Chapitre 3. La première révolution industrielle en France
p. 51-62
Texte intégral
1Nous décrirons dans ce chapitre les changements techniques principaux intervenus en France dans la période 1815-1850. On a depuis un siècle déjà coutume de les désigner par le terme de "première révolution industrielle". Bien qu’il appartienne au langage familier des historiens il ne va pas de soi ; nous nous attacherons d’abord à lui donner un contenu et à rappeler quelques points de méthode. Une seconde partie fournira un bilan des mutations décelées dans le système Industriel et productif français.
2Dans ces développements nous n’avons pas tenu compte des facteurs spécifiquement économiques qui prédéterminent ces changements. Il faudra toujours garder à l’esprit qu’ils jouent un rôle moteur. A cet égard, P. Bairoch a pu noter : "L’examen des faits démontre assez clairement que ce sont des facteurs économiques, et notamment l’aiguillon d’un accroissement sensible de la production, qui ont permis l’utilisation, sinon l’invention de machines ou de procédés nouveaux de travail. Evidemment, ces inventions ont à leur tour contribué à la continuation des progrès en jouant le rôle que l’on pourrait appeler "briseur de goulots d’étranglement", c’est-à-dire en supprimant les obstacles oui freinent une rapide progression du secteur"1. On a déjà précisé que cette mutation technique s’accompagne d’un bouleversement dans les rapports sociaux de production, du déploiement du capitalisme et de sa logique économique ; nous consacrerons le chapître prochain à cette question.
Section I – La révolution Industrielle Définition et remarques de méthode
3On entend par révolution industrielle à la suite de Paul Mantoux, l’ensemble des inventions qui ont transformé les industries du textile et du fer, et oui ont donné naissance à la machine à vapeur industrielle2. Pour l’historien, elle date de la fin du XVIIIe siècle. En Angleterre tout est posé avant 1802 (date de la loi sur la fabrique). II s’agit d’une définition assez (trop) générale et centrée, notamment quant à la périodisation, sur le cas anglais. B. Gille bien que décrivant l’évolution anglaise, peut préciser qu’aux environs de 1795 "toutes les nouveautés sont au point et chaque technique a réalisé son équilibre interne. C’est à cette date qu’apparaissent les premières liaisons entre les diverses techniques. La machine à vapeur a pénétré largement dans l’industrie minière, mais aussi dans la sidérurgie et dans l’industrie textile. Le fer devient le matériau de plus en plus utilisé : rails, machines diverses, machines textiles, construction"3. Un nouveau système technique apparaît.
4Nous tenterons de décrire le contenu de cette mutation avant de proposer une définition et l’esquisse d’une périodisation.
§ I – UNF CARACTERISATION.
5L’historien des techniques M. Daumas, a proposé un schéma rendant compte de la structure de la première révolution industrielle4. Selon sa thèse il n’y aurait pas de "Révolution" technique bien que l’on puisse discerner une révolution industrielle.
A – Révolution industrielle ou révolution technique.
6M. Daumas reconnaît toute l’importance et donc le caractère révolutionnaire des transformations économiques, sociales, industrielles, mais insiste fortement sur le fait qu’elles n’ont pas été provoquées par une "révolution" des techniques : "La série d’inventions du XVIIIe siècle nous paraît maintenant relever du processus traditionnel oui a commandé l’évolution des techniques depuis les origines grecques au milieu du siècle dernier"5.
7L’historien aurait souvent "ramassé" les inventions en une seule période ce qui donne une impression de transformations intenses (ce nue semble faire B. Gille)6. Or ces changements résultent d’efforts parfois séculaires. Par exemple les machines de l’industrie textile telle la "Jenny" de Hargreaves ou le procédé "Water frame" d’Arkwright ont eu des antécédents au dernier quart du XVIIe siècle. De même pour la sidérurgie, on note l’utilisation de la houille pour la première fois au XVIIe siècle. Ainsi doit-on parler de longue évolution plutôt que de brutale révolution. La révolution serait alors une succession rapide d’innovations, une concomitance dans une même période de temps.
B – Révolution industrielle et révolution scientifique.
8Cette évolution technique, ou cette révolution industrielle, n’implique pas une révolution scientifique, ou une application des découvertes scientifiques à l’industrie. Ainsi, non seulement le moteur à explosion est né sans le secours de la science, mais ce serait sans doute lui qui aurait stimulé les recherches dans cette discipline que l’on nommera la "thermodynamique". Dans la sidérurgie la période scientifique débutera vraiment avec l’âge de l’acier (et le procédé Bessemer) dans la seconde moitié du XIXe siècle. Quant aux progrès de l’industrie chimique avant 1850 ils ne sont pas dus à la découverte scientifique des corps ; à cette époque, la théorie des chimistes donnait du chlore une interprétation erronée. Plus généralement, B. Gille a fait remarquer que des innovations techniques ont pu être réalisées dans un contexte où les vérités "scientifiques" étaient fausses.
§ II – UNE DEFINITION
9Pour M. Daumas, si il y a au début du XIXe siècle une évolution et non une "révolution" technique que l’on peut appeler révolution industrielle, dans la seconde partie du XIXe siècle, on assiste bien à une révolution technique, "l’influence réciproque des techniques les unes sur les autres se ressèrre rapidement, elles deviennent de plus en plus solidaires, phénomène compliqué par l’influence des découvertes scientifiques". Laissons les historiens des techniques trancher le caractère "révolutionnaire" ou "évolutionniste" des techniques de cette première révolution industrielle7 retenons toutefois qu’elle correspond à un faisceau d’innovations techniques (un système technique) sans "remontée scientifique". Cette dernière caractéristique signifie que la "technologie était essentiellement empirique"8, qu’elle relève de "trucs" pratiques9. La seconde révolution industrielle qui débutera avec le milieu du siècle, repose sur les relations Science-Technologie, en ce sens que les perspectives techniques stimulent la recherche scientifique d’une part, que le flux des découvertes scientifiques alimente le courant des techniques nouvelles10.
10L’idée d’une première révolution industrielle à base technique, voire empirique, ne signifie pas que le "climat" nouveau amorcé depuis le XVIe siècle voire le XVe, avec l’avancée des sciences expérimentales ne soit pas déterminant11. Il l’est certainement mais cela ne remet pas en cause l’idée d’innovations industrielles sans antécédents scientifiques directs.
§ III – UNE PERIODISATION
11C. Fohlen a émis l’hypothèse que deux périodes assez tranchées pourraient être décelées eu égard aux modifications profondes du tissu industriel au moins en Angleterre et en France12. Dans une première phase l’industrie du coton a d’abord tiré la croissance économique ; cette industrie exigeant moins de capitaux et de technicité. Dans une seconde phase, la métallurgie prend le relais vers les années 1830-1840. Le développement du réseau des chemins de fer, principal débouché du secteur, stimule les investissements dans la sidérurgie. L’analyse de P. Bairoch confirme ce déphasage13, il note que les débuts de l’expansion de l’industrie cotonnière se place entre 1750 et 1790, quant à l’industrie du fer, elle amorce une première expansion entre 1740 et 1790 et une seconde après 1820. Cet auteur peut alors conclure qu’un premier démarrage de l’économie française se situerait dès la seconde moitié du XVIIIe siècle et préciser qu’il conviendrait de fixer le début de la révolution industrielle en France vers 1770-1780. Sommes-nous sûrs que la fin de l’ancien régime fut une période de croissance pour l’industrie ? II n’en reste pas moins que c’est bien après la période révolutionnaire et impériale que l’on va assister à l’apparition convergente et massive des changements techniques fondamentaux14.
Section II – La première révolution Industrielle en France (1815-1850) Les faits et les tendances15
12Après un rapide bilan général soulignant une évolution plutôt lente, on notera les premières innovations dans le secteur des transports et la persistance des tendances anciennes dans l’utilisation de l’énergie. On signalera enfin que les mutations dans l’industrie font apparaître une certaine dépendance technique.
§ I – UN PREMIER BILAN : UNE LENTE "REVOLUTION"
13A.L. Duham a pu expliquer le faible développement de l’économie française par la "mentalité paysanne" des ouvriers et des patrons, par une main-d’oeuvre abondante et bon marché, par l’emploi du machinisme sur une faible échelle et la maigre utilisation du charbon rendu cher par les coûts de transport. Ce dernier élément reste important car le charbon permet d’équiper les machines à vapeur, et à volume égal il fournit plus de chaleur que le bois ; à l’opposé la révolution industrielle en Angleterre a été certainement favorisée par l’importance et la facilité d’extraction de cette réserve d’énergie. Ce n’est que très tardivement que les entrepreneurs français vont l’utiliser avec l’amélioration des voies d’eau navigables et la constitution d’un réseau de voles ferrées. Le "putting out System" largement dominant durant cette période ne pouvait hâter la mécanisation du travail dans l’industrie. La machine à vapeur ne fut utilisée par Dollfus-Mieg, pourtant entrepreneur "dynamique", qu’en 1812 ; elle se diffusa très lentement dans l’industrie textile. En 1850, l’énergie d’origine animale (chevaux, boeufs) reste encore très importante, et la force hydraulique (notamment dans les Vosges et en Normandie) n’a pas été supplantée par l’innovation du siècle, la machine de Watt.
14La lenteur de cette révolution a pu découler paradoxalement d’une caractéristique du produit de l’industrie textile : sa très bonne qualité à l’opposé du produit anglais déjà "banalisé", fabriqué par des procédés fortement mécanisés. On a là un indice prouvant que les changements industriels impliquent non seulement de nouvelles méthodes de production mais aussi une recomposition des gammes et des variétés de produits.
§ II – LES PREMIERES INNOVATIONS DANS LE SECTEUR DES TRANSPORTS.
15On retiendra que les aménagements de voies d’eau navigables ne retirèrent pas à la route sa primauté, et que les premières voies ferrées possédaient une vocation exclusivement Industrielle et plutôt régionale.
A – L’aménagement des voles navigables et la primauté de la route.
16Les voles navigables intérieures bien qu’importantes n’apparaissent pas être à la mesure des besoins généraux de l’économie sous la Restauration et la Monarchie de Juillet. La politique en la matière apparaît inappropriée : on construit des canaux et on aménage les rivières dans des régions (Sud-Ouest, Centre) où cela ne se justifiait pas, au lieu de repenser un réseau plus stratégiquement dépendant du développement économique. D’où l’insuffisance des voies d’eau (96). La vapeur apparaît sur le Rhône vers 1827-1829 et concurrence les vieilles corporations (batelleurs). Néanmoins durant cette période la route conserve la première place dans le transport des biens et des personnes.
B – La naissance du chemin de fer à vocation Industrielle et régionale.
17Elle se fera dans le triangle déjà Industrialisé St-Etienne – Roanne-Lyon. On recherche dans la région stéphanoise une amélioration des voies de circulation afin d’écouler les quantités croissantes de fer et de charbon. Malgré l’opposition des charretiers (perdant leurs ressources) et des propriétaires terriens (ne voulant pas être expropriés) la première voie férrée fut construite entre St-Etienne et Andrézieux en 1823, afin de relier la ville à la Loire, mais les chevaux tiraient encore les wagons. La seconde voie fut sans doute St-Etienne-Lyon (56 km) achevée en 1832. Les industriels locaux étaient les propriétaires des voies (comme les fameux frères Seguin d’Annonay) et semblaient plus passionnés par l’innovation que par l’exploitation. Ceci changea lorsque la Compagnie compris la nature économique du procédé. La troisième ligne relia Andrezieux à Roanne. Ces premières voies à vocation industrielle s’avéraient d’intérêt régional, étaient financées localement, et apparaissaient complémentaires des voies d’eau16... La seconde étape fut celle de la constitution d’un réseau et de l’utilisation de la vapeur. L’Etat octroya des concessions à des sociétés privées (même anglaises dans le cas de la ligne Paris-Rouen). Selon Dunham la durée trop courte des concessions ne permit pas au capital privé de rentabiliser suffisamment les investissements. En 1840, la France possédait 400 Km de voies, l’Angleterre 2 000.17
§ III – L’UTILISATION DE L’ENERGIE.
18Les tendances anciennes encore déterminantes.
19Les métallurgistes utilisent encore principalement le charbon de bois. Son prix est élevé mais la faiblesse de la concurrence et les marchés géographiquement cloisonnés ne mettent pas en danger les maîtres de forge. La grande métallurgie est concentrée dans le Nivernais (Imphy, Fourchambault). La fabrication de la fonte à l’aide du coke pris beaucoup de retard, en 1840 on recense 41 hauts-fourneaux à coke sur 462 (en termes de production, la proportion n’apparaît plus identique car seuls les grands hauts fourneaux utilisent le coke). Le charbon employé provenait du Centre et du Sud du pays, était d’assez mauvaise qualité et relativement cher. Celui de la Loire, retiré à ciel ouvert, convenait le mieux à la forge et permettait la fabrication du coke. Les gisements du Pas-de-Calais connus vers 1840 ne précipitèrent pas la restructuration de la sidérurgie.
20La force hydraulique connut un regain d’intérêt grâce à des inventions destinées à généraliser son usage et à accroître son rendement. Parallèlement, le parc français de machines à vapeur progresse avec le développement de l’industrie textile, sa localisation est de ce point de vue suggestive : Seine, Seine-Inférieure, Haut-Rhin, Nord. On l’a estimé à 2 800 ou 5 000 unités en 1841 (contre moins de 200 en 1816).
§ IV – DES MUTATIONS INDUSTRIELLES LARGEMENT DEPENDANTES.
21On les décerne dans les deux secteurs porteurs de la nouvelle croissance : la sidérurgie et la fabrication des produits textiles.
A – Sidérurgie et métallurgie.
22La sidérurgie de l’époque produit essentiellement de la fonte (alliage de fer et de carbone18) et reste le fait de petites forges (une dizaine d’ouvriers) propriété d’un "maître" possédant une forêt et un cours d’eau. Les carrières de minerais de fer se présentaient à ciel ouvert, le mineral était lavé dans une rivière. Les premières étapes de la filière, extraction et lavage, connurent peu de progrès jusqu’en 1850. L’adoption du charbon dans la fabrication poussa à élever la hauteur des hauts fourneaux. II fallut, de plus, accroître la puissance de la soufflerie et utiliser l’air chaud pour obtenir une fusion plus complète du mineral, une économie de combustible, et une régularité du fonctionnement des appareils. En 1848 un quart à peine des hauts fourneaux français utilisent ce procédé.
23Vers les années 1820 la technique du puddlage19 se pratique en France à l’imitation des procédés anglais. B. Gille a pu remarquer que les grandes créations métallurgiques furent précédées de voyages en Angleterre20 ; l’imitation était rendue possible par une immigration ouvrière anglaise (près de 15 000 dans la métallurgie). Le laminage21 se faisait encore largement par battage du métal au marteau. En bref, les techniques s’avéraient peu mécanisées. Quant à la production d’acier elle était faible et l’on devait en importer de Suède ; les techniques nouvelles furent là encore transférées de l’étranger et l’on trouve des ouvriers allemands en Lorraine et dans le Tarn.
B – L’industrie textile.
24II faut réserver ici une place particulière à l’industrie cotonnière devenue dominante. Elle dispose des machines venues d’Angleterre dont la fameuse Jenny ; s’adaptant à l’organisation du travail à domicile, elle ne rencontre pas de résistance ouvrière. Là encore l’évolution est impulsée par des industriels revenus d’Outre-Manche. Ces perfectionnements se situent au niveau du bobinage du coton et de l’accroissement du nombre de broches. Révolution également dans l’impression qui se mécanise : un cylindre de cuivre gravé est enduit de couleur puis appliqué sur le tissu.
25Tel n’est pas le cas de la fabrication de la laine et du lin. Un exemple donne à réfléchir : c’est un français Philippe de Girard qui améliora la préparation du lin pour la filature (l’emploi d’une solution alcaline assouplissant les fibres) puis Inventa une peigneuse qui ne fut utilisée d’abord qu’en Angleterre22. Elle ne revint en France pour être construite notamment par Decoster à Paris que 20 années plus tard. Il s’agit là d’une manifestation du "syndrome anglais" : les industriels français achetaient leur machine pour l’essentiel en Angleterre et parfois en contrebande, on en concluait que les meilleures machines étaient anglaises. Une machine française devait recevoir le label "made in England"23 pour trouver preneur.
26L’industrie de la soie se trouve concentrée dans la région lyonnaise, près de Saint-Etienne et autour de Nimes. Le "putting out System" la caractérise (on compte 60 000 métiers dans le lyonnais autour de 1850) et la fabrique demeure l’exception comme dans le tissage de la peluche de soie (coton et déchets de soie) pour la fabrication de chapeaux à Tarare. Le métier de Jacquard – lui-même synthèse des métiers de Falcon et de Vaucanson – constitue la base technique du procès de travail. Dans un ouvrage de 184124, on peut lire : "Aujourd’hui le mécanisme inventé par Jacquard est généralement adopté. Sur quarante cinq mille métiers différents qu’on peut compter dans l’arrondissement de Lyon, cette ingénieuse invention entre pour près d’un quart et facilite le travail de plus de quatre-vingts mille personnes". Si le métier reste encore en bois, un Stéphanois, Boivin, remplacera le fer par le cuivre dans certaines de ses parties. Dans le tissage manuel des rubans, on voit apparaître un régulateur qui tend à égaliser les coups. Le mode de chauffage dans les grands établissements sera amélioré par le lyonnais Gensoul. Le moteur mécanique remplace la tourneuse à la main qu’aux environs de 183025. Deux remarques conclusives. L’industrie de la soie fut, on le sait, secouée par des tensions sociales et les premières révoltes de masse contre le métier26. La mécanisation de cette industrie est d’origine française, il s’agit là d’une exception dans un monde où la fabrication des machines constitue pratiquement un monopole anglais. Il fut, après améliorations, à la base de l’accroissement des performances de la Bonneterie27 qui repose sur un autre procédé : la maille. Ce secteur fut développé en France par Ternaux qui sut à la fois créer les étoffes dites mérinos et réussir intelligemment dans le commerce.
Conclusion du Chapitre 3
27Le nouveau système technique fondé sur l’emploi généralisé du métal, l’utilisation de la machine à vapeur, et les gains dus à son introduction dans l’industrie du charbon, a atteint son plein développement vers 185028. Nous avons vu que cette structuration des techniques se construit lentement, à tel point, que les historiens d’origine anglosaxonne ont presque nié l’existence d’une révolution industrielle pour la France29. On a décrit ensuite une caractéristique du développement français l’inexistence d’un secteur de biens d’équipement ; on importe les machines et les procédés d’Angleterre, et on transfère le savoir-faire avec l’immigration ouvrière (il existe bien entendu quelques exceptions notables). A cela nous devons ajouter sans expliquer les relations de cause à effet, que la science française cessa peu à peu à partir des années 1840 de jouer les premiers rôles30. Cela fait beaucoup de désavantages pour négocier le virage de la seconde révolution Industrielle.
28Comment rendre compte de cette incapacité relative à maîtriser de façon autonome les techniques nouvelles. Bien qu’on réétudiera ce problème dans la seconde partie de ce travail, à la lumière des rapprochements entre l’activité des scientifiques et les recherches Industrielles, posons quelques jalons. On a d’abord mis en avant le faible esprit de compétition des industriels français, et pour T.S. Ashton, même la révolution n’aurait pas tué le vieil esprit mercantiliste31. Un tel facteur pourrait expliquer entre autres, les difficultés à concevoir en même temps les changements dans les procédés et les transformations subséquentes dans les produits. Comme le note justement F. Caron : "la France n’a jamais surmonté cette contradiction entre son désir d’édifier une industrie moderne à base scientifique et sa volonté de sauvegarder le petit atelier produisant des articles de bon goût pour une clientèle riche..."32.
29On comprend pourquoi Toynbee a pu caractériser la révolution industrielle par un changement d’organisation, l’apparition de la concurrence et le rejet des réglements médiévaux. Il ne faudrait pas conclure trop rapidement à partir de ces données à une inaptitude technique générale. On a pu noter la richesse des savoir-faire artisanaux qui expliquent certainement des facultés de réappropriation des procédés étrangers. De même dans la sidérurgie stéphanoise, où l’imitation a été déterminante, la greffe a réussi car les entrepreneurs locaux possédaient une réelle culture technique et une attitude quasi-scientifique devant l’innovation33.
30Deux questions enfin sur deux aspects restés encore assez obscurs. Dans quelle mesure les luttes ouvrières et la pression des artisans – salariés ont pu retarder la mécanisation, et ralentir ou décourager les recherches et la créativité dans cette direction ? Mumford a brillamment montré que la guerre a été le principal diffuseur de la machine, comment à fonctionné en France dans la première partie du XIXe siècle le "complexe militaro-industriel" ? Qu’a-t-il développé, fait régresser ou neutralisé ?
Notes de bas de page
1 P. Bairoch "Révolution industrielle et sous-développement", Mouton, Paris, 4e édition p. 19 souligné par l’auteur.
2 "La révolution industrielle au XVIIIe siècle. Essai sur les commencements de la grande industrie moderne en Angleterre.
3 B. Gille, ouvrage cité p. 722.
4 "Le mythe de la révolution technique". Revue d’histoire des sciences 1963 pp. 291-302.
5 Article cité p. 293-294. Pour l’essentiel nous suivrons dans ce paragraphe la thèse de Daumas.
6 Ouvrage cité p. 718 et suivantes.
7 B. Cille se prononce en faveur de la "Révolution technique".
8 D. Landes ; "L’Europe Technicienne", trad. française, Gallimard.
9 C. Fohlen.
10 Remarquons que les progrès des techniques préparent les bases d’une meilleure expérimentation dans les sciences physiques et chimiques.
11 L’idée d’une première révolution industrielle empirique, non scientifique a été critiqué par J. Grinerald "Révolution industrielle, technologie de la puissance et révolutions scientifiques. Essai bibliographique critique" dans "La fin des outils", Cahiers de IUED Paris.
12 Ouvrage déjà cité p. 32-33.
13 Ouvrage cité p. 309 à 317.
14 P. Bairoch donne au terme de révolution industrielle un sens plus général, voisin de démarrage, de début du développement économique (p. 8 de son ouvrage).
15 Nous avons suivi ici les remarques générales et les descriptions détaillées de A.L. Dunham "La révolution industrielle en France", Rivière, Paris, 1953.
16 P. Léon dans H.E.S.
17 Dunham ajoute que les ingénieurs des Ponts et Chaussées n’étaient pas enthousiastes, on ne pouvait, pour eux, rivaliser avec la route et le canal. L’histoire montrera plus tard que les grands corps de l’Etat peuvent se tromper sur la portée et l’avenir des grandes innovations.
18 La production d’acier nécessite que l’on diminue le taux de carbone (moins de 1,5 %) ; on passe de la fonte à l’acier par affinage.
19 Il s’agit d’une décarburation de la fonte liquide par un brassage sous l’influence de scories ou d’oxydes.
20 "Recherches sur la formation de la grande entreprise capitaliste". SEVPEN, Paris 1959 p. 25.
21 Opération au cours de laquelle on étire le métal afin de lui donner une forme.
22 Le lin est une fibre difficile à tisser mécaniquement (on en fait des batistes, c’est-à-dire une toile très fine). Les progrès dans la machinerie ne menacèrent pas directement et brutalement le tissage manuel.
23 On transférait aussi le savoir-faire ouvrier anglais, mais cela ne prit pas la dimension du transfert en métallurgie. Sur les malheurs de Girard on lira Maigne "Histoire de l’industrie", Paris, 1873 p. 107.
24 J.B. Champagnac "Travail et industrie", Paris, 1841 p. 111.
25 Maigne, ouvrage cité p. 108.
26 Le métier Jacquard retirait aux ouvriers une partie de leur savoir-faire : il s’agit là d’une des raisons expliquant la vigueur des revendications ouvrières ("Il a tout simplifié", cf. Champagnac p. 108).
27 Fait noté par Dunham. Maigne précise que la mécanique Jacquard permit des perfectionnements dans le tissage des châles.
28 B. Gille, Histoire des techniques p. 750.
29 D. Landes dans son "Europe Technicienne" peut écrire que si la France fit une révolution industrielle, elle fut étouffée (p. 325).
30 F. Caron "Histoire économique de la France", A. Colin p. 35.
31 En Allemagne, l’Etat a nettement commandé le processus d’industrialisation (sur ce point W. Plum "La promotion des arts et métiers dans l’Allemagne de la première moitié du XIXe siècle", Friedrich-Ebert-Stiftung 1975) ; ce ne fut pas le cas en France.
32 Ibid p. 42.
33 Sur ce point C. Peyrard "La formation des filières techniques dans la sidérurgie fine stéphanoise", Mémoire de DEA 1980. Département de Sciences Economiques, Université Lyon 2.
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