Le péril autofictionnel (droit et autofiction)
p. 483-491
Texte intégral
1Tous les textes sont des objets de droit. Les écrits autobiographiques (mémoires, journaux, autobiographies, correspondances...) le sont d’autant plus qu’ils se présentent comme des transcriptions d’une réalité bien souvent intime. Ils peuvent à ce titre aisément porter atteinte aux droits des personnes mentionnées, empiéter sur la vie privée des personnes qui y sont citées (ex-épouse, aventures sexuelles, etc.) ou se révéler diffamatoires, voire injurieux, envers les protagonistes (relations professionnelles, famille, etc.). De même, publier sa vie peut donner lieu pour certaines professions (avocats, médecins, militaires, diplomates...) à des entorses, voire à de véritables violations du secret professionnel ou de l’obligation de réserve.
2La qualification de « fiction » ne met en rien l’auteur et son éditeur à l’abri des foudres de la justice. La publication d’un texte litigieux sous le label « roman » n’atténue en effet que très faiblement la responsabilité de l’auteur et de son éditeur si le texte fait référence à des situations ou des personnes réelles.
3L’autofiction reste donc un des genres éditoriaux les plus périlleux judiciairement ; à ce titre elle est bien souvent la victime, avant publication, d’un véritable phénomène d’auto-censure.
De la vie privée à la diffamation
4À en croire certains, la liberté d’expression est totale et la censure n’existerait plus en France après plusieurs siècles de vigilance. Certes, dans la catégorie très hétéroclite des mémorialistes, Catherine Millet1 ou même Loana2 ont pu récemment se mettre en scène, en librairie, avec grand succès. Mais les apparences sont trompeuses. Un rapide panorama juridique permet de s’en convaincre.
De multiples textes répressifs
5Il faut d’abord souligner que plusieurs centaines de textes répressifs sont encore dissimulés en droit français. Les lois qui restreignent la liberté de création et d’expression sont d’ailleurs rarement abrogées, malgré l’apparente obsolescence de la plupart d’entre elles. Mieux encore, le législateur fait preuve de toujours plus d’imagination en la matière : le délit de provocation au suicide n’a été créé qu’en 1987 (pour mieux poursuivre Suicide mode d’emploi3), la présomption d’innocence remonte à 1993, et a été récemment renforcée, le droit à l’image a plus que gagné en ampleur en quelques années de jurisprudence, etc.
6Les récits autofictionnels n’échappent pas à l’emprise de la quasi-totalité de ce grandissant corpus juridique.
La diffamation
7La loi du 29 juillet 1881 est officiellement baptisée loi sur la liberté de la presse et proclame en son article premier ladite liberté. Mais elle est contrariée par les dizaines d’autres articles qui la composent et détaillent la diffamation, les provocations aux crimes et délits, l’offense au président de la République et aux chefs d’État étrangers... Or les autofictions peuvent, aux yeux des juges, être facilement diffamatoires.
8Il ne faut pas d’ailleurs se contenter de changer les noms des membres de sa famille, de sa concierge ou de ses relations professionnelles ; car il suffit, pour que le texte soit en péril, que les protagonistes soient identifiables, ce qui se démontre par les caractéristiques physiques, les lieux, les fonctions, etc.
9Une des affaires les plus connues a opposé, en 1897, Jules Verne et son éditeur Hetzel à l’ingénieur Turpin qui avait cru se reconnaître dans le personnage de Thomas Roch, principal protagoniste de Face au drapeau4. Plus récemment, les Mémoires de Christine Villemin (Laissez-moi vous dire5) ont été jugés diffamatoires envers Bernard Laroche.
La vie privée
10Les ouvrages à caractère autobiographique empiètent aussi souvent sur la vie privée des personnes qui y sont citées : ex-épouse, belle-mère, aventures sexuelles, etc.
11Or la vie privée recouvre, dans son acception jurisprudentielle française, une multitude d’informations : l’identité de la personne (son patronyme réel, son adresse...), son identité sexuelle (cas de transsexualisme), l’intimité corporelle (nudité), sa santé, sa vie sentimentale et conjugale (et sexuelle bien entendu), sa maternité, ses souvenirs personnels, ses convictions et pratiques religieuses… La rémunération et le patrimoine ont, il y a peu, rejoint cet achalandage.
12Bref, tout ou presque dans une autofiction est attaquable de ce seul chef… Il a déjà par exemple été interdit par la justice de parler dans un tel livre de ses beaux-parents ou de ses mésaventures conjugales. Ce qu’un jugement de 1982, rendu à propos d’un ouvrage de Rezvani intitulé Le Testament amoureux6, résume aussi clairement que sèchement : « l’absence d’intention malveillante ou la recherche de soi-même, par l’écriture, à travers sa mémoire, ne saurait permettre la divulgation de souvenirs partagés avec d’autres personnes ou étroitement imbriqués à la vie privée de ces personnes sans leur consentement. »
Les « bonnes » mœurs
13Le récit intime, et notamment la description détaillée des conquêtes et des relations sexuelles, peut encore constituer ce que la loi qualifiait, il y a encore peu, d’« outrage aux bonnes mœurs ». C’est sur ce fondement juridique que la première édition française de Sexus de Henry Miller a été caviardée, en 1958.
14Depuis 1993, le Nouveau Code pénal vise « le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, soit de faire commerce d’un tel message. » La référence à la seule notion, très floue, de « caractère pornographique » est une porte grand ouverte à la censure discrétionnaire dont les associations d’intégristes de tout poil sont à l’heure actuelle très friandes.
Le droit d’auteur
15Les autobiographies présentent également parfois d’épineux problèmes de droit d’auteur, lorsque le narrateur cite longuement ses propres œuvres – dont il a préalablement cédé les droits à un autre éditeur – ou ses lectures, en faisant par exemple état de correspondances inédites qu’il détient, etc.
La preuve pénale
16Il existe enfin un risque pénal inhérent à tout texte autobiographique, même inédit : celui-ci peut en effet constituer une preuve contre son auteur quand des faits répréhensibles y sont relatés. Suerte, publié dans la célèbre collection « Terre humaine » éditée par Plon, a été utilisé pendant le procès de son auteur, Claude Lucas7.
Des auteurs au secret
17Le secret est la garantie principale de certains exercices professionnels. L’édition l’a souvent appris ses dépens, lorsqu’elle a voulu muer le médecin, le prêtre, l’avocat, l’espion ou le diplomate en écrivain ou qu’elle brûle d’empiler les dossiers d’instruction en librairie.
Le secret professionnel au service des best-sellers
18La violation du secret professionnel est sanctionnée par les articles 226-13 et suivants du Nouveau Code pénal. Le texte vise ainsi implicitement les avocats comme les médecins.
Quand la diplomatie laisse le temps d’écrire
19Diplomates et militaires sont liés par un devoir de réserve. C’est ainsi que les Mémoires de Saint-Simon n’ont été publiés originellement que sous une forme très abrégée. Louis XV les ayant fait déposer, sous le secret, aux archives du ministère des Affaires étrangères, la première édition complète remonte donc seulement à 1832.
20La prudence du diplomate Paul Morand l’a incité à prendre des dispositions testamentaires complexes pour différer la publication de ses écrits intimes. Une telle règle peut encore s’appliquer à Saint-John Perse, Paul Claudel ou Victor Segalen.
21De même, les romans d’espionnage publiés par des ex-as de la guerre froide ont toujours suscité de grandes précautions juridiques.
22La jurisprudence administrative a consacré l’obligation de réserve à laquelle sont tenus les fonctionnaires, qui s’étend des candidats à la fonction publique jusqu’aux agents publics eux-mêmes. Une telle obligation se concilie parfois difficilement avec le statut général des fonctionnaires, qui garantit expressément leur liberté d’opinion.
Secret des affaires et secret sur les affaires
23L’article 11 du Code de procédure pénale organise le si désuet secret de l’instruction. Celui-ci empêche encore la publication des dossiers sur les plus brûlantes des affaires, du dopage aux sectes, en passant, bien entendu, par le financement d’une certaine vie politique.
24Il existe d’ailleurs un secret des affaires, qui s’applique, malgré son nom, aux milieux purement économiques. Il peut justifier des interdictions de publication, tout comme l’article 10 de l’ordonnance du 28 septembre 1967, qui sanctionne l’utilisation abusive d’informations privilégiées.
25Le secret des correspondances, prévu notamment à l’article 226-15 du Nouveau Code pénal, vise le « fait, commis de mauvaise foi, d’ouvrir, de supprimer, de retarder ou de détourner des correspondances », y compris par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public. Il concerne donc peu l’édition d’écrits épistolaires.
26En revanche, le fameux secret défense – désormais visé aux articles 413-9 du Nouveau Code pénal et 476-6 et suivants du Code de justice militaire – est encore parfois invoqué pour menacer, là encore, ceux qui décideraient de passer à l’écriture du je.
Le leurre de la fiction
27La qualification de « fiction » ne met en rien l’auteur et son éditeur à l’abri des foudres de la loi de 1881 sur la liberté de la presse ou de la jurisprudence sur le respect de la vie privée. Il en est également ainsi pour l’illusoire avertissement, que « toute coïncidence avec des personnes ayant existé ne serait que fortuite ». L’utilisation d’une telle formule peut même dans certains cas souligner une véritable volonté de porter atteinte à des individus réellement connus de l’auteur.
L’utilisation de noms de personnes existantes
28Les annales judiciaires fourmillent de sanctions parfois très sévères à l’encontre de romanciers qui ont réglé leur compte à quelques vieilles connaissances en utilisant leurs patronymes pour désigner les personnages les plus détestables de leur œuvre.
29Si celui qui se sent visé réussit à démontrer que l’auteur connaît son existence, il est souvent difficile pour celui-ci de prouver aux juges son absence d’intention de nuire.
30À l’inverse, il arrive parfois que le hasard fasse mal les choses et que l’auteur soit de totale bonne foi. C’est ainsi qu’un romancier qui utilise un nom de personnage qu’il croyait banal ou bien avoir totalement forgé peut se voir assigné par une famille existant réellement. Le comte et la comtesse de Beru s’en étaient ainsi pris à Frédéric Dard. Ils avaient été cependant déboutés de leurs demandes en raison de l’absence de confusion possible avec le célèbre personnage des San Antonio.
La nécessaire identification de la cible
31Il est bien entendu nécessaire pour celui qui, célèbre ou inconnu, croit se reconnaître de démontrer qu’il n’y a pas d’ambiguïté possible et qu’il est identifiable par un nombre suffisant de lecteurs potentiels. Il ne lui suffit donc pas de s’imaginer être la cible d’un romancier, mais d’apporter la preuve que les lecteurs qui le connaissent ne manqueront pas de décoder les descriptions les plus embarrassantes.
32Simenon a ainsi été condamné par un tribunal belge pour Pedigree8 à supprimer le nom d’un personnage « présenté sous un aspect peu flatteur ou prêtant à la moquerie ».
33En revanche, un Dupont ne peut ainsi agir à l’encontre d’un livre intitulé La Vie intime de Dupont que s’il y a similitude de prénom, de ville d’origine, de profession, etc.
Les travestissements des noms de personnages
34Il serait bien entendu trop facile de travestir partiellement ou totalement les noms des personnages si nombre d’autres indices ne laissent aucun doute sur l’identité de celui qui est dépeint. Il en est de même de l’usage de simples initiales. Hervé Guibert avait échappé, pour À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie9, à la vindicte d’Isabelle Adjani et des héritiers de Michel Foucault, aisément reconnaissables malgré les changements de noms.
35Christophe Donner l’a toutefois appris à ses dépens puisqu’un de ses romans a été interdit il y a quelques années pour avoir attenté à la vie privée de Paul Ricoeur, dont le nom et les traits étaient à peine dissimulés.
La mise en œuvre de la garantie à l’encontre de l’auteur
36Tous les éditeurs ne connaîtront pas la chance de celui qui avait publié La Révolte des anges d’Anatole France (1914), à propos duquel les juges avaient considéré : « Attendu toutefois que le demandeur ne saurait prétendre qu’à la réparation du préjudice direct subi par lui du fait des défendeurs et limité au cercle relativement étroit de ses relations ; que la personnalité de X..., si haute fût-elle, ne saurait émettre la prétention de faire amputer, dans son unique intérêt, notre patrimoine littéraire d’une œuvre originale et intéressante d’un grand écrivain romancier français ; qu’au surplus, cette satisfaction serait purement illusoire, des centaines de mille d’exemplaires étant répandus dans le public. »
37En cas de condamnation, et si l’éditeur n’entend plus ménager la susceptibilité d’un auteur qui s’avérerait solvable, il lui reste toujours la possibilité de mettre en œuvre la clause de garantie qu’il n’aura pas manqué d’insérer dans le contrat d’édition initial pour se rembourser des condamnations et des frais qu’il aura dû supporter.
38L’autofiction reste donc un des genres littéraires les plus périlleux judiciairement. C’est pourquoi elle est bien souvent la victime, avant publication, d’un véritable phénomène d’auto-censure. Les manuscrits doivent passer par le service juridique ou entre les mains de l’avocat de la maison. Lors de ce travail de censure préalable, l’éditeur et les juristes vont suggérer à l’écrivain des modifications, voire des suppressions. En 1999, Christine Angot a osé évoquer, dans L’Inceste10 – et par une saisissante mise en abyme – cette nouvelle chirurgie juridique.
Notes de bas de page
1 Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M., Le Seuil, 2001 et Jour de souffrance, Flammarion, 2008.
2 Loana Petrucciani, Elle m’appelait… Miette, Pauvert, 2001.
3 Claude Guillon, Suicide mode d’emploi, Alain Moreau, 1982, édition expurgée : coll. Hors Textes, 2004.
4 Jules Verne, Face au drapeau, 1896.
5 Christine Villemin, Laissez-moi vous dire, M. Lafon/Carrère, 1986.
6 Serge Rezvani, Le Testament amoureux, Stock, 1981.
7 Claude Lucas, Suerte, Plon, « Terre humaine », 1996.
8 Georges Simenon, Pedigree, Presses de la Cité, 1948.
9 Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Gallimard, 1990.
10 Christine Angot, L’Inceste, Stock, 1999.
Auteur
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