La fiction à la première personne ou l’écriture immorale
p. 507-525
Texte intégral
1On sait que pèse sur la fiction une condamnation originelle : celle de Platon. Malgré « une certaine tendresse et un certain respect qu’[il a] depuis l’enfance pour Homère », il ne peut taire plus longtemps le sévère règlement qui s’impose pour une cité juste : « n’admettre en aucun cas la poésie imitative », c’est-à-dire la fiction1. Elle parle, dit Platon, à la place « de ceux qui ont fait la guerre » : les vrais gens, qui ont souffert dans leur chair, et qui connaissent, eux, le poids des mots, le poids des morts. La fiction est en ce sens un plagiat du réel. L’idée qu’elle puisse donner de la réalité une vision aussi juste, voire plus vraie, que le récit factuel était déjà subversive il y a 2400 ans.
2Je suis un écrivain des métaphores, et de la fiction ; d’ailleurs je n’ai pas le choix. J’écris avec des mantras familiaux qui sont comme des damnations ; mais j’écris surtout avec mon imaginaire. S’il y a une force dans mon écriture romanesque, qu’on a pu dire « empathique », c’est qu’elle propose un lieu textuel d’identification. Étonnant succès de l’effet de réel, de provoquer des confusions, des émotions et des colères, qui ont pu aller jusqu’à l’accusation de « plagiat psychique » pour un roman comme Tom est mort2. Comme si, pour écrire à la première personne le récit d’un deuil, il fallait l’avoir vécu.
3En me coulant dans la peau fictive de la mère de Tom, en cherchant la voix de cette aria, si je pensais à une personne réelle c’était à ma propre mère ; bien que l’histoire que j’invente dans Tom est mort n’ait rien à voir avec nous. Or j’ai été amenée à livrer publiquement des données autobiographiques pour me justifier d’avoir écrit un roman, et cela m’a donné à réfléchir sur le statut de la fiction aujourd’hui, si longtemps après Platon.
PLATON ET L’IMITATION, OU DES ORIGINES DE LA TERREUR DANS LES LETTRES
4Pour Platon les objets du monde réel sont déjà des copies d’une Idée. Ainsi le lit que fabrique un artisan est une copie de l’Idée de lit. La fiction est une copie de copie, une copie « éloignée de trois degrés » de la vérité. « Car les poètes créent des fantômes et non des réalités3 ». Moralement, c’est intolérable ; politiquement, c’est dangereux : on ne sait plus qui parle, et on est ému par des récits fictifs qui, dit Platon, nous détournent de nos devoirs. À défaut de réguler le pouvoir imitatif de la fiction, il faut traiter le mal à la racine en bannissant ses auteurs, surtout les bons. Un « bon poète », dit Platon, est précisément quelqu’un qui n’a nul besoin de connaître ce dont il parle pour l’écrire. Ce dangereux talent est fait pour tromper les honnêtes gens – et les enfants, ajoute-t-il.
5Suit le procès d’Homère : a-t-il, « dans sa vie privée et dans sa vie publique », mené des guerres, guéri des hommes, dirigé des cités, lui qui dans son œuvre parle de ces choses comme s’il les connaissait ? Non – de plus, la rumeur veut qu’il ait négligé son jeune compagnon Créophyle4. Bref, Homère n’a pas été capable de « rendre les hommes meilleurs – en possédant le pouvoir de connaître et non celui d’imiter ». Capable d’un simulacre parfait de ce qu’il n’a ni vécu ni connu, c’est un charlatan, comme tous les auteurs de fiction, ces poètes qui « ne voient les choses que d’après les mots ». La fiction flatte chez les citoyens « des conduites qui ne conviennent qu’aux femmes5 ». Par son imitation fallacieuse, elle fait verser des larmes sur de faux chagrins6, alors que, grâce à la philosophie, l’homme « à qui il arrive quelque malheur, comme la perte d’un fils ou de quelque autre objet très cher », peut rester maître de soi à la façon stoïcienne. La tragédie, en particulier, nous oblige à « compatir aux malheurs d’autrui » et épuise nos forces pour nos malheurs réels7. « L’imitateur, résume Platon toujours à propos de la fiction, n’a aucune connaissance valable de ce qu’il imite, et l’imitation n’est qu’une espèce de jeu d’enfant, dénué de sérieux8 ».
6Reprocher aux écrivains de fiction de faire ce qu’ils savent faire – imaginer sans forcément connaître : on croit que ces accusations ont vieilli. Aujourd’hui, apparemment, on n’attaque plus le mode de représentation romanesque en tant que tel. Mais le soupçon d’usurpation continue à s’exprimer dans un fantasme comme le « plagiat psychique9 », qui prolonge l’accusation platonicienne : par d’autres biais, sur lesquels je vais revenir, il s’agit toujours de borner et de normer la fiction. Fondamentalement frivole, usurpateur et plagiaire est donc, in fine, le romancier.
7L’usurpation la plus condamnable, pour Platon, est le récit fictif à la première personne. Quand Homère se contente de rester Homère, c’est-à-dire « de ne pas se dissimuler » derrière la voix de ses personnages, Platon juge tolérable ses narrations à la troisième personne. Il cite pour exemple ce passage de L’Iliade : « il implorait tous les Achéens/et surtout les deux Atrides, chefs de peuples ». Commentaire : « le poète parle [ici] en son nom et ne cherche pas à tourner notre pensée dans un autre sens, comme si l’auteur de ces paroles était un autre que lui-même. Mais pour ce qui suit, il s’exprime comme s’il était Chrysès, et s’efforce de donner l’illusion que ce n’est pas Homère qui parle, mais le vieillard, prêtre d’Apollon [Chrysès]10. » Sont condamnées toute L’Iliade et toute L’Odyssée, à cause des discours à la première personne.
8Et voilà Platon qui nous réécrit à la troisième personne, c’est-à-dire de façon licite, tout le monologue de Chrysès… « Voilà, camarade, un simple récit sans imitation11 » ! Il s’agit toujours de remplacer un texte par un autre, plus acceptable12. Le pire du pire, ce sont les passages fictifs à la première personne qui disent le chagrin. « Pour ces passages et tous ceux du même genre, nous prierons Homère et les autres poètes de ne point trouver mauvais que nous les effacions13. » Car ces plagiats psychiques avant l’heure démoralisent les braves citoyens : « ce n’est point qu’ils manquent de poésie, et ne flattent l’oreille du grand nombre ; mais, plus ils sont poétiques [fictifs], moins il convient de les laisser entendre à des enfants et à des hommes qui doivent être libres, et redouter l’esclavage plus que la mort14. »
9À peine a-t-il décrit le champ littéraire que le premier critique littéraire invente donc son doublon, la censure, ses moyens – l’opprobre et la terreur – et son corollaire, la propagande. « En fait de poésie il ne faut admettre dans la cité que les hymnes en l’honneur des Dieux et les éloges des gens bien15. » À vouloir limiter la fiction, très peu de littérature y survit.
ARISTOTE, LE DEVOIR DE CHOQUER ET LA PREMIÈRE PERSONNE
10Au contraire de Platon, Aristote loue l’imaginaire. « Parce que les poètes sont de même nature que nous, ceux qui sont le plus persuasifs sont ceux qui entrent dans les passions : il apparaît vraiment en proie à la détresse, celui qui sait se mettre dans la détresse, et vraiment en proie à la colère, celui qui sait se mettre dans la peau d’un homme en colère16. » Il va sans dire que ce qu’Aristote nommait la mimesis était le summum du plagiat psychique.
11La poétique d’Aristote est très peu prescriptive. Il décrit et définit, et jamais ne condamne. « Surtout, dit-il, si on considère combien on critique aujourd’hui les poètes17 » (on est en 330 avant J.-C.). Qu’elle soit tragédie ou épopée, ce qu’il loue dans la fiction, c’est qu’elle inspire un « sentiment d’humanité ». Délicat à traduire, changeant légèrement de sens selon les passages, il consiste fondamentalement en pitié pour l’homme qui souffre18. On jugera donc une fiction à l’aune (mais pas seulement) de sa capacité à déclencher ce « sentiment d’humanité », jamais mieux éveillé que par des situations que nos critiques moralistes jugeraient, pour le moins, scabreuses : « par exemple, un frère tue son frère, s’apprête à le tuer, ou commet contre lui quelque autre forfait de ce genre, un fils va tuer son père, ou une mère son fils : ces cas-là sont précisément ceux qu’il faut rechercher19. »
12Mais, nous diraient nos bien-pensants, les auteurs ont-ils vécu ces situations terribles ? Eschyle, Sophocle, Euripide, pensaient-ils un peu aux victimes ? J’ose dire que oui, ils y pensaient. Puisque que grâce à eux, nous souffrons encore avec Antigone, avec Œdipe, avec Clytemnestre, avec Médée. Il est vrai que, de nos jours, Euripide serait accusé de plagier Sophocle, et Sophocle Eschyle.
13Je, je, je ! crient les personnages – sœurs endeuillées, fils incestueux, mères éplorées ou assassines. La fiction, pour Aristote, c’est le « comme si ». Il le dit à plusieurs reprises : « il faut composer les fables [les fictions] […] en se mettant autant que possible les situations sous les yeux [en les imaginant]. Ainsi, en les voyant avec la plus grande netteté, comme si on assistait aux faits eux-mêmes, on pourra trouver ce qui convient et rien n’échappera de ce qui est de nature à choquer20. » Ce choc, décrochage de nos peaux quotidiennes, est un moyen d’accéder au « sentiment d’humanité », seul biais pour comprendre l’autre.
14Le roman, pour moi, c’est la continuation de cette mimesis. Et je suis bien persuadée qu’en effet, l’imagination est un humanisme. Éloge de l’hystérie, éloge de ceux qui savent s’inventer des vies et se glisser dans des peaux fictives : « L’art de la poésie appartient à des êtres naturellement doués ou à des exaltés : les premiers sont aptes à se façonner à leur gré en personnages, les seconds à s’abandonner au délire poétique21 »…
15Car il ne s’agit pas d’avoir vécu cette souffrance pour la dire ; mais de trouver des façons de la dire qui la disent pour tous. « Ce n’est pas de raconter les choses réellement arrivées qui est l’œuvre propre du poète mais bien de raconter ce qui pourrait arriver22 ». La mimesis ne copie pas la souffrance d’un individu particulier : au contraire, elle invente une histoire à partir d’un fond commun, en reprenant des personnages types, qui deviendront avec la chrétienté la Mater Dolorosa, la Madeleine, le Traître ou le Fils prodigue.
16Mais pourquoi « imiter » plutôt qu’écrire des récits vécus – dont on sait qu’eux aussi peuvent s’adresser à tous ? Aristote répond dès le début de la Poétique. Après avoir défini la mimesis comme distinguant les humains des animaux – ni plus ni moins – et permettant à leurs petits d’accéder à la connaissance, Aristote explique que la vue de la souffrance réelle est trop difficile à soutenir ; qu’il faut pourtant en avoir une idée pour accéder au sentiment d’humanité ; et qu’en « contempler l’image exécutée avec la plus grande exactitude, par exemple les formes des animaux les plus vils et des cadavres » nous permet d’apprendre – mais encore, horreur, que cette contemplation « nous plaît23 »…
17Toute la poétique d’Aristote repose sur la distinction entre réel (insupportable) et fiction (dont le rôle imitatif permet de supporter, justement, le monde réel). Il serait contre-nature de se plaire à la vue de la souffrance réelle ; mais le plaisir « naturel » qu’on trouve aux fables violentes a une fonction pédagogique fondée sur une purge libidinale. Ceux qui aujourd’hui crient au crime devant, par exemple, un roman « pédophile », feraient bien de lire la Poétique : jamais Aristote ne confond le fantasme et le passage à l’acte. Au contraire, la représentation du fantasme permettrait d’éviter le passage à l’acte : la fiction civilise, elle détourne des jouissances et des horreurs du réel.
MORALE ET FICTION
18En édulcorant le devoir de choquer, les commentateurs d’Aristote ont fait glisser ses critères littéraires vers un sens moral. Pour Aristote, la vraisemblance est ce que l’on attend du comportement d’un personnage, et la nécessité interne du récit repose sur l’enchaînement des actions tel qu’il paraît logique. Avec la scolastique médiévale, la vraisemblance psychologique s’est transformée en vraisemblance morale : ce que doit faire un personnage ; et la nécessité interne en nécessité morale : comment doit tourner le récit. Selon cette lecture, qui déplace sur le plan éthique la pédagogie aristotélicienne selon laquelle la fiction est faite pour former le jugement, la fiction doit être édifiante : elle est en effet libre d’inventer, quand l’Histoire est soumise à la douloureuse nécessité des faits. Il y a là un point fondamental : le récit factuel ne peut être moral ; la fiction a donc le devoir de l’être.
19On juge aujourd’hui la qualité d’une fiction moins sur des critères littéraires que sur le critère moral de ce qu’il convient de faire en tant qu’être humain. Puisqu’il a (suppose-t-on) toute latitude pour créer un enchaînement de faits, l’« artiste responsable24 » ne nous proposera que de l’édifiant, face à une Histoire folle, incohérente et amorale. Une confusion s’opère alors : quand l’historiographe s’efforce de composer dans la brutalité du réel un récit qui se tienne, il faudrait que l’auteur de fiction fasse bon usage de sa supposée liberté en appliquant aux faits sa capacité à produire un récit moralement satisfaisant25. Soit une fiction qui dise le Vrai au sens où, mieux que le récit de faits, elle proposerait une imitation morale du monde. Laissons le réel à l’Histoire, la fiction nous offrira l’Idéal. Il deviendrait alors fort mal de jouir d’une fiction « immorale »… Aussi mal que de mal agir.
20À vouloir « exercer une fonction historique ou sociologique directe », la fiction, selon Ricoeur, abdique son pouvoir. Son grand rôle est de se détacher du passé répertorié par l’historiographie, pour fonder un « quasi-passé », un équivalent du passé dans la fiction, qui devient ainsi le « détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif26 » : la notion « d’expérience fictive », à la première personne, y participe27. Toute la pensée de Ricoeur repose sur un partage du récit qui rende compte de l’expérience humaine sur des plans de narration différents : « compromis fragile », certes, mais qu’on peut penser sans passion ni opposition. Ricoeur isole dans l’histoire des événements « uniquement uniques », une « mémoire de l’horrible » dans laquelle, dit-il, la fiction a un rôle à jouer. Il y a place pour la fiction et l’imagination entre la « riposte purement émotionnelle, qui dispenserait de penser l’impensable » et l’Histoire, qui « dissoudrait l’événement dans l’explication ». La fiction « donne au narrateur horrifié des yeux » : elle nous permet un regard, quand le témoignage sidère. « Ou bien le décompte des cadavres, ou bien la légende des victimes28 » : l’imaginaire est une porte d’entrée dans l’Histoire, et une nécessité pour la mémoire. Sans l’héritage épique des récits de fiction, « l’inoubliable29 » serait oublié. Jamais donc Ricoeur ne pose de limite à la fiction, que ce soit en termes de « thèmes », d’« indicible », ou de point de vue narratif.
21L’idée de mime et de représentation est largement dépassée aujourd’hui en art contemporain, mais pas, pour des raisons essentiellement commerciales, en cinéma, et guère plus en littérature30. Les critiques moralistes se réfugient aujourd’hui dans de prétendues limites, autour d’une sacralisation de la douleur individuelle passant par des poncifs contradictoires : la douleur ne s’imite pas ; imiter la douleur, c’est immoral ; écrire un roman à la première personne, c’est échouer à imiter le cri authentique de l’autobiographie. L’anathème de Platon est toujours vivace, contre la fiction à la première personne comme lieu même du trouble subjectif. C’est ainsi que, selon Camille Laurens, pour avoir le droit d’écrire à la première personne sur des sujets graves, « l’auteur, en pleine santé dans sa petite famille » doit avoir d’abord « acquitté la dette de la souffrance ». Elle isole des thèmes qu’elle déclare interdits : le sida, le cancer, les camps de concentration, et rien moins que la mort31. Au terme de cette logique, toute histoire vécue pourrait dénier le droit d’auteur au roman, perçu comme « moins vrai » voire usurpant le vécu32.
22Pourtant l’autobiographie est un texte non moins « imité » du réel, si on tient à ce terme, que le roman : le moi est une fiction et écrire sa vie c’est « en composer par l’écriture un simulacre persuasif33 ». L’autofiction est une « fiction d’événements et de faits strictement réels34 ». Tout récit est une forme qui ne rend compte du chaos du temps que par un accord tacite entre l’expérience humaine et la parole, accord qui se complexifie de tout ce qui a été écrit avant. Ainsi les catégories esthétiques de la mimesis et de la représentation ne sont plus opérantes comparées à celles de figure et de structure : un texte littéraire n’imite rien, il creuse dans la langue un espace qui n’existait pas avant lui. Les « histoires », en effet, n’existent pas avant leur forme. Ricoeur le répète au long de Temps et récit : « la fiction n’illustre pas un thème phénoménologique pré-existant ; elle en effectue le sens universel dans une figure singulière35 ». Pourtant ils sont encore nombreux ceux qui veulent penser que la fiction imite une histoire singulière : c’est penser à l’envers.
23La confusion fiction/autobiographie que manifeste une attaque comme celle du « plagiat psychique » me semble un effet pervers de la pratique autofictive : comme si un certain courant de l’autofiction refusait toute place à l’écriture d’imagination. Ce courant, largement relayé par la critique journalistique, tire l’autofiction du côté de l’autobiographie, en oubliant l’étymologie, récente, du mot. Dans autofiction, il y a fiction, il n’y a pas bio, et il y a l’idée d’un automatisme, fondé au départ sur le principe psychanalytique de l’association libre, à la Doubrovsky.
24Dans ma thèse36 je définissais l’autofiction, de façon non exclusive, comme une pratique où les mots inventent la vie, à la première personne d’un auteur-narrateur et sous son nom, avec des effets d’invraisemblance affichés, visant justement à souligner ce qu’est un texte, y compris un texte autobiographique, en regard de l’expérience vécue. La Divine Comédie en serait le modèle, en passant par les livres de Cendrars et ceux de Guibert (« il ne lui arrive que des choses fausses », disait de lui Foucault). Une écriture du je, donc, revendiquant à la fois un statut autobiographique et un statut imaginaire.
25Pour Käte Hamburger, le pivot de la séparation entre fiction et récit de faits est précisément le je. Le roman à la première personne ne se distingue en rien de l’autobiographie : il feint (Schein) d’être une autobiographie, en posant un « je-origine fictif37 ». Or « feindre » une assertion semble poser un étrange problème à beaucoup de penseurs de la littérature. Comme si le monologue fictif, cette pratique littéraire plus vieille que Platon, ne pouvait être appréhendée que moralement38.
26Qu’est-ce qui distingue Tom est mort d’un récit vécu ? Rien en effet, si ce n’est, explicite, le mot roman en couverture ; et l’absence de tout jeu biographique ou onomastique. Mon héroïne, ce n’est pas moi, c’est bien une autre, imaginaire. « Je est une autre » a toujours été, depuis Truismes, ma vision de la fiction et ma façon d’écrire. Or devoir revendiquer aujourd’hui un droit à la fiction, voire un droit au personnage, me laisse perplexe.
27Il semble ainsi que la fiction à la première personne mette en colère certains lecteurs comme si on les avait trompés. L’illusion référentielle peut être si forte en effet à cette forme, l’identification si puissante, que le lecteur, pour parler comme Platon, en devient momentanément « esclave » et en veut à l’auteur (confondu bien souvent avec le narrateur). « Nous réagissons à ces fictions comme nous le ferions à des événements nous concernant, écrivait Freud après avoir lu La Prophétie de Schnitzler ; quand nous remarquons la mystification il est trop tard, l’auteur a déjà atteint son but, mais je soutiens, moi, qu’il n’a pas obtenu un effet pur. Il nous reste un sentiment d’insatisfaction, une sorte de rancune qu’on ait voulu nous mystifier39. » Et Sarraute le disait ainsi à la lecture de L’Étranger de Camus, parlant de « l’émotion à laquelle nous nous abandonnons sans réserve » : « Nous ne pouvons nous empêcher un certain ressentiment : nous lui en voulons de nous avoir trop longtemps égarés40. »
28L’imagination existe en vrai, comme puissance de l’esprit. L’imagination n’imite pas le monde, elle en crée un artefact, un équivalent textuel, transfusable en langue dans nos cerveaux. Car du vrai-réel-de-l’autre avec des petits bouts d’authenticité dedans, nous ne pouvons rien savoir. Cette audace de l’écrivain d’imagination à franchir la frontière des boîtes crâniennes par le texte, ces épousailles de l’imagination et de la première personne, seront toujours suspectées d’être illégitimes par les tenants de la littérature comme reflet.
29La première personne fictive est un des lieux d’exploration de la littérature : produisant une forme ne pouvant se distinguer d’un récit vécu, elle déconcerte des catégories qui, de n’être plus opérantes, se muent en condamnations morales41. Comme si, en critique, tout devait se résoudre par l’exclusion plus ou moins affirmée de l’un ou l’autre genre, de l’une ou l’autre écriture, de l’un ou l’autre écrivain.
30Un romancier n’est pas (et ne prétend pas être, et ne veut pas être) un historien, ni un autobiographe. Il se situe à un autre endroit du langage et de la parole. Et il dit aussi la vérité, il témoigne aussi de l’expérience humaine. Tom est mort, dont la narratrice est une Mrs Winter habitant en Australie, n’a jamais prétendu être une autofiction ni un jeu avec ma biographie. Au contraire : c’est aussi de ne pas empiéter sur la vie privée de mes proches (et la mienne) que je me sens infiniment plus vraie, et libre, dans la fiction et l’imaginaire, voire dans le fantastique.
31La littérature n’a jamais été faite pour sauver le monde, mais pour le décrire en le traversant, en le donnant à voir une nouvelle fois, par des fenêtres inexplorées. Non pas le décrire dans sa « réalité » mais dans toutes ses réalités : le roman doit créer un monde, disait Broch, pour pouvoir rendre compte du monde. Et c’est bien parce qu’il doit être, non un miroir, mais « le miroir de toutes les visions », qu’« aucune action humaine ne doit en être exclue42 ».
32On sait au moins depuis Sarraute et son Ère du soupçon qu’un narrateur est une instance aussi problématique qu’un personnage. Y a-t-il aujourd’hui des narrateurs illicites ? Pour Sarraute, le seul crime, en littérature, est de n’avoir ni projet ni vision nouvelle. Elle cite Flaubert : « l’obligation la plus profonde du romancier est de découvrir de la nouveauté, son crime le plus grave : répéter les découvertes de ses prédécesseurs43. » Écrire un livre inutile, un livre qui ne cherche rien, voilà le mal en littérature. Car la façon de rendre la justice qu’a la littérature n’est ni celle du juge, ni celle de l’historien.
ÉLOGE DES PEAUX IMAGINAIRES
33Interdiction d’écrire en sortant de sa peau ! Ne pas s’imaginer d’autres vies, d’autres mondes, d’autres rêves, d’autres cauchemars ! « Nous respirons la violation du devoir par les pores »… Les Chants de Maldoror sont une fiction à la première personne se présentant en toute invraisemblance comme une autobiographie44. Le narrateur, alternant allègrement je et il, se rappelle « avoir vécu un demi-siècle, sous la forme d’un requin, dans les courants sous-marins qui longent les côtes de l’Afrique ». Isidore Ducasse, dans la peau de Lautréamont, de Maldoror, du poulpe ou du pou, assiste aux débauches d’un cheveu de Dieu, aime un amphibie, et s’accouple avec un requin femelle : « J’étais en face de mon premier amour ! » « Tout était réel dans ce qui s’était passé, pendant ce soir d’été. » Et la dernière phrase des Chants : « Allez-y voir vous-mêmes, si vous ne voulez pas me croire. » Si on lisait Lautréamont, le brave volume scolaire serait vendu sous emballage clos, comme le dernier roman de Robbe-Grillet. Car il ne s’agit pas seulement de coucher avec des requins mais de violer et de torturer des petites filles et de pousser au suicide des enfants méritants. Isidore Ducasse, cet assassin.
34Y a-t-il des limites morales à la prise de parole fictive ? Le sous-titre de Jane Eyre, paru en 1848, est « une autobiographie », et ce roman à la première personne, plein de bruit et de fureur magnifique, ne manque ni de deuils, ni de folie. Ce sous-titre serait-il provocant aujourd’hui ? Est-il interdit d’écrire fictivement la souffrance à la première personne ? Est-il interdit d’écrire le malheur dans un roman monologue ? Et la littérature épistolaire ? Faut-il reprocher à Guilleragues d’avoir été si crédible, dans ses Lettres de la religieuse portugaise, qu’on a prises pour de vraies lettres ces déchirantes suppliques ?
35Dans « La Couronne rouge », le narrateur, qui se présente autobiographiquement comme Boulgakov, est visité par son frère Kolia, tué pendant la guerre civile par un éclat d’obus : « S’il porte la couronne, c’est qu’il est mort. Et voici qu’il parlait, qu’il remuait ses lèvres collées de sang45 ! » Sans doute il fallait censurer cette indécente autofiction : le frère de Boulgakov, le vrai Kolia, dans la vraie vie, n’était pas mort ! Fallait-il interdire à Boulgakov l’expression fantasmée de sa terreur fraternelle ? Staline n’y manqua pas : immoral, pas assez réaliste, politiquement suspect. Tous ceux qui par millions avaient perdu leur frère et leur fils pour de vrai, ce livre les insultait-il, ou leur tendait-il la main ? Et comment expliquer que des années après, ce récit, en Union Soviétique, soit devenu le symbole de la littérature assassinée, celle dont pourtant « les lèvres remuent46 » ?
36Oui – c’est plus sûr : il faut interdire les terreurs fratricides, les deuils fictifs, les fantasmes de mort et les romans non vécus. Il faut interdire la fiction à la première personne – cet immoral mensonge de l’imaginaire – parce qu’il pourrait parler aux humains.
37Quand on me demande d’où viennent mes idées (question récurrente), le ton est soit celui de l’admiration – quelle imagination vous avez ! – soit celui du reproche – quelle imagination vous avez ! Se transformer en truie, imaginer la disparition de son mari, ou la mort de son fils, surtout quand on est femme, épouse et mère, c’est de l’imagination illicite.
38Pourtant, tout le monde y pense. Tout le monde rêve ou cauchemarde de changer de peau, et la mort de ceux qu’il/elle aime. Un roman, c’est un fantasme qui n’a d’autre passage à l’acte que l’écriture. Un romancier, c’est quelqu’un qui met des mots sur ses fantasmes, jusqu’au bout. L’étonnement ne devrait pas porter sur l’idée, mais peut-être sur l’obstination, sur la patience : écrire, pourquoi ? S’il y a quelque chose de « mal » en littérature, c’est peut-être de s’arrêter avant, de reculer devant le fantasme, d’en avoir peur.
39La Tombe d’une jeune personne est le titre d’une sculpture de Louise Bourgeois : « ces piliers attentifs […] expriment une peur, sont une sorte d’exorcisme pour protéger la santé de mes enfants. » J’ai écrit Tom est mort dans le même esprit d’exorcisme. Et le pourquoi de mon écriture, de ma sorcellerie à moi, ne regarde personne. « L’exorcisme est quelque chose de sain. Cautériser, brûler en vue de soigner. C’est comme l’élagage des arbres. Voilà mon talent. Je suis bonne là-dedans47. »
Notes de bas de page
1 Platon, La République, trad. R. Baccou, GF no 90, chap. X, 607 d. La « Poésie » s’oppose non à la prose, mais au discours assertif et à la Philosophie chez Platon (« leur dissidence est ancienne ») ; et à l’Histoire chez Aristote. Ses deux grandes formes sont l’épopée et la tragédie.
2 P.O.L, 2007.
3 Platon, op. cit., Début du chapitre X.
4 Ibid., 600 c. Platon dit qu’il reçut « une éducation aussi ridicule que son nom » (Créophyle veut dire « fils de la viande »). En 380 avant J.-C, on jugeait donc déjà les écrivains sur leur vie privée.
5 Ibid., 606 a.
6 Ibid., 605 d. Voir aussi le début du chapitre III.
7 Ibid., 606 c.
8 Ibid., 602 b.
9 Camille Laurens, « Marie Darrieussecq ou le syndrome du coucou », La Revue littéraire, no 32, automne 2007. Elle y fait part de son « sentiment d’usurpation d’identité ». Il y a eu récemment plusieurs attaques contre d’autres romans à la première personne qualifiés de « limite », comme celle de Pierre-Emmanuel Dauzat accusant Jonathan Littell de « plagiat des morts » et de « plagiat des nazis » pour ses Bienveillantes (Holocauste ordinaire. Histoires d’usurpation. Extermination, littérature, théologie, Bayard, 2007, p. 63 et 72)
10 Platon, op. cit., III, 393 b.
11 Ibid., 393 b – 394 b.
12 On se souvient du fameux article d’Octave Mannoni sur les réécritures, par Faurisson, de Lautréamont et Rimbaud, et les mécanismes de censure visant à substituer au texte littéraire un autre texte « plus satisfaisant pour une raison ou pour une autre » (« Le besoin d’interpréter », Clefs pour l’imaginaire ou l’autre scène, Le Seuil, 1969, p. 203).
13 Il s’agit de la plainte de Thétis sur la mort de son fils Achille. Voir Platon, op. cit., et la note de R. Baccou, p. 400.
14 III, 387 a.
15 X, 607 b.
16 Aristote, Poétique, trad. J. Hardy, Gallimard, Tel no 272, XVII, 1455a.
17 Op. cit., XVIII, 1456 a.
18 Voir les notes de J. Hardy à ce sujet dans Aristote, op. cit., p. 147.
19 XIV, 1453 b.
20 XVII, 1455 a.
21 Ibid.
22 Début du chapitre IX.
23 IV, 1448 b.
24 L’injonction est de Dauzat contre Littell.
25 Voir sur ce point l’article très stimulant de Rüdiger Bubner, « Historiographie et littérature » (in Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Temps et récit de Paul Ricoeur en débat, Cerf, 1990, p. 39-55). En étudiant entre autres la place du hasard dans les récits de faits et les récits fictifs, Bubner souligne le risque qu’il y aurait à lire la fiction avec les mêmes critères que l’on lit l’Histoire : « toute compréhension est alors guidée par la morale, et insensiblement l’universalité des créations littéraires se rapproche du caractère concret de l’historiographie » (p. 41).
26 Paul Ricoeur, Temps et récit, t. 3, Le Temps raconté, Le Seuil, 1985, p. 278. C’est très exactement ce qu’a fait Jonathan Littell dans les Bienveillantes. Le narrateur, bourreau au front troué par une balle, hanté par des visions d’assassinats passés ou à venir, habitant de ruines qu’il ne distingue plus de ses cauchemars, nous donne à voir sa guerre avec une puissance hallucinatoire qui soutient, au lieu de le miner, notre savoir de la Seconde Guerre. « Sans fiction, le souvenir meurt », a dit Jorge Semprun à propos de ce roman.
27 Paul Ricoeur, Temps et récit, t. 2, La Configuration dans le récit de fiction, Le Seuil, 1984, p. 129.
28 Paul Ricoeur, Temps et récit, t. 3, p. 273. Ses réflexions seront reprises par Pierre Vidal-Naquet (Les Juifs, la mémoire et le présent, La Découverte, 1995).
29 Temps et récit, t. 3, p. 274.
30 Peut-être parce les écrivains sont des artistes qui ont pour matériau ce qui appartient à tout le monde : le langage – et le récit. Il est difficile de faire « décrocher » la lecture de la représentation.
31 « On peut prédire que vont fleurir dans les années à venir de ces romans à la 1ère personne mais pas autobiographiques – surtout pas ! – où le narrateur combattra le cancer, le sida, les camps de concentration, la mort dans une débauche de précision affolante, tandis que l’auteur, en pleine santé parmi sa petite famille, assis sur des volumes d’Hervé Guibert ou de Primo Levi abondamment surlignés au marqueur fluo, jouira et fera jouir d’une souffrance dont il n’a pas acquitté la dette. » (Camille Laurens, art. cit.) Si on suit ce raisonnement, seul un meurtrier peut écrire qu’il a tué, seule une victime peut écrire qu’elle souffre : la fiction tout entière tombe comme genre.
32 La douleur vécue est aujourd’hui sacralisée, donc religieuse. Et je suis délibérément pour une approche laïque de l’Histoire et du roman.
33 Temps et récit, t. 2, op. cit., p. 25.
34 Serge Doubrovsky, Fils, Galilée, 1977, quatrième de couverture.
35 Temps et récit, t. 3, op. cit., p. 193.
36 Marie Darrieussecq, Moments critiques dans l’autobiographie contemporaine : l’ironie tragique et l’autofiction chez Serge Doubrovsky, Hervé Guibert, Michel Leiris et Georges Perec, thèse de doctorat (dir. Francis Marmande), Université Paris VII, 1997.
37 Käte Hamburger, Logique des genres littéraires, Le Seuil, 1986, trad. Pierre Cadiot. Entre un récit fictif à la troisième personne et un récit assertif à la troisième personne, la différence se voit et s’entend (si l’on considère par exemple les temps, avec un narrateur fictif à la troisième personne on obtient du discours indirect). Or dans le roman à la première personne, de tels marqueurs ne sont plus apparents. Inventer des « points d’émanation de la pensée » est selon elle la marque même de la fiction, qui reproduit rien moins que le travail de la conscience. Voir aussi Dorrit Cohn, La Transparence intérieure, Le Seuil, 1979, pour la question du pronom comme check point entre fiction et discours factuel.
38 Feindre, mimer, simuler : le vocabulaire critique est révélateur d’une tendance à assimiler la fiction, catégorie esthétique, à un mensonge, catégorie morale. Ricoeur dit ainsi que le roman à la première personne « simule une mémoire, il est vrai fabuleuse » (Temps et récit, t. 2, p. 134-135). Pour Genette, même tonalité : le roman à la 1ère personne est « un acte de langage qui mime une assertion tout en déclarant son caractère fictif » (Fiction et diction, Le Seuil, 1991, p. 44-45).
39 Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté », trad. M. Bonaparte et E. Marty, dans Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, p. 191.
40 Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, Gallimard, Folio no 76, p. 27.
41 Pour un développement narratologique plus complet, voir mon article « L’autofiction, un genre pas sérieux », Poétique, no 107, septembre 1996. L’autofiction, si l’on reprend les critères de K. Hamburger, serait comme tous les romans à la 1ère personne un « énoncé de réalité feint » : elle mime un acte de langage, ici l’autobiographie, ce qui va à l’encontre de toute la tradition de « sincérité » autobiographique. Les écrivains d’autofictions qui ne se contentent pas de raconter leur vie (je pense en particulier à Hervé Guibert) envoient souvent paître tout paratexte et se situent ailleurs, rendant caduc le raisonnement mimétique. Comme on sait, ni la feintise de Käte Hamburger, ni les premiers travaux d’un Philippe Lejeune ne sauront rendre compte de l’autofiction, qui s’est greffée sur ce je feint pour échapper justement à l’injonction de genre.
42 Hermann Broch, Création littéraire et connaissance, Gallimard, Tel no 91, p. 241.
43 L’Ère du soupçon, op. cit., p. 79
44 « Si l’on y tient absolument, quel livre, je le demande, quel roman moderne, quelle autobiographie mâtinée de fiction, pourrait être plus vécue que les lamentations et les hurlements de ce supplicié ? » (Léon Bloy, Belluaires et porchers [1905], Sulliver, 1997, p. 64)
45 Mikhaïl Boulgakov, « La Couronne rouge », dans J’ai tué, nouvelles, trad. Barbara Nasaroff, Picquier, 1987, p. 94.
46 C’est un des vers les plus célèbres de Mandelstam : « Vous ne m’avez pas pris ces lèvres qui remuent » (Été froid & autres textes, trad. Ghislaine Capogna-Bardet, Actes Sud – Lettres russes, 2004).
47 Cité par Marie-Laure Bernadac, Louise Bourgeois, Flammarion, 1992, p. 54.
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