Les modèles modèlent-ils ?
p. 275-287
Résumé
Chez Durkheim, il y a un véritable impérialisme statistique, dans la mesure où l’action est le produit de forces qui s’imposent à l’agent. Celui-ci se définit moins par des actions que par des réactions.
Chez Boudon, le système social est l’effet non-voulu de l’agrégation des actions individuelles. Mais, pour permettre une analyse mathématique, il faut définir un homo sociologicus à la rationalité aussi limitéé que celle de son cousin l’homo oeconomicus.
La sociologie oscille entre ces deux pôles. Soit le sociologue valorise des systèmes de démonstration et dans ce cas, Il peut être tenté de plier sa conception de l’action aux exigences de modèles mathématiques et statistiques. Soit, au contraire, il est porté vers un effort de définition plus théorique et il plie alors l’outil statistique à sa propre logique théorique.
Le problème des méthodologies quantitatives est qu’elles supposent que l’action soit définie comme un comportement, une stratégie ou une réponse à des contraintes de situation.
Texte intégral
11 – W. Mills et Sorokin ont développé des critiques restées célèbres contre les excès des technologies sociologiques quantitatives. Le premier attaquait cette sociologie des sondages et des grandes enquêtes soumise aux représentations technocratiques de la société dans laquelle l’acteur est réduit au rôle de consommateur opérant des choix parmi des biens et des opinions qui lui sont offerts, effaçant toute Image de conflits structuraux de la société par une mise à plat statistique1. Le second se livrait à une critique plus épistémologique en reprochant aux grandes machineries statistiques d’étudier avec une précision croissante des phénomènes d’intérêt mineur ; les exigences de la méthode commandant à la fois les hypothèses et la théorie2. Pourtant, rien ne serait plus absurde que de s’opposer aux statistiques et aux mathématiques sociales qui restent, au-delà de leurs défauts, de leur Imprécision et parfois du fétichisme méthodologique qu’elles portent, un des moyens les moins arbitraires d’appréhender le social. Les indicateurs statistiques sont d’autant plus Indispensables au sociologue qu’ils ne sont pas seulement un moyen de connaissance, mais aussi une forme d’action de la société sur elle-même. Dans le mouvement de rationalisation qui se développe, si l’on en croit Weber, la comptabilité sociale s’étend à la suite de la comptabilité économique et elle n’est pas plus responsable de certains maux de notre société que la première n’est à l’origine de l’exploitation économique. Les statistiques participant des débats sociaux, il faut rappeler que les systèmes totalitaires tiennent les statistiques économiques pour secret d’Etat et perçoivent les sondages d’opinion comme des outils de subversion.
2Si les modèles statistiques modèlent notre image de la réalité, il ne convient pas pour autant d’y percevoir une toute puissance manipulatrice dans la mesure où elles sont interprétées contradictoirement par les acteurs sociaux. Nous évoquerons rapidement à ce sujet les statistiques et les débats relatifs à la criminalité.
3En fait, l’action modélisatrice des statistiques est plus discrète et plus efficace dans la pratique même de la sociologie lorsque la statistique est tenue pour la seule procédure de validation recevable. Le modèle statistique Impose alors une conception de l’action sociale tenue pour seule scientifique parce qu’elle se prête à la validation mathématique en usage dans les sciences de la nature. Dans ces cas, le modèle statistique n’est pas seulement là pour vérifier des théories et des hypothèses, mais il détermine la nature même des théories et des hypothèses. Nous examinerons trois types de pensées sociologiques dans lesquelles le modèle de validation statistique détermine la forme de la théorie et plus exactement la conception de l’action sociale qui en est au centre.
42 – Sans doute la statistique intervient de plus en plus dans les débats sociaux et il est banal de noter qu’une discussion politique est souvent un affrontement de chiffres et d’experts, chiffres contestés et critiqués, mais nécessaires à qui revendique une légitimité. Mais il serait faux de croire à ce niveau en une "main noire" manipulatrice. La rhétorique des discussions autour de la montée de la criminalité et du sentiment d’insécurité passe toujours par la statistique pour mieux s’en autonomiser. En réalité, les faits ne s’imposent pas ; les conclusions inspirées par les chiffres sont incertaines et le plus souvent on fait dire aux chiffres plus qu’ils n’en peuvent. Les tenants de l’idéologie sécuritaire, dont Alain Peyrefitte, s’appuient sur les chiffres qui prouveraient l’accroissement spectaculaire de la délinquance. Leurs adversaires recourent aux mêmes données pour montrer que cet accroissement est faible. Mais dans les deux cas, ce ne sont pas les statistiques qui font l’opinion. Au contraire, il est manifeste que la montée d’un sentiment d’insécurité n’est absolument pas parallèle à l’accroissement du taux de criminalité. Alors que la criminalité recensée augmente de 11,8 % par an, de 1963 à 1972, le taux passe à 4,8 % de 1972 à 1979. Or, c’est à partir de 1971-72 que l’opinion bascule le plus nettement vers un sentiment d’insécurité qui est relayé par des mouvements autoritaires et répressifs3. L’opinion frileuse ne peut donc pas être manipulée par des chiffres et paraît au contraire largement autonome puisque les années 60 sont marquées par un certain libéralisme alors que la délinquance y connaît une très forte croissance. Chesnais montre par ailleurs que notre représentation de la violence est peu liée à la croissance de la violence recensée puisque nous vivons une des périodes les plus calmes qu’il ait été donnée à la France de connaître4.
5Les adversaires de l’idéologie sécuritaire dénoncent de leur côté les usages abusifs de la statistique criminelle et soulignent le développement d’un climat de légitime défense, d’un fascisme quotidien qui se répandrait dans les classes moyennes touchées par la crise économique. Mais là aussi, la tendance à faire parler les chiffres est forte puisqu’en 1978 par exemple, les tribunaux français n’ont eu qu’à traiter que dix-huit affaires de légitime défense.
6Les craintes et les aspirations des grands mouvements d’opinion en appellent à des réalités statistiques qui sont fort loin de pouvoir expliquer ces mouvements eux-mêmes, mais qui ne les rendent pas pour autant absurdes, Incompréhensibles ou Irréels. Ici, l’opinion est moins manipulée par la statistique qu’elle ne la manipule elle-même. Plus probablement, on est tenté de faire dire aux chiffres plus qu’ils ne peuvent montrer. Ce ne sont pas les modèles statistiques qui imposent une représentation de la réalité, ils sont au contraire appelés au secours de ces représentations et laissent une très grande marge d’interprétation. Le "fait" statistique est très largement malléable et se prête à une pluralité de significations qu’il est loin de pouvoir imposer, tout discutable et fragile qu’il soit.
7Un fait statistique s’impose : la délinquance Juvénile se recrute très largement chez les Jeunes issus de la classe ouvrière. Mais ce "fait" là n’impose pas de représentation de la réalité, il est mobilisé au contraire pour défendre des représentations fort différentes et parfois même opposées. La délinquance procède de l’anomie, comme la montré Merton ; elle est une stratégie d’accès aux biens valorisés chez ceux qui sont privés des procédures légitimes d’appropriation à cause de leur situation de classe. Au contraire, le taux élevé de Jeunes délinquants issus des classes populaires peut indiquer qu’il s’agit d’une révolte primitive de jeunes "sauvages" et non encore socialisés aux disciplines industrielles. D’autres pensent que ce fait indique simplement que la Justice est enfermée dans une morale de classe bourgeoise qui stigmatise d’abord ceux qui sont issus des classes populaires. Dans tous ces cas, la statistique est soumise à la logique de l’interprétation qui ne peut, à son tour, se passer de la légitimité des statistiques.
8Dans son usage banal, la statistique est plus Illustrative que démonstrative et, ni les chercheurs, ni les acteurs ne sont soumis à sa toute puissance. Les acteurs sociaux ont une très forte capacité d’interpréter les "faits" qu’elle propose et la capacité des statistiques de plier les représentations des pratiques sociales à ses propres modèles paraît relativement faible. C’est à un autre niveau qu’il faut tenter de montrer en quoi les modèles statistiques sont à l’origine de certaines représentations de la réalité sociale.
93 – La sociologie peut être tentée de concevoir l’action sociale de façon à ce qu’elle se plie à la logique de l’explication statistique. Un véritable impérialisme statistique s’impose alors lorsque la seule explication tenue pour recevable doit s’inscrire dans des modèles quantitatifs. La méthode de Durkheim nous semble exemplaire de cette démarche, dans la mesure où Durkheim a l’ambition de construire un modèle d’explication déterministe conforme au paradigme explicatif de la physique, qui est la science reine du début du siècle.
10L’action sociale ne se définit pas par les orientations de l’acteur, par ses motivations disait Durkheim, mais elle apparaît comme le résultat de forces sociales que les Indices statistiques mettent à jour. On sait que pour le fondateur de la sociologie moderne, il faut analyser les faits sociaux comme des choses et l’on peut tenir "Le suicide"5 comme l’application pleine de virtuosité de cette règle. Le modèle scientifique du positivisme durkheimien est celui des sciences de la nature et toute démonstration du "Suicide" repose sur le recours aux modèles statistiques dérivés de la physique. Dans le Jeu des forces sociales, Il faut définir l’action comme le résultat déterminé de ces forces et, par conséquent, s’opposer à toutes les représentations de l’action qui en appellent à l’autonomie de l’acteur et à ses orientations. Ainsi, l’étude du suicide ne doit pas faire intervenir les motivations de ceux qui se tuent ou tentent de le faire, mais doit simplement analyser le jeu des facteurs sociaux qui déterminent le taux de suicides. Le caractère fascinant du "Suicide" tient au respect radical de cette méthode puisque l’objet réel d’analyse est en fait un taux de suicides.
11La nature de l’action, ici des types de suicides, est fixée par la nature des forces sociales dont Durkheim tente de construire des indices quantifiables. La première catégorie d’indicateurs relève de l’intégration sociale. Lorsque le suicide croît avec le défaut d’intégration, il s’agit d’un suicide égoïste. Lorsque l’intégration est excessive, le suicide croît aussi : c’est un suicide altruiste ; entre ces deux excès, le nombre de suicides tombe. La seconde catégorie d’indicateurs est relative à la régulation sociale. Celle-ci faiblit dans les périodes de changement social brutal et le suicide qui se développe alors est un suicide anomique. L’excès de régulation provoque un suicide auquel Durkheim accorde peu d’intérêt, le suicide fataliste. Besnard a bien montré comment Durkheim fait jouer dans son analyse le modèle d’une courbe en U : le suicide augmentant aux extrémités de la courbe. Il montre aussi comment les métaphores empruntées à la physique et à la mécanique jouent un grand rôle dans l’explication durkheimienne6.
12De nombreuses critiques ont été adressées à l’analyse mathématique de Durkheim et à la pertinence de sa typologie, mais il ne convient pas ici d’en discuter. Il faut simplement souligner que le paradigme d’explication choisi par Durkheim a des conséquences logiques en ce qui concerne sa définition de l’action. Celle-ci est définie comme l’effet de forces sociales et de lois contraignantes, ce qui ne signifie pas pour autant que l’acteur les vive comme des contraintes. C’est le choix du modèle statistique d’explication qui implique cette définition. Ici, c’est le modèle statistique qui modèle la représentation de la réalité afin de la rendre vérifiable par le traitement mathématique. Dans "Les formes élémentaires de la vie religieuse", Durkheim s’est éloigné de cette définition de l’action et du type de vérification qu’elle appelle. Mais avec "Le Suicide", il a fondé un type d’explication et de causalité sociologiques, dérivé de la statistique, qui s’est très largement imposé en définissant l’action comme le résultat de déterminismes sociaux qu’il conviendrait d’expliquer. Il est maintenant devenu banal d’expliquer les attitudes sociales par le poids des déterminismes que l’on peut faire jouer avec finesse grâce à l’analyse factorielle. L’attitude est expliquée comme le résultat statistique stable de variables relatives à la situation de l’acteur : la classe sociale, l’âge, le sexe... L’action découle de forces sociales, de déterminations que les modèles mathématiques permettent d’appréhender avec précision, comme c’est le cas dans les études de choix électoraux par exemple.
13Mais dans ce cas, mieux vaut parler de comportement ou de conduite que d’action proprement dite. La définition de l’objet est soumise à une méthodologie tenue pour seule scientifique et identifiée à la quantification statistique. "L’analyse mathématique des faits sociaux" n’est pas appelée à vérifier une théorie de l’action ; mais celle-ci est définie de façon à être vérifiable par le modèle statistique. La conception durkheimienne de l’action sociale relève moins d’une ontologie générale que de l’idée selon laquelle le calcul statistique est seul en mesure d’offrir des garanties scientifiques. Il n’est pas étonnant que cette orientation ait triomphé partout où il est facile de définir l’action comme un comportement, par exemple dans l’étude des choix de consommation, des attitudes culturelles, partout où l’acteur est censé réagir à des stimulations externes. Il n’est pas étonnant non plus que cette sociologie soit plus faible lorsqu’on s’intéresse à l’action qui vise à transformer le paysage social et qui est fondatrice de nouvelles valeurs et de nouvelles formes de société. Il n’est pas étonnant qu’elle soit aussi plus faible lorsqu’on s’intéresse à l’action conflictuelle où l’acteur réagit moins à des forces sociales qu’aux actions de ses adversaires et partenaires.
144 – D’autres modèles mathématiques et statistiques Imposent d’autres conceptions de l’action. Boudon a fortement critiqué la conception durkheimienne de la causalité, pas seulement parce que l’appareillage mathématique est aujourd’hui plus sophistiqué, mais pour deux raisons théoriques plus centrales. Boudon observe justement que le modèle durkheimien interdit toute conception de l’acteur qui en accepterait une certaine autonomie, une certaine initiative et une certaine rationalité, parce que la conception de la société comme un système de force déterminant suppose un finalisme sociologique, un "holisme", dit Boudon, qui ne peut pas être soumis à vérification, dans le sens où Popper entend ce terme. Boudon renverse donc complètement la démarche durkheimienne en plaçant l’acteur individuel au centre de l’analyse sociologique ; alors que pour Durkheim l’action est un effet du système, pour Boudon, le système social est l’effet non voulu de l’agrégation des actions individuelles7.
15Mais ce renversement radical de perspective en appelle à une conception de l’action telle qu’elle puisse être, elle aussi, soumise à l’analyse mathématique. Cependant ici, le modèle mathématique ne découle pas de la physique, mais de la tradition économique qui, de Stuart Mill à Pareto en passant par Marx, montre que les grands équilibres et l’évolution des systèmes économiques dérivent de l’action rationnelle de chaque agent économique qui, dans des conditions sociales données, tente d’optimiser ses gains. L’action sociale n’est plus définie comme le résultat passif de forces sociales, mais comme une stratégie à rationalité limitée, visant à optimiser des bénéfices économiques et culturels. Au centre des motivations de l’acteur, se tient la satisfaction des Intérêts culturellement définis. Quels que soient les buts culturels fixés, l’action est définie par un souci d’optimisation rationnelle.
16L’homo sociologicus n’est alors pas trop éloigné de son proche cousin, de l’homo oeconomicus de la théorie économique. Il en partage en tout cas deux caractères essentiels, celui d’être posé a priori, celui d’être composé de quelques principes simples (effet de socialisation, rationalité limitée, optimisation)". (Dictionnaire critique de la sociologie, p. 5). La métaphore de la mécanique dominante chez Durkheim est ici remplacée par la métaphore du marché, et alors que l’on allait des forces du système à l’action, on va ici de la rationalité de l’acteur à ses effets sur le système, effets non désirés et en cela "pervers". Malgré de nombreuses précautions, il apparaît vite que le raisonnement de Boudon repose essentiellement sur le paradigme de l’homo oeconomicus et la paternité de Weber dont il se réclame est ici bien discutable. Comment affirmer par exemple que la démarche compréhensive de Weber n’a rien à voir avec une herméneutique et que l’action peut être soumise à des procédures d’analyse qui ne se distinguent pas profondément de celles des sciences de la nature ?
17Cette conception de l’action appelle une démarche empirique fondée sur la modélisation. A partir du postulat de la rationalité de l’acteur, on construit des modèles mathématiques dont Boudon observe qu’ils ne sont pas éloignés des résultats repérables empiriquement et que, par conséquent, de tels modèles sont à l’oeuvre dans la réalité. L’utilisation la plus brillante de cette démarche a été faite par Boudon dans l’inégalité des chances8. Chaque individu possède, en fonction de ses origines, de plus ou moins grandes chances de réussite, mais chaque individu se livre à un calcul entre les coûts d’une scolarité supplémentaire et les avantages qu’elle peut apporter. La croissance de la scolarisation de masse après 1950 a provoqué un effet inflationniste qui, comme sur le marché économique, affaiblit surtout ceux qui sont déjà plus faibles. Il se crée un "effet pervers" du système, résultat de l’agrégation des stratégies individuelles. L’inégalité des chances observée ne suppose pas l’existence de lois sociales de la reproduction et le recours à des conceptions mécaniques de l’oppression et de la domination, c’est le simple effet de la rationalité des divers acteurs en concurrence sur le marché des diplômes.
18Boudon est beaucoup moins convaincant lorsqu’il soumet l’action collective à ce paradigme et qu’il définit les mouvements sociaux comme l’agrégation des intérêts individuels. La métaphore du marché se brise alors devant les convictions, le militantisme et, plus largement, tout ce qui s’apparente à l’action historique. L’individualisme méthodologique défendu par Boudon se justifie moins par sa capacité de décrire les actions humaines que par la facilité avec laquelle il peut être soumis à un mode de traitement dérivé des modèles mathématiques. En cela, la rationalité limitée de l’acteur ne peut construire un modèle satisfaisant de représentation de l’action sociale.
195 – Dans deux directions opposées, Durkheim et Boudon plient leur conception de l’action aux modèles mathématiques qu’ils utilisent et qui sont importés de la physique et de l’économie. Tous deux poussent extrêmement loin cette logique. Mais bien souvent la sociologie entretient des rapports moins stricts avec les modèles statistiques qu’elle utilise et elle se borne en fait à tenter d’expliquer l’action par la situation, statistiquement repérable, de ceux qui agissent. L’action est définie comme une réponse à une situation que l’on tente de cerner par divers indicateurs statistiques. Ici, la statistique sert moins à expliquer l’action qu’à décrire la situation dans laquelle elle se déroule. Combien de grèves sont expliquées par exemple par la situation ouvrière et plus encore par la conjoncture économique ? Une très grande partie de la littérature relative à l’action collective s’interroge ainsi sur les facteurs situationnels qui accélèrent ou freinent l’action, sans pour autant être en mesure d’en expliquer le sens et la portée.
20Alors que Durkheim mettait en harmonie sa définition de l’action et la méthode de mathématique sociale à laquelle Il recourait, l’usage plus banal de la sociologie est loin de répondre à cette exigence d’adéquation des objectifs théoriques et des méthodes utilisées. La situation sociale de l’acteur est censée tout expliquer du sens de l’action ; il se crée ainsi de façon Implicite un véritable déterminisme statutaire. Les explications les plus banales du mouvement étudiant s’appuient sur la description du statut social des étudiants. Celui-ci condamne le mouvement par exemple à n’être que l’expression de la frustration relative de ceux auxquels l’université n’est plus en mesure de donner les statuts qu’elle distribuait traditionnellement aux classes moyennes. Peu Importe que le discours du mouvement soit éloigné de ce type de préoccupation, peu importe que ces orientations et ces formes d’action se relient mal à la recherche d’un statut ; il s’agit là de ruses Idéologiques que dévoile le sociologue qui observe la situation de l’étudiant et oppose cette "réalité" des statistiques et des situations à l’idéologie et à la conscience "fausse". On oppose l’action et la conscience à la situation statistiquement cernée et c’est celle-ci qui a la clé des significations. Les conduites sociales résultent alors d’une frustration ou bien elles tentent de réduire une dissonnance introduite par des changements survenus dans la situation des acteurs. Le métier de sociologue9 se livre à une critique serrée des "habitus" scientifiques et du fétichisme méthodologique qui provoqueraient une sociologie machinale et dépourvue d’effet de connaissance. Au centre de la sociologie, dit Bourdieu, se tient l’effort de définition des concepts et des théories, se tient aussi la rupture épistémologique d’avec le sens commun. Et sans doute les définitions de l’action proposées par Bourdieu ne sont pas commandées, au contraire de chez Durkheim, par l’image d’un système de validation. Bourdieu se démarque explicitement de Popper qui définit la démarche scientifique par la nature du système de validation qu’elle propose, au profit d’une lecture de Bachelard qui définit la démarche scientifique par la nature des théories construites. Ces réflexes anti-méthodoiogiques sont sans doute sains mais ils aboutissent, paradoxalement, à une utilisation mécanique et stéréotypée des statistiques qui montrent que se reproduisent sans cesse des inégalités de statut, d’influence, d’accès à la consommation et au capital symbolique. L’appareil mathématique mis à mal est ainsi réintroduit de façon sommaire pour défendre une représentation de la société dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne peut pas être démontrée fausse.
21La statistique montre que les travailleurs sociaux sont Issus des classes moyennes et que leurs "clients" appartiennent aux classes populaires ? Le travail social est alors défini comme un processus de domination sociale d’une classe sur une autre et l’idéologie des travailleurs sociaux, qui est souvent de type contestataire, n’est qu’une dénégation maladroite d’un sens de l’action qui est tout entier contenu dans le statut social des acteurs. Le mouvement des femmes est-il largement animé par les classes moyennes et supérieures ? Il exprime la crise et les ambitions de ces catégories sociales. Le tennis est-il pratiqué par les classes moyennes ? Sa signification se réduit alors à un effort de "distinction" de ces classes sous la menace des pratiques sportives plus populaires.
22Voilà, de façon sans doute caricaturale, présenté l’usage le plus courant de la statistique en sociologie. Il n’est certainement pas inutile d’identifier la situation sociale des acteurs mais il est exorbitant de faire jouer un rôle explicatif à l’appartenance de ceux-ci aux catégories socio-professionnelles de l’INSEE. D’abord parce que les régularités observées souffrent de trop d’exceptions pour être satisfaisantes, ensuite parce qu’il s’agit d’une causalité extrêmement pauvre et peu cohérente. Ainsi la sociologie doit-elle se donner d’autres faisceaux de preuves dont la principale est le discours des acteurs recueillis par entretiens ou par le traitement de témoignages. Il s’agit alors de dépister l’idéologie, de démontrer le mécanisme des rationalisations, de se livrer à une sociologie de la culture et de l’idéologie dont tout le système de validation cependant tient toujours sur le statut social des acteurs qui s’expriment.
236 – La sociologie paraît être enfermée dans une position contradictoire à l’égard des modèles mathématiques et statistiques. Soit le sociologue valorise des systèmes de démonstration et dans ce cas, il peut être tenté de plier sa conception de l’action aux exigences des modèles mathématiques et Statistiques, ce qui peut produire des définitions de l’action peu acceptables. Soit, au contraire, il est porté vers un effort de définition plus théorique et Il plie alors l’outil statistique à sa propre logique théorique, ce qui peut paradoxalement conduire à un usage réifié des statistiques, celles-ci offrant une large souplesse de traitement. Ainsi, les mêmes statistiques scolaires "prouvent" à Baudelot et Establet que l’école est un appareil idéologique d’Etat conforme aux intérêts de la bourgeoisie et aux théories d’Althusser, et à Bourdieu et Passeron qu’elle est une machine à reproduire des inégalités en privilégiant un système de différenciation culturelle généralement favorable aux classes moyennes et supérieures.
24Il semble aujourd’hui que les modèles statistiques "modèlent" peu et la situation actuelle est caractérisée par la diversité des théories et l’unité des méthodes, celles-ci étant largement les mêmes et ne visant pas tant à prouver des théories sociologiques qu’à les illustrer. Ainsi, il n’est pas rare de voir associer des conceptions compréhensives de l’action et des tentatives de méthodologie qui relèvent du positivisme le plus pur. Si l’action est définie comme création de valeurs et comme conduite conflictuelle, il est vain de chercher à la comprendre à travers des indicateurs statistiques qui cernent nécessairement l’acteur dans une position de consommateur à l’égard de normes déjà offertes. Les méthodologies quantitatives supposent que l’action soit définie comme un comportement, une stratégie ou une réponse à des contraintes de situation. Or, une large part de l’action consiste à définir des situations et pas seulement à y répondre. Il faut alors franchir le pas qui sépare la psychologie expérimentale de la clinique et construire des procédures d’intervention sur le social en mettant les acteurs en position d’analyser eux-mêmes les significations de leur propre conduite. Ceci n’empêche pas que les statistiques puissent aider à construire des hypothèses et des modèles, mais certains de ceux-ci ne peuvent plus être vérifiés par les modèles mathématiques. Le problème actuel est moins celui de l’imposition d’un formalisme mathématique aux sciences humaines que de la non-congruence des problèmes posés et des méthodes choisies pour y répondre.
Notes de bas de page
1 C. Wright Mills, "L’imagination sociologique", Maspéro.
2 P. Sorokin, "Tendances et déboires de la sociologie américaine", Aubier.
3 "Prévenir la violence", La Documentation Française.
4 J.C. Chesnais, "Histoire de la violence", R. Laffont.
5 E. Durkheim, "Le Suicide", PUF.
6 P. Besnard, "Durkheim et les femmes ou le suicide Inachevé", Revue Française de Sociologie, 1973.
7 R. Boudon, "La logique du social", Hachette ; R. Boudon et F. Bourricaud, "Dictionnaire critique de la sociologie", PUF.
8 R. Boudon, "L’Inégalité des chances", Armand Colin.
9 P. Bourdieu, J.C. Chambordon, J.C. Passeron, "Le métier de sociologue", Mouton-Bordas.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Sauvages et ensauvagés
Révoltes Bagaudes et ensauvagement, ordre sauvage et paléomarchand
Pierre Dockes et Jean-Michel Servet
1980
L’Observé statistique
Sens et limites de la connaissance statistique dans les pays développés et en développement
Lahsen Abdelmalki et Jean-Louis Besson (dir.)
1989