Le monde rural et la petite bourgeoisie en Europe occidentale au xixe siècle
Quelques réflexions comparatives
p. 435-446
Texte intégral
1La notion de petite bourgeoisie n’a guère la faveur des historiens ruralistes1. Même si la catégorie des paysans indépendants – somme toute une minorité dans les sociétés agraires européennes du siècle dernier – partage avec la petite bourgeoisie urbaine propriété des moyens de production – terre, matériels, maisons – et travail productif, on ne l’a guère étudiée sous ce vocable. Ceci est vrai par exemple pour les contemporains, qui excluaient les paysans des congrès internationaux de la petite bourgeoisie qui eurent lieu irrégulièrement après 1899. C’est ainsi que le comité organisateur belge du premier Congrès international de la petite bourgeoisie, qui se tint à Anvers les 17 et 18 septembre 1899, déclarait : « Nous nous occupons, en effet, des classes moyennes urbaines, c’est-à-dire bourgeoises dans le sens étymologique et rigoureux des mots »2. Quant aux historiens du monde rural, ils emploient le terme de bourgeois pour désigner les « coqs de village », cette catégorie de paysans aisés et propriétaires, plutôt que celui de petits bourgeois.
2Malgré cette réticence à assimiler les paysans aux artisans et aux détaillants, il y a cependant de bonnes raisons, non pour construire comme nouvel objet d’histoire sociale une petite bourgeoisie élargie – comme le fait, par exemple, Adelheid von Saldern pour le XXe siècle allemand3 –, mais pour analyser les homologues ruraux des artisans et des détaillants des villes. Ceux-ci partageaient avec leurs confrères citadins des traits structuraux ; ils pouvaient être étudiés en partant des mêmes problématiques et ils entretenaient des relations avec la ville qui pouvaient être de nature socio-économiques, mais aussi culturelles.
3Longtemps, mais surtout au XIXe siècle, le débat sur les petits producteurs a été dominé par une vision évolutionniste. Celle-ci était partagée par des auteurs aussi différents que Karl Marx et Werner Sombart, et s’interrogeait sur l’indépendance du monde artisanal, commercial et paysan. Or elle considérait la petite production marchande et agricole, les formes de vie et de pensée des artisans comme un palier, une étape nécessairement dépassée au fur et à mesure que le capitalisme avançait. À l’encontre de cette perspective, les études d’histoire sociale récente – qui souvent ont exclu l’artisanat et le petit commerce rural de leurs préoccupations – sont en revanche plus sensibles aux formes d’adaptation et de transformation parallèles à l’élimination des petites entreprises. Pour le Beaujolais, nous devons à Gilbert Carrier une étude pertinente de ce processus. La petite bourgeoisie dont il est question ici sera donc d’une part l’artisanat et le petit commerce rural, de l’autre le monde urbain des petites entreprises artisanales et commerciales et ses rapports avec la campagne.
4L’importance de cette petite bourgeoisie rurale variait d’une société à l’autre suivant le degré d’urbanisation. La Grande-Bretagne a été tout au long du XIXe siècle le pays le plus urbanisé de l’Europe, car 45 % de la population vivait dans les villes de plus de 5 000 habitants en 1850, et déjà 75 % en 1910. Si la Belgique, elle aussi, suivait la même vitesse de croisière (de 34 à 57 %), l’Allemagne ne décollait que tardivement (de 19 à 49 %). Quant à la France, son urbanisation n’était que lente et tardive (de 19 à 38 %)4. C’est pourquoi les composantes rurales de la petite bourgeoisie étaient plus importantes en France qu’en Angleterre. Le fait qu’un tiers des patentables français vivait à la fin du XIXe siècle dans des communes de moins de 2 000 habitants signale l’importance de ce groupe. À la même époque, on comptait en Allemagne pour 1 000 habitants 26,4 maîtres-artisans à la campagne – proportion identique à celle de la ville. Mais il ne faut pas se leurrer sur la précision de ces chiffres. Dans un monde rural dans lequel la pluriactivité était répandue, le fait d’exercer un métier artisanal pendant une certaine saison signifiait autre chose que le travail artisanal constant en ville.
5L’importance de la petite bourgeoisie rurale dépendait aussi de la nature de l’exploitation agricole des régions dans lesquelles elle se trouvait. Une économie rurale florissante faisait des villages et des bourgs des centres commerciaux et d’échange entre petites communautés paysannes. Des artisans et de petits commerçants participaient à l’élargissement des marchés ruraux et à l’accroissement du pouvoir d’achat rural. Cette évolution pouvait être favorisée par des réformes étatiques. C’est ainsi qu’après 1807 la réforme agraire dans la province de Brandebourg (Prusse) a augmenté le pouvoir d’achat de la paysannerie et a favorisé l’évolution d’un marché local. L’accroissement du nombre des artisans ruraux en était le résultat évident. Dans le canton de Potsdam, entre 1819 et 1846, le nombre des boulangers ruraux quintupla, celui des charpentiers et des menuisiers tripla, dépassant aussi bien l’évolution urbaine que l’accroissement de la population dans le canton. Généralement on a souligné pour l’Allemagne – et ceci peut aussi être le cas pour d’autres pays d’Europe centrale – que plus la Gutswirtschaft dominait, plus le nombre des artisans ruraux était faible5.
6L’économie rurale reposait largement sur la pluriactivité et sur des revenus familiaux combinant travail de la terre et activités artisanales ou commerciales. Dans la mesure où des « structures foncières d’équilibre » (Gilbert Carrier) reposant sur une large paysannerie propriétaire de la terre étaient plutôt l’exception que la règle en Europe, prédominaient des stratégies combinant exploitation d’un lopin de terre et travail salarié comme ouvrier agricole ou conciliant calendrier agricole et périodes d’activité artisanale ou commerciale. L’augmentation du nombre des artisans ruraux dans la première moitié du XIXe siècle en Allemagne est dans cette perspective surtout le signe de la précarité de l’existence à la campagne. Mais sous ce rapport aussi des différences étaient notables en Europe. Même si la propriété de la terre restait inégalement répartie en France, elle y était plus facilement accessible aux familles ayant des ressources réduites qu’en Angleterre ou que dans les terroirs de la Prusse dominés par le pouvoir des Junkers. Là, le ben entre la terre et les activités artisanales était plutôt lâche, car les artisans essayaient de vivre uniquement de leur activité professionnelle, mais en acceptant un niveau de vie modeste, à l’exception des meuniers et des boulangers. Le paysan ferblantier de Maire (Sarthe) étudié par Frédéric Le Play était une figure familière de la campagne française et il se distinguait nettement des artisans de l’Est prussien6. Au milieu du XIXe siècle, il s’était mis à son compte et employait un apprenti qui, lui-même, s’apprêtait à suivre l’exemple de son patron. Le petit capital qu’il avait pu accumuler était investi dans une maison et des terres. Pendant qu’il dirigeait l’atelier, sa femme filait et, ensemble, ils cultivaient leur jardin et leur terre.
7C’est surtout dans les régions d’économie paysanne que la pluriactivité était répandue et nécessaire. Celles-ci ne connaissaient guère l’activité industrielle, textile ou métallurgique, susceptible de fournir un salaire, le Verlagssystem ou le travail à domicile. Il s’agit plutôt de la sécurité que des liens avec la terre et la culture paysanne donnaient aux ateliers indépendants d’artisans ou aux boutiques. Dans le canton de Janville, en Eure-et-Loir, une forte proportion des artisans et des commerçants possédait aussi des lopins de terre dont la propriété était particulièrement répandue parmi les meuniers, maçons, cafetiers, cabaretiers, épiciers pour qui le travail agricole était une activité complémentaire, mais secondaire. Presque toutes les maisons des artisans avaient des annexes liées au travail de la terre pour lequel ils engageaient souvent des ouvriers et des membres de leur famille. Il n’y avait pas de difficulté à faire entrer les activités d’un maçon ou d’un cordonnier dans le calendrier du travail agricole, et la gestion familiale d’un café ou d’une auberge pouvait facilement être intégrée aux rythmes d’une journée paysanne. Cette pluriactivité ne se limitait pas à la France ; elle était aussi répandue dans les régions paysannes de l’Allemagne. Au milieu des années 1880, à Adelsheim (Baden) par exemple, les deux tiers des artisans étaient en même temps paysans ; en 1907, en Schleswig-Holstein, il en était de même pour la moitié d’entre eux7.
8Gustav Schmoller, économiste et politicien social, établissait un lien entre la prospérité des artisans et une structure sociale dominée par la petite exploitation agricole. Il écrivait à la fin du XIXe siècle : « La petite industrie est plus répandue là où la petite propriété et la petite exploitation prédominent, dans des régions caractérisées par de grands villages plutôt que par des fermes employant une main-d’œuvre nombreuse et plutôt par un grand nombre de petites et moyennes villes que par de grandes villes entourées d’une campagne dépeuplée »8. L’expérience anglaise semble confirmer la pertinence des variables proposées par Schmoller. D’un côté, la structure agraire caractérisant la majeure partie de l’Angleterre était dominée par la grande propriété agricole et la grande exploitation qui augmentaient le pouvoir d’achat à la campagne, qui faisaient appel aux artisans ruraux et s’adressaient aux commerces ruraux. Même la population rurale salariée formait un marché de consommation bien que celui-ci restât limité. De l’autre, la grande exploitation agricole et l’importance du travail salarié à la campagne laissaient peu de place à la pluriactivité. Celle-ci néanmoins subsistait : une catégorie d’indépendants avait été importante jadis dans les campagnes anglaises, combinant des revenus provenant du commerce, de la terre et peut-être aussi des transports, et elle avait été pendant longtemps le ferment d’une culture politique au village. On peut donner en exemple ce cordonnier du village d’Aysgarth, dans le Yorkshire, qui faisait ses affaires dans un rayon de vingt miles en 1860, affaires qu’il combinait avec un peu de travail agricole. C’est le processus des enclosures qui a surtout affaibli ce groupe dès le milieu du XIXe siècle en rendant difficile l’accès à la terre qui lui avait été essentiel. Mais il survivait cependant par endroits, par exemple à Corsley dans le Wiltshire. Là, une forte proportion des artisans, au début du XXe siècle, possédait de petites exploitations agricoles et un tiers des paysans avait généralement d’autres occupations dans un métier ou un commerce. Quand, dans les années 1880 et 1890, la petite exploitation familiale était considérée par les politiques comme une solution aux problèmes des ouvriers agricoles, il était tout à fait significatif que les lopins de terre aient été achetés non pas par les ouvriers mais par les artisans et les commerçants des villages9.
9Toutes ces évolutions démontrent que les artisans ou les petits commerçants jouaient partout en Europe un rôle primordial dans l’économie rurale. Ils étaient associés aux travaux agricoles comme les charrons et les forgerons, partout présents. D’autres approvisionnaient la population rurale, tels tailleurs et cordonniers dont le déclin était patent vers la fin du siècle. La répartition des artisans et des détaillants variait selon la taille des lieux ainsi que selon leurs fonctions. Une étude de la Picardie a démontré que pendant le XIXe siècle les artisans nécessaires à l’agriculture et à la consommation locale étaient plus nombreux que les détaillants. Dans les années 1830 même les plus petits villages avaient leur meunier, leur menuisier et leur forgeron. Vers la fin du siècle, la présence des épiciers, bouchers et boulangers ainsi que celle des magasins de mode et de nouveautés démontre la grande complexité de l’économie villageoise et le déclin de l’autoconsommation10. Dans le Loir-et-Cher, les régions les plus isolées avaient – il n’y a rien de surprenant à cela – la plus faible densité d’artisans et de petits commerçants. En revanche là où se développaient les transports par routes, rivières et chemins de fer, la population augmentait et les structures du marché se mettaient en place. Là, la petite entreprise était plus présente. L’amélioration des moyens de transport, qui dans la longue durée ruinait les petites entreprises rurales, pouvait dans le court terme accélérer leur transformation et même augmenter leur importance. C’est ainsi que les charpentiers d’Artland se transformèrent en menuisiers lorsque le chemin de fer facilita l’achat de meubles. Dans d’autres régions, les artisans et les petits commerçants jouaient le rôle de médiateurs entre les paysans et l’économie régionale ou nationale. À Condrieu, des tonneliers servaient d’intermédiaires entre vignerons et négociants11.
10Les commerçants étaient plus nombreux dans les villages anglais qu’en France. C’est seulement dans des régions économiquement avancées tel que le Nord de la France que des densités à l’anglaise furent atteintes. Au milieu du XIXe siècle, et donc à un moment où les artisans ruraux étaient déjà menacés, des villages moyens du Nord du Yorkshire possédaient un épicier, un boucher, un marchand de draps et un cabaretier. Beaucoup d’activités artisanales, depuis longtemps établies dans la campagne toulousaine, étaient déjà en déclin vers 1850, la fabrication de paniers ou de lacets par exemple. Le déclin des moulins à eau et des moulins à vent et le développement des grandes fabriques de chars réduisaient aussi les fonctions du charron. D’un autre côté se multipliaient les artisans liés à l’entretien des chevaux, dont le nombre augmentait, tels que les forgerons, les selliers et les bourreliers.
11En même temps, une concurrence accrue, due à la croissance urbaine, réduisait les artisans ruraux à des travaux de réparation, dont ils n’avaient cependant pas le monopole. Un observateur de l’évolution rurale notait par exemple que « les propriétaires des coûteuses moissonneuses, charrues à vapeur et machines à battre le blé ne les confiaient pas aux mains rocailleuses d’un maréchal ferrant villageois » ; ils appelaient plutôt le représentant du fabricant12.
12La crise des années 1870 a eu partout en Europe une importance clé pour le développement de l’artisanat rural. En Angleterre, les liens de ce dernier avec le village s’affaiblissaient au fur et à mesure que la concurrence urbaine s’accroissait et que les prix agricoles baissaient. Les investissements des paysans en immeubles et en matériel stagnaient ou régressaient. Cette évolution ne pouvait que nuire aux artisans et aux commerçants. Soutenir la concurrence avec la ville, ce qui s’avérait difficile pour les charrons et les forgerons, devenait quasi impossible pour les tailleurs et les cordonniers dont le nombre chuta brutalement. C’est surtout dans des lieux d’échange assez importants, comme Ashford en Bedfordshire, que les conséquences de ces changements furent durement ressenties. Si les marchands et artisans avaient leur clientèle dans un rayon de dix miles, les enfants de ces petits bourgeois durent quitter la campagne plus que ceux des ouvriers13. Pendant la dépression, les revenus réels des ouvriers augmentèrent. Si quelques commerçants des villages en profitèrent certainement – peut-être le boucher et l’épicier –, en règle générale cependant, la concurrence des villes et l’amélioration des moyens de transport réduisirent la variété des boutiques dans les villages. Les habitants de la campagne faisaient de plus en plus leurs achats au marché de la ville le samedi, et ceux qui ne se déplaçaient pas étaient approvisionnés par les voitures que les bouchers, épiciers et marchands de toile envoyaient dans les villages14.
13Comme les exploitations et l’intégration au marché variaient considérablement selon les pays et les régions, il est difficile de formuler des jugements définitifs sur l’impact que la dépression a eu pour les artisans et les commerçants ruraux. À Kiebingen, dans un village du Wurtemberg, l’évolution correspond au cas général. La proportion des artisans ruraux dans la population recula de 36 % (1882) à 17 % (1910). Cordonniers et tisseurs travaillant pour les besoins locaux furent principalement touchés, alors que subsistaient les métiers les plus riches et ceux qui répondaient à des besoins journaliers. Les métiers de la construction surtout étaient florissants, bien que leur situation fût instable15. En France, dans des régions aussi diverses que le Beaujolais, le Calvados et la Beauce, les activités artisanales reculèrent. Mais ce déclin fut moins net dans des régions économiquement avancées : la population y était en hausse, une population non agricole pouvait profiter de la baisse des prix et la fin de l’autoconsommation ouvrait à maintes entreprises des perspectives d’avenir. Les campagnes du Pas-de-Calais abondaient en bouchers, boulangers et pâtissiers. L’exemple d’une petite commune de l’Eure montre la variété des évolutions à l’intérieur d’une seule communauté. À la fin du XIXe siècle, le nombre des tailleurs, cordonniers et meuniers déclinait comme celui des aubergistes, qui perdaient avec les chemins de fer bon nombre de leur clients. Cependant résistaient les forgerons et la plupart des épiciers16. Même si les métiers subsistaient, il faut souligner partout en Europe, avant 1914, la tendance au vieillissement des artisans et des commerçants. Les jeunes et les fils des familles de la petite bourgeoisie rurale migraient dans des proportions plus grandes que d’autres groupes sociaux ; ils laissaient l’atelier ou la boutique à leurs parents, et donc aux vieux. Cette migration était possible parce que les familles petites bourgeoises avaient souvent le moyen d’établir les jeunes en ville, et elle leur apparaissait nécessaire parce qu’elles attendaient tellement de leur activité qu’elles supportaient mal la dureté des temps.
14Au tournant du siècle, la situation semble s’être stabilisée parce que les entreprises qui survivaient à la crise trouvaient un marché assez large pour leurs productions ou leurs services. Reste que tout au long du XIXe siècle, des artisans ou des commerçants – peu importe qu’ils aient eu ou non un revenu agricole – avaient perdu de leur importance dans la communauté villageoise. Les contemporains, eux aussi, constataient cette évolution, comme le romancier anglais Thomas Hardy caractérisant Dorset : le village « contenait d’habitude, outre la population rurale, une classe intéressante et mieux informée qui se trouvait juste au dessus de celle-ci – des maréchaux ferrants, des charpentiers, des cordonniers, des marchands ambulants, les épiciers qui formaient l’échine de la vie du village ». Il avait le sentiment qu’ils étaient en déclin vers 1880 – il est vrai que tout déclinait vers 1880, de l’avis de Hardy – ! Mais ce recul appauvrissait certainement les communautés villageoises17.
15Dans les villages, les artisans et détaillants ne jouaient pas seulement un rôle économique, mais aussi un rôle politique. Ce n’était pas seulement le cas dans les régions de grande propriété telles que l’Est de l’Angleterre ou le Bassin parisien, où propriétaires et paysans ne laissaient guère d’autonomie politique aux ouvriers agricoles et où artisans et détaillants les remplaçaient quasiment dans la contestation politique et sociale. Dans les petits villages du Limousin, ils propageaient tout au long de la Monarchie de Juillet et du Second Empire des idées radicales, et Ted Margadant a pu démontrer que des liens entre les petits bourgeois radicaux campagnards et les villes de marché pouvaient expliquer la géographie de l’insurrection de 185118. En France comme en Angleterre, ces artisans et ces détaillants ruraux étaient géographiquement plus mobiles, plus souvent nés ou mariés dans d’autres communautés que les paysans. Ils ne distribuaient pas seulement des biens, mais aussi des idées, à la campagne et ils innovaient même dans l’utilisation des prénoms. Dans la région de Niort par exemple, paysans et ouvriers agricoles donnaient la préférence aux noms de saints, et c’étaient des artisans et de petits commerçants qui introduisaient des prénoms comme Alix et Georgine. Leur instruction plus poussée, la diversité de leurs contacts sociaux et culturels, leur position en marge du pouvoir rural dominant leur donnaient une importance comme opposants politiques et religieux ainsi que comme organisateurs de la vie associative à la campagne. C’est ainsi qu’en Angleterre, au XIXe siècle, les non-conformistes, à la campagne, se recrutaient parmi les artisans, les commerçants et les petits paysans. Michael Home a dépeint son père, maçon-menuisier qui possédait un lopin de terre dans un village du Lincolnshire vers la fin du XIXe siècle et qui était en même temps un Oddfellow et un radical. Cette tendance vers un engagement non-conformiste au sens large explique aussi pourquoi les commerçants du village et les maîtres-artisans jouèrent aussi un rôle important dans la création des syndicats agricoles en Angleterre dans les années 1870. Y furent actifs des hommes comme George Rix, épicier-grossiste à Norfolk, prédicateur laïque des Primitive Methodist Church, radical actif et secrétaire local de la National Agicultural Labourers’Union 19.
16On peut dans cette perspective se demander si, dans certaines parties de l’Europe au moins, le recul du nombre et de l’importance des artisans et des commerçants à la campagne n’a pas eu des conséquences sur la nature des mouvements politiques. Dans la mesure où ils perdaient de leur poids économique et social et où l’exode rural devenait plus fort dans leurs rangs, la propagation d’un agrarisme ou d’un populisme cachant mal les intérêts de la grande propriété terrienne semblent avoir pu influencer assez facilement le monde rural.
17Si donc l’importance de la petite bourgeoisie à la campagne est incontestable, des études détaillées manquent encore pour qu’on puisse en déceler toutes les facettes. Son rôle de médiateur tant culturel que politique ou économique représente une perspective de recherche intéressante. Non seulement la petite bourgeoisie joue un rôle important à la campagne, mais la campagne, elle aussi, influe sur le monde des maître-artisans et des commerçants urbains. Les remarques suivantes essaieront de caractériser cet impact et de démontrer comment la campagne a pu influencer la formation et le caractère d’une petite bourgeoisie urbaine. Ce lien pourra être cherché d’une part dans la migration vers la ville et dans l’importance des petites entreprises urbaines dans les stratégies d’intégration des migrants, d’autre part dans les liens qu’artisans et boutiquiers urbains maintenaient avec leur groupe d’origine.
18L’accès facile à l’indépendance peut expliquer l’attrait que la petite entreprise exerçait sur les migrants ruraux, si bien que Joseph Bernard a pu expliquer par leur arrivée massive dans le commerce de détail des villes la crise du petit commerce français. Ce phénomène ne fut pas nouveau car presque les deux tiers des petits bourgeois parisiens provenaient de la campagne. En outre l’expansion du secteur de l’épicerie dépendait principalement de l’arrivée des ruraux et de l’investissement de leurs économies. Comme les métiers de l’alimentation ne demandaient guère de qualification ou de capital, les migrants de la Loire moyenne étaient sur-représentés au milieu du XIXe siècle parmi les propriétaires des épiceries et des cafés. Ce phénomène n’était pas limité à Paris car, à Caen et à Lyon, on trouve le même afflux. À Lyon, par exemple, entre 1836 et 1852, 86 % des boulangers provenaient de la campagne et, entre 1878 et 1914, ce pourcentage se maintenait au taux élevé de 78 %. Certes, tous les migrants arrivant de la campagne n’avaient pas une origine paysanne, bien que la combinaison entre économies paysannes et ambitions familiales fût répandue. Parmi les artisans et boutiquiers parisiens arrivés de la Loire moyenne, 31 % appartenaient à des familles paysannes, 31 % à des familles boutiquières et 25 % à l’artisanat. Quelquefois les métiers qu’ils exerçaient à Paris étaient directement liés à leur origine. C’était par exemple le cas des vignerons qui ouvraient un bistrot ou s’établissaient comme marchands de vin. Mais, globalement, ces liens étaient plutôt rares, car les qualifications apprises au village pouvaient difficilement être transférées à la ville20.
19La situation à Londres fut différente. En 1851 le pourcentage des épiciers nés en dehors de la capitale était sensiblement égal à celui des migrants dans la population adulte (45 et 46 % respectivement). Une comparaison entre les métiers et les commerces endogènes ou exogènes ne donne pas des résultats clairs. Certes, une indépendance facilement accessible comme celle des aubergistes (66 % d’entre eux étaient immigrés) pourrait correspondre à l’exemple français ; il n’en va pas de même des marchands de nouveautés qui, eux aussi, présentaient un taux important d’immigrés (71 %). On aurait pu s’attendre à voir des métiers comme celui de marchand d’huile et de couleurs dominés par des ressortissants de Londres (seulement 32 % de migrants), mais la prédominance des Londoniens d’origine parmi les regrattiers (31 % de migrants) est étonnante21. Cette différence avec la France peut au moins en partie être ramenée à des structures agraires différentes. C’est surtout dans les régions caractérisées par la petite paysannerie qu’on trouve en Angleterre de petites entreprises urbaines dirigées par des migrants. Ceci est vrai de la partie agricole du Cumberland où le yeoman capital permettait aux migrants de se mettre à leur compte comme détaillants ou comme artisans dans les villes industrielles de la côte vers le milieu du XIXe siècle. 11 en est de même des migrants venant des parties agricoles du Wales qui ouvraient des échoppes dans les communautés minières et s’approvisionnaient auprès d’amis et de membres de leur famille restés à la campagne. Ces structures ne furent pas fréquentes en Angleterre et, bien que le pays ne fût pas aussi totalement dominé par la grande culture qu’on ne l’a dit, il était néanmoins beaucoup moins caractérisé par une agriculture et des aspirations paysannes que d’autres pays. En évoquant l’origine de sa famille, Thomas Lipton, qui a créé ensuite une chaîne du commerce de détail, a montré comment, en Grande-Bretagne aussi, la mentalité paysanne a pu par endroits se marier avec l’entreprise urbaine. Ses parents, qui dirigeaient à Glasgow une épicerie après avoir fui la famine irlandaise, recevaient toujours une bonne partie de leur lard, de leur beurre et de leurs œufs des paysans irlandais. Un séjour aux États-Unis avait appris à Thomas Lipton des méthodes de gestion différentes de celles de ses parents, qui ne cherchaient dans leur échoppe que la sécurité jadis procurée par la petite propriété paysanne. Cette mentalité, plutôt rare en Angleterre, était très répandue en France. De petits commerçants parisiens d’origine auvergnate conservaient leurs habitudes de vie frugale, d’économie, de travail dur et leur peur de perdre ce qu’ils avaient péniblement accumulé comme richesse22.
20Une petite entreprise était pour des familles paysannes ou rurales un moyen de s’introduire dans le monde urbain sans pour autant perdre leur indépendance. Économies ou héritages pouvaient permettre à un enfant de s’établir en ville. Tous étaient moins attirés par la culture urbaine que par le rêve de faire fortune. Le changement de lieu et les ambitions qui s’y attachaient ne signifiaient nullement une rupture avec le milieu d’origine. C’est ainsi que les propriétaires de boutiques et d’ateliers originaires de la province tendaient à se marier dans leur milieu local, et que les épiciers parisiens recevaient très souvent des prêts de leur famille, donc de personnes restées à la campagne. Pour les Auvergnats qui ouvraient à Paris un commerce de métaux ou de vin, un café ou un petit hôtel, c’est la dot de la femme et la possession de terres qui permettaient d’obtenir les prêts nécessaires à la bonne marche de leurs affaires. Par ailleurs, ceux qui réussissaient à Paris achetaient souvent du terrain ou une maison dans leur commune d’origine : s’ils y revenaient peu, ils avaient ainsi une sécurité quand ils cherchaient du crédit en ville, outre la perspective de retourner chez eux, une fois retirés – ce qu’ils faisaient rarement23. Bien que les relations établies par les Auvergnats dans Paris et entre la capitale et la province fussent particulièrement denses, elles soulignent combien les rapports étaient complexes entre la campagne et la petite entreprise urbaine. On en sait beaucoup moins à cet égard sur l’Allemagne où les contemporains étaient moins frappés par l’arrivée des ruraux. C’est peut-être pour cette raison que les historiens s’y sont moins intéressé. Reste que la survivance des corporations et des droits municipaux a certainement entravé l’immigration dans les villes. En 1803, à Esslingen, dans une véritable « home town » du Wurtemberg, 77 % de tous les maîtres-artisans étaient nés en ville, et ce pourcentage augmenta un peu pendant les vingt années suivantes. Dans la mesure où les corporations s’affaiblissaient, ces entraves étaient moindres. Mais ce n’est qu’en 1845 que le pourcentage des artisans originaires d’Esslingen tomba à 50 %. Cette particularité des villes de l’Allemagne du Sud n’est pas encore connue dans ses détails24.
21Une fois installés en ville, les petits bourgeois ne niaient pas leur origine rurale, mais maintenaient des rapports avec leur pays d’origine. Des associations telles que celles des Auvergnats jouaient un rôle important pour maintenir parmi les migrants des traditions et des souvenirs régionaux souvent ré-élaborés et édulcorés. Transfert de certaines sommes d’argent, investissement dans l’achat des terres et des maisons au pays d’origine, déjà évoqués, ne tardaient pas à entrer en concurrence avec les exigences de la vie urbaine. C’est ainsi que la majorité des artisans et des épiciers tendaient à acheter des immeubles de rapport en ville plutôt que de la terre. Si l’on fait exception des petits commerçants lyonnais qui continuaient à être attirés par l’acquisition d’un petit vignoble ou d’une petite maison en dehors de la ville, la majorité des petits bourgeois français investissaient eux aussi dans la pierre. D’autres liens cependant continuaient d’exister dont il a déjà été question. Au moment de se marier, les migrants retournaient souvent dans leur milieu d’origine, et on peut aussi se demander – même si des études précises manquent – si des visites réciproques maintenaient des rapports.
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22Ces réflexions comparatives sur le lien entre la petite bourgeoisie et la campagne montrent l’importance de l’approfondissement de cette recherche. Elles peuvent aussi révéler que des dichotomies familières à une certaine histoire de l’Europe cachent autant qu’elles révèlent : ainsi la dichotomie entre le monde rural et la petite bourgeoisie, qui a une place centrale, bien que changeante, dans la société rurale. De même l’opposition entre ville et campagne. L’analyse de la petite bourgeoisie atteste surtout qu’elle est un lien entre les deux mondes qui importent à l’historien du changement social au XIXe siècle. Pas de meilleure conclusion à un article dédié à Gilbert Carrier, qui a ses racines à la fois dans la ville de Lyon et dans la campagne française.
Notes de bas de page
1 Pour une perspective plus large sur la petite bourgeoisie voir : Geoffrey CROSSICK et Heinz-Gerhard HAUPT, The Petite Bourgeoisie in Europe, 1780-1914, Londres, 1995.
2 Oscar PYFFEROEN, dans Congrès international de la petite bourgeoisie, Bruxelles 1900, p. 50.
3 Adelheid von SALDERN, Der Mitelstand im 3. Reich, Francfort/New York, 1978.
4 Paul BAIROCH, Taille des villes, conditions de vie et développement économique, Paris, Edition de l’École des hautes études en sciences sociales, 1977, 421 p., traduction anglaise, Cities and Economie Development, Londres, 1988, p. 221.
5 H. HARNISCH, Agrareform und industrielle Revolution. Agrarhistonsche Untersuchungen über die Zusammenbänge zwiscben den kapitalkistischen Agrarreformen und der Herausbildung des Inneren Marktes als Vorauisetzun g für die Industrielle Revolution, Diss. B, Université de Rostock 1978, pp. 313- 325. Pour l’exemple de Potsdam, ibidem, p. 340.
6 Frédéric LE PLAY, Les ouvriers européens. Etudes sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières en Europe, Paris, 1855, p. 26o et sq.
7 Friedrich LENGER, Sozialgeschichte der deutschen Handswerker seit 1800, Frankfurt 1988, p. 118 et sq. ; Friedrich LENGER, « Das Landhandwerk im neuzeitlichen Deutschland. Grundlinien der Entwicklung », dans Essener Geographische Arbeiten, 26, 1995, pp. 3-11.
8 Gustav SCHMOLER, Zur Geschichte der deutschen Kleingewerbe im 19. Jahrhundert. Statistische und nationalökonomische Untersuchungen, Halle 1970, p. 316.
9 Royal Commission on Labour (Agricultural Labour), general report by Mr WC Little. Parliamentary Papers 1893-1894, XXXVII, 2, p. 139 ; Royal Commission on the Agricultural Dépréssion, PP 1894, XVI, 1, Q. 552.
10 Philippe PINCHEMEL, Structures sociales et dépopulation rurale dans les campagnes picardes de 1836 à 1936, Paris, Librairie Armand Colin, 1957, pp. 129-140.
11 Christophe MONTEZ, Aspects du vignoble au pays de Condrieu, 1800-1914, Mémoires de maîtrise sous la direction de Gilbert Garrier, Université Lumière-Lyon 2, 1990, 2 volumes, 210 f° et annexes.
12 P. A. GRAHAM, The Rural Exodus, Londres, 1892, p. 39.
13 B. J. DAVEY, Ashewell 1830-1914 : The Décliné of a Village Community, Leicester, 1980, pp. 55-57.
14 A. JESSOP, Arcady. For Better for Worse, Londres, 1887, pp. 12-13 ; F. GRESSWELL, Bright Boots, Londres, 1956, pp. 98-103.
15 W. KASCHUBA et Carola LIPP, Dörfliches Üherleben. Zur Geschichte materieller und sozialöer Reproduktion ländlicher Gesellschaft im 19. und frühen 2o. Jahrhundert, Tübingen, 1982, pp. 167-169.
16 Yves RINAUDO, « Un travail en plus : les paysans d’un métier à l’autre (vers 1830-vers 1950) », dans Annales, économies, sociétés, civilisations, tome 42, n° 2, mars-avril 1987, pp. 283-302.
17 T. HARDY, « The Dorsetshire Labourer », dans Longmams Magazine, 2, 1883, pp. 268-269.
18 TedW. MARGADANT, French Peasants in Revoit. The Insurrection of 1851, Princeton, Princeton University Press, 1979, 379 p.
19 Alun HOWKINS, Poor Labouring Men : Rural Radicahsm in Norfolk, 1872-1923, Londres/Boston, Routlegge and Kegan Paul, 1985, pp. 51-52.
20 Jean LE YAOUANQ, « Aspects de l’immigration départementale à Paris au XIXesiècle : les commercants et artisans ligeriens », dans Cahiers de l’Institut d’histoire de la presse et de l’Opinion, n° 3, 1974-1975, pp. 12-18.
21 Sample of 1851 London census énumération districts.
22 Françoise RAISON-JOURDE, La colonie auvergnate de Paris au XIXe siècle, Paris, Commission des travaux historiques, 1976, 403 p.
23 Ibidem.
24 S. SCHRAUT, Sozialer Wandel im Industrialisierungsproze_ : Esslingen 1800-1870, Sigmaringen, 1989, pp. 226-227.
Auteurs
Professeur d’histoire contemporaine, University of Essex
Professeur d’histoire contemporaine, Universität Bielefeld
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