Le petit journal et la femme en 1865
p. 97-111
Note de l’éditeur
La lecture de cet article pourra être utilement complétée par celle de notre communication faite au colloque de jumelage des Universités de Cologne et de Clermont-Ferrand, en mai 1976 : Langage « populaire » et langage « littéraire » dans le Petit Journal. Actes du colloque, à paraître prochainement.
Texte intégral
1La femme est l’un des thèmes constants de la petite presse du XIXe siècle. Un thème parmi d’autres que le Petit Journal ne pouvait éviter de traiter1.
2Mais avec le Petit Journal, c’est aussi un problème nouveau qui se pose. La femme ne peut se réduire à un thème journalistique. Moïse Millaud se donne en effet pour objectif ambitieux de conquérir un vaste public, d’en faire reculer aussi loin que possible les limites. Dans cette perspective, la femme peut prétendre au titre de lectrice, aux côtés de l’homme : le Petit Journal récuse toute ségrégation du sexe féminin.
3C’est pourquoi se pose le problème du contenu du journal : il doit être « lisible » de tous, même de cette catégorie spécifique qu’est le public féminin. Et si le Petit Journal parle de la femme, il doit le faire sans froisser la sensibilité de ce public, en en suscitant même l’intérêt. On ne fait pas un journal à succès seulement en réduisant son prix de vente à un sou ; la modicité du prix lève simplement un certain nombre d’obstacles — financiers — qui écartent un large public de sa lecture. Encore faut-il que par son contenu, le journal gagne le public qui au départ n’existe qu’à l’état virtuel2.
4Lorsque Timothée Trimm rédige son éditorial pour le numéro du 1er janvier 1865, c’est avec fierté qu’il fait l’éloge du Petit Journal. Un éloge qui tourne autour de deux idées essentielles : l’énorme responsabilité des rédacteurs du journal dont les articles vont être lus par « la population entière d’un pays intelligent et civilisé » ; la nécessité de faire du Petit Journal, encore et toujours, un organe utile, dispensateur d’un enseignement quotidien.
5La responsabilité d’un journaliste est donc écrasante en raison du nombre des lecteurs, nombre bien plus important que le tirage du journal peut le laisser penser. Si le Petit Journal tire à deux cent mille exemplaires, ce sont « deux millions d’yeux » qui le lisent. Ce n’est pas étonnant puisqu’il y a des femmes, des enfants,... dans son auditoire ». Le Petit Journal n’est pas le journal du chef de famille, c’est le journal de la famille. Comme le fait dire Victor Cochinat à l’une de ses (supposées) correspondantes :
6« Je suis femme et par conséquent lectrice du Petit Journal3 ». Timothée Trimm, de son côté, affirme :
« Madame peut lire sur votre épaule, ma plume est de fabrique française et connaît les lois de la galanterie.
Mademoiselle peut lire après sa mère cette lettre quotidienne ; elle n’y trouvera rien qui soit attentatoire à la majesté de sa jeunesse »4.
7Avec le Petit Journal, le public féminin n’est plus réservé à des journaux particuliers, comme les journaux de mode, les journaux destinés aux jeunes filles, ou encore les journaux d’inspiration confessionnelle5. Le Petit Journal fait accéder à la lecture du même journal que l’homme, non plus une élite féminine isolée et quelque peu suspecte parce qu’elle sort des lectures réservées à son sexe, mais des catégories nombreuses et diverses de femmes.
8De plus, chose tout-à-fait remarquable, en se faisant journal pour les deux sexes, le Petit Journal se fait en même temps journal pour toutes les classes sociales, et donc pour les femmes de toutes les classes sociales :
« Et dans ce nombre, toutes les classes se coudoient (...) Le Petit Journal, que la grande dame du noble faubourg fait acheter chaque soir par sa femme de chambre, est aussi le divertissement quotidien de la gentille ouvrière à la fin de sa journée.
Cette main vaillante, qui a tiré dix heures durant l’aiguille rétive et qui n’a jamais fait ses classes, se délasse à tenir pendant une demi-heure — cette feuille de papier qui constitue son courrier du soir.4
9Le Petit Journal dans sa conquête d’un vaste public aborde ainsi de front deux problèmes qu’il découvre intimement liés : la conquête d’un public populaire ; la conquête d’un public féminin. Cette conquête passe nécessairement par la découverte d’un dénominateur commun à l’ensemble des classes et couches de la société. Dans sa visée universaliste, le Petit Journal « doit faire la part de toutes les aspirations, de tous les cultes, de toutes les susceptibilités ». Conception qu’Emile Zola lui-même soutient de toute sa conviction, lorsqu’il fait dire à « l’Humanité intelligente et forte » appelée à devenir progressivement la lectrice du Petit Journal :
« Vous ménagez les divers éléments qui sont en moi, vous réussissez... à plaire à une multitude, tâche difficile et délicate, et vous accomplissez le miracle étonnant de contenter tout le monde sans égratigner personne ».6
10Comment ce miracle est-il possible ? En proscrivant la politique. Proscription rendue inévitable d’ailleurs par la législation sur la presse. Pas de presse à un sou, si un quotidien est politique, s’il est déjà contraint, par suite du droit de timbre, de faire subir au lecteur une dépense incompressible de six centimes. Proscription aussi qui répond à une démarche bien plus profonde. Si au regard de la diversité des classes sociales, la politique est un facteur de division, au regard d’un public féminin, elle est objet de scandale. La femme, par la nature de son sexe, est en effet exclue d’un certain nombre de domaines de la vie sociale. Sans doute ces exclusions ne sont pas éternelles. Timothée Trimm montre très bien par exemple l’évolution des mœurs à l’égard des femmes de lettres7. Jadis elles étaient des parias :
« Il a existé longtemps parmi nous une autre espèce de paria féminin. C’est la femme qui écrit... qui tache ses petites phalanges d’albâtre dans l’encre bourbeuse.
Byron l’exécrait.
Molière la railla,
Et l’épithète de bas-bleu fut longtemps une invective. »
11Etre femme de lettres, c’était donc le signe d’une impureté, symbolisée par la tache d’encre ; c’était aussi se situer dans la lignée scandaleuse de Sappho :
12« On se montrait jadis, dans les salons, Corinne ou Sappho, comme des phénomènes, comme des exceptions regrettables... des singularités ».
13Néanmoins le temps a fait reculer les préjugés, et les femmes de lettres n’ont plus été femmes de lettres en marge de la société, c’est-à-dire en marge de la morale du siècle :
« Des femmes auteurs sont venues prendre leur place dans l’œuvre moralisatrice du siècle :
Elles ont été aimées, recherchées, admirées.
Mme de Girardin, Sophie Gay, Anaïs Segalas, Mélanie Waldor, ont détruit les premières préventions.
George Sand a modifié sa première manière pour écrire ses admirables petits chefs-d’œuvre de grâce et de sentiment.
Et voici André Léo qui, à l’horizon littéraire, a pris sa place au soleil...
La femme de lettres n’est donc plus, de nos jours, une excentrique, une audacieuse, une paria ».
14Il n’en reste pas moins que la femme qui se consacre à la politique est toujours une paria à l’époque. La manière dont Timothée Trimm parle de George Sand est significative. Il blâme toujours sa « première manière », c’est-à-dire celle où le message politique et social est le plus évident, celle qui la portait à prendre pour pseudonyme un nom masculin, tout comme André Léo, dont Timothée Trimm loue les débuts littéraires, mais qui sera vouée aux gémonies après sa participation à la Commune de Paris. Il la blâme parce que la femme doit se consacrer à un certain type de littérature, celui qui célèbre les idées morales dominantes dans le siècle. Timothée Trimm est très explicite quand il fait l’éloge de Mme Alix Bressant, auteur d’un roman intitulé précisément Une Paria :
« A notre époque où le domaine intellectuel s’est agrandi, la main d’une femme peut se servir avec fruit d’une plume, quand, à l’exemple de Mme Alix Bressant, elle défend les traditions de la famille, les conventions sociales, la morale et les bonnes mœurs. »
15Rien à voir par conséquent avec la démarche provocante de la George Sand quarante-huitarde, de la George Sand qui parallèlement condamnait une République qui, en juin 48, fusille ses prolétaires. Rien à voir non plus avec les femmes des salons du XVIIIe siècle, propagatrices des idées nouvelles de la philosophie des Lumières, et que Timothée Trimm se garde d’évoquer.
16Si le Petit Journal, en raison de sa conception de la femme, rejette la politique, établit une discrimination entre l’homme et la femme, en même temps il veut parler aux deux sexes un langage commun. C’est là un point important, le constat d’une certaine égalité, et, avec toutes les limites qu’il implique, il marque un progrès considérable dans les mœurs. Les autres journaux sont peu à peu obligés d’en tenir compte et d’adopter une attitude similaire, comme par exemple l’Evénement de Villemessant qui veut concurrencer le Petit Journal, en le surpassant par la qualité littéraire, et se trouve amené à déclarer, après avoir constaté que « les dames figurent au moins pour les deux-tiers » dans la liste des abonnés :
« Il faut, pour que l’Evénement pénètre et s’installe au sein du foyer domestique, qu’il puisse sans inconvénient ni danger pour le sexe ou pour l’âge, flâner sur la table du salon commun »8.
17Le Petit Journal — et d’autres journaux avec lui — prend ainsi en compte les transformations de l’opinion française sous le Second Empire. Il est amené à répondre aux aspirations du peuple, des « classes ouvrières », comme on dit à l’époque, qui veulent faire entendre leur voix, qui posent le problème de l’instruction populaire, dont le principe découle pour elles de l’existence du suffrage universel, quelles que soient les limites qu’il rencontre encore dans son expression, et à répondre à un courant d’opinion qui de plus en plus milite en faveur de l’instruction des femmes. Double courant d’idées qui se manifeste avec une puissance grandissante puisque d’une part Victor Duruy est amené à créer l’enseignement secondaire féminin en 1867, et que d’autre part, en 1869, au programme de Belleville est inscrit le principe de l’instruction primaire, obligatoire, laïque et gratuit. Le Petit Journal, au fond, s’appuie sur ces courants d’idées : il y répond à sa manière et globalement en les associant. On comprend pourquoi Timothée Trimm proclame si haut sa volonté de faire de sa chronique quotidienne « un perpétuel enseignement », en même temps qu’« un divertissement quotidien » : en s’adressant au public féminin de la même façon qu’il s’adresse au public populaire peu cultivé, le Petit Journal essaie « sous la forme la plus familière et la moins aride, de mettre à la portée de tous, l’art, la science, la morale vulgarisée »4.
18On ne peut méconnaître cet aspect du Petit Journal attentif aux changements de la société. On risquerait par exemple de ne pas comprendre le double aspect du journal de Moïse Millaud. On risquerait par exemple de ne pas comprendre comment à côté d’images traditionnelles de la femme — mais aussi d’images traditionnelles des classes laborieuses — on peut trouver une série de thèmes beaucoup plus modernes.
19En ce qui concerne la femme en effet, les thèmes journalistiques, lieux communs plus ou moins renouvelés, voisinent avec des développements beaucoup plus profonds, apportant une réponse à des questions que se posent les contemporains.
20Les lieux communs sont à la source de certaines images stéréotypées de la femme. Quelques-unes de celles-ci découlent du postulat selon lequel il n’existe pas d’antagonisme entre les classes sociales, que les hommes comme les femmes se caractérisent par leur nature humaine et non par leur appartenance à des couches sociales diversifiées, que les femmes sont de nature féminine avant d’être duchesse ou lingère. La nature féminine se manifeste ainsi de façon visible dans des situations privilégiées, celles où la femme s’affirme comme femme. Par exemple au bal9, qui devient même sous la plume de Timothée Trimm « le Bal », un « mot magique » qui rend à la femme son âme :
« Le Bal !
On a beau habiter un chef-lieu de canton, être entouré d’une population primitive, — annoncez un bal, la fille d’un laboureur et la fille d’un pair tressailleront ensemble.
Toutes les femmes sont égales devant la mazurka, la valse ou le quadrille ».
21S’il est nécessaire de distinguer parmi les femmes qui vont au bal leur origine sociale, ce n’est pas pour souligner les différences de fortune, ce n’est pas pour opposer luxe et pauvreté, c’est pour souligner, en même temps que leur fraternité de sexe, leur différence de constitution : les femmes les plus à plaindre sont paradoxalement les plus riches, qui risquent « la Fluxion de poitrine », cette méchante fée du bal ; tandis que les « danseuses du peuple, du village, de la chaumière », « qui sont forcées de s’en aller dans la voiture de Saint Crépin, c’est-à-dire pédestrement »,
« celles-là m’inquiètent moins que leurs sœurs les opulentes... Elles marchent... elles agissent... elles n’ont pas à braver l’immobilité d’une séance en véhicule.
La fatigue de la marche entretient et excite même la température du sang... Et pourvu qu’elles soient bien couvertes, elles peuvent braver les rigueurs des nuits d’hiver... dont les fêtes sont si divertissantes. »
22Nombreux sont les articles consacrés au bal dans le Petit Journal comme dans la petite presse en général. Les rédacteurs du Petit Journal, de façon constante, insistent sur le caractère interchangeable des femmes qui le fréquentent. Ainsi le Bal masqué de l’Opéra, depuis la révolution de juillet, est envahi par le peuple : « cette réunion autrefois privilégiée est aujourd’hui ouverte à la multitude », et Auguste Villemot oppose le présent au passé, en laissant poindre sa nostalgie d’un temps désormais révolu :
« Après la révolution de juillet, l’Opéra afferma ses bals, qui changèrent de physionomie : on y admit les masques de la rue, qui, sous des travestissements grotesques ou sordides, y introduisirent les dames échevelées qui y régnent aujourd’hui (...)
Adieu les galanteries parfumées d’ambre et de poudre à la maréchale, les marivaudages esquissés dans le boudoir et continués dans le foyer.
Le peuple de la Courtille avait envahi le temple des divinités lascives du dix-huitième siècle : tout se corrompit, et l’argot du Catéchisme poissard succéda aux délicatesses licencieuses de Faublas et des Liaisons dangereuses »10
23Auguste Villemot voit dans ces transformations le résultat d’une implacable loi historique qui rend désuètes les mœurs aristocratiques :
« le bal masqué a subi la loi commune ; il s’est démocratisé. »
24Cette démocratisation fait d’ailleurs s’estomper les différences de classes. Désormais toutes les femmes, y compris celles de l’aristocratie, rivalisent dans le genre poissard. Par exemple, pendant le Carnaval, comme le note Auguste Villemot, alors que le bal est partout,
« Paris a été éclairé comme une tour de Nesle. Une guirlande d’équipages et de fiacres, sans solution de continuité, serpentait autour de la ville. Les plus grandes dames étaient en Canotières et en Poissardes ; les hommes les plus graves en Folies ou en Paillasses »11.
25De ce point de vue, une femme ne se distingue guère plus d’une autre.
26En vérité, ce qui dans le Petit Journal différencie les femmes ce sont essentiellement leurs qualités morales. Il est de vertueuses et de mauvaises femmes. Timothée Trimm, en rendant compte d’une pièce de Barrière et Lambert-Thiboust, Les Jocrisses de l’amour12, stigmatise, indigné, les filles de mauvaise vie :
« Le ridicule de notre époque, c’est le règne de ces filles sans pudeur, sans esprit, souvent sans attraits, dont le contact atrophie les plus généreux élans.
Elles ont beau parler un argot trivial,
Elles ont beau se peindre à la gouache,
Elles ont beau ensevelir leur jeunesse défunte sous un linceul de poudre de riz...
Elles trouvent encore des gens distingués de naissance, — vaillants de cœur, — qui les prennent pour des femmes, comme Don Quichotte prenait des moulins à vent pour des géants. »
27Et Timothée Trimm regrette que sur de tels personnages on bâtisse des comédies, que « dupeuses et dupés excitent plus de gaieté que d’indignation ». Le Second Empire est une société aux mœurs relâchées, et à la différence de l’empire romain, il ne trouve pas le censeur qui conviendrait : « le fouet des Juvénals modernes a des lanières en velours épinglé ». Aussi est-ce Timothée Trimm lui-même qui fait parfois office de censeur. Il ironise alors sur les caprices de la mode. Après avoir célébré avec sa faconde habituelle de bonimenteur de premier-Paris, la mode des bijoux d’acier13 il se livre à l’ironie et fait parler la partie plus folle de la population féminine, « les élégantes du demi-monde » qui font comparaître l’acier à leur tribunal pour le condamner. Voici le procureur en jupons, peint en saltimbanque :
« Une jeune dame au lorgnon dans l’œil, au chien peint en vert, à la chevelure teinte en roux, qui parle la langue des ingénues de Clairville et des grands seigneurs de Thibert-Lamboust, remplissait les fonctions d’accusateur public.
Son réquisitoire demeura comme un chef-d’œuvre d’éloquence ».
28Chef-d’œuvre d’éloquence paillasse fondé sur les mauvais jeux de mots qui révèlent l’âpreté au gain de la femme dispendieuse et sans pudeur :
« — Mesdames, a-t-elle dit dans sa péroraison, savez-vous ce que cause l’acier ?... La parcimonie de nos époux... au lieu d’aller chez le joaillier, ils vont chez le brunisseur... au lieu d’étincelles, ils nous donnent des clous ! ! !... ils dépensent des louis en place de billets de banque ; ils ont créé le bijou économique... (...) nous n’exhibons que des simulacres... au lieu de produire les mille feux de joie de la pierre précieuse, nous reflétons les lueurs menaçantes de la lame du couteau... Condamnons l’acier à rester ce qu’il fut toujours, poignard de Damas, eustache de Chatellerault ou lame de Tolède. »
29A cette dénonciation de la cupidité, à cette satire des femmes de moralité douteuse, s’opposent des anecdotes édifiantes où triomphent la vertu et la générosité de l’âme, une générosité présente aussi bien chez l’ouvrière que chez l’aristocrate. La générosité transparaît sur les traits du visage féminin, sur celui de la petite bouchère14 comme sur celui de la femme du mercredi15. Dans les deux anecdotes racontées par Timothée Trimm à quatre jours d’intervalle, les héroïnes ont à peu près la même silhouette, la même grâce. Voici « la Belle Bouchère », Mlle Louise :
« Figurez-vous une jeune femme fine, délicate, mignonne, au point que l’on eût dit qu’un souffle la ferait tomber.
De grands yeux noirs brillaient au milieu d’un visage adorablement mélancolique...
Et sa main était si petite qu’on s’étonnait de ne pas voir quand elle faisait ses additions, la plume rebelle s’échapper de ses doigts. (...) Elle était gracieuse pour tous. »
30La comparaison avec le portrait de « la femme du mercredi des cendres » est éloquente :
« Elle était jeune, grande, distinguée et d’une rare beauté... Figurez-vous la véritable Parisienne, gracieuse, émue, aux généreux élans, à l’âme accessible à tous les grands sentiments... Bien que son costume indiquât une ouvrière, et qu’il était d’une extrême simplicité, il avait cette élégance native qui distingue la toilette des filles de Paris. »
31Au-delà des variations, ce sont les mêmes termes, les mêmes tournures qui réapparaissent, la même impression qui s’impose au lecteur. Comment s’étonner si l’une et l’autre sont capables d’endurer une condition inférieure à la leur. La femme du mercredi des cendres n’hésite pas au lendemain du Carnaval à se mêler à « l’humanité dégradée », ivre, de la Courtille, à subir les quolibets et les insultes de la foule pour retrouver son ivrogne de mari, et le traîner à la maison. Devant tant d’héroïsme, la foule se tait et l’aide à porter le fardeau. Elle a accompli, épouse chrétienne, le plus touchant acte d’humilité qui puisse plaire à Dieu.
32La petite bouchère, elle, est l’amie du pauvre, l’intime des malheureux, la providence de ce quartier populaire qu’est la rue Mouffetard ; elle en transporte d’amour le garçon boucher. Mais en réalité elle n’est pas bouchère ; elle est une fille de vieille noblesse, à qui le médecin a recommandé comme fortifiant pour sa poitrine délicate l’air d’une boucherie et l’odeur tonifiante du sang : rétablie, « Mlle Louise est à l’heure qu’il est, une des duchesses les plus élégantes et les plus belles des bals du grand monde ». Le miracle se trouve dans la simplicité qui triomphe lors même que la jeune fille déroge de son rang. Ainsi en des âmes de cette qualité, rien ne peut dénoncer la condition sociale de la femme : l’ouvrière a la grandeur d’âme et la distinction de la duchesse, et la duchesse a la simplicité de l’ouvrière.
33Ce sont là les qualités des femmes exemplaires du Petit Journal, celles que célèbrent ses rédacteurs, et parmi eux Emile Zola, qui dans un portrait-carte glorifie Gabrielle, la grisette, la jeune fille modèle qui repousse la tentation de la vie facile mais dépendante, source de remords et de souffrances pour l’avenir :
« Je suis jeune, je suis jolie, songeait l’enfant, et il ne tient qu’à moi de porter des robes de soie, des dentelles, des bagues et des colliers, de vivre grassement, nourrie de mets délicats, ne sortant qu’en voiture, oisive et assise toute la journée dans un excellent fauteuil. Mais un jour, après avoir versé toutes mes larmes et surmonté tous mes dégoûts, je m’éveillerais dans la boue et j’entendrais les plaintes de mon cœur qui me réclamerait les affections que je lui aurais refusées. »
34Voilà pourquoi « la belle enfant se constitua... citoyenne de la république des bonnes filles travailleuses et aimantes ». Ce qui lui permet de conserver « ce sourire fin et attendri, cette allure décidée et souple, cette élégance simple et pénétrante. L’enfant, toute grise et toute riante, a le plumage modeste et la gaieté éclairante de l’alouette. »16
35L’image de Gabrielle s’accorde avec les images féminines édifiantes du Petit Journal. Ce sont les mêmes mots, la même peinture au pathétique un peu mièvre. Sans doute y a-t-il un accent original dans la vision de la déchéance qui guette la fille entretenue. Mais cette déchéance n’a pas le caractère tragique que huit mois plus tard, dans l’Evénement17, Jules Vallès trouve à la destinée des filles « malheureuses que quelques-unes envient et dont l’existence agitée, fiévreuse, se termine par une agonie obscure, une mort honteuse dans le ruisseau ou la rivière », de ces « pauvres reines dont le sceptre tombe un jour en béquille et que découronnent un jour les ciseaux du coiffeur de Saint-Lazare ». Sous la plume de Jules Vallès, ce qui finit par s’imposer, c’est une malédiction :
« Malheur à ceux qui n’ont pas de dignité, à celles qui n’ont pas de pudeur ! »
36Dans le portrait-carte d’Emile Zola, rien de tout cela. Seulement une précaution morale de Gabrielle qui veut garder son cœur libre pour un amour vrai. Gabrielle est en tout point l’anti-Nana. Elle est aussi fade que Nana a du relief, et si Zola est appelé à devenir le Juvenal du Second Empire, il n’en a pas encore, dans le Petit Journal, le fouet vengeur.
37Les femmes exemplaires du Petit Journal gardent au fond d’elles-mêmes toujours de leur innocence d’enfant. Aussi n’est-il pas étonnant que la peinture des petites filles soit le prétexte à susciter le même genre d’émotion mièvre, un émerveillement analogue devant des actes qui ravissent le journaliste et qui, s’agissant de la petite fille, ont l’attrait supplémentaire d’annoncer la femme qu’elle sera plus tard. Chez la petite fille qui reçoit ses étrennes, c’est le sentiment maternel qui parle déjà et qui transfigure sa petite personne, comme le montre Victor Cochinat dans une anecdote de nouvel an18 :
« Je désire, écrit-il à ses lecteurs, qu’en cette bienheureuse année 1865, tous mes concitoyens soient aussi contents qu’une petite fille de six ans, toute mignonne et toute blonde, que je viens de voir dans un magasin de joujoux du passage Jouffroy. Et alors l’âge d’or serait sur la terre !
Elle était en admiration, la chère enfant, devant une poupée habillée en mariée, qui disait papa et maman, et tandis que sa mère en demandait le prix, la petite fille, folle de plaisir, les yeux rayonnants de bonheur, sa petite bouche entr’ouverte par l’émotion de la joie, s’était élancée vers la poupée merveilleuse et, ravie, frémissante, sans parole, le souffle oppressé, elle la tenait serrée sur son petit cœur avec une telle énergie de possession qu’il aurait été aussi cruel de lui arracher cette proie charmante qu’à une vraie mère l’enfant de ses entrailles. »
38Quatre jours plus tard, V. Cochinat revient à sa petite fille, cette fois par le biais d’une lettre fictive de sa mère, « la grand-mère de la poupée ». Celle-ci raconte comment la petite fille, pour avoir la poupée, a dû promettre d’être une mère exemplaire, ce qu’il en est advenu, que la poupée est tombée « malade, bien malade », qu’elle a été tendrement veillée, qu’elle est sauvée...
39Tous les ingrédients de la mièvrerie sont présents : les expressions-clichés se multiplient pour évoquer la joie de l’enfant et son instinct de possession ; tout devient merveilleux parce que tout est excessif, tout devient fadement ridicule parce que l’enfant perd sa qualité d’enfant pour être uniquement une petite bonne femme.
40De ce point de vue, la chronique d’Emile Zola du 21 janvier 1865 sur le nouvel an des pauvres, sans échapper à la mièvrerie misérabiliste, est plus originale, dans la mesure où l’écrivain distingue bien le comportement des parents — qui gardent une dignité grave et se refusent à demander l’aumône — de celui de la petite fille qui a le droit de ramasser « sou à sou ses étrennes » et d’avoir une part de bonheur. Avec Zola, au moins, l’enfant est une enfant. Mais c’est une exception dans le Petit Journal, puisque l’on voit Timothée Trimm à son tour reprendre le même thème deux mois plus tard, en le soumettant à toutes les variations possibles. Le « marchand de joujoux » est celui qui, « vulgarisateur de la science morale », initie la petite fille à sa future condition de femme, puisque trois jouets plaisent tout particulièrement aux filles : la poupée, la ménagère, la bergerie19 :
« Il enseigne, à l’aide de charmantes allégories, aux petites filles trois vertus :
L’admiration de la nature, ce chef-d’œuvre divin,
La préoccupation du ménage, devoir de l’épouse soigneuse,
Le dévouement aux enfants, vocation de la femme chrétienne ».
41Timothée Trimm ne conçoit pas ses propos d’une façon purement symbolique : il retourne immédiatement les propositions :
Mais quand l’âge arrive, — quand ces petites gamines deviennent de grandes demoiselles, quand ces demoiselles se marient, les joujoux ne sont pas complètement mis à l’écart.
La poupée qui parle est remplacée par un petit enfant qui crie,
Et le petit ménage et la petite bergerie n’ont pas disparu...
Ils ont augmenté de taille, voilà tout. »
42On ne saurait mieux dire que si la petite fille est une petite bonne femme, la femme est une grande petite fille. D’ailleurs, le titre de la chronique était révélateur : pour annoncer l’ouverture du nouveau bazar de la Ménagère, il avait choisi de s’émerveiller sur les « ménages des grands enfants ».
43Finalement, l’image qui s’impose est l’image de la bonne épouse et de la bonne mère. De l’épouse généreuse et dévouée à son mari et à ses enfants, de l’épouse pieuse20. C’est une image extrêmement académique, mièvre à force d’être édifiante. Toutes les images de la féminité s’organisent autour de cette image d’épouse. La bonne jeune fille, la vertueuse grisette, la petite fille tendent à en être des anticipations, et par là sont une source constante d’émotion de bon aloi. Au contraire, la fille de mœurs douteuse, la demi-mondaine, font naître l’ironie, le sarcasme.
44L’homme lui-même ne peut être jugé en dehors de ses relations avec la femme. Le dandy épris de la fille facile, sans vertu et sans attraits, est un jocrisse de l’amour. En revanche, puisque le mariage est la condition normale de la femme, il est normal de voir l’homme courtiser la jeune fille. Le thème de la cour revient fréquemment sous la plume de Timothée Trimm et des autres rédacteurs : il prend des formes très variées, ingénieuses. Le lecteur, par exemple, assiste au voyage d’un sac de bonbons, offert par un galant à une jeune et jolie veuve qui, agacée de trop d’hommages, en fait cadeau, et le sac, après être passé en diverses mains, finit par provoquer le mariage d’un amoureux trop timide21. Ou bien le mariage vient couronner le zèle d’un amant soumis à une épreuve difficile22. Parfois c’est la jeune fille qui doit faire preuve d’imagination et d’esprit d’initiative, surtout quand elle a un oncle riche, mais négligé, qui veut rester dans un logement abominable de la rue Guénégaud : en lui offrant une « magnifique paire de pantoufle et une calotte de velours vert » qu’elle a brodées elle-même, la nièce arrive progressivement à ses fins, à faire acheter mobilier, équipage, appartement rue Chaussée d’Antin, et à réaliser un mariage prestigieux23.
45Il y a bien sûr les hommes ridicules, en raison de leur attitude excentrique à l’égard des femmes, à commencer par ce célibataire qui ne sait trop se féliciter de la fidélité... de sa canne24, et d’une manière générale tous les vieux garçons25. Ils sont de plusieurs espèces : les uns sont d’anciens Don Juan imprévoyants, « qui ont connu les conquêtes, sans songer au jour où naîtrait le besoin de la paix » ; les autres sont « un type de vieux garçon aimable et charmant » qui « s’est fait de la femme une personnalité élevée et sublime » et puis « est demeuré seul non par misanthropie, mais par humilité » ; et enfin celui « qui a cherché la pierre philosophale, la femme parfaite, sans se rappeler qu’il y a des taches au soleil ». Ce qui les caractérise tous, c’est un certain avachissement :26
« Vivant seul, (le vieux garçon) n’a plus de prétention à la rudesse martiale, — au mépris des saisons rigoureuses, — car il n’a pas à se gêner —, il n’a pas de femme à flatter par sa force et son autorité de Spartiate, c’est un vieux garçon. »
46Ainsi l’absence d’une épouse — l’absence de la femme, faible par nature — aboutit-elle à faire des vieux garçons des hommes un peu dégénérés, qui ont perdu leur prestance virile, et qui règnent, « souverains sans royaume », sur une maison vide :
« Hélas ! c’est une maison sans enfants,
C’est un jardin sans fleurs, un nid sans chanson d’oiseaux. »
47Si importante est la place de la femme dans la vie de la société. C’est elle qui fait l’homme, le polit, lui apporte son bonheur. Car si la femme est source de tout bonheur, elle apparaît rarement comme celle qui jouit du bonheur ; elle n’en jouit que dans la mesure où elle en procure.
48Tout tend dans le Petit Journal à la célébration de la femme épouse et mère. Pourtant une figure fascine les rédacteurs du Petit Journal, Timothée Trimm en particulier, mais ses confrères aussi : celle de Thérésa, la chanteuse qui triomphe à l'Alcazar, et dont les Mémoires sont un succès de librairie. Fascination étonnante à première vue, car Thérésa est loin de correspondre à l’image canon de la femme telle qu’elle tend à se dégager de la lecture du Petit Journal, mais à y regarder de plus près, la fascination est compréhensible. Thérésa est un être en qui s’incarne toutes les images de la femme. Elle est riche, elle fut pauvre ; elle se produit devant l’aristocratie, et elle monte sur les planches devant un public populaire à l'Alcazar,
49« où (elle) quitte la robe de dentelles blanches qu’elle porte quand elle va chanter chez Mme de Metternich ou chez le duc de Carliera, pour revêtir la robe écarlate avec laquelle elle soupire T’en auras pas d’étrennes ou la Gardeuse d’ours. »
50Et surtout par la nature de l’art qui lui est propre, d’un même mouvement, elle confirme les valeurs esthétiques et morales du Petit Journal en même temps qu’elle les traîne en dérision ; elle fait un clin d’œil qui est à la fois ironie et connivence :
« Ce qui constitue le charme de Thérésa, c’est l’ironie de son chant où le ton burlesque raille, dans un même couplet, le ton sentimental...
Lord Byron avait, dans une strophe de huit vers, une dernière rime qui se moquait du mode langoureux des sept premiers. Thérésa, après avoir soupiré un lied allemand au début de sa cantilène, le raille dans un désopilant refrain.
Si elle consulte la marguerite, elle n’ira pas jusqu’à la dernière feuille ;
Si elle entonne le Credo d’amour, elle deviendra païenne avant de dire amen.
C’est la muse du scepticisme. »27
51Muse du scepticisme : Thérésa est la figure du pour et du contre ; elle rassemble les séductions du vice et de la vertu, de la gouaille et du sentiment, du sérieux et du parodique. Muse du scepticisme, elle est au fond la muse de tous ces rédacteurs qui mettent leur plume cultivée au service de la petite presse, du petit journalisme.
52Thérésa est à la fois ce qu’une femme peut être et ne peut pas être. Elle a le talent, mais elle a aussi l’ignorance28, et de ce fait son art est vulgaire. Il y a en elle une femme fondamentalement inachevée, d’une imperfection qui laisse entrevoir la perfection, d’une ignorance qui laisse transparaître le talent.
53Avec Thérésa est posé le problème fondamental de la femme, dans le Petit Journal. On n’aurait pas une image exacte de celle-ci si l’on pensait qu’elle supposât l’ignorance féminine. Alfred Assollant aborde la question de l’éducation des femmes avec originalité dans son « Humble conseil aux Françaises »29. Il part de l’idée que la femme est la compagne naturelle de l’homme, « le charme de la vie ». Et d’emblée il pose la question décisive :
54« Maintenant expliquez, je vous prie, pourquoi l’on s’occupe si peu d’enseigner à ces êtres charmants qui sont nos mères, nos sœurs, nos filles et nos femmes, les sciences dont on nous rebat les oreilles ».
55C’est en fonction même de la conception de la femme telle qu’elle s’esquisse dans le Petit Journal que la nécessité de l’éducation des femmes est énoncée.
56Toutefois l’éducation des femmes ne doit pas être la même que celle des hommes. Autant il est nécessaire que la femme sache plus que broder ou jouer quelques gammes de musique, autant il serait absurde de lui faire apprendre le latin, le grec, les mathématiques spéciales. De la même façon, il serait impensable que les jeunes filles aient à subir le régime du lycée dont les tares sont connues :
« Chacun de vous sait bien, soit par sa propre expérience, soit par celle de son voisin, au travers de quels pensums, de quelles réprimandes et de quelles consignes, on mène les jeunes gens à la science. C’est un spectacle à faire pleurer toutes les mères. »
57Alfred Assollant, en discernant des qualités spécifiques à la femme (« beaucoup plus d’esprit, de finesse, de pénétration et de curiosité que les garçons »), estime qu’il est possible de leur faire faire des études comparables ; et en particulier il imagine très bien des femmes avocates ou médecins (médecins pour femmes toutefois : la pudeur a ses exigences). C’est là une prise de position peu commune à l’époque. Elle débouche sur une mise en cause radicale des plaisanteries de Molière sur les femmes savantes, qui, à tort selon lui, ont été prises au sérieux :
« Ce grand poète n’était pas un moraliste, et, pourvu qu’il fît rire, il ne se souciait guère de qui. »
58Ce qui a dû susciter la réaction d’Alfred Assollant, c’est la lettre de la « grand-mère de la poupée » qui, par la plume de Victor Cochinat, se déclarait « aussi étrangère aux préoccupations de MM. les journalistes actuels que la pauvre Martine, la suivante du bonhomme Chrysale, l’était aux raffinements quintessenciés des précieuses de son temps. » Victor Cochinat présentait ainsi une femme hostile à la doctrine du Petit Journal, qui en divertissant cherche à instruire. Ne pas réagir à pareille affirmation revenait à contredire l’objectif que se fixait le Petit Journal : la conquête d’un vaste public féminin. Il devenait nécessaire de réfléchir aux implications profondes de la démarche commerciale et journalistique du Petit Journal. Alfred Assollant était amené à relever dans la plaisanterie gauloise de Molière, dans son incompréhension, la source d’une erreur monumentale :
« La plaisanterie de Molière a fait fortune et a retardé de deux siècles l’éducation des femmes et la nôtre. Après Mme de Sévigné, Mme de La Fayette et Mme de Maintenon qui étaient aussi instruites que les hommes les plus illustres de leur siècle, on n’a pas vu une femme savante en France, si ce n’est Mme de Staël, qui était Genevoise ; car George Sand a refait son éducation à l’âge même ou les femmes n’étudient plus. »
59La réflexion va beaucoup plus loin que celle de Timothée Trimm sur les femmes de lettres. Assollant évoque un passé de femmes savantes, au sens prestigieux du terme, honnêtes femmes comme il y eut d’honnêtes gens. S’appuyant sur le passé, Alfred Assollant peut revenir au présent et à l’avenir : l’ignorance de la femme « est d’autant plus déplorable que, dans le ménage d’ouvriers, l’homme et la femme ne savent guère lire ni l’un ni l’autre, la femme est presque toujours supérieure à son mari ; elle a plus de raison, de bon sens, d’imagination, de prévoyance, d’économie, — plus de tendresse aussi et de respect de la famille. Que serait-ce si l’on prenait soin de l’instruire ? »
60Ainsi est-ce une supériorité morale de la femme qui fonde son droit à l’éducation ; c’est un droit d’utilité sociale, tout en étant un bien et un charme supplémentaire. Dans la grandeur morale de la femme que le Petit Journal aime célébrer, Alfred Assollant asseoit ses conclusions. Une image de la femme bonne épouse, bonne mère et bonne chrétienne, qui répond aux exigences de la morale dominante du siècle, devient un argument pour l’instruction scientifique de la femme, lui donnant accès aux professions libérales. C’est une prise de position d’autant plus remarquable que dans le Petit Journal Alfred Assollant est l’un des phares de la rédaction et qu’elle ne fut pas sans susciter des remous au sein de celle-ci. Pierre Véron, par exemple, dans sa Causerie du 15 janvier 1865, c’est-à-dire cinq jours après la chronique d’Assollant, réaffirme l’actualité de Molière et des Femmes Savantes :
« Les Femmes Savantes, Monsieur ! mais cela menace tout simplement de devenir un à propos avec les bas-bleus qui foisonnent et la passion des conférences qui grandit sans cesse (...) Voilà pourquoi l’admirable poète est le plus vivace des grands hommes. Il a pour cela une double garantie. L’immortalité de son génie et celle de nos ridicules. »
61Et le lendemain, avec sa Petite revue, Victor Cochinat se livre aussi à un éloge de Molière, sans toutefois aborder le problème en débat.
62Il n’en reste pas moins que la chronique d’Alfred Assollant, même si elle va beaucoup plus loin que les articles habituels du Petit Journal, s’inscrit dans une conception du journal qui se veut « un perpétuel enseignement » pour le lecteur et la lectrice, et qui annonce un article de Timothée Trimm30, intitulé « L’éducation des ouvriers ». Sans doute cet article ne concerne-t-il pas les femmes : aucun des métiers évoqués pour les sciences dont ils requièrent la connaissance n’est un métier féminin. Mais les principes énoncés par Timothée Trimm rendent impossible toute discrimination. Comment peut-on être hostile à l’éducation des femmes lorsque l’on écrit que « le goût du savoir est inné de l’humanité », ce qui comprend les femmes, que mention est faite du péché originel, « un ardent désir de connaître les propriétés de l’arbre du bien et du mal », péché à l’origine duquel se trouve la femme, quand Timothée Trimm souligne qu’Adam « ne devait pas faire de son savoir un monopole », quand il déclare, en condamnant un tel état de fait :
« Toutefois, ce savoir est resté longtemps le privilège de quelques-uns.
Et l’artisan, l’ouvrier, l’homme du peuple n’ont pas eu tout d’abord leur escabeau à la table intellectuelle. »
63Et quand on sait aussi que Timothée Trimm, par deux fois, consacre d’une façon humoristique un article à l’éducation des filles31.
64Le Petit Journal apparaît ainsi dans son originalité. Pour lui, la femme est un des lieux communs de la petite presse qu’il s’agit de traiter avec tout le talent possible de rédacteurs choisis pour l’esprit et l’alacrité de leur plume. Dans la mesure même où il est attentif aux goûts du public, à l’évolution des mentalités, aux aspirations nouvelles des femmes et des couches populaires qui affirment leur désir d’accéder à une certaine culture, le Petit Journal, pour être un journal moderne, original, est amené tout en reflétant les idées et la morale dominantes du siècle, à faire la part du neuf. Ce n’est peut-être pas ce qui y tient le plus de place ; mais ce sont de ces jalons qui marquent, en dépit de tout, dans le progrès de l’histoire.
Notes de bas de page
1 A côté de ces lieux communs du petit journalisme que sont Paris, ses quartiers, le progrès scientifique, les spectacles...
2 Cette étude est consacrée aux numéros du Petit Journal parus de janvier à mai 1865. Il a semblé préférable d’étudier les articles d’une courte période, plutôt que de choisir des textes d’anthologie sur une longue durée. On aurait risqué, par ce choix, d’introduire des préférences subjectives. Au demeurant, la période n’a pas été choisie au hasard. C’est le moment où le Petit Journal a deux ans d’existence, et atteint le tirage exceptionnel pour l’époque de deux cent mille exemplaires quotidiens (1er mai 1865).
3 6 janvier 1865.
4 1er janvier 1865.
5 On trouvera, de ceux qui paraissent vers 1866, une liste impressionnante dans la thèse de Roger Bellet, Vallès journaliste, 1976, Université de Lille III, tome 2, p. 58-60.
6 .10 avril 1865.
7 29 mars 1865
8 L’Evénement, 12 février 1866.
9 Petit Journal, les dangers du bal, 4 janvier 1865.
10 17 février 1865.
11 3 mars 1865.
12 1er février 1865.
13 4 mars 1865.
14 24 février 1865.
15 28 février 1865.
16 13 mars 1865.
17 L’Evénement, 27 novembre 1865 ; Vallès, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, tome 1, 1975, p. 641-646.
18 Petit Journal, 2 janvier 1865
19 13 mars 1865
20 Il est intéressant de constater que la femme du mercredi des cendres, dont on ignore si elle a des enfants — marque de piété chrétienne pour les rédacteurs du Petit Journal — est rencontrée par le narrateur à l’Eglise, ce qui permet de lever le doute.
21 2 février 1865.
22 Par exemple, au fin fond de la campagne, trouver une paire de gants blancs de taille 5 3/4 pour la femme aimée qui a oublié les siens à la ville : il y faut l’aide du bon Dieu, sous la forme du curé de village (6 mars 1865).
23 2 février 1865.
24 26 mars 1865
25 13 janvier 1865
26 6 février 1865.
27 18 février 1865.
28 C’est peut-être aussi une raison pour laquelle Timothée Trimm en est à ce point fasciné : il doit y retrouver sa propre image.
29 10 janvier 1865
30 22 février 1865
31 Les 18 et 24 avril 1865, l’une à l’étude de la grammaire enseignée en musique par un vaudevilliste (Caroline a absolument besoin d’être instruite pour se marier), l’autre aux Magasins des Villes de France dont les produits permettent une véritable leçon de géographie pour dames :
« Je veux par l’exposé du système nouveau... dévoiler ici comment on peut apprendre en achetant, s’instruire en s’embellissant, devenir, quand on a le bonheur d’être femme, à la fois élégante et érudite. »
Timothée Trimm, toujours soucieux de ne pas effrayer le lecteur — et le Petit Journal avait aussi besoin des lecteurs hostiles à l’éducation des femmes —, préférait ce genre d’humour pour faire comprendre son point de vue.
Auteur
Université de Clermont-Ferrand II
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014