Antonin Artaud (1896-1948)
p. 83-107
Texte intégral
1Lorsqu’on se penche sur les ouvrages consacrés à Artaud, outre les biographies, on découvre trois types d’analyses : Artaud le surréaliste, Artaud le théoricien du théâtre, Artaud le fou (il s’agit là, le plus souvent, d’ouvrages de médecine). Celui qui m’intéresse n’a été qu’en partie étudié et seulement par H. Gouhier dans A. Artaud et l’essence du théâtre, c’est Artaud le philosophe, celui qui a essayé, tout au long de son existence, de trouver le moyen d’inventer sa vie.
2Les théoriciens que nous avons étudiés jusqu’à maintenant parlaient des autres, cherchaient comment créer le nouvel acteur et, au-delà, l’homme nouveau qu’ils apercevaient à travers leur théorie théâtrale. D’emblée Artaud parle de lui, c’est lui qui est malade, c’est lui qui « souffre d’une effroyable maladie de l’esprit. (Sa) pensée (l)’abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots149 ». Sa réflexion sur cette maladie va tenir une place importante dans la Correspondance avec J. Rivière, L’Ombilic des Limbes, L ’An et la Mon, une grande partie de sa correspondance, et initier une recherche qu’il mènera toute sa vie.
3Si la souffrance physique est réelle, due aux séquelles d’une méningite (traitée à la teinture d’opium à l’âge de cinq ans) et de traitements anti-syphilitiques, à de fréquents états de manque, elle est surtout morale ou, plus précisément, métaphysique. La première conscience est celle de l’impossibilité d’utiliser le langage pour exprimer la pensée. Les mots se révèlent « des termes au sens propre du mot150 », ils trahissent la pensée : « Je suis celui qui a le mieux senti le désarroi stupéfiant de la langue dans ses relations avec la pensée151. » Le mot trahit parce qu’il n’est qu’un terme, qu’une limite, nécessaire mais insuffisante, mais surtout parce qu’il crée l’illusion que l’on peut arrêter la pensée, que l’on peut la saisir comme un objet, alors qu’il faut que « la pensée soit en communication instante et ininterrompue avec les choses152 ». Par là, « tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous ceux pour qui les mots ont un sens [... J sont des cochons153. »
4L’idée centrale, qui apparaît à cette époque, est la critique de ce qu’il appelle la conscience séparée, séparation double puisqu’elle sépare le corps et l’esprit en même temps qu’« elle sépare la conscience en états de conscience »154.
5D’abord, il refuse la distinction, fermement ancrée dans notre pensée judéo-chrétienne, du corps et de l’esprit, ou de l’âme et du corps. Ce qu’il considère comme le plus profond chez lui, c’est son corps. Ce dernier est parcouru par un réseau qu’il appelle tantôt nerf, tantôt moelle. Comme il a été en contact étroit avec Allendy ou Soulié de Morand, l’un et l’autre parmi les premiers spécialistes en France de la médecine chinoise, on peut supposer qu’à l’instar de la pensée taoïste, Artaud perçoit l’énergie comme circulant et animant le corps à travers des réseaux qu’il appelle nerfs ou moelles sans qu’il s’agisse nécessairement des éléments corporels auxquels nous donnons ces noms. La plupart des gens, en séparant le corps de l’esprit et en accordant la primauté à l’intelligence, se trompent, oubliant qu’« il y a par dessus tout la complétude du nerf. Complétude qui tient toute la conscience, et les chemins occultes de l’esprit dans la chair155. »
6En second lieu, la séparation de la conscience ou de la pensée en états ou en fragments ignore que la pensée est avant tout mouvement ou présence continue au monde. Pour Artaud, il faut que « la pensée soit en communication instante et ininterrompue avec les choses156 ». Ecrire avec des « termes » limite le sens, arrête le processus. Comment échapper à cette destruction constante, comment se rejoindre soi-même, comment échapper à cette négation de soi qui fait que
ce discours par lequel je m’exprime quand je parle et dont j’imagine que je le conduis, en réalité il me conduit et c’est là l’affolant.157
7Cette négation non seulement atteint notre propre pensée mais, ce qui est encore plus grave, nous en dépossède car
de quelque côté que je regarde en moi-même je sens qu’aucun de mes gestes, aucune de mes pensées ne m’appartient.158
8Il ne s’agit pas du tout d’un délire paranoïaque, mais d’un simple constat. Nous pensons avec les mots de la tribu, et ce sont eux, vocabulaire ou syntaxe, qui conditionnent notre manière de penser. En fin de compte, c’est la société qui pense à travers nous. Et cette « possession » atteint aussi bien le corps. Toute éducation consiste à nous apprendre les gestes qu’il faut faire dans les situations habituelles. Devenus adultes, nous reproduisons ces gestes qui ne nous appartiennent pas, mais qui dirigent notre coips. Si le théâtre d’Artaud est un « théâtre de la possession », c’est que nous sommes tous des possédés. On retrouve ici, avec un vocabulaire certes tout différent, l’analyse que feront Brecht ou lorsqu’ils s’intéresseront à l’aliénation. Dans les deux cas, nous sommes aliénés, rendus étrangers à nous-mêmes : « Je puis dire, moi, vraiment, que je ne suis pas encore au monde159. » Il lui faudra attendre 23 années pour qu’il puisse se mettre au monde et écrire « Moi, Antonin Artaud, je suis mon père, ma mère, et moi160. »
9Pour parvenir à ce résultat, il va suivre un étrange parcours à travers diverses tentatives qui ne prennent sens que rapprochées les unes des autres. Le point de départ s’inscrit dans une certitude physique dont il a pu faire l’expérience : il existe un état dans lequel d’abord des images, puis des idées ou des fragments de phrases se forment seuls, sans intervention de la volonté. Parfois « ces phrases directement issues de l’inconscient arrivent à s’épanouir entièrement161 ». Mais le plus souvent nous essayons d’analyser ces états, et ils disparaissent aussitôt. Il va donc distinguer trois types de rapports entre les mots et la pensée. Dans le premier, « la pensée se coule d’un bloc et conditionne les mots162 » : c’est, exprimée différemment, la production directe par l’inconscient. Dans un second cas, les mots conditionnent la pensée, c’est notre état habituel de dépossession de nous-mêmes. Enfin, un troisième rapport est possible, où une sorte de ruse intervient, la ruse du poète, où « la pensée n’est pas dessous, mais entre les mots163 ». Dans ses efforts pour saisir sa pensée à l’état naissant, il a pu remarquer qu’elle a, semble-t-il, une double origine :
La pensée descendue de l’absolu informel et innommé de l’esprit, ou sortie de la matrice de l’inconscient, ou les deux à la fois.164
10Cette double origine a quelque chose de sexué, ou est en relation avec les astres, ce qui, pour lui, revient au même :
Toute pensée s’en réfère-t-elle à l’esprit supérieur ou quelques-unes, pour leur coloration intellectuelle, ne passent-elles pas par une zone qui est à l’esprit ce que la lune est au soleil.165
11Il va donc s’efforcer de développer des techniques permettant d’accéder à ces états où la pression sociale diminue ou disparaît.
12En fait, à cette époque, Artaud se rapproche des surréalistes avec qui il va entrer en contact, puis collaborer étroitement jusqu’à rédiger presque entièrement les numéros 2 et 3 de la Révolution surréaliste. Il n’est donc pas étonnant que l’on retrouve chez lui le même intérêt porté aux théories freudiennes de l’inconscient telles qu’elles sont comprises à cette époque par André Breton et ses amis. A leurs yeux l’inconscient est essentiellement le lieu qui échappe à la pression sociale, le lieu du Ça. Mêlant théories freudiennes et jungiennes, on trouve donc un attrait certain pour le rêve, l’écriture automatique166, mais aussi pour la voyance, les stupéfiants ou l’approche d’états limites comme le suicide qui fera d’ailleurs l’objet d’une enquête menée par le groupe surréaliste167.
13Artaud va réfléchir sur le rêve dans un ensemble de textes qu’il intitule L’Art et la Mon. A ses yeux le rêve est purification, ascèse et acceptation de la mort par ces plongées successives vers l’enfance, vers un avant-la-vie, « vers une connaissance parfaite, imprégnant tout, cristallisée, éternelle ». De ces plongées il ramène une certitude : l’identité du corps et de l’esprit puisque dans le rêve, « les agrandissements livrés à la forêt des sens sont d’une réalité toute mentale ». Mais à la fin de l’enfance comme à la fin des rêves, « l’enténèbrement de la vie arrive168 ». Il faudrait pouvoir accéder librement à cet état de connaissance parfaite, et tout ce qui peut aider à y parvenir doit être utilisé. Malgré les apparences irrationnelles, son raisonnement est logique. Le conditionnement social nous fait voir le monde qui nous entoure comme la société veut que nous le voyions. Il faut donc rechercher
tout ce qui abandonne le domaine de la perception ordonnée et claire, vise un renversement des apparences, à introduire un doute sur la position des images dans l’esprit, renverse le rapport des choses.169 En cela les toxiques sont les auxiliaires le plus proches et les plus utile de la mort.170
14La Voyante permet à Artaud de bénéficier des avantages conjugués de l’opium et du rêve. Par la relation qui se crée entre lui et le monde par le médium de la Voyante, un sens est donné à sa vie, le rêve devient l’équivalent de la vie qui, elle-même, ne fait qu’un avec la conscience. « Et je tirais de cette double similitude le sentiment d’une naissance toute proche, où vous étiez la mère indulgente et bonne171. » Reste la réflexion sur le suicide. Dans la mesure où notre corps est mal construit, le suicide pourrait servir à détruire cet objet porteur d’échec. Mais Artaud doute que, dans notre conditionnement normal, nous soyons vraiment capables de penser librement. Ne serait-ce pas la société qui nous pousserait au suicide ?
Il faudrait pouvoir se suicider à l’envers, un suicide qui nous ferait rebrousser chemin, mais de l’autre côté de l’existence, et non pas du côte de la mort.172
15D’un côté la mort, de l’autre une existence où la vie est un hasard absurde qui nous échappe. Pourtant il refuse de se laisser prendre dans ce dilemme. Par ses propres expériences, il pressent une issue, celle qu’il a entrevue et commencé à décrire. Pour y parvenir, il va consacrer sa vie à « un travail de révision des valeurs, d’investigation intellectuelle profonde173 ».
16Pour vivre, à Paris, il devient acteur de théâtre mais aussi de cinéma. Il est attiré par l’image cinématographique, qui lui paraît proche du rêve, et dont il attend au début une profonde transformation de l’être humain. Il va, peu à peu, remettre en cause le fonctionnement machinique de cet art et s’intéresser réellement au théâtre. Pour survivre, il continuera à faire des films, et il existe une assez importante filmographie d’Artaud, mais là n’est pas notre propos. Ce qui est important, c’est qu’entre septembre 1921 et avril 1937, époque où il met la dernière main à la préface de son livre Le Théâtre et son Double, il élabore une théorie générale de la place du théâtre dans la vie dont on n’a peut-être pas encore tiré tous les enseignements.
17Il a commencé son métier d’acteur en mai 1920, en faisant de la figuration chez Lugné-Poe, mais ce n’est qu’en septembre 1921 qu’il rencontre Gémier et que ce dernier le présente à Dullin. Il restera trois ans à l’Atelier, et ce qu’il découvre va définitivement orienter sa recherche. Ce qu’il y apprend est à la fois très simple, et très complexe. On sait que pour lui nos gestes ne nous appartiennent pas, puisque nous ne faisons qu’imiter, reproduire ce qu’on nous a appris. Or Dullin travaille à partir de la méthode Stanislavski et Artaud reconnaît à l’improvisation deux qualités fondamentales.
18L’improvisation
force l’acteur à penser ses mouvements d’âme au lieu de les figurer174. Elle force l’acteur à travailler avec sa sensibilité profonde, à extérioriser cette sensibilité réelle et personnelle avec des mots, des attitudes, des réactions mentales inventées sur place, improvisées.175
19Après des approches assez ésotériques, il découvre un moyen simple d’atteindre le but cherché. Si j’improvise, si j’invente mes gestes au lieu de les imiter, mon corps et ma pensée ne font plus qu’un, le théâtre devient le lieu où la vérité devient possible. Presque toute la théorie philosophique et théâtrale d’Artaud découle de ce constat.
20Pourtant cette théorie est complexe car elle se double d’une réflexion « métaphysique » sur les rapports de l’homme et du monde. Artaud est un « païen » en cela qu’il considère que les dieux du paganisme n’étaient dieux que pour les moins cultivés, mais qu’en revanche les noms qu’on leur avait attribués étaient simplement les noms des forces qui régissent la nature, donc nous-mêmes. En même temps qu’il travaille sur les conférences dont le recueil sera l’ouvrage Le Théâtre et son Double, il écrit un autre livre Héliogabale et l’anarchiste couronné. Ces deux ouvrages sont aussi liés que peuvent l’être pour Nerval Aurélia et Les Filles du feu, et presque tout le fondement métaphysique du Théâtre et son Double est rendu explicite et cohérent dans Héliogabale, même si certaines idées remontent à des textes bien antérieurs176.
21On se souvient de l’interrogation d’Artaud sur les origines de la pensée où il opposait
la pensée descendue de l’absolu informel et innommé de l’esprit – pensée solaire –, et la pensée sortie de la matrice bouillonnante de l’inconscient – pensée lunaire.177
22Or Héliogabale est prêtre de la lune et du soleil comme il est à la fois homme et femme. Masculin / féminin, soleil / lune sont des noms donnés aux Forces et Héliogabale, c’est l’étude des ces forces, de « ces principes qui, » dans Le Théâtre et son Double, « ne font que montrer leur tête, comme les dauphins, puis s’empressent de rentrer dans l’obscurité178 ».
23Pour bien comprendre sa démarche intellectuelle, il est indispensable de le suivre dans cette sorte de cosmogonie qui structure l’ensemble de son système. Dans un premier temps a eu lieu la Création, « résultat d’une volonté une – et sans conflit179 ». Mais ce moment ne dure pas. La Création a introduit à la fois la matière et la séparation, et cette dernière va se faire au travers d’un conflit entre les dieux, entre les principes. Ainsi pouvons-nous trouver un écho de cette guerre des dieux dans un récit comme celui du schisme d’Irshu, guerre qui a vu
s’affronter tous les principes, chacun avec son énergie et scs forces [...], et par dessus tout les deux principes auxquels est suspendue la vie cosmique, le masculin et le féminin.180
24Le microcosme de l’homme reproduit le macrocosme de l’univers, et
la constitution métaphysique de l’homme [...] est basée sur la séparation de l’esprit en deux modes, mâle et femelle, dont il s’agit de savoir lequel est le principe de l’autre.181
25Même s’il se réfère aux anciennes formes de théâtre comme celui d’Eleusis, il ne s’agit pas de faire de lui un créateur de secte : le mythe est seulement une tentative d’explication qui permet de rendre compte du réel. De même lorsque, parlant du théâtre balinais, il dit de lui que « tout cela est un exorcisme pour faire AFFLUER nos démons182 », on retrouve cette idée exprimée différemment quand il explique le rôle véritable du théâtre : « Tous les conflits qui dorment en nous, il nous les restitue avec leurs forces183. » Il y a là un élément dont on n’a pas tenu compte lors de l’étude des théories théâtrales d’Artaud. Opposant son théâtre à celui de Brecht, on a parlé d’un théâtre aristotélicien, donc cathartique, alors qu’il s’agit pour lui non de purger, mais de faire affluer les passions. Si l’on se réfère à la vision occidentale de la possession, Artaud n’est pas un exorciste, mais un adorciste : il convoque nos démons intérieurs pour nous obliger à les regarder en face et nous obliger à penser. Tel est, à la fois, le rôle et le sujet du théâtre, comme nous le montre le théâtre balinais. Il existe bien une différence avec la pensée freudienne, mais ce n’est pas une différence absolue. Chez Freud également, moi et inconscient sont en conflit, de même que dans l’inconscient les pulsions du Ça s’opposent aux règles du Sur-Moi.
26Cette approche du théâtre concerne certes les spectateurs, mais surtout les acteurs, et dans ce cas se double d’un travail sur le souffle. Comme il s’agit là d’une des parties les plus complexes de la théorie, j’aurai d’abord recours à un acteur qui se déclarait élève d’Artaud dans ce domaine, Jean-Louis Barrault. Dans Souvenirs pour demain, il décrit les mécanismes de cette technique respiratoire. Quand nous inspirons, nous recevons de l’air, et cet acte de recevoir est un temps féminin. Au contraire, quand nous expirons, nous donnons, c’est le temps masculin. Enfin le moment de rétention est neutre. D’où le ternaire kabbalistique : masculin, féminin, neutre qu’Artaud explore dans deux de ses textes du Théâtre et son Double : un athlétisme affectif et le Théâtre de Séraphin. Cette respiration consciente, aux nombreuses combinaisons possibles, permet à la fois d’établir le contact avec les autres et de créer une infinité d’états affectifs. « Si nous pouvons disposer d’une alchimie respiratoire, nous pouvons arriver à nous mettre dans des états déterminés184 ». Pour Artaud, l’alchimie n’est pas seulement respiratoire ; le souffle,
c’est cette sorte de faim vitale, changeante, opaque, qui parcourt les nerfs de ses décharges, et entre en lutte avec les principes intelligents de la tête. Et ces principes, à leur tour, rechargent le souffle pulmonaire et lui confèrent tous ses pouvoirs.185
27Le souffle reproduit donc les contradictions de la pensée. La faim vitale, c’est le pouvoir créateur de l’inconscient, principe féminin, lunaire ; les principes intelligents, la tête, l’esprit, le principe masculin.
28Ces techniques du souffle – que Grotowski jugeait d’ailleurs dangereuses au point de les déconseiller formellement186 –, Artaud les a apprises dans certains textes ésotériques proches de la Kabbale et il les relie à une autre technique, celle des chakras qui se rattache au Yoga. Le Yoga considère, lui aussi, que notre corps est parcouru de deux courants d’énergie, l’un masculin, positif et solaire ; l’autre féminin, négatif et lunaire. Ils cheminent le long de la colonne vertébrale. Chez l’homme ordinaire, ils restent séparés ; les yogi, par certaines techniques, dont des techniques respiratoires et sexuelles, font que. ces deux courants se réunissent : c’est ce qu’ils appellent l’éveil de la kundalini. Ce courant unifié, androgyne, remonte alors le long de la colonne vertébrale, et éveille au passage les chakras, représentés sous la forme de fleurs de lotus dont le nombre de pétales double à chaque chakra. Chaque étape de cette remontée confère des pouvoirs spéciaux au yogi. Il faut noter que d’une part ces chakras correspondent, d’une certaine manière, aux différents plexus de la médecine occidentale, mais aussi que leurs emplacements sur le corps humain sont les mêmes que ceux que la Kabbale indique pour les séphirot, les attributs divins inscrits sur le corps d’Adam Katmon, l’Adam d’avant la chute. Ces séphirot sont eux aussi masculins et féminins, et la Kabbale envisage leur union grâce aux techniques du souffle. Il est certain qu’Artaud parle bien de ces techniques puisqu’il précise que « le souffle qui nourrit la vie permet d’en remonter par échelon les stades187 », et un peu plus loin, après avoir énuméré les six principaux ternaires que l’on obtient à partir des combinaisons masculin/féminin/neutre, il ajoute :
Il y a un septième état qui est au-dessus des souffles et qui par la porte de la Guna supérieure, l’état de Sattwa, joint le manifesté au non-manifesté.188
29Guna et Sattwa appartiennent au vocabulaire du Yoga.
30Pour quelles raisons Artaud utilise-t-il ces techniques ou, plutôt, qu’en attend-il ? D’abord une transformation totale de l’acteur. Si ce dernier parvient à considérer les passions non comme des « abstractions pures », mais comme un produit des forces qui l’habitent, et à maîtriser ces forces189, il peut devenir « un vrai guérisseur190 ». Pour cela il devra également obéir à une règle précise : « Faire de l’Art, c’est priver un geste de son retentissement dans l’organisme191. » Dans Le Théâtre et la Peste, il explique que le geste de l’assassin s’épuise dans l’acte lui-même, tandis que celui de l’acteur, qui ne s’accomplit pas, qui n’est pas « l’objet d’un sentiment de jouissance immédiate et personnelle192 », peut se continuer dans le corps des spectateurs. Ces attentes ne sont pas propres à Artaud puisqu’on les retrouve dans deux ouvrages bien distincts. Dans Métaphysique du sexe, Julius Evola s’intéresse, comme Artaud, aux traditions ésotériques. Il explique que
la maîtrise de toute impulsion, même d’une simple impulsion physique, ayant une certaine intensité, libère une énergie plus haute et plus subtile.193
31Ces impulsions, accumulées, forment une force appelée Ojas qui
permet la formation d’une aura magnétique spéciale, dans une personnalité qui inspire une terreur sacrée, en même temps que le pouvoir d’influencer les autres par la parole ou le regard.194
32Ce qu’Evola appelle aura magnétique, Artaud le nomme magnétisme nerveux de l’acteur, mais il s’agit bien du même phénomène. Plus scientifique ou, en tout cas, moins ésotérique, on trouve chez Eugénio Barba une analyse de l’état de geste arrêté. Dans son Anthropologie théâtrale, il nous dit que les orientaux distinguent deux attitudes : le lokadharmi, de loka, gens du commun et dharmi, comportement ; le natyadharmi, de natya, danse. Le lokadharmi renvoie aux techniques corporelles utilisées dans la vie quotidienne, techniques essentiellement orientées vers la communication. En revanche, dans le natyadharmi, il s’agit de techniques extra-quotidiennes, tournées vers une mise en forme artistique du corps. Cette mise en forme se fait par l’intermédiaire de ce que Barba appelle un niveau pré-expressif du corps. Il s’agit de faire entrer simultanément en action les deux principales forces opposées que sont tendre et plier.
Les principes pré-expressifs [...] se basent sur un réseau de fictions, mais des fictions, des « si-magiques » qui concernent les forces physiques qui meuvent le corps. Dans ce cas, ce que l’acteur cherche, c’est un CORPS FICTIF, non une personnalité fictive.195
33L’acteur qui incarne le mieux la maîtrise de l’énergie est celui qui est le mieux capable de jouer un personnage appartenant au sexe opposé au sien. Toute culture a sa vision de tempéraments qui sont naturellement masculins ou naturellement féminins. Ces représentations de tempéraments sont nécessairement conventionnelles dans la mesure où le conditionnement social est si profond qu’il rend quasiment impossible la distinction entre le tempérament et le rôle. En revanche,
quand un acteur représente un personnage d’un sexe opposé au sien, l’identification entre tempéraments déterminés et l’un ou l’autre sexe se brise [...]. Une nouvelle présence physique et spirituelle se révèle à travers la rupture.196
34« Une nouvelle présence physique et spirituelle » : ce n’est donc pas tant un corps fictif qu’un nouveau corps et un nouvel esprit qui se révèlent à travers cette ascèse du geste et du souffle. Néanmoins, qu’il s’agisse des techniques du souffle ou de celles expérimentées par Barba, il faut retenir que le but à atteindre passe par une phase qui met en jeu des états modifiés de conscience. Nous serons amenés à revenir sur les conséquences produites sur la psyché par ces états.
35L’acteur issu de ces techniques, Artaud le compare à un guérisseur, nous pourrions dire également à un shaman. L’accès à un état de transe fait perdre à l’acteur son identité normale, ce qu’Artaud appelle « sa conscience individuelle » et lui permet d’accéder à une dimension sacrée dans laquelle il peut vivre dans son corps et y représenter la guerre des principes, donc revivre devant nous ce que fut le second temps de la Création, puisque
le drame essentiel, celui qui était à la base de tous les grands mystères, épouse le second temps de la création, celui de la difficulté et du Double, celui de la matière et de l’épaississement de l’idée.197
36La reproduction de cette guerre va permettre de séparer à nouveau la matière, de rétablir l’idée dans sa fluidité première. Elle est loin d’avoir un effet cathartique puisqu’elle est là, au contraire, pour détruire notre apparente unité. Le rôle du théâtre est de détruire l’homme pour le refaire. C’est pour cela que l’on trouve les images de démembrement, de destruction, de cruauté. Derrière ces images apparaissent les vieilles fables, le démembrement de Dionysos, la cuisson des os du sorcier yakoute, la mort du vieil homme de toutes les initiations, jusqu’au démembrement final dont rêvera Artaud dans Pour en finir avec le jugement de Dieu où, tous nos organes enfin démontés et remis à leur vraie place, nous saurons enfin danser la danse de la vie. Le théâtre a donc pour objet de détruire notre « conscience individuelle », afin de nous ramener aux conflits primordiaux. Refaire la création dans son second temps, celui de la lutte,
c’est provoquer une remise en cause non seulement de tous les aspects du monde objectif et descriptif externe, mais du monde interne, c’est-à-dire de l’homme considéré métaphysiquement, [...], remettre en cause organiquement l’homme, ses idées sur la réalité, et sa place poétique dans la réalité.198
37Grâce à l’acteur-shaman, le théâtre doit amener le spectateur, au cours de la représentation, à une mort symbolique de ce qu’il est, selon le schéma initiatique : lutte-destruction-création. Le premier grand acteur-shaman, ce fut justement Héliogabale, dont toute la vie fut, aux yeux d’Artaud,
de l’anarchie en acte. Car Elagabalus, le dieu unitaire qui rassemble l’homme et la femme, les pôles hostiles, l’UN et le DEUX, [...]. L’anarchie au point où Héliogabale la pousse, c’est de la poésie réalisée.199
38Ce lien entre poésie et anarchie se comprend si l’on songe que la poésie, sous son aspect anti-rationnel tel qu’ont pu le vivre les surréalistes, détruit l’ordre social construit par et sur le langage. Réciproquement, la destruction systématique des valeurs à laquelle procède Héliogabale : « prendre le trône pour un tréteau, (de)donner aux pays qu’il traverse l’exemple de la mollesse, de désordre, de la dépravation200 », c’est encore de la poésie et la fonne la plus dangereuse de l’anarchie, « c’est la poésie et le théâtre mis sur le plan de la réalité201 ». Héliogabale est le parfait acteur shaman parce qu’il n’a pas confiné le théâtre dans le théâtre. Par son attitude, il entreprend de démoraliser la conscience latine, « ce besoin de se servir des mots pour exprimer des idées claires et donc des idées mortes et terminées202 », besoin qui appartient à la conscience séparée.
39Mais l’anarchie ne peut suffire à détruire l’esprit latin. Si l’on considère que l’anarchie est de l’ordre du désir, proche de l’appétit de vie, de l’aspect lunaire, féminin, elle doit s’accompagner d’une extrême rigueur, d’une attitude solaire de l’esprit, ce qu’Artaud appelle la cruauté et qui s’exerce sur les spectateurs. C’est à partir du concept de cruauté qu’il va élaborer une technique de jeu qui lui est propre.
40D’une certaine manière, il est l’un des premiers, sinon le premier théoricien du « théâtre environnemental ». En premier lieu, il récuse le texte comme seul langage de la scène : « Le langage des mots doit céder la place au langage par signes203. ». Surtout il décide de modifier complètement le rapport scène/salle. Il supprime la scène, fait du théâtre une salle unique, et place le spectateur au centre. Les murs sont peints à la chaux de manière à refléter la lumière. La salle, un hangar quelconque, sera entourée de galeries courant sur le pourtour. Quatre estrades, aux points cardinaux de la salle, plus une scène centrale pour recentrer l’action, servent d’aires de jeu, en même temps que les galeries, courant autour de la salle,
pennettront aux acteurs de se poursuivre d’un point à l’autre[...], et à l’action de se déployer à tous les étages et dans tous les sens de la perspective en hauteur et en profondeur, ce qui pennettra d’assister soit à plusieurs actions simultanées, [...], soit à plusieurs phases d’une action identique.
41 Ainsi le spectateur, placé au centre de l’action, « est enveloppé et sillonné par elle204. » Tous les éléments de la mise en scène vont venir collaborer pour augmenter cette emprise sur le spectateur. Précurseur dans le domaine du son, Artaud cherche à noyer le spectateur sous des flots de sons de toutes sortes. Il part à la recherche « d’instruments anciens ou nouveaux susceptibles d’atteindre un diapason nouveau de l’octave, de produire des sons ou des bruits insupportables, lancinants205. » Ce qu’il cherche, en vérité, ce sont des musiques qui soient, pour nos oreilles d’occidentaux, l’équivalent des musiques de possession, qui soient donc capables d’induire des états de transe chez le spectateur. La lumière est amenée à jouer le même rôle. Lors d’une rencontre avec Alexandre de Salzmann, membre du groupe de Gurdjieff devenu l’éclairagiste d’Appia et de Jaques-Dalcroze à Hellerau, Artaud a découvert les propriétés psychiques de la lumière. Celle-ci n’est pas seulement passive ou active, comme la définissait Appia, elle est également capable de créer directement des états émotifs précis.
Il faut réintroduire dans la lumière un élément de ténuité, d’opacité, de densité, en vue de produire le chaud, le froid, la colère, la peur.206
42L’éclairage n’est pas là pour éclairer la scène, il n’y en a pas, mais pour plonger le spectateur dans toutes ses lumières, même si Artaud déplore que les appareils en usage à son époque ne répondent pas vraiment à son attente. La disposition rectangulaire de la salle, l’absence d’un lieu unique entraîne nécessairement la disparition du décor. Il le remplace par des accessoires :
Des mannequins, des masques énonnes, [...], des instruments de musique grands comme des hommes, des objets à forme et à destination inconnues.
43Trois éléments caractérisent son choix. Il veut que la plupart des objets soient utilisables par les comédiens. A l’inverse, peuvent se trouver sur scène « des objets ne correspondant à rien mais inquiétants par nature207 ». Tous ces objets sont gigantesques. Ces aspects gigantesques et inquiétants rejoignent ce qu’il attend des costumes : l’aspect rituel, hiératique et hiéroglyphique que l’on retrouve dans les intonations, plus exactement dans les incantations et la gestuelle des comédiens. Mais en fait nous savons que la plus grande part du pouvoir des comédiens provient de leur entraînement technique qui fait d’eux des acteurs shamans.
44Dans un des chapitres de son Anthropologie structurale intitulé « l’Efficacité symbolique », Claude Lévi-Strauss décrit un accouchement difficile mené à bien par un shaman. À travers un récit incantatoire, le shaman décrit à la parturiente le parcours magique qu’il effectue dans le corps en gésine. Les esprits protecteurs du shaman pénètrent dans le corps, suivent un chemin qui raconte une exploration ; ils voient les obstacles qui se dressent sur leur chemin et les détruisent, ouvrant ainsi le passage à l’enfant. Claude Lévi-Strauss explique l’efficacité du shaman en ces termes : Le shaman a le même rôle que le psychanalyste :
Un premier rôle d’auditeur pour le psychanalyste et d’orateur pour le shaman établit une relation immédiate avec la conscience (et médiate avec l’inconscient) du malade. C’est le rôle de l’incantation proprement dite [...]. Mais le shaman ne fait pas que prononcer l’incantation, il en est le héros [...]. Le malade atteint de névrose liquide un mythe individuel en s’opposant à un psychanalyste réel, l’accouchée surmonte un désordre organique véritable en s’identifiant à un shaman mythiquement transposé.208
45L’acteur-shaman représente un degré de plus dans la mesure où il n’est pas seulement le héros du mythe, mais où il l’incarne devant les spectateurs qui, en même temps, s’identifient à lui. Mais peut-on réellement parler de mythe à propos du théâtre d’Artaud ?
46La seule application qu’il ait faite de son théâtre, nous la trouvons dans la représentation des Cenci. Si nous nous en tenons aux moments cruciaux du spectacle, nous avons le meurtre des fils, l’inceste avec la fille, la vision du père avec l’œil crevé et ensanglanté, c’est-à-dire les moments cruciaux de la tragédie d’Œdipe, mais d’un Œdipe inversé où le Père est le coupable. Artaud le précise lui-même en indiquant que « Dans les Cenci, le Père est destructeur. Et c’est par là que ce sujet rejoint les Grands Mythes209. » Il est conscient de la violence et de la portée des attaques qu’il mène. Comme il l’écrit à André Gide : « Il n’est rien, qui ne soit attaqué parmi les antiques notions de société, d’ordre, de Justice, de Religion, de famille, de Patrie210. » On peut à bon droit se demander s’il n’a pas voulu, en écrivant et en montant Les Cenci, faire un Anti-Œdipe. Certes la légende grecque montrait bien qu’à l’origine, c’est le Père, Laïos, le coupable, coupable d’avoir violé et tué Chrysippe, fils de Pélops et consacré à Apollon. Mais l’analyse freudienne, en reportant la faute du Père sur le Fils, a renversé la culpabilité. Si Artaud a été sensible à l’apport théorique de la pensée freudienne, il n’en reste pas moins qu’il a pu l’être aussi à son caractère conservateur. D’une certaine manière, une des conséquences de la diffusion des idées de Freud a été de nous « œdipianiser », selon l’expression de Deleuze, et donc par là, en nous culpabilisant, de renforcer l’ordre social, en vertu du lien qui existe entre la figure du Père et celles du Pouvoir :
C’est parce que vous êtes imbus d’une idéologie où l’autorité du Père est sur tout que vous respectez l’Agent de police, le Percepteur et l’état de choses imposé par un régime où nous sommes tous opprimés.211
47Ce faisant, Artaud reprenait la critique des surréalistes ou celle de Georges Bataille qui écrivait dans un tract cité par Artaud lors d’une conférence donnée au Mexique :
Un homme qui admet la patrie, un homme qui lutte pour la famille, c’est un homme qui trahit.[...]. Père, patrie, patron, telle est la trilogie qui sert de base à la vieille société patriarcale, et, aujourd’hui, à la chicnnerie fasciste.212
48Même si Les Cenci ont été un échec, on peut comprendre le propos d’Artaud. Pour certains psychiatres, toute thérapie est un travail de réorganisation symbolique. R. Gentis, dans Leçons du corps, continue ce propos en expliquant qu’une thérapie, c’est
instaurer une scène théâtrale, dramatiser une situation névrotique, et faire jouer cette situation dans un réseau de significations rudimentaires qui permet au sujet de s’y redéfinir, de s’y repérer, de s’assigner une place dans le monde.213
49Mais notre société ignore les mythologies religieuses. Elle croit surtout en la science. C’est ce qu’avait fait Freud en faisant de l’Œdipe la base d’une mythologie scientifique, c’est ce que s’efforce de faire Artaud à travers les Grands Mythes, d’autant que, comme le précise Jacques Lacan, l’explication mythique peut très bien fonctionner « après coup ».
50On peut maintenant essayer de comprendre comment Artaud envisage l’effet du théâtre sur le spectateur. La société, en nous conditionnant, inscrit un jeu de forces qui pourraient se heurter aux forces qui nous sont propres, qu’elles viennent de l’inconscient ou de l’esprit si ces dernières étaient assez fortes. Le théâtre, en redonnant vie à ces forces, doit provoquer un conflit fondamental entre notre « moi profond » et le moi construit par la société. L’environnement théâtral a pour but de déstabiliser complètement le spectateur, lui faire perdre ses repères spatio-temporels et le mener vers un état modifié de conscience où la pression sociale est très diminuée et la suggestibilité très grande. C’est alors qu’interviennent à la fois l’acteur-shaman, avec son pouvoir de suggestion augmenté par les techniques de souffle, et les textes, tant par leur forme incantatoire que par leur contenu mythique. De plus sa technique théâtrale a pour principal objet de créer des images semblables à celles du rêve214.
51Si le rêve est mise en relation avec l’inconscient, si le mythe porté au théâtre peut être, sinon créateur, du moins réorganisateur de l’inconscient par une manipulation après-coup en nous faisant intégrer un mythe qui devient originel, même s’il ne l’était pas au préalable, alors il est certain que le projet d’Artaud était concevable. Il veut réorganiser notre façon de percevoir la réalité. Au conditionnement social, il décide d’opposer un reconditionnement précédé d’une mise en situation équivalant à un lavage de cerveau. Il s’appuie d’abord sur des techniques corporelles, puis sur un acteur-shaman dont le rôle est de nous suggestionner, en nous faisant intégrer une nouvelle perception mythique du monde. L’échec des Cenci ne prouve pas la non-valeur de la théorie ni qu’il ne s’agissait là que des rêveries d’un poète mais, comme Artaud l’a compris lui-même, montre l’extrême difficulté à obtenir cet acteur-shaman, cet acteur qui aurait accompli pour lui-même cette extraordinaire transmutation. Reste l’autre voie, celle explorée par Héliogabale :
La vie d’Héliogabale est théâtrale, mais sa façon de concevoir l’existence vise à créer une vraie magie du réel. Je ne conçois d’ailleurs pas le théâtre comme séparé de l’existence.215
52Les textes postérieurs d’Artaud ne récuseront pas ceux qui décrivent la démarche initiale, ils en approfondiront seulement certains éléments. Mais ils en seront séparés par deux expériences « paniques » : la prise du peyolt, les années d’internement.
53Sensibilisé par l’échec des Cenci, il part au Mexique afin de vérifier sur lui-même la justesse de ses théories sur les « Forces ». Jusqu’à son arrivée il n’avait eu que de lointaines confirmations de sa manière de concevoir la vie. A travers les rêves, le laudanum, la Voyante, la découverte de l’improvisation, il avait pu approcher des fragments de temps où il se savait vivre. Le reste du temps, il menait la vie de
l’homme de la terre qui s’ennuie à mort, et si profondément en lui-même que maintenant il ne le sait plus. Il se couche, il dort, se promène, mange, écrit, il avale, il respire comme une machine baissée de ton.216
54La prise du peyolt sera de l’ordre de l’illumination :
J’ai pensé alors à ce moment-là vivre les trois jours les plus heureux de mon existence. J’avais cessé d’avoir à porter mon corps. Je compris que j’inventais la vie, que c’était ma fonction et ma raison d’être.217
55 À son retour, déjà extraordinairement transformé, il écrit la « Préface » du Théâtre et son Double, dont le style est en rupture avec les autres chapitres de l’ouvrage et annonce les textes d’après Rodez. Puis son esprit, affaibli peut-être par les dissociations que provoque le peyolt, s’effondre et ce n’est qu’après les sept années d’internement (16 octobre 1937-26 mai 1946) qu’il pourra faire le bilan de ce qu’il a appris au Mexique.
56Certains concepts nouveaux apparaissent, qui permettent d’éliminer des contradictions qui existaient auparavant. En opposant le « moi profond » au moi construit par la société, il revenait à une philosophie essentialiste. Il va supprimer ce concept pour le remplacer par la notion de « Vide ». Il emprunte pour cela une image de la philosophie chinoise : la roue peut servir à avancer parce que son centre est vide. Il en est de même pour l’esprit. S’il y avait déjà quelque chose au centre, tout ne serait qu’imitation, soit de ce qui était déjà là, soit de ce que la société a placé en nous. Au contraire, au centre règne le vide dans lequel se tient l’esprit. Il ne faudrait pas croire qu’Artaud, en ne citant que l’esprit, est revenu à une pensée dualiste : « J’appelle culture organique une culture basée sur l’esprit en relation avec les organes218 », ou encore « Je ne prétends pas que l’esprit est aussi utile que le corps, je prétends qu’il n’y a ni corps ni esprit, mais des modalités d’une force et d’une action uniques »219.
57Il existe une sorte de respiration de la pensée qui va du vide vers les formes dont l’esprit doit sans cesse se défaire pour revenir vers le vide.
Être cultivé, c’est brûler des formes, brûler des tonnes pour gagner la vie220, au lieu de s’attarder artistiquement sur des formes.221
58La vie n’exclut pas la création de formes, mais il faut sortir de l’attitude européenne qui consiste à capitaliser les œuvres. La culture ne peut pas être séparée de la vie et enfermée dans des livres ou dans des musées. Toute œuvre, lors de sa création, est le produit d’une Force, d’un « mana » qui ira en s’épuisant. Il faut suivre l’exemple des africains ou des mexicains et ne pas hésiter à brûler tous les totems de la culture lorsqu’ils sont épuisés. Le Vide ne peut rester créateur que si l’esprit ne s’attache pas à ses créations.
59Il va ainsi développer un nouvel art poétique. Il rejette absolument la notion de l’art pour l’art : tout art est intéressé car on ne crée jamais « que pour sortir en fait de l’enfer222 ». Mais un danger guette le créateur, celui de se confondre avec son œuvre. Deux attitudes sont alors possibles. Soit l’être humain, ou l’artiste, ne fait jamais que traverser des formes ; le moi n’est alors que potentialité, non essence. Soit il se confond avec son apparence, ses gestes sociaux, et l’artiste se confond avec son œuvre. Mais comme les mots (ou les langages) qu’utilise le poète lui viennent de la société, le poète se trompe. Il se croit créateur alors que
ses œuvres ne sont pas de lui, car ce qui était de lui-même dans sa poésie, ce n’est pas lui qui l’y avait mis, mais cet inconscient producteur de la vie qui l’avait désigné pour être son poète.223
60Artaud se refuse d’être « le poète de (son) poète, de ce moi qui a voulu (le) choisir poète ». Il choisit d’être « le poète créateur, en rébellion contre le moi et le soi », dans la mesure où moi et soi sont « ces états catastrophiques de l’être où le Vivant se laisse emprisonner par les fonnes qu’il perçoit de lui224 ». Mais alors comment peut-on écrire ? Son écriture se base essentiellement sur le corps, rejoignant une thématique qu’il a utilisée toute sa vie, celle de la violence, de la fécalité et de l’excrémentiel. Ecrire, ou créer, c’est souffrir, creuser à l’intérieur de soi ; c’est, en même temps, « creuser dans le corps du poème à faire et pas encore fait cette espèce d’absence mentale où le langage parle seul225 ».
61C’est à propos de Van Gogh que l’on comprend le mieux ce qu’il entend par œuvre d’art. Ce dernier
aura bien été [...] le seul qui n’ait pas voulu dépasser la peinture comme moyen strict de son œuvre [...] et le seul qui [...] ait absolument dépassé la peinture, l’acte inerte de présenter la nature.226
62Chez Van Gogh l’œuvre n’est pas inerte, lui chez qui « tout vrai paysage est comme en puissance dans le creuset où il va se recommencer227 ». De même, à propos de Dubuffet, il constate que
le génie d’un dessin n’est pas dans son art, mais dans l’action des forces qui ont présidé au calcul des formes et des signes que les lignes dessinées abandonnent, fomient, évident, font regretter.228
63L’œuvre d’art est donc ce qui, parti d’un vide créateur chez l’aitiste – vide qui n’est pas donné mais que l’artiste doit creuser en lui-même –, crée à son tour ce vide chez le spectateur, ce qui oblige ce dernier à avoir également une attitude créatrice, puisque la contemplation est alors creusement en soi. La vie quotidienne nous fait perdre le but essentiel de la vie, accéder à soi-même, ETRE, mais seules certaines œuvres sont capables de créer en nous le vide douloureux, cruel, menant à la conscience. Si l’œuvre doit avoir ce pouvoir de « transmutation », si ce sont les FORCES qui, après avoir agi sur l’auteur, agissent sur le spectateur, le témoin, on comprend pourquoi le contenu intellectuel apparent est accessoire. Artaud est d’ailleurs amené à détruire presque tous ses manuscrits pour échapper « au style ». Il ne garde que « ceux qui (lui) rappellent une suffocation, un étranglement dans je ne sais quel basfonds parce que c’est vrai229 ».
64C’est presque essentiellement le corps qui est devenu l’instrument de mesure de l’écrit ou de l’œuvre d’art en général, c’est encore par lui que passe sa nouvelle conception du théâtre. Il va surtout repenser la notion de Mythe, mais cette transfonnation prend son origine au début de sa recherche. Les premiers éléments apparaissent en 1928, lors de la mise en scène de Victor ou les enfants au pouvoir, de Roger Vitrac. Seule véritable adulte dans la pièce, porteuse de vérité, personnage métaphysique, Ida Mortemart pète toutes les fois qu’elle est émue. Une première comédienne accepte, puis refuse le rôle. C’est Doménica Blazy qui le créera. Dans une lettre qu’il lui envoie, Artaud explique son point de vue sur la honte. Nous savons que gestes et pensées sont conditionnés par la société, en revanche le geste théâtral pourrait nous rendre à nous-mêmes. Mais si l’individu a honte, la société continue d’exercer sa pression sur lui et il ne peut pas se libérer. Même si nous étions tentés d’échapper à son emprise, « la honte (serait) alors le dernier, le plus redoutable obstacle à la liberté230 ». Dans un deuxième temps, on voit Héliogabale, le modèle de l’anarchiste, s’efforcer de procéder à une destruction systématique des valeurs.
65Après la prise du peyolt, après l’internement, Artaud va revenir sur cette analyse en utilisant des outils conceptuels différents. Les uns sont plutôt politiques et il analyse le rapport de l’individu et de la société en ternies de pouvoir. Le conquérant n’a aucun intérêt à tuer le vaincu, qui ne lui serait alors d’aucun recours, mais il s’empare de ses pensées « jusqu’à ce que le vaincu ne soit plus là mais son corps seul avec la conscience du seul vainqueur231 ». Les autres sont empruntés à la terminologie freudienne, sur laquelle il a travaillé vers la fin de son internement à Rodez. Il utilise les termes de la première topique : préconscient, inconscient, subconscient, mais pour mettre en doute la notion même d’inconscient
qui voudrait bien que nous le prenions toujours pour de l’inconscient alors qu’il n’est inconscient et notre inconscient qu’en nous-mêmes mais qu’en dehors il sait très bien d’où il vient.232
66Il ne faudrait pas croire qu’Artaud n’avait rien compris aux théories freudiennes, puisqu’on trouve la même critique de la notion d’inconscient chez Deleuze et Guattari :
Quelles sont les opérations qui injectent à l’inconscient des croyances – non pas même irrationnelles, mais au contraire trop raisonnables, et confonnes à l’ordre établi.233
67On la trouve également sous la plume d’H. Laborit qui voit l’inconscient comme
un instrument redoutable [...] dont le danger réside non pas tant dans son contenu refoulé, mais au contraire dans ce qui, confonne au principe de réalité autorisé, souvent même récompensé, a été mémorisé et automatisé et ne sera jamais plus remis en question parce que l’on ignore jusqu’à sa présence.234
68Comme cet inconscient a été façonné par la famille, Artaud en résume l’influence dans cette formule : « Nous ne sommes pas les maîtres de notre corps. Nos pères-mères en disposèrent235 ». A partir de ces constatations, il va repenser la notion de mythe. Nous nous efforçons d’en élaborer sans voir qu’ils nous entourent et nous possèdent. Ce ne sont pas seulement les conflits de masculin et du féminin qui nous habitent, ou du moins ceux-ci n’existent qu’à un niveau déjà très profond, non, les mythes les plus communs s’appellent père et mère, ou mieux « suie du eu de la grand-maman, / beaucoup plus que du père-mère236 ». Ces mythes veulent s’accrocher sur nous, vivre à nos dépends. La seule solution : « construire une scène de planches pour y faire danser les mythes qui nous martyrisent et en faire des êtres vrais237 ». L’utilisation que le théâtre fait d’ordinaire des monstres est négative. Le théâtre comme spectacle transforme les monstres en phénomènes sociaux, alors qu’ils sont d’ordre individuel, puisque chacun de nous en est possédé. En socialisant les monstres, en les paralysant comme le fait tout acte spectaculaire, on renforce l’illusoire existence individuelle, et on les met en même temps hors d’atteinte. Au contraire, en les faisant danser, en même temps on les rend vrais, c’est-à-dire qu’on les fait apparaître pour ce qu’ils sont : nos pères-mères et non ces puissances obscures de l’inconscient auxquelles la société cherche à nous faire croire. Maîtriser les monstres, c’est nous rendre enfin maîtres de notre corps. C’est cela la fonction ultime du théâtre, créer un nouveau corps, et ce corps sera « sans organes » :
L’homme est malade parce qu’il est mal construit[...] Il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez libéré de ses automatismes et rendu à sa véritable liberté.238
69Cette notion de corps sans organes peut sembler obscure, elle nécessite deux types d’explication. Les unes découlent de l’analyse faite par Artaud depuis longtemps : nos gestes ne sont que l’imitation de ceux que la société nous a appris et ils sont effectués par des organes adaptés aux besoins sociaux. Si l’on accepte le schéma proposé par Freud dans Malaise dans la civilisation, l’enfant est, au début, un pervers polymorphe, son corps est tourné vers le seul principe de plaisir. La pression sociale aura pour objet de réduire l’ensemble des conduites sexuelles sous le primat de la génitalité en même temps que l’ensemble du corps est scindé et que chaque organe se voit affecter un nom et une fonction. C’est contre ce découpage que s’élève d’abord Artaud. Supprimer les organes, c’est supprimer ce faux corps
qui a été salopé par dieu. Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange mortellement, dieu, et avec dieu ses organes.239
70Pour cela il est nécessaire de refaire son corps car « le corps, on se le fait soi-même ou alors il ne vaut pas et ne tient pas240 ». Deux démarches permettent de refaire le corps, l’une plus métaphorique : le corps sans organes est un corps refait
dans le bêchage toujours plus arrière et plus retiré du corps, reprenant les morceaux de corps tombés pour les reclouer l’un sur l’autre, toujours plus étroitement et de plus près.241
71L’autre rejoint la notion de conscience séparée. Le corps organisé socialement obéit à des désirs et des envies, le corps commandé par l’esprit croit commander, Artaud refuse ces deux attitudes au profit d’une troisième :
Je ne commanderai pas à mes désirs et à mes envies, mais je ne veux pas non plus qu’ils me conduisent, je veux ÊTRE ces désirs et ces envies.242
72Le corps est donc ce qui existe dans l’ici et maintenant le plus absolu. Artaud compare d’ailleurs le corps à la fois « à des machines instantes d’utilité243 » où, à tel moment, la main sera tout le corps, à tel autre moment les yeux, ou le coude ; mais il explique également que le corps est comparable à une pile électrique. La société tend à orienter vers la seule vie sexuelle toutes les possibilités du corps,
alors qu’il est fait / justement pour absorber / par ses déplacements voltaïques / toutes les disponibilités errantes / de l’infini du vide.244
73Pour échapper à la société et à ses orientations, il faut revenu- vers l’enfance pour se donner soi-même la vie. Il oppose l’enfant social « Suie du eu de la grand maman, / beaucoup plus que du père-mère » à un autre enfant « qui lui était vrai, / était réel / [...] / sorti seul / de la main en sang / de l’Inca mutilé des doigts245 », image qui renvoie au cactus peyolt qui se présente sous la forme d’un moignon de main aux doigts coupés : il date donc sa vraie naissance de la prise du peyolt. Plus précisément encore, il utilise deux expressions qui appartiennent au vocabulaire technique de la psychanalyse. Si, d’après lui, on interdit les stupéfiants, c’est pour empêcher l’homme d’en revenir « à une notion pré-génitale de l’être246 ». Ailleurs il explique que la société favorise la vie psychique au détriment de la vie organique, introduisant très tôt une séparation corps/esprit, « une distinction entre la vie embryonnaire pure et la vie passionnelle et concrète intégrale du corps humain247 ».
74Cette notion de retour à un stade pré-génital, à un stade primitif de la psyché antérieur au stade œdipien est liée à des processus de dépersonnalisation. Parmi les psychanalystes à s’être penchés sur ces phénomènes, on trouve le mari de Marthe Robert, une des meilleures amies d’Artaud, Michel de M’Uzan. Ce dernier explique d’abord qu’il existe des états où le modèle œdipien devient insuffisant, et où ce sont les faits de dépersonnalisation qui réclament toute l’attention. Ces états entraînent un certain flou des limites du Moi mais ne s’accompagnent pas nécessairement d’angoisse et de déstructuration. Ils sont au contraire extraordinairement bénéfiques :
Ces moments où le Moi et le non-Moi échangent si facilement leur place entraînent un élargissement considérable de l’expérience, grâce auquel l’individu peut parachever son intégration pulsionnelle. [...]. Loin de n’être que des symptômes, ils sont la meilleure chance offerte à l’être d’échapper aux identifications étrangères à sa vérité.[...]. C’est dans les états hors-limites, où le verbe œdipien cesse de se conjuguer, que l’être peut se changer lui-même en œuvre à achever.248
75Recherche d’états hors limites, n’est-ce pas ce que conseille Artaud quand il définit le théâtre comme
l’état où on ne peut pas exister, si on n’a pas consenti par avance à être comme par définition et par essence / un définitif / aliéné.249
76Cet état, il l’appelle organique, ou, plus exactement, il est l’organisme, ou le corps sans organes : « l’organisme est celui qui libère l’être de la nécessité, au lieu de l’y plier250. » Mais cette définition fait écho à la manière dont, vingt ans avant, il définissait l’action de Dionysos. Le corps sans organes est donc le corps dionysiaque, le corps en transe des cultes de possession, mais aussi le corps anarchiste libéré de toute pression sociale : famille, clan, race, etc. On retrouve ici une des deux idées clés de cet ouvrage. Le dionysisme constitue un des états possibles de la psyché humaine. Cette réalité a été perçue par les Grecs, puis transformée en fait religieux : le culte de possession dionysiaque. La cité a ensuite utilisé à son profit les forces découvertes et mises en œuvre dans le culte, ce qui a donné naissance au théâtre grec, plus tard au théâtre occidental.
77Un certain retour au dionysisme a commencé par l’ouvrage de Nietzsche Naissance de la tragédie, et a trouvé une sorte d’accomplissement théorique dans l’œuvre d’Artaud. Ce dernier a fini par voir dans le corps sans organes, ce corps « fait de sang et de ferrailles d’ossements », le corps dionysiaque. Déterminer les rapports que Dionysos entretient avec les hommes, en s’aidant des Bacchantes d’Euripide, revient à éclairer les rapports que le théâtre, ou du moins le théâtre selon Artaud, entretient avec la folie. Un des spécialistes contemporains d’Euripide, Segal, pose justement cette question : « quelqu’un peut-il céder à Dionysos et jouir du bénéfice de ses cadeaux sans se perdre irrémédiablement dans la folie251 ? ». Or Segal, analysant l’effet de la rencontre, parle de « dissolution des frontières » et définit Dionysos en ces ternies :
Dionysos signifie le libre flux de la vie émotionnelle, non entravée par la famille, la société, la religion traditionnelle ou la personnalité morale.[...]. Sur le plan culturel il rend confuses les distinctions entre le sauvage et la cité, le mortel et l’immortel, l’homme et la bête, le mâle et la femelle. Grec et Barbare, deux et terre.252
78En revanche, la légende nous rappelle que l’esprit de ceux qui résistent sera plongé dans le chaos.
79Pourtant, au moment même où Artaud veut faire du théâtre un équivalent de la folie et où, en même temps, il considère que celle-ci est la seule façon de vivre « sans forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain253 », il écrit à A. Breton que la révolte des hommes contre leur mode de vie ne viendra pas du théâtre,
car si sincère soit-on, les planches avec le public font de l’homme le plus désintéressé un cabotin. Mais elle viendra par quelque chose qui rappelle le théâtre : la vie dans ce qu’elle a de plus palpitant et enfiévré.254
80Souvenons-nous du point de départ : « ni nos gestes, ni nos pensées ne nous appartiennent ». La période surréaliste permet à Artaud de comprendre que, de lui-même, il accède à certains états libératoires, ceux auxquels on parvient par le rêve, la prise de stupéfiants, ou certains états d’écriture comme l’écriture automatique, même s’il ne s’engage pas totalement dans cette technique d’hallucination. La découverte de l’improvisation le met sur la voie d’une autre forme de libération de la pression sociale. N’oublions-pas, en outre, que dans le milieu du théâtre, les amis d’Antoine, Dullin, etc., sont anarchistes. Artaud fonde avec Vitrac le Théâtre Alfred Jarry et découvre qu’après l’improvisation, la seconde étape vers la libération est la suppression de la peur d’avoir honte. Puis, en même temps qu’il écrit Le Théâtre et son Double, il rédige une histoire d’Héliogabale, en étant parfaitement conscient qu’il écrit sa propre histoire mythique. Toute la réflexion menée autour du Théâtre et son Double lui permet d’approfondir la notion de conscience séparée, en même temps qu’il élabore une technique de mise en scène susceptible d’agir physiquement et donc réellement sur le spectateur, soumettant celui-ci à une mise en condition comparable à un véritable lavage de cerveau avant de le reprogrammer pour qu’il accède à la liberté. Deux éléments fondamentaux se dégagent également : l’utilisation de mythes pour construire la trame scénique, la nécessité d’un acteur-shaman car seule la transe de l’acteur peut entraîner celle du spectateur. L’échec des Cenci entraîne le départ au Mexique, puis c’est l’illumination du peyolt et la revendication d’une culture qui ne fasse qu’un avec la vie, illumination suivie de l’effondrement. A son retour à la raison255, il approfondit la notion de Vide créateur, liée à deux conceptions de l’œuvre d’art : dans l’une l’artiste, se prenant pour le créateur de l’œuvre, est absorbé par sa création ; dans l’autre, celle dont Artaud se réclame, l’œuvre n’est qu’une des formes que prennent les Forces qui animent l’artiste, puis qu’il abandonne sans s’attarder sur elle. Cette création se fait par un véritable travail sur le corps, l’œuvre est, en quelque sorte, creusée dans le corps même de l’artiste, et c’est la condition pour qu’elle existe. Ce travail sur le corps l’amène à une idée-force de sa théorie, l’existence du « corps sans organes », corps qui a échappé à la pression sociale, corps que nous devons produire nous-mêmes si nous voulons vraiment « être au monde ». Ce corps, qui n’est vécu qu’en un perpétuel état de transe, est comparable au corps dionysiaque. Mais nous sommes sortis du théâtre de la représentation. Seul l’acteur-shaman peut faire ce chemin, jamais il ne pourra mener aussi loin le spectateur. Le théâtre est donc comparable à la folie, mais également à la vie. Nous sommes passés d’une utilisation temporaire de la transe légère, à la création d’un acteur-shaman entrant en transe pour entraîner celle du spectateur, puis à la transe définie comme état suprême de la vie.
Notes de bas de page
149 A. Artaud, Œuvres complètes, tome 1, Gallimard. Paris, 1970, p. 30.
150 Idem, p. 116.
151 Idem, p. 119.
152 Idem, p. 1 01.
153 Idem, p. 120.
154 A. Artaud, Œuvres complètes, tome 8, Gallimard, Paris, 1971. p. 185.
155 Œuvres complètes, tome 1, p. 352.
156 Idem, p. 101.
157 Œuvres complètes, tome 8, p. 21.
158 Œuvres complètes, Supplément tome 1, Gallimard, Paris, p. 358.
159 Œuvres complètes, tome 1, p. 51.
160 Œuvres complètes, Tome 12, p. 77.
161 Œuvres complètes, tome 8, p. 73.
162 Idem. p. 91.
163 Idem..
164 Œuvres complètes, supplément tome 1, p. 111.
165 Idem.
166 L’écriture automatique, pratiquée à l’origine par Charcot, se fait sous hypnose. On constate alors que, non seulement, les phrases écrites ne reflètent pas la pensée habituelle de la personne hypnotisée, mais qu’il anive que l’écriture elle-même, au sens graphique, soit très différente, comme s’il s’agissait d’un « autre » qui aurait pris la plume. On considère qu’une autre personnalité, moins dépendante des interdits que le Sur-Moi fait peser sur le Moi. s’exprime et peut révéler, dans cet état second, des secrets que l’inconscient dissimule au moi. On ne s’étonnera donc pas de l’importance attachée à cette forme d’écriture poétique par André Breton si l’on se souvient qu’il fit des études de psychiatrie et fit des stages de clinique à Sainte-Anne.
167 En 1925, deux revues mènent une enquête sur le suicide : Le Disque vert et La Révolution surréaliste, l’une et l’autre dans leur numéro de janvier. Artaud répondra aux deux enquêtes.
168 Œuvres complètes, tome 1. p. 150.
169 Idem.
170 Idem. p. 151.
171 Idem, p. 158.
172 Idem, p. 318.
173 Œuvres complètes, supplément tome I, p. 144.
174 Œuvres complûtes, tome 2, Gallimard, Paris. 1961, p. 153.
175 Idem. p. 156.
176 Une comparaison délaillée entre les idées d’Antonin Artaud et celles de l’Italien Julius Evola serait certainement très éclairante. Evola, né en 1898 à Rome, s’intéresse aux mêmes recherches qu’Artaud, a les mêmes lectures de textes ésotériques et fait partie du même courant mystique que René Guénon avec qui Artaud entretient une correspondance. On découvrirait certainement que de nombreux éléments de la doctrine artaudienne proviennent du yoga tantrique, comme le montre, par exemple, la théorie du souffle ou celle des chakras. (voir plus loin).
177 Œuvres complètes, supplément tome 1. p. 111.
178 Œuvres complètes, tome 4, Gallimard, Paris, 1964.
179 Idem. p. 59.
180 Œuvres complètes, tome 7. Gallimard, Paris, 1967. p. 71.
181 Idem.
182 Œuvres complètes, tome 4, p. 73.
183 Idem, p. 34.
184 Jean-Louis Banault, Souvenirs pour demain, p. 107-108.
185 A. Artaud, Œuvres complètes, tome 7, p. 22-23.
186 Si l’on veut raisonner de manière complètement cartésienne, on notera que les techniques du souffle aboutissent à deux sortes d’état : hyperoxygénation ou hypooxygénation. Ces deux états agissent directement sur l’alimentation en oxygène du cerveau et sont susceptibles de provoquer des états hallucinatoires. D’où la réaction de Grotowski.
187 A. Artaud, Œuvres complètes, tome 4, p. 159.
188 Idem.
189 A ce propos, le yoga tantrique permet de mieux comprendre Artaud. « La concupiscence, la haine, la peur, la colère, la tristesse, etc., telles qu’elles se manifestent dans les différents individus et selon les circonstances, renvoient à autant de shakti, ou d’entités, devatâ, de forces en somme à caractère transsubjectif, de telle sorte qu’on ne devrait pas dire j’aime, je hais, mais plutôt une force se manifeste en moi maintenant sous forme d’amour, de haine Or la méthode tantrique recherche précisément ces expériences afin d’atteindre à une liberté supérieure, tout le secret consisterait en cette formule apparemment simple qui consiste à transformer la passivité en activité. Quand se manifeste une passion ou un mouvement de l’âme, comme une onde qui monte, il ne faudrait ni réagir, ni subir ; il faudrait s’ouvrir et s’identifier de façon active en gardant une réserve de forces, de façon à n’être pas transporté, mais à transporter, en intensifiant cet état, pour provoquer l’émergence totale de la racine. Celui qui agit, identifié à Shiva, s’unit à la shakti, en restant attentif que la shakti ne prenne pas le dessus ». J. Evola, o.c., p. 101-102.
190 A. Artaud, Œuvres complètes, tome 4, p. 157.
191 Idem, p. 97.
192 Œuvres complètes, tome 7, p. 86.
193 Julius Evola, La Métaphysique du sexe, Petite bibliothèque Payot, Paris. 1976, p. 300.
194 Idem.
195 Bouffonneries, revue trimestrielle n° 4, janvier 1982, p. 18.
196 Idem. p. 35.
197 A. Artaud, Œuvres complètes, tome 4, p. 61.
198 Idem, p. 110.
199 Œuvres complètes, tome 7, p. 105.
200 Idem, p. 116.
201 Idem.
202 Œuvres complètes, tome 4. p. 49.
203 Idem, p. 128.
204 Idem, p. 115-116.
205 Idem, p. 113-114.
206 Idem, p. 114.
207 Idem, p. 116.
208 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1965, p. 219.
209 Œuvres complètes, tome 5, Gallimard. Paris, p. 48.
210 Idem, p. 240-241.
211 Idem. p. 359.
212 Œuvres complètes, tome 8, Gallimard, Paris, p. 172.
213 R. Gentis. Leçons du corps, Flammarion. Paris, 1980, p. 165.
214 Que l’on pense aux images de Bob Wilson dans un rapport scène/salle qui serait environnemental.
215 A. Artaud, Œuvres complètes, tome 8. Gallimard, Paris, p. 350.
216 Œuvres complètes, tome 9. Gallimard. Paris, p. 201-202.
217 Idem, p. 117.
218 Idem, p. 201.
219 Idem, p. 274.
220 Œuvres complètes, tome 8, p. 202.
221 Œuvres complètes, tome 4 , p. 18
222 Œuvres complètes, tome 13, Gallimard, Paris, p. 38.
223 Œuvres complètes, tome 9, Gallimard, Paris, p. 143.
224 Idem, p. 144-143.
225 Idem. p. 223.
226 Œuvres complètes, tome 13, p. 46.
227 Idem, p. 31.
228 Œuvres complètes, tome 14*. Gallimard, Paris, p. 57.
229 Idem. p. 27.
230 Œuvres complètes, tome 2, p. 14. Ainsi, être exposé à la honte, au mépris, à la vindicte publique peut, soit écraser celui qui est soumis à cette dure épreuve, soit, selon l’expression de Jean Genet, faire de lui un nègre, le libérant pour toujours de cette entrave que constitue la peur de la honte.
231 Œuvres complètes, tome 11, p. 272.
232 Idem, p. 48.
233 G. Deleuze, F. Guattari. L’Anti-Œdipe, Les Éditions de Minuit, Paris, 1972. p. 72.
234 H. Laborit. L’Inhibition de l’action, Masson, Paris, 1978, p. 70.
235 A. Artaud, Œuvres complètes, tome 11, p. 271.
236 Œuvres complètes, tome 12, p. 77.
237 Œuvres complètes, tome 11, p. 227.
238 Œuvres complètes, tome 13, p. 104.
239 Idem.
240 Idem, p. 271.
241 Œuvres complètes, Tome 14 **, p. 84.
242 Œuvres complètes, tome 10. p. 225-226.
243 Œuvres complètes, tome 13, p. 273.
244 Idem. p. 108.
245 Œuvres complètes, tome 12, p. 77-78.
246 Œuvres complètes, tome 9, p. 201.
247 Œuvres complètes, tome 13, p. 107-108.
248 Michel de M’Uzan, De l’art à la mort, Gallimard, Paris, 1977. p. VIIl.
249 A. Artaud « Aliéner facteur » Arbalète, p. 11.
250 Œuvres complètes, tome 12, p. 146.
251 Ch. Segal, Dionysiac Poetics and Euripides’Bacchae, Princeton University Press, 1982. p. 16.
252 Idem, p. 21.
253 A. Artaud. Œuvres complètes, tome 13, p. 17.
254 Œuvres complètes, tome 14*, p. 223.
255 Trop de théoriciens ou d’artistes qui se réclament d’Artaud ont tendance a nier cet effondrement, ou à ne lui accorder qu’une importance négligeable. Qu’ils aillent dans des hôpitaux psychiatriques, qu’ils vivent avec des malades, et ils prendront peut-être conscience du résultat qu’a su obtenir le médecin-chef de Rodez. Je songe en particulier aux inepties écrites sur un tract présentant un spectacle "Artaud" joué pendant le Festival d’Avignon 1997 par une troupe de Montpellier au Théâtre des Carmes d’A. Benedetto.
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