La fille du Juif-Errant
p. 179-188
Texte intégral
1Lorsque Paul Féval publie pour la première fois sa version de la légende du Juif-Errant dans Le Musée des Familles en 1864, il est déjà bien connu du public à cause du succès des Mystères de Londres et du Bossu. Il a déjà produit une œuvre considérable qui, sans être scandaleuse, ne passe pas pour un modèle de littérature édifiante :
« Sans doute, la mère ne donnera pas ces livres à sa fille – mais que de pages elle lui lira qui lui fortifieront l’esprit et le cœur. »
2Féval n’écrit peut-être pas pour les jeunes filles. Toujours est-il qu’il composa des Romans enfantins publiés par Le Musée des Familles. Le Juif-Errant, conte pour les grands enfants, en fait partie. C’est un texte comique, assez complexe, qui brouille les pistes dans un enchevêtrement d’anecdotes et de références plus ou moins crédibles. Il faut d’abord tenter de démêler l’écheveau avant de s’interroger sur sa signification.
3Un jeune garçon de onze ans, le vicomte Paul, boude parce que ses parents sont allés au bal de la Préfecture. Pour faire la fête lui aussi, il demande au cuisinier de préparer un bon repas qu’il partage avec son maître d’armes, son précepteur, sa nourrice et une étrange petite fille, Lotte, surnommée on ne sait pourquoi et il est interdit d’en parler : la Fille du Juif-Errant. On boit du chambertin, et comme on est de bonne humeur on décide de chanter. La nourrice sort de sa poche un gros rouleau de chansons à un sou et l’on entonne La Complainte du Juif-Errant. Lotte, l’étrange petite fille, pâlit et annonce l’arrivée de son père avant de disparaître. Arrive alors un vieillard imposant, appuyé sur un bâton de voyageur, accompagné d’une petite fille.
4Pendant ce temps, à la Préfecture, on médit des parents du vicomte Paul. De son père surtout. On raconte que quoi qu’il fasse, il lui restera toujours cinq sous, comme dans la légende du Juif-Errant, qui est, dit-on, si drôle. A ceux qui demandent des éclaircissements, une commère explique qu’autrefois, les parents de Paul, si pauvres qu’on les appelait les Savray-Pain-Sec, ont reçu la visite du Juif-Errant. C’est sans doute à lui qu’ils doivent leur fortune.
5Intervient alors un personnage tout à fait cocasse, le docteur Lunat. C’est un médecin aliéniste célèbre pour avoir guéri un notaire qui se prenait pour un crocodile. Il affirme être le Juif-Errant en personne, condamné à marcher depuis dix-huit siècles. On se moque de lui. Mais les rires sont interrompus par l’annonce d’une catastrophe. La maison du vicomte Paul brûle. On se précipite. Les flammes dévorent tout malgré le courage des pompiers. Heureusement, Paul est sauvé par l’intervention du voyageur barbu qui disparaît après sa bonne action.
6Plus le lecteur avance et plus il se rend compte qu’il existe des rapport curieux entre les personnages du roman et les histoires qu’ils racontent. On se met à glisser peu à peu des contes de bonnes femmes à la réalité. Le Juif-Errant n’existe pas seulement dans les livres. Il intervient dans la vie des personnages et il n’est pas seul puisque, comme chacun sait, ils sont partout. On a vu apparaître un premier Juif-Errant. C’est lui qui a sauvé le petit Paul. Mais le narrateur, le curé, le docteur Lunat, qui ont consulté les grands auteurs, nous préviennent qu’il existe non pas un Juif-Errant, mais une pléthore de juifs errants.
7Le plus célèbre est Ahasvérus, dit Isaac Laquedem. Il est né, disent certains auteurs, de l’imagination populaire et il « recouvre la miséricordieuse parole du Sauveur qui promet la pénitence finale du peuple juif ». C’est un personnage positif. Il expie son péché en sauvant des femmes, en protégeant les enfants, en secourant les blessés. Invulnérable, il marche depuis dix-huit siècles, accompagné d’une petite fille.
8Malheureusement, précisent d’autres auteurs, ce personnage positif est toujours suivi d’un personnage négatif (« Quand l’UN se montre, L’AUTRE n’est pas loin »). Ce double « diabolique » d’Ahasvérus, c’est le soldat Ozer qui tendit au Christ une éponge imbibée de vinaigre. « Le plus mal embouché des juifs errants » introduit son âme indigne dans le corps des honnêtes gens et en fait des crapules. Le bon Juif-Errant est facile à reconnaître, il a toujours le même aspect : c’est un noble vieillard à longue barbe. Mais le mauvais Juif-Errant est impossible à reconnaître puisqu’il prend l’apparence de ceux en qui il se réincarne.
9Il en va de même pour le troisième Juif-Errant, moins pernicieux, qui occupe lui aussi des corps usurpés. C’est l’incarnation de Cataphilus, le portier de Ponce-Pilate, qui a la faculté de faire délirer des hommes haut-placés, médecins ou académiciens. Il n’est pas vraiment dangereux. Ce n’est qu’un bavard.
10Grâce à ces explications, la conduite mystérieuse de certains personnages s’éclaira dans la seconde partie du roman. Nous sommes à Paris, un peu avant la Révolution de 1830. Le vicomte Paul, qui a grandi, est maintenant au collège Henri IV. Il vit misérablement avec sa mère. Son père s’est déshonoré. Il a triché au jeu, déserté, tué, volé. Il va être traduit devant le Conseil de Guerre. Comment a-t-il pu en arriver là, lui qui fut un officier exemplaire ? Il n’est plus lui-même, mais la réincarnation d’Ozer, le mauvais Juif-Errant. Le vicomte Paul va devoir se battre contre un insolent qui l’a insulté. Mais le bon Juif-Errant veille. Pendant le duel, il dresse sa haute taille entre les combattants, et l’épée de l’adversaire de Paul se brise contre son corps.
11Ce n’est pas la seule bonne action d’Isaac Laquedem qui a fort à faire pendant la Révolution de 1830. Il est à Paris pour profiter des vingt-quatre heures de repos auxquelles il a droit tous les siècles. De plus, « le voyageur éternel a la faculté de rester en tout lieu où il y a peste, famine ou guerre. Ça lui compte comme marche forcée. » Il se rend à la Maison des Juifs. Là se livrent à la débauche une pléthore de juifs errants, et aussi Hérodiade, la compagne d’Ozer, « une très belle femme, ayant l’accent allemand, chargée d’embonpoint et de diamants faux, qui buvait là d’énormes quantités de kirsch-wasser ». Dans ce mauvais lieu dirigé par Madame Putiphar, les juifs errants rendent hommage au plus mauvais d’entre eux, Ozer, qui a pris l’apparence du père du petit Paul et qui « balance avec grâce son verre à bière plein d’eau-de-vie ». Lorsqu’ils apprennent que le bon Juif-Errant est à Paris, ils décident de l’assassiner en profitant des émeutes de 1830. Ils l’arrêtent sur une barricade, lui donnent un coup de sabre, le piétinent, lui crachent à la figure. Hérodiade lui jette au visage un flacon d’acide prussique, on lui tire dessus (mais les balles retombent aplaties comme des pièces de monnaie), on l’étrangle, on le noie. En vain. Le bon Juif-Errant est immortel et il va se venger des mauvais juifs.
12Le récit devient alors absolument grand-guignolesque. Le mauvais Juif-Errant, Ozer, a décidé de changer de corps pour la cent quatre-vingt et unième fois. Il veut devenir le fils du plus riche banquier du parti libéral. Le transfert des âmes s’opère à la Maison des Juifs par l’intermédiaire d’un monstre qui passe de l’ancien corps au nouveau corps. Mais le bon Juif-Errant intervient. Il empêche la réincarnation d’Ozer en saisissant le monstre aux cheveux. Ozer n’avait que trois minutes pour « opérer les déménagements de son âme. Passé ce temps, si son âme reste entre deux selles, elle meurt. »
13Le bon Juif-Errant ne se contente pas de tuer l’âme d’Ozer. Il profite de l’occasion pour massacrer à coups de bâtons tous les juifs errants qui « faisaient orgie » et pour assommer Hérodiade d’un coup de gros bout. « Tous ces meurtres, précise Féval, passèrent inaperçus à la faveur de la guerre civile. D’ailleurs chacun de ces braves Israélites avait déjà été roué, pendu, fusillé et guillotiné nombre de fois, selon les temps. Tous se portent à merveille au moment où nous traçons ces lignes. »
14Le Juif-Errant reprend alors sa marche. Il possède une cassette dans laquelle se trouve une infinité de flacons microscopiques qui contiennent les âmes de ceux dans lesquels les mauvais juifs errants se sont réincarnés. Sont ainsi rangées côte à côte, les âmes du secrétaire du cheval de Caligula, du chimiste des Médicis, de ce bon Ravaillac, de Cartouche, de Marat... et de quelques personnages bien connus de notre histoire. Isaac Laquedem descend dans les entrailles de la terre, arrive dans les Limbes, et restitue quelques âmes, tout particulièrement celle du père du vicomte Paul.
15La famille est réunie à nouveau. Tout va se terminer au mieux. Le vicomte Paul va épouser la fille du Juif-Errant, charmante demoiselle rencontrée à Paris. Le Juif-Errant va poursuivre sa route après avoir envoyé un baiser à ceux qu’il aimait. Mais Paul s’aperçoit avec effarement que le vieillard est toujours accompagné d’une petite fille. C’est que la Fille du Juif-Errant est double, comme l’explique le curé. Elle sera à la fois l’épouse de Paul et l’éternelle petite fille, errante comme son père.
16Dans ce roman, Paul Féval s’amuse. Il joue à mettre en place une machine compliquée où tout est à la fois parfaitement invraisemblable et parfaitement logique. Chaque élément insolite trouve sa justification au fur et à mesure que l’histoire progresse. Presque tous les personnages de la première partie, qui ont été présentés comme des êtres anodins bien qu’un peu singuliers, ont eu affaire avec Isaac Laquedem ou sont des réincarnations des mauvais juifs errants. Lotte mérite effectivement son surnom de Fille du Juif-Errant. Les parents du Vicomte Paul doivent leur fortune au Juif-Errant qui est venu mourir et renaître chez eux. C’est pour cela qu’il est interdit de parler de la légende. Le grand père et le père de Paul sont des réincarnations d’Ozer, tout comme Sir Arthur, personnage épisodique qui reluquait la comtesse et hurlait la nuit, selon un poète tourangeau : « J’étouffe ! Je meurs ! Eloignez de moi ce Galiléen et sa croix. » De Sir Arthur, le narrateur avait pourtant dit qu’il ne savait pas qui il était !
17Le docteur Lunat est lui aussi un juif errant. C’est la réincarnation du portier de Ponce-Pilate. Il préfère devenir, pendant la Révolution de 1830, une sorte de cordonnier mage, ami du Prince de Polignac. Si le texte est si plein d’indices et de clins d’yeux, c’est que le monde, est plein de juifs errants. Comme dans Les Habits Noirs, nul n’échappe aux griffes d’une société occulte tentaculaire.
18Paul Féval fait ostensiblement du Paul Féval et parodie en même temps les stéréotypes du roman noir. Citons par exemple ce paysage allemand, traversé par Isaac Laquedem qui se rend dans les Limbes :
« Nous allons, par cette matinée pâle, sous les sapins géants qui virent passer tant de fantômes. Ceux-là savent que les morts vont vite. Cette neige est le linceul de l’éternelle ballade. Ce vent roule des soupirs de spectres. C’est la gaieté germaine : hourra !
Hourra ! cela sent le cimetière. Voilà de la vraie poésie ! Ces Huns sont de joyeux compagnons. Hourra ! Suaires, cercueils, ossements, crânes desséchés, tombeaux qui s’ouvrent ! Les Allemands s’amusent : hourra ! hourra ! La patrie prussienne pour toujours ! »
19La légende du Juif-Errant est devenue une sorte de farce qui s’éparpille en une multitude d’anecdotes cocasses contées avec une désinvolture très savante. On en comprendra mieux la portée en rappelant ses circonstances de composition et sa place dans l’histoire du mythe.
20Le roman de Féval a été publié une première fois en juin 1864 dans Le Musée des familles sous le titre : Le Juif-Errant, conte pour les grands enfants. Il était illustré par Yan d’Argent. Il fut réédité deux fois chez Michel Lévy sous le titre du Vicomte Paul. Il fut ensuite republié en 9 épisodes dans Les Veillées des Chaumières de novembre 1877 à janvier 1878 sous le titre : La Fille du Juif-Errant, sans la mention Conte pour les grands enfants mais avec les illustrations de Yan d’Argent. C’était le premier roman du premier numéro de cette revue très catholique qui voulait lutter contre l’influence pernicieuse de la mauvaise littérature en proposant aux lecteurs des campagnes des lectures à la fois édifiantes et musclées. A partir de 1878, ce même texte fut publié plusieurs fois en volumes chez Victor Palmé, toujours sous le titre La Fille du Juif-Errant.
21Cette édition en volumes est précédée d’une lettre à Edmond Biré qui donne quelques renseignements sur la genèse de l’œuvre et sa signification.
22Féval raconte à son ami qu’à l’époque où il écrivait Les Mystères de Londres il embaucha un page et s’acheta un cheval « qui s’appelait Juif-Errant à cause du succès d’Eugène Sue ». Le cheval mourut au bout de six mois. Le page l’enterra dans un parc et raconta au jardinier la première partie de l’histoire que Féval nous transmet à son tour. L’autre partie, précise Féval, « l’incendie de la maison du Juif-Errant, me fut contée à Bléré auprès de Tours, mais on ne sut pas me dire pourquoi le logis incendié portait ce nom. J’ai réuni ces deux tronçons qui me paraissaient aller ensemble et je les ai collés à l’aide d’un ciment d’érudition fantaisiste, fourni par un très savant médecin que j’aimais à consulter, dès qu’il ne s’agissait point de ma santé. Il n’ignorait rien au monde, sinon peut-être son métier, et j’ai trouvé juste de lui donner une place dans mon récit, sous le nom de docteur Lunat. »
23Féval avoue qu’il a écrit et publié ce « conte à dormir debout » à une époque où il ne songeait guère à se convertir. En le relisant, il s’est aperçu qu’il pouvait bien prendre place dans la série de ses livres « expurgés ». 11 suffisait de faire çà et là, dans le texte primitif, « une rature ou un changement ». Effectivement, une lecture attentive des deux versions du texte, celle du Musée des Familles de 1864 et celle des Veillées des Chaumières de 1877, prouve que Féval n’a pas changé grand chose à son roman. Il s’est contenté de quelques suppressions infimes, de quelques ajouts très courts qui marquent encore davantage ses options politiques et religieuses.
24Voici quelques exemples de ces variantes qui ne changent pas radicalement le sens du texte mais en précisent la portée :
ont été supprimés quelques détails qui pouvaient manifester un manque de respect à l’égard des institutions religieuses. Lorsque le docteur Lunat raconte une histoire incroyable, Féval écrit, pour Le Musée des Familles : « On écoutait aussi bien qu’au sermon ». Ce qui devient, dans Les Veillées des Chaumières : « On écoutait, croyez-moi si vous voulez. »
ont été ajoutées, dans Les Veillées des Chaumières, quelques paroles pieuses qui prouvent les bons sentiments de la Fille du Juif-Errant. « Dieu bon, pardonnez à mon père, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », dit-elle deux fois.
d’autres propos édifiants renforcent la piété de la mère du Vicomte Paul. Lorsque son fils s’écrie : « ma vie qui est à toi », elle rectifie « qui est à Dieu ! » Il arrive même au narrateur de prêcher, mais brièvement, dans un ajout de quelques lignes : « L’âme ne meurt pas, si ce n’est de cette mort terrible dont parle l’Ecriture, et qui est le châtiment éternel, mais les coquins meurent, même ceux à qui la patience céleste accorde ces longs répits qui étonnent les siècles. »
les révolutionnaires de Juillet étaient déjà observés avec une ironie méprisante dans Le Musée des Familles. On lisait, à propos des professeurs athées, montés sur les barricades pour faire un cours de libre pensée : « Ces professeurs sont des chiens hargneux, sauf le respect qui leur est dû : pour les empêcher d’aboyer, il suffit d’un os qu’on leur jette. » Dans Les Veillées des Chaumières, Féval ajoute : « Mais si on les laisse mâcher à vide, ils mordent. Et leur morsure donne la rage ». Les insurgés ne sont pas mieux servis. Dans Le Musée des Familles, on lisait : « La comtesse Louise arriva [...] jusqu’au Petit-Pont, gardé d’un côté par des hommes en blouse, de l’autre par des dragons. » Dans Les Veillées des Chaumières, les dragons sont devenus « ceux qui défendaient l’héritage de Saint-Louis », et les hommes en blouse « ceux qui jouaient au colin-maillard des révolutions ».
25Dans Le Musée des Familles, les révolutions ne servent qu’à ceux « qui ont su deviner ce qu’on gagne de pouvoir, d’honneur et d’argent à plaider la cause sans cesse perdue de la misère. » Dans Les Veillées des Chaumières, il ne s’agit plus de parvenir en plaidant une cause perdue mais « de se servir de la misère comme d’une artillerie pour jeter bas les maisons de l’aumône ». La radicalisation est évidente. Les émeutiers ne s’attaquent plus à la misère qui est une fatalité, mais à l’Eglise elle-même.
26Féval avoue n’avoir pas l’intention de faire de la politique : « Notre sujet plane trop au dessus de la politique pour qu’il nous soit permis de nous attarder à ces futilités. » Mais il ne cesse de faire de l’ironie sur les révolutions qui sont dues aux journalistes. Dans Le Musée des Familles, il ne parlait que de la Révolution de 1830, avec un mépris hautain. Dans Les Veillées des Chaumières, il est aussi question de la Révolution de 48 :
« Dix-huit ans après, un autre journal devait chasser le roi bourgeois, qui n’était pas un méchant homme, quoiqu’il eût fait dans sa vie de méchantes actions.
Encore du sang, beaucoup, et des ruines.
Maintenant, il n’y a plus de rois, mais il y a toujours des journaux, et les républiques s’entrechassent.
La moitié de Paris y saute quelquefois et les journaux s’amusent. Mais le peuple ? Eh bien ! il gagne sa vie tantôt à démolir, tantôt à rebâtir Paris sur commande. »
27Par la suite, on retrouve dans Les Veillées des Chaumières quelques portraits désobligeants qui ne figurent pas dans Le Musée des Familles, comme celui d’un rédacteur du Journal des Débats :
« Au cœur même du Journal des Débats, dans le sanctuaire grave, moisi, humide, doctrinaire, hérétique, intègre, accommodant, inflexible et fondant où se boulange le sophisme universel, un homme, un garde-vue, un docteur, coiffé du dernier cheveu janséniste, écrivait, passionné comme un loueur de bouées, l’article séculaire. »
28On le voit, ces variantes ne sont pas nombreuses. Elles accentuent simplement la fidélité de Féval à l’Eglise catholique et son mépris pour les révolutionnaires surtout lorsqu’ils sont professeurs ou journalistes. L’arme favorite du pamphlétaire est l’ironie. Cette ironie qui transforme un mythe exploité par Eugène Sue vingt ans plus tôt en « conte à dormir debout ».
29Il faut maintenant situer cette « féerie d’aventures », cette farce, dans l’histoire du mythe du Juif-Errant. Edgar Knecht nous permet d’en reconstituer les étapes1. Le mythe est fondé sur un sujet très mince. Le drame se joue en quelques secondes. Le Christ chancelant sous le poids de la croix demande à un simple cordonnier de se reposer sur un banc : il est durement repoussé. Ce geste suffit pour qu’un personnage ordinaire se voie infliger un châtiment terrible : l’errance éternelle. Le mythe apparaît en Europe au XVIIe siècle et disparaît dans les dernières années du XIXe siècle. Selon les lieux et les périodes, il est ou non fortement teinté d’antisémitisme, édifiant ou comique. Au XIXe siècle, il fait l’objet de versions théâtrales très spectaculaires, de versions antisémites (comme celle de Béranger par exemple) ou de versions savantes comme celle d’Edgar Quinet. Le mythe aboutit dans ce cas à la rédemption du Juif qui représente l’humanité. C’est cette veine-là qu’exploite Eugène Sue. Isaac Laquedem va mourir, enfin pardonné. Ce n’est pas un individu solitaire, c’est l’expression de la souffrance de l’artisan humilié, bafoué qui entrevoit la fin de ses malheurs :
« Mes frères à moi... l’artisan de Jérusalem, l’artisan maudit du Seigneur qui, dans ma personne, a maudit la race des travailleurs, race toujours souffrante, toujours déshéritée, toujours esclave, et qui, comme moi, marche, marche sans trêve ni repos, sans récompense ni espoir, jusqu’à ce que les femmes, hommes, enfants, vieillards, meurent sous un joug de fer.... Joug homicide que d’autres reprennent à leur tour, et que les travailleurs portent ainsi d’âge en âge sur leur épaule docile et meurtrie. »
30Sue ajoute à la rédemption du Juif-Errant celle de la juive errante, Hérodiade, incarnation de la femme maudite (elle n’est pour Féval qu’une grosse dame qui boit du kirsch).
31Ce n’est pas le lieu d’exposer les théories d’Eugène Sue. On se contentera de rappeler qu’il exprime par ce mythe le combat du bien et du mal. Il renverse les données traditionnelles, antisémites et antiprotestantes. Les personnages positifs sont les descendants d’un protestant persécuté qui transmit, par l’intermédiaire de juifs d’une honnêteté scrupuleuse, une fortune considérable à ses héritiers ; les personnages négatifs sont les Jésuites, prêts à toutes les bassesses pour s’emparer du magot. Ils sont responsables de tous les maux de la création et on ne doit qu’à leur seule présence l’impossibilité de bâtir tout de suite le meilleur des mondes. L’œuvre est un plaidoyer pour l’association fouriériste qui mettra fin aux misères de l’artisan et à l’exploitation de la femme. Elle expose en même temps nombre de théories humanitaires, religieuses et paternalistes, grosses d’idéalisme quarante-huitard.
32L’énorme succès du roman de Sue a mis le Juif-Errant à la mode. On le présenta en chair et en os à l’Exposition de 1844. Satires, parodies, réfutations se sont multipliées. Puis, sous le Second Empire, on assista à une offensive contre le mythe tel que les écrivains d’avant 48, Quinet, Sue, l’abbé Constant, l’avaient créé. Très sévère pour toutes les données de la légende, Nisard détestait l’identification « des maudits de la terre avec le Juif-Errant ». Knecht montre comment le mythe meurt, faisant place au spectacle, devenant l’occasion de représenter sur la scène une mer de glace, un naufrage, un carnaval, le Jugement dernier. Sue lui-même, dans l’adaptation théâtrale de 1849, réduit la portée de son sujet.
33La version de Féval procède de cette démythification de l’idéalisme quarante-huitard. L’histoire du Juif-Errant cesse d’être un mythe comme dans les oeuvres de Quinet ou d’Eugène Sue, pour redevenir une légende, un conte à dormir debout, un thème de complainte traversé par une idée chrétienne teintée d’antisémitisme. Il ne doit pas être pris au sérieux. Loin de servir à l’émancipation de la femme et du prolétaire, à la remise en question de certaines idées reçues, il n’est bon qu’à amuser les enfants et à détourner les lecteurs des campagnes de livres qui répandent des idées dangereuses.
34La Fille du Juif-Errant de Paul Féval est donc tout à fait à sa place dans Les Veillées des Chaumières.
35Fondé en 1833 par Emile de Girardin et ne disparaissant qu’en 1900, Le Musée des Familles est un périodique publiant des documents historiques et géographiques, des articles de grande vulgarisation, des romans feuilletons et parfois des comptes rendus de livres ou de spectacles. Il s’adresse à un assez large public. Ce n’est pas le cas des Veillées des Chaumières, revue militante par bien des aspects. En durcissant son texte pour flatter la droite provinciale par des plaisanteries désabusées sur les révolutions, sur le bavardage des professeurs, Paul Féval fait plus que raconter de simples histoires.
36Il prend part au combat que mènent les militants des Veillées des Chaumières contre l’impiété, la libre pensée, les socialistes, les anarchistes, les juifs et les francs-maçons. Comme le veut l’éditeur Blériot, il lutte contre le mauvais roman sur son propre terrain. Il porte la bonne parole dans les campagnes en ôtant toute crédibilité à une légende populaire qui fut susceptible d’interprétations dangereuses. Et il lui substitue un conte abracadabrant pimenté de propos réactionnaires.
Notes de bas de page
1 Voir E. Knecht, « Le Juif-Errant, éléments d’un mythe populaire », in Romantisme, n° 9, 1975, et « Le Mythe du Juif-Errant, esquisse de bibliographie raisonnée (1600-1844) », Romantisme, N° 8, 1975.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014