le film de Febo Mari : Eleonora semble avoir été saisie dans un moment d’inspiration intense, son visage paraît tendre vers quelque chose. Mais son regard est comme voilé et sa peau a désormais la transparence et la pureté de celui qui s’apprête au trépas. La purezza della cenere. La pureté de la cendre, justement.

Eleonora Duse dans le ilm Cenere de Febo Mari, 1916.

Arnold Genthe, portrait d’Eleonora Duse, 1924. © Fondo Duse, Fondazione Giorgio Cini, Venezia.
Notes de bas de page
1 Arthur Gold & Robert Fizdale, La divina Sarah : vita di Sarah Bernhardt, Milan, Mondadori, 1992, p. 348. Nous traduisons les citations en italien.
2 Memo Benassi, L’ultimo viaggio di Eleonora Duse, Vicence, Neri Pozza, 1967, p. 24.
3 Maria Avogadro, lettre à Edouard Schneider, citée par William Weaver, Eleonora Duse, Milan, Bompiani, 1985, p. 381.
4 Sarah Bernhardt, Ma double vie [1907], Paris, Phébus, « Libretto », 2000, p. 261.
5 Pour les scènes de mort de Sarah Bernhardt, voir Laura Mariani, Sarah Bernhardt, Colette e l’arte del travestimento, Bologne, Il Mulino, 1996, p. 128. Pour la vogue des spectacles hypnotiques pendant la deuxième moitié du xixe siècle, voir Clara Gallini, La sonnambula meravigliosa : magnetismo e ipnotismo nell’Ottocento italiano, Milan, Feltrinelli, 1983, p. 119-122.
6 George Bernard Shaw, « La Duse e la Bernhardt », dans Di nulla in particolare e del teatro in generale, Rome, Editori Riuniti, 1984, p. 94.
7 Sur cette dimension de l’actrice, voir la contribution de Romain Piana dans le présent volume, supra p. 203.
8 André Antoine cité par L. Mariani, Sarah Bernhardt, Colette e l’arte del travestimento, op. cit., p. 128.
9 La Porziuncola était la villa d’Eleonora Duse située à Settignano, sur les collines florentines. Le nom de la villa est dérivé de celui de la petite église d’Assise qui fut restaurée par saint François et qui fut le centre du franciscanisme.
10 W. Weaver, Eleonora Duse, op. cit., p. 178.
11 Eleonora Duse citée par Cesare Molinari, L’attrice divina : Eleonora Duse nel teatro italiano fra i due secoli, Rome, Bulzoni, 1985, p. 74.
12 E. Duse, lettre à Arrigo Boito du 1er février 1900, dans Lettere d’amore, Raul Radice (éd.), Milan, Il Saggiatore, 1979, p. 949.
13 C. Molinari, L’attrice divina, op. cit., p. 188.
14 Voir ibid., p. 189.
15 D’après John Stokes, Michael R. Booth & Susan Bassnett, Tre attrici e il loro tempo : Sarah Bernhardt, Ellen Terry, Eleonora Duse, Genève, Costa & Nolan, 1991, p. 81 ; et L. Mariani, Sarah Bernhardt, Colette e l’arte del travestimento, op. cit., p. 128.
16 Georges Banu, Sarah Bernhardt : sculptures de l’éphémère, Paris, Caisse national des monuments historiques, 1994, p. 18.
17 Voir Mirella Schino, Il teatro di Eleonora Duse, Bologne, Il Mulino, 1992, p. 306-307.
18 Voir C. Molinari, L’attrice divina, op. cit., p. 235
Auteur
Professeur d’histoire du théâtre à l’université de Florence (Università degli Studi di Firenze). Spécialiste de la Commedia dell’Arte en France, du Théâtre de la foire et de l’iconographie d’acteur entre le xviie et le xixe siècle, il est aussi directeur scientifique de l’archive numérique d’iconographie théâtrale Dionysos. Il a enseigné comme professeur invité à l’Institut d’études théâtrales de l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 et à l’Université de Caen Basse-Normandie.
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