L’Opéra ou quand la voix touche à l’inconscient
p. 39-43
Texte intégral
1Étrange art que celui de l’opéra qui donne libre cours à la jouissance de la voix, la « voix-toute » et pure de la Diva, et qui dans le même mouvement contrôle les effets de cette jouissance par des moyens opératiques colossaux. Soucieux d’un rapport harmonieux entre parole et musique, sa production vise une impossible cohésion entre musicalité et intelligibilité. Mais l’opéra n’est pas l’art du signifiant, il n’est pas non plus celui de la signification : l’opéra creuse, borde, entretient le vide dans lequel la voix s’inscrit comme objet d’un manque.
2Comme toute musique, sa seule articulation est l’écart, l’ambitus, l’intervalle, le silence. Aucune fin ne l’anime, ne lui donne une cause, aucune rentabilité n’en motive la production mais au contraire, dans la béance du manque la voix prend place. Aucune mise en scène, aucun décor, aucune intrigue, en un mot comme en cent, aucune dimension imaginaire sensée, voire même aucune voix sonore, ne dira jamais le Réel de cette voix perdue dont l’amateur d’opéra entretient la quête dans sa course effrénée, d’Opéra Bastille en Covent Garden et autres Scala, quel qu’en soit le prix à payer, et les yeux clos pour mieux jouir.
3Qu’elle soit celle qui unit la communauté monastique dans la prière de l’Opus Dei ou celle du genre musical qui la pose au centre de la scène et qui nous préoccupe aujourd’hui, l’opéra, Opus Dei – Opera, la voix est liée à l’ouvrage, à l’ouverture, à l’inauguration. Par ce jeu sur l’étymologie, on comprendra d’emblée comment la voix ne se donne jamais de manière entière, pleine et unanime mais dans le souffle imperceptible et sans garantie que bordent ces ouvertures du corps qu’elle effleure, conditions de sa production, et auxquelles elle ne peut se réduire, la bouche et l’oreille. Car ce sont les méandres du corps qui la font trébucher ou commettre la fausse note irrattrapable, irréparable, elle, la divine voix dont le pouvoir performatif est, si vous me permettez ce jeu de mot, irrévocable.
4C’est dans ce sens que la psychanalyse définit la voix comme un objet, un objet pulsionnel évanescent. Non pas que la voix soit un objet qui ressortit exclusivement à la psychanalyse, même si elle est au cœur de l’expérience analytique où le patient donne de la voix face à l’analyste, mais cette notion d’objet comme support est pour le moins intéressante lorsqu’il s’agit de chanter.
5Les pathologies psychiatriques qui lui sont associées peuvent également nous éclairer, en rendant si l’ on peut dire cet objet plus « visible », plus immédiatement concevable : la blésité, la dysphonie, l’aphonie, symptômes redoutables pour un chanteur, désignent bien la voix comme le lieu d’un manque, d’un creux que l’objet de la voix ne comblerait plus. On pensera ici bien sûr au personnage de Kundry qui dans le Parsifal de R. Wagner, après un terrible cri, est réduite au silence, bien que présente en scène, pendant tout le troisième acte, ou bien encore à celui de Billy Budd de B. Britten qui bégaie à chaque fois qu’il ressent une émotion forte. Mais c’est certainement dans l’expérience passionnée du mélomane, dans « la folie du chant » que la voix se conçoit d’emblée dans sa dimension objectale. Qu’est-ce qui pousse effectivement le passionné d’opéra fétichiste à vagabonder d’Opéra Bastille en Covent Garden et autres Scala, à la recherche d’instants vocaux uniques qu’il dérobera clandestinement « dans » une cassette enregistrée, qu’est-ce qui l’anime, si ce n’est la quête d’un objet manquant, inaccessible et dont on peut se demander s’il a effectivement une dimension acoustique ? Car le mélomane, amoureux qu’il croit être de la diva, n’est pas appendu à sa voix parce qu’elle en est le porteur, mais bien par un mode de fétichisation qui distingue la voix de celle-ci comme un objet autonome détaché du corps qui la produit et dans laquelle l’auditeur y prend jouissance. Par une construction imaginaire, il finit par récuser le caractère fondamental du manque et légitime le fantasme de la quête et des retrouvailles auxquelles il s’est consacré. L’un, le mélomane, est amoureux d’une voix qu’il entend résonner, chanter dans la voix d’un autre, la cantatrice par exemple, et y identifie son attachement, comme un coup de foudre sur la voix. On retrouve évidemment ici ce que l’opéra s’est évertué à mettre en scène pendant des siècles, voix et drame. Le duo d’amour de Tristan et Isolde de R. Wagner est le meilleur témoignage d’une expérience où une voix chante pour deux, comme en prise directe avec une Autre-voix qui ne chante que pour eux et où l’objet de la voix tel que nous l’avons défini prend corps.
6Afin d’illustrer cela, je souhaiterais citer un extrait de Sarrasine de Balzac, au moment où Sarrasine entend la Zambinella chanter pour la première fois :
Quand la Zambinella chanta, ce fut un délire. L’artiste eut froid ; puis, il sentit un foyer qui pétilla soudain dans les profondeurs de son être intime, de ce que nous nommons le cœur, faute de mot ! Il n’applaudit pas, il ne dit rien, il éprouvait un mouvement de folie, espèce de frénésie qui ne nous agite qu’à cet âge où le désir a je ne sais quoi de terrible et d’infernal. [...] Il était si complètement ivre qu’il ne voyait plus ni salle, ni spectateurs, ni acteurs, n’entendait plus de musique. Bien mieux, il n’existait pas de distance entre lui et la Zambinella, il la possédait [...]. Une puissance presque diabolique lui permettait de sentir le vent de cette voix [qui] attaquait si vivement son âme qu’il laissa plus d’une fois échapper de ces cris involontaires arrachés par les délices convulsives trop rarement données par les passions humaines. Bientôt il fut obligé de quitter le théâtre. Ses jambes tremblantes refusaient presque de le soutenir. Il était abattu, faible comme un homme nerveux qui s’est livré à quelque effroyable colère. Il avait eu tant de plaisir, ou peut-être avait-il tant souffert que sa vie s’était écroulée [...]. Il sentait en lui un vide, un anéantissement semblable à ces atonies qui désespèrent les convalescents au sortir d’une forte maladie.7
7Étrange plaisir que celui que procure le chant : Il avait eu tant de plaisir, ou peut-être avait-il tant souffert... Un plaisir qui donne tout lieu de croire qu’il est à la fois jouissance, et bien ici jouissance de l’objet au moment où il y a rencontre avec l’objet : les termes délices, ravissante extase, cris de plaisir, sublime de ce passage en témoignent ; mais aussi manifestation d’une souffrance : folie, frénésie, terrible, infernal, convulsives, effroyable. À la fois capture folle de la jouissance de l’objet perdu et la douleur du rappel de cette perte. Et c’est bien cette simultanéité qui est exprimée dans l’ambiguïté des deux termes délire et ivre.
8Si je souhaite considérer l’opéra dans la fonction cathartique qu’on lui reconnaît depuis l’Antiquité, c’est-à-dire le matériau sonore en tant qu’il a un effet de liquidation des affects, ce n’est pas tant pour dénier les modes de représentation que l’on donne habituellement à la voix que pour déterminer ce qui dans le matériau musical d’un opéra, indépendamment de ce qu’il met en scène, procure au mélomane une émotion, du plaisir. « Absente de la représentation », dit Denis Vasse, « [la voix] est [...] dans le manque où elle s’inscrit8 » :
elle est « la traversée elle-même » et « la matérialité sonore qu’on lui donne sur scène n’a pour fonction que d’être l’indice, le support de quelque chose qui la transcenderait totalement, le support de quelque chose d’autre, un leurre »
Poizat.
9Pourquoi chez un compositeur comme Benjamin Britten, dont nous avons eu encore trois exemples hier matin, et la plupart d’entre nous auront en tous cas en mémoire la remarquable production du Songe d’une Nuit d’Été au programme de l’Opéra de Lyon ces deux dernières saisons, pourquoi donc chez Britten la voix revêt-elle un caractère si particulier ? Ce n’est certainement pas par l’envergure, ni la virtuosité de son oeuvre vocale que Britten s’impose mais plutôt par le traitement qu’il réserve à la voix, comme l’expression récurrente de la voix épurée des artifices de la technique vocale. La ténacité avec laquelle il écrivait pour des voix non-travaillées d’adolescents et avec laquelle il détournait la connotation sexuelle attachée à chaque tessiture relève chez lui du symptôme : ce sont les fées, interprétées par des garçons et l’Obéron, voix de haute-contre du Songe d’une nuit d’été bien sûr, mais ce sont aussi la voix de ténor de la « femme folle » de Curlew River, la voix de Miss Jessel, associée au gong et à la contrebasse et celle de Quint, associée à la harpe et au célesta dans Le Tour d’Écrou, ou pour finir, la voix grave de Billy, baryton et gabier de misaine en haut du grand mât dans Billy Budd. L’utilisation chez Britten d’une forme pure de la voix, dont les anges, le divin ou les monstres sont les incarnations permet l’émergence de la voix étrange d’un ailleurs inaccessible, que la voix de James Bowman sait rendre avec saisissement, une voix « pensée ni comme le lieu de la présence, ni comme le savoir de la représentation9 ». L’ouverture que cette pratique introduit entre la voix réelle et la signification qu’on tend à lui prêter, entre le signifiant de la voix et son signifié, matérialise d’une certaine manière la fente d’où jaillit cet objet de la voix dont nous parlons. Britten bouscule, malmène ou banalise la « voix en acte » pour extraire l’objet vocal, en faciliter l’émergence. Ce n’est pas la voix sous la forme de la représentation sensible et consciente qui est visée, mais le lieu intelligible auquel ces représentations renvoient.
10Isoler dans un matériau musical les moyens d’expression de cet objet-voix, pur événement psychique, sans réalité sonore, n’est pas chose facile sans tomber dans les travers du sensible, de l’imaginaire. Entreprise qui a cela de paradoxal qu’elle ne veut plus considérer la partition sous sa forme audible et interprétée et, dans un même mouvement, pointer les traces de jouissance que cette partition provoque chez l’auditeur. Mais interpréter la musique à travers les drames qui lui servent d’alibi, pratique courante en matière de critique musicale, serait bien vite conclure qu’elle n’est que l’expression redondante de ce qui se joue sur scène et récuser les émotions intenses que sa seule production suscite chez le mélomane.
11C’est certainement par ce qui échappe à l’imaginaire humain, qui tente constamment de la réduire à du sens, qu’on pourra distinguer cette Autre-voix de la musique. Les outils et concepts du solfège, de l’acoustique, de la phonation, voire même de la phonologie seront utiles à ceux qui les maîtrisent, instrumentistes, chefs d’orchestre, chanteurs, mais pour ceux qui sont chargés d’en faire un spectacle visuel et spatial, il s’agit, et là l’affaire est d’une autre nature, d’en habiller les contours, d’en composer l’éphémère matériau sans grossir le trait, par la suggestion, le trouble, l’ineffable. En ce sens, je ne crois pas que l’image et ses procédés, même si elle contribue à une distribution plus large de l’opéra, serve sa cause.
12Interpréter, seule condition de production de toute musique, c’est déjà risquer de faire un four. Mais a-t-on le choix ? Nous savons tous combien l’interprétation est déterminante en musique. À chaque nouvel enregistrement, ce sont toutes les versions précédentes qu’un bon nombre de magazines spécialisés remettent à nouveau à plat, comme s’il s’agissait d’élire la version qui touche au plus près à une version épurée, originelle, mais malheureusement perdue, de l’œuvre. Car l’interprétation prototype n’a jamais été gravée et personne ne l’a jamais entendue. Même les enregistrements placés sous les doigts ou la baguette du compositeur ne peuvent rivaliser avec ce parangon dont on ne s’occupe guère de savoir s’il répond aux intentions du créateur. Les expériences de ces 15 dernières années qui visent à restituer ce qu’elles revendiquent comme une authenticité historique de l’interprétation de tel ou tel répertoire, particulièrement du répertoire baroque, me semblent sans effet si ce n’est qu’elles attestent bien de cette quête fantasmatique d’un objet perdu. Ce sont précisément des effets de cet archétype-là dont il s’agit sous cette appellation d’objet-voix. Car, s’il y a effectivement paradoxe, c’est parce que la musique établit une communication, terme que j’utilise ici avec beaucoup de réserve, une communication en deçà des mots et de surcroît, dans la nostalgie collective d’une jouissance définitivement perdue.
Notes de bas de page
Auteur
Chargé de cours à l’université Lumière-Lyon 2. Après avoir travaillé sur les effets de jouissance de la voix dans Sequenza III per voce femminile de Luciano Berio, il mène actuellement une recherche de troisième cycle (Études anglophones) sous la direction de Michel Cusin : « Les voix de l’Autre dans l’œuvre de Benjamin Britten ».
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