La conversion à soi et le langage du monde
p. 69-85
Texte intégral
1Dans la « Troisième Promenade » des Rêveries, Rousseau décrit minutieusement la nature de la « réforme » qui est en train de s’opérer en lui. Cette réforme n’est absolument pas motivée par le désir de changer – de se changer : elle est au contraire l’aboutissement nécessaire de toute une vie. De façon significative, le même texte fait brièvement allusion à une précédente « réforme » (celle de 1757), déjà décrite dans Les Confessions : réforme au demeurant purement « extérieure et matérielle », alors que cette fois, seul l’aspect « intellectuel et moral » de la transformation à accomplir retient l’attention de Rousseau (n’oublions pas que le qualificatif de « moral » doit être ici entendu dans un sens bien précis, dans la mesure où il ne s’applique qu’à ce qui relève de ce sentiment quasi physique de soi auquel Rousseau s’est voué désormais corps et âme).
2Tout se passe en effet comme s’il n’avait cessé, au long de sa vie, de se réformer pour n’avoir pas à se conformer à un monde où il n’arrive pas à se reconnaître. Les Confessions sont là pour témoigner de la permanence de cet effort, qui est d’abord volonté de fidélité à soi-même. La seule conformité qu’admette Jean-Jacques est en effet celle qui postule l’identité à soi – et par là même, la différence entre le soi et le monde.
3Rousseau, c’est un fait, n’est jamais parvenu à se fondre dans la société qui l’entoure. Son attitude de toujours, où chacun peut lire le refus de renoncer à soi pour adhérer à quelque chose qui ne serait plus le soi, l’exclut par force du monde social – en même temps qu’elle révèle sa différence. On remarquera pourtant que jamais Rousseau ne « proclame » cette différence. C’est que sa réforme n’a jamais consisté à réfléchir sur ce qui, chez Jean-Jacques, pouvait être différent, mais à débusquer ce qu’avait pu faire surgir en lui le sentiment de la différence. Ce qui lui importe, ce n’est pas le détail de sa singularité, c’est que ce savoir de soi en lui si fort, si évident, si éclatant, soit à ce point en contradiction avec les moyens linguistiques ou sociaux. Il est bien au contraire convaincu de sa fondamentale similitude avec les « autres ». Son innocence est cela : en lui parle la voix de chaque autre – ce qu’il appelle « les hommes ». Il ne cherche d’ailleurs nullement à se distinguer de ses semblables (au contraire, plus il s’approche de lui-même, plus il est près d’eux). C’est la société qui, invitant les hommes à prendre des partis qui ne sont pas les leurs, les oblige en quelque sorte à se « distinguer ». Un passage de « La Profession de foi du Vicaire savoyard » est on ne peut plus clair à cet égard :
Où est celui [le philosophe] qui dans le secret de son cœur se propose un autre objet que de se distinguer ? Pourvu qu’il s’élève au-dessus du vulgaire, pourvu qu’il efface l’éclat de ses concurrents, que demande-t-il de plus ? L’essentiel est de penser autrement que les autres.
4Rousseau ne se veut pas différent, il est bien plutôt et sans cesse acculé à cette différence qui lui est présentée comme telle par les autres, non pas par lui ; car le savoir de Rousseau sait qu’il est celui de chacun : le fond de pensée qui m’est propre est celui de chaque homme, même s’il est en contradiction radicale avec l’impératif social.
5C’est cette irréductible contradiction qu’explorent les écrits dits « politiques ». La réforme entreprise consiste à passer d’une pensée reçue (celle des philosophes ou toute autre) à une pensée issue du soi :
J’exécutai ce projet lentement et à diverses reprises, mais avec tout l’effort et toute l’attention dont j’étais capable. Je sentais vivement que le repos du reste de mes jours et mon sort total en dépendaient. (Rêveries, « Troisième Promenade »)
6Mais les objections et les difficultés rencontrées sont telles qu’il est « vingt fois tenté de tout abandonner ». Et il ajoute :
[…] je fus près, renonçant à de vaines recherches, de m’en tenir dans mes délibérations aux règles de la prudence commune sans plus en chercher dans des principes que j’avais tant de peine à débrouiller. Mais cette prudence m’était tellement étrangère, je me sentais si peu propre à l’acquérir que la prendre pour mon guide n’était autre chose que vouloir à travers les mers, les orages, chercher sans gouvernail, sans boussole, un fanal presque inaccessible et qui ne m’indiquait aucun port. (Ibid.)
7Cette prudence dont parle Rousseau n’est autre que le sentiment qui retient chacun de se risquer à être lui-même par crainte du « monde ». C’est sur elle que se fonde cette pensée « objective » qui suppose que chacun apprenne de la même façon pour que tout le monde comprenne la même chose. Elle est ce que l’on entend par « esprit de système » : pensée qu’il convient d’adopter, pensée d’opinion ou de parti, mais qui pour cette raison qu’elle n’est plus celle de chacun n’est plus celle de personne. Pensée qui a perdu sa spécificité.
8La difficulté pour Rousseau ne réside pas tant dans le fait que cet esprit de système soit inaccessible à son discours propre. Lui aussi avait « appris », lui aussi avait été formé pour « comprendre ». Et la tentation même fut forte (les Discours en sont la preuve) de jouer le jeu – et avec d’autant plus d’aisance peut-être que depuis toujours il sait (sans le savoir) qu’il est ailleurs et en dehors. Les « embarras », les « tortuosités », les « ténèbres » qu’il évoque dans la « Troisième Promenade » ne sont pas le fait de son ignorance mais bien de sa « culture », de cette technique d’argumentation philosophique qu’il connaît bien mais qu’il ne peut s’empêcher de vivre comme étrangère.
9Ce n’est pas l’argumentation en soi qui le rebute, car il se sait au fond assez habile pour en établir une qui vaille bien celle de ses contradicteurs, qui soit même assez solide pour susciter l’adhésion du grand nombre. Il sait bien que s’il avait accepté de construire un système discursif selon l’ordre théorique habituel, il serait à son tour devenu chef de parti : rien ne l’aurait distingué d’un d’Alembert ou d’un Helvétius. Il aurait eu des partisans, qui auraient en même temps que lui pensé sa pensée, qui auraient prolongé ses phrases. Ils l’auraient appuyé et il aurait été forcé de tenir compte des « armes » qu’ils lui fournissaient. Son camp se serait élargi, et il aurait fini par ne plus reconnaître sa pensée propre : d’autres pensant avec lui l’auraient dépouillé de lui-même.
10Pour lui, ce qui importait, c’était que sa pensée fût certes reconnaissable et compréhensible, mais aussi, mais surtout qu’elle soit seule à être elle-même. « La vive persuasion qui dictait mes écrits leur donnait une chaleur capable de suppléer quelquefois à la force du raisonnement », écrit-il dans un « Fragment biographique ». Au Livre X des Confessions, il disait déjà : « tout mon talent ne venait que d’une certaine chaleur d’âme sur les matières que j’avais à traiter ». Et toute l’ampleur de sa réforme est là : avoir détaché cette « chaleur » de l’objet auquel elle s’attachait, avoir su conserver à sa pensée toute son intensité en tournant le dos à ce dont elle pouvait être occasionnellement tributaire. Dès lors s’explique-t-on qu’une telle pensée prenne naturellement le nom de « rêverie », sa nature intime étant au fond de se ressentir elle-même comme telle indépendamment de tout apport extérieur prétendu « réel », de se rêver, d’être d’abord sa propre chaleur. Nul doute que ce ne soit à cette pensée-rêverie que Valéry fasse allusion lorsqu’il écrit dans Mauvaises pensées :
Les vrais problèmes des vrais philosophes sont ceux qui tourmentent et gênent la vie. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne soient pas absurdes. Mais au moins naissent-ils en vie – et sont vrais comme des sensations.
11Et Valéry d’ajouter, dans le même passage :
La question du philosophe, une fois dépouillée des formes solennelles ou sévères, est toujours enfantine : qui interroge sans nécessité est enfant, perd la majesté du tigre résigné à être magnifiquement ce qu’il est, tel qu’il est, quel qu’il soit, ou la simplicité et impersonnalité du mouton dans son troupeau. [...] En tant qu’interrogeant, il est animal curieux : ce qui se voit si charmant dans l’enfant de trois ans. Et il est facile de retrouver cet enfant dans le penseur, chez Pascal, par exemple.
12Entre ces deux citations de Valéry pourrait se situer la « philosophie » de Rousseau : à la fois sensation et enfance – sensation puisque sans objet, sans point de repère qui permette de l’identifier du dehors, sans appartenance à autre chose qu’à elle-même ; et enfance puisqu’elle procède de cet accord de soi, de cette « intime conviction » qui est la marque essentielle de l’enfance. (Et on verra plus loin ce qu’enfance chez Rousseau veut dire : à quel point elle n’est pas une survivance mais un état actuel.) « Je ne doute point, il est vrai, que les préjugés de l’enfance et les vœux secrets de mon cœur n’aient fait pencher la balance du côté le plus consolant pour moi », avoue-t-il dans la « Troisième Promenade ». Et pourtant, il est évident qu’une telle attitude est le fruit d’un assentiment intérieur qui n’a rien à voir avec les circonstances :
Ainsi ce n’est plus sur ses œuvres présentes qu’il faut le juger, même quand on pourrait en avoir le narré fidèle. Il faut rétrograder vers les temps où rien ne l’empêchait d’être lui-même, ou bien le pénétrer plus intimement, intus et in cute1, pour y lire immédiatement les véritables dispositions de son âme que tant de malheurs n’ont pu aigrir. (Rousseau juge de Jean-Jacques, « Deuxième Dialogue »)
13Et puisqu’il est question d’« assentiment intérieur », quel sera-t-il sinon l’enfance elle-même, ce « préjugé » d’enfance qui seul amène le philosophe à l’exacte concordance entre ce qui pense et ce qui est pensé – jusqu’à confondre la pensée et son objet en une même continuité ? « Il importe d’avoir un sentiment pour soi », répète encore Rousseau pour qui l’intimité philosophique est à l’évidence la seule forme de pensée possible.
14Mais comment, dans la formidable diversité du monde environnant, dans la multitude d’impressions et d’accidents de toutes sortes, reconnaître ce soi ?
Car, étant continuellement affecté de sensations, ou immédiatement, ou par la mémoire, comment puis-je savoir si le sentiment du moi est quelque chose hors de ces mêmes sensations, et s’il peut être indépendant d’elles ?
15La question est posée, en ces termes on ne peut plus clairs, dès le Livre IV de l’Émile. Et la réponse, donnée à la fois dans le même texte et dans cette « Troisième Promenade » des Rêveries qui nous révèle tant de choses du projet intime de Rousseau, n’est pas moins claire : la seule façon de ne pas s’égarer est de ne tenir compte que de cette voix qui dit au fond de chacun de nous « Je me sais », sans se laisser distraire par la diversité des contenus du savoir (ce n’est pas le dit qui importe à Rousseau, mais cette durée interne qui dépasse l’étroite limite des mots : le dire). La tâche n’est certes pas facile, il le dit lui-même à plusieurs reprises : la « rêverie » du paresseux Jean-Jacques est le fruit d’un long effort. C’est que cette rêverie même, à laquelle il s’est livré dès l’enfance, a d’emblée contre elle le monde des « autres ». Or il lui faut s’assurer en permanence : devenir une constante, un état d’esprit. Telle est donc la condition paradoxale du « rêveur », qui ne devra à aucun instant relâcher cet état de vigilance à soi-même qui est la condition fondamentale de la rêverie. « Je persistai », est-il solennellement proclamé. Et Rousseau en effet ne se laissera vaincre, ne se laissera distraire par rien de ce qui pouvait l’écarter de son projet.
16Deux passages, l’un des Rêveries, l’autre de la « Profession de foi », presque identiques (mais les Rêveries sont-elles autre chose que la « mise en œuvre » de la « Profession de foi » ?), disent bien la nature de son effort :
Combattu sans cesse par mes sentiments naturels qui parlaient pour l’intérêt commun et par ma raison qui rapportait tout à moi, j’aurais flotté toute ma vie dans cette continuelle alternative, faisant le mal, aimant le bien, et toujours contraire à moi-même, si de nouvelles lumières n’eussent éclairé mon cœur, si la vérité qui fixa mes opinions n’eût encore assuré ma conduite et ne m’eût mis d’accord avec moi. (« La Profession de foi du Vicaire savoyard »)
17Ces « nouvelles lumières », que sont-elles sinon la conséquence directe du « Je persistai » de tout à l’heure : le signe d’une conscience de soi qui seule importe, par-delà la multitude des idées qu’elle enveloppe ? Et bientôt le moyen d’accéder, en même temps qu’à la certitude, à la « tranquillité » :
C’est ainsi que raisonnant avec moi-même je parvins à ne plus me laisser ébranler dans mes principes par des arguments captieux, par des objections insolubles et par des difficultés qui passaient ma portée et peut-être celle de l’esprit humain. Le mien, restant dans la plus solide assiette que j’avais pu lui donner s’accoutuma si bien à s’y reposer à l’abri de ma conscience, qu’aucune doctrine étrangère ancienne ou nouvelle ne peut plus l’émouvoir ni troubler un instant mon repos.
18Une telle « révolution », que décrit justement de manière si complète cette « Troisième Promenade », vise à dépouiller l’esprit de tout ce qui l’occupe, sans le vider. Il s’agit de procéder, si l’on veut, à un « enjantement » de l’esprit sur lui-même : désormais, la pensée ne coïncide plus qu’avec le sentiment que le soi a de soi, le monde extérieur se trouvant rejeté à sa vraie place : très précisément à l’extérieur. De sujet, ce qui occupait l’esprit est devenu objet. L’esprit lui-même ne peut plus se confondre avec les « thèmes » de la pensée ; il n’a plus pour contenu que sa durée propre : « la rêverie ». Le monde, bien sûr, reste le monde, mais re-regardé, remis dans sa juste perspective – qui n’est plus localisée par tel ou tel but qu’on se proposerait d’atteindre, mais par l’origine même du regard.
*
19Comme le Discours de la méthode, comme l’Éthique, Les Rêveries du promeneur solitaire ne font donc rien d’autre que de décrire le déroulement cohérent d’une pensée purement « philosophique », mais rendue simplement à son intensité.
20Pourtant un tel projet ne s’impose pas tout uniment. On peut même dire qu’il ne se fonde, qu’il ne s’éprouve qu’à travers le jeu des contraires qui ne peuvent manquer de déchirer l’âme de celui qui se lance dans cette voie (et Rousseau à cet égard aura été particulièrement gâté par la vie !). Car le soi, pour se sentir être, pour se savoir être, doit avoir résisté à toutes les alternances de l’exaltation et de la dépression, de la joie et de la tristesse, de la certitude et du doute. Bien plus, c’est cette alternance même, et elle seule, qui permet à Jean-Jacques de vérifier en lui la permanence du soi.
21Ainsi les exégètes de Rousseau ont-ils pu s’appesantir tout à loisir sur ce qu’on a eu vite fait d’étiqueter « instabilité de caractère » – trait de sensibilité qu’il serait pourtant aussi vain d’expliquer par la psychiatrie, voire par la psychanalyse, qu’il serait vain de qualifier tautologiquement ladite sensibilité de « cyclothymique », puisque de telles explications, quelles qu’en fussent les habiletés et les efforts, ne rendraient pas compte du seul point essentiel : savoir, la manière dont chez Rousseau une telle alternance pouvait se ressentir elle-même. Car toute sa « réforme » consiste à éprouver en lui la constance du soi par-delà l’alternance nécessaire, et nécessairement ressentie, de la tristesse et de la joie.
22L’édition de la Pléiade2 cite quelques exemples caractéristiques – entre beaucoup d’autres – de cette « cyclothymie ». Et l’on constate que le passage d’un sentiment extrême à l’autre est presque toujours fonction d’événements infimes. Ainsi au Livre IX des Confessions lorsque Rousseau évoque l’« illumination » dont il est l’objet sur la route de Vincennes :
Je n’étais plus cet homme timide et plutôt honteux que modeste, qui n’osait ni se présenter ni parler ; qu’un mot badin déconcertait, qu’un regard de femme faisait rougir.
23Or cet homme, il le redevient presque aussitôt :
Dès lors mon âme en branle n’a plus fait que passer par la ligne de repos, et ses oscillations toujours renouvelées ne lui ont jamais permis d’y rester.
24Chaque anecdote des Confessions est presque toujours « faite » de la même façon : un menu incident, un frémissement de la vie quotidienne provoque un bouleversement immense, et d’autant plus violent que la cause en est plus insignifiante. Car ce qui se passe « à l’intérieur » correspond à peu près toujours au même schéma : le « soi » est interrompu soudain dans sa « rêverie » ; celle-ci était parvenue à s’adapter au décor environnant, elle était à l’unisson du paysage : il lui faut à présent déchanter – c’est-à-dire mesurer le gouffre qui la sépare du monde tel que le vivent les « autres ».
25Il suffit donc d’une circonstance extérieure parfaitement fortuite pour provoquer à l’intérieur un véritable bouleversement. Et le moindre intérêt des Confessions n’est pas, à coup sûr, dans cette étonnante disproportion qui règne entre ce que font (ou ne font pas) les gens que côtoie Jean-Jacques et les conséquences ineffaçables qu’entraînent pour lui leurs faits et gestes. Tout ce qu’éprouve Rousseau est sans commune mesure avec ce qui se passe dans la « réalité », cette disproportion étant véritablement la « signature » de sa sensibilité.
26À propos par exemple de son départ de chez le Comte de Favria en 1731, au Livre III des Confessions, il écrit :
Pour concevoir jusqu’où mon délire allait dans ce moment il faudrait connaître à quel point mon cœur est sujet à s’échauffer sur les moindres choses et avec quelle force il se plonge dans l’imagination de l’objet qui l’attire, quelque vain que soit quelquefois cet objet.
27Le débordement de la rêverie par-dessus les circonstances du vécu ne trahit nullement un divorce entre la rêverie et le réel – simplement, le refus du soi de se plier aux exigences du social : je me sais par ce débordement même, le limiter reviendrait à mettre un terme à ce que profondément je suis.
28Dans la « Troisième Promenade », il est sans cesse question de ces « intervalles d’inquiétude et de doutes » qui viennent de temps à autre « ébranler l’espérance » ou « troubler la tranquillité » du promeneur, ou encore de « serrements de cœur prêts à l’étouffer ». À chacune de ces crises, le désespoir n’est pas loin :
Aujourd’hui que mon cœur serré de détresse, mon âme affaissée par les ennuis, mon imagination effarouchée, ma tête troublée par tant d’affreux mystères dont je suis environné [...].
29La dépression coïncide toujours avec une forme ou une autre de persécution – cette dernière révélant simplement que la manière dont le soi se sent, sa voix intérieure, n’est pas crue par les autres. Et Jean Starobinski a raison d’écrire dans son livre3 : « tout se passe comme si la transparence n’était pas une donnée préexistante mais une tâche à réaliser », et, ajoute-t-il, elle ne pourra effectivement exister que si elle se trouve partagée, transparente aux yeux du lecteur. Telle est en effet l’origine de la douleur, du chagrin éprouvés par Rousseau : ne pouvoir apparaître aux autres selon cette transparence ; car l’intérieur, qu’est-il d’autre que cette claire certitude, que cette rigoureuse coïncidence de soi avec soi-même ?
30La dépression conserve ainsi la trace – nostalgique – de la joie du soi. La source de sa consolation, dit Rousseau parlant de Jean-Jacques, « est dans l’estime de lui-même ». S’il avait celle des autres, c’est qu’il aurait réussi à leur faire saisir de l’intérieur son propre sentiment de soi.
31La dépression, ou plutôt la persécution, a en outre pour fonction, on l’a vu, de l’aider à cerner ce « soi », à le délimiter, mais aussi à le recharger, à le faire renaître, à le réalimenter par lui-même. Les Confessions sont la longue histoire de cet effort de « reprise de soi ». Ainsi au Livre IX l’humiliation du congé que lui signifie Madame d’Épinay à l’Hermitage : « J’étais d’un courage que je ne m’étais jamais senti : toutes mes forces étaient revenues. » Alors que deux pages avant il écrivait : « Mon état en effet était des plus déplorables. Je voyais s’éloigner de moi tous mes amis, sans qu’il me fût possible de savoir ni comment ni pourquoi. », et il continuait : « J’étais dans un épuisement qui ne me laissait ni force ni courage pour résister à rien ».
32Cette alternance même, en dépit de son inconfort évident, est inséparable de la méthode de Rousseau. S’il déplore les malentendus, s’il en souffre, s’ils l’oppressent, ils n’en sont pas moins le moyen de lui-même, car la joie, l’« innocence » peuvent être si fortes qu’on pourrait finir par ne plus savoir de quoi il y a joie. Et c’est ici que la question posée par le vicaire savoyard prend tout son sens : et si je me perdais dans ce qui n’est pas le soi ? Car la joie, l’allégresse et l’innocence pourraient bien être l’inconfondu, l’insaisissable – la profusion qui entoure une conscience de soi dont le centre serait à la fois partout et nulle part.
33Curieusement, la tristesse, l’angoisse, chaque fois qu’elles s’imposent à lui, permettent à Jean-Jacques d’avoir la preuve a contrario de la joie centrale qui l’habite. Que la moindre chose, un simple regard, une simple inflexion de voix puissent être ainsi ressentis comme autant de blessures profondes : voilà le signe, tangible pour lui, de sa propre innocence.
34Il est d’ailleurs révélateur qu’Anton Reiser, l’admirable roman de Karl Philipp Moritz, qui conte lui aussi la détresse d’un enfant du xviiie siècle et qui est à bien des égards étrangement proche de Rousseau, se fonde sur le même principe d’alternance exacerbée des sentiments. Gœthe en tout cas en reconnaîtra, sur ce point comme sur d’autres, la valeur exemplaire, lui qui, s’il ne sut pas reconnaître Kleist (pour peut-être de bonnes raisons), ne se trompa ni sur Moritz ni sur Rousseau.
*
Je sens mon âme ; je la connais par le sentiment et par la pensée ; je sais qu’elle est, sans savoir quelle est son essence ; je ne puis raisonner sur des idées que je n’ai pas. Ce que je sais bien, c’est que l’identité du moi ne se prolonge que par la mémoire, et que pour être le même en effet, il faut que je me souvienne d’avoir été. (« La Profession de foi du Vicaire savoyard »)
35Dans la « Troisième Promenade », Rousseau décrit ce qu’est désormais sa tranquillité :
C’est alors qu’incapable des opérations de l’esprit nécessaires pour me rassurer moi-même, j’ai besoin de me rappeler mes anciennes résolutions, les soins, l’attention, la sincérité de cœur que j’ai mise à les prendre reviennent alors à mon souvenir et me rendent toute ma confiance.
36La mémoire sert donc de soutènement au soi. Car à la question posée plus haut dans l’Émile : qu’est-ce donc qui me prouve que le sentiment de moi n’est pas attaché aux choses extérieures ?, c’est la mémoire qui apporte une réponse. Mémoire qui perpétue le soi, qui n’est pas le catalogue des faits vécus dans le passé, pas même une mémoire sélective, mais une sorte de « mémoire de l’oubli ». C’est à elle que Rousseau ne cesse de faire appel dans la mesure où elle seule est capable de conserver en creux la trace immuable du « soi » dans la multitude changeante du divers : elle est le même de qui se souvient, elle est l’immémorial au sein du temps chronologique. Une mémoire qui ne vieillit pas. Elle n’est pas mémoire de... mais transmission de la même durée d’instant en instant.
37Dans la mémoire ordinaire, il y a toujours une certaine avidité à se souvenir, comme s’il importait au souvenir de tout conserver. Rousseau, lui, se situe tout à l’opposé de cette attitude archiviste. Ainsi manifeste-t-il, au long des Confessions, une véritable hâte à se débarrasser de ses souvenirs, comme s’il lui importait de ne laisser subsister que celui qui se souvient. Les Confessions n’entassent pas les souvenirs mais bien plutôt les expulsent, pour faire place nette : pour ne conserver que l’assurance d’être soi, cette exaltante, prodigieuse certitude d’être qui traverse invariable, constante et sûre, tel un fil, toutes les péripéties de la vie de qui se souvient.
38L’Émile, sans lequel peut-être l’ampleur même de ce que ressent et transmet Rousseau ne serait pas tout à fait perceptible, l’Émile, mise en œuvre audacieuse d’un « soi » qui parviendrait à se préserver des atteintes du monde, contient au Livre II ces lignes déterminantes sur la mémoire :
La mémoire étend le sentiment de l’identité sur tous les moments de son existence, il [l’individu] devient véritablement un, le même, et par conséquent déjà capable de bonheur ou de misère.
39Si forte est cette conviction de soi chez Rousseau qu’elle en devient l’axe du monde : et telle est bien la portée de l’Émile, qui proclame la pérennité de l’un face aux tentations du morcellement, qui préfère toujours la recherche exigeante de la densité aux commodités de la dispersion et postule l’intériorité de toute vision authentique du monde, récusant que l’on puisse sans tricher « produire de l’extérieur par l’intérieur ».
40Cette mémoire vaut par l’abolition des contenus pour n’en garder que la possibilité de les retenir. Et ce n’est assurément pas un hasard si au Livre VI des Confessions Rousseau avoue son incapacité à apprendre ne fût-ce que deux vers par cœur :
Je m’étais mis dans la tête de me donner par force de la mémoire ; je m’obstinais à vouloir beaucoup apprendre par cœur. [...] Je ne sais pas comment l’opiniâtreté de ces vains et continuels efforts ne m’a pas enfin rendu stupide. Il faut que j’aie appris bien vingt fois les églogues de Virgile, dont je ne sais pas un seul mot.
41Une telle citation, on s’en doute, n’a pas été placée ici par souci du pittoresque. Elle est capitale. Le « tout-fait » glisse sur la conscience de soi qui devient, de par sa « virginité » même, un formidable instrument de dénégation et de récusation, puisqu’elle ne peut se souvenir que de ce qui est elle. Ne pas retenir par cœur, c’est par là se montrer autre, irréductiblement « ailleurs ». Se souvient-on des punitions infligées à ces enfants intelligents et « sans mémoire » qui ne savent jamais leurs leçons : il en est peu dont les maîtres aient aussi peur ; car ces enfants savent qu’il n’y a rien à savoir. Celui qui se refuse à apprendre par cœur montre en effet qu’il sait quelque chose que le maître ne sait pas : c’est pour cela qu’on le punit, pour ce savoir qui ne peut être qu’inutile et dangereux aux yeux de la société.
42La mémoire du « soi », elle, incapable de retenir ce qui au bout du compte n’est qu’injonction extérieure, schème d’obéissance, produit d’une série de conventions ou de hasards (et telle est bien l’importance primordiale du Discours sur les Sciences et les Arts), ne conserve rien de l’appris-social, ni des règles de l’établi, ni de la tradition, ni du convenu : elle se contient simplement elle-même ; elle est oubli de tout sauf d’elle-même :
Tombé dans la langueur et l’appesantissement d’esprit, j’ai oublié jusqu’aux raisonnements sur lesquels je fondais ma croyance et mes maximes, mais je n’oublierai jamais les conclusions que j’en ai tirées [...]. (Rêveries, « Troisième Promenade »)
43C’est que la mémoire conserve en elle l’oubli capital. Ce que Rousseau se rappelle, c’est qu’il fut lui ; il ne se souvient que de ce qui, à travers les souvenirs par lesquels passe la mémoire, le conserve à lui-même. Dans la quatrième des Lettres morales de 1757 à Mme d’Houdetot, il constate :
[...] mon existence n’est plus que dans ma mémoire, je ne vis plus que de ma vie passée et sa durée cesse de m’être chère depuis que mon cœur n’a plus rien à sentir de nouveau.
44Il faut croire que ce problème de la mémoire a vraiment intrigué Rousseau. Il y revient à plusieurs reprises dans son œuvre – et une fois de plus dans Les Confessions (Livre VII) où il nous montre encore Jean-Jacques essayant de retenir des odes par cœur : et le voici qui parle de lui avec cette drôlerie amusée qu’il a si souvent. Vivant précisément dans ce monde où il faut de la mémoire et n’en ayant point, mais possédant de bien autres certitudes, il peut se permettre un tel humour. (On a rarement parlé de l’humour, très spécial, c’est vrai, mais pourtant très réel de Rousseau, fondé lui aussi sur ce savoir de soi qui permet à l’individu, libéré du doute, de s’apercevoir à la bonne distance – devenu « objet » de son propre rire.) Car l’humour est certitude. Tout comme cette « mémoire d’oubli », qui peut bien ne rien retenir du monde puisqu’elle est désormais si sûre d’elle, sûre de pouvoir ne se souvenir que d’elle. C’est par elle que le « soi » acquiert la preuve que ce qu’il sent est bien lui – tel est le « dédommagement grand et sûr » dont il est question dans la « Troisième Promenade ». Mais quelle est donc la nature de ce dédommagement ? À quoi la mémoire se reconnaît-elle elle-même ? Quel est ce savoir qui à la fois la rassure et la perpétue ? Quel est enfin ce secret, « son » secret : puisqu’elle ne saurait se partager sous peine de ne plus être ?
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