Identités virtuelles
p. 441-459
Texte intégral
1Comment le terme « autofiction » a-t-il évolué depuis trente ans1 ? Ayant eu Serge Doubrovsky comme professeur, mon point de vue sur le sujet est forcément marqué. D’autres spécialistes, comme Nancy K. Miller, encouragent l’emploi du mot d’un point de vue plus personnel et moins machiste que celui du créateur du terme. Régine Robin suggère de nouvelles pistes sur la question de la mémoire autobiographique, notamment, par sa critique et ses expérimentations en ligne, dans l’espace du virtuel. Pour évoquer les « identités virtuelles », je m’éloignerai du livre imprimé pour regarder le paratexte qui détermine le « pacte autobiographique » de certaines œuvres, en particulier les entretiens télévisés et les avatars actuels de l’autofiction que l’on trouve dans le monde virtuel de l’Internet. Avec la prolifération des espaces personnels en ligne, l’autofiction semble se porter exceptionnellement bien en cette année du 80e anniversaire de Serge Doubrovsky.
(CON)TEXTES DE DOUBROVSKY
2Dans un article du numéro spécial de la revue Genre consacré à Doubrovsky en 1993 (“Dou-dou in the Classroom ; Doubrovsky’s Professorial Performances”), je donne le contexte de mes lectures de Fils et Un amour de soi : j’étais venu à New York au printemps 1983 pour voir la possibilité de faire mon doctorat à New York University (NYU), où enseignait une spécialiste de Céline (et de biographie), Erika Ostrovsky. De retour en Californie, j’ai lu Un amour de soi à la plage de Santa Barbara. Sachant que j’allais me déplacer de la côte Ouest à la côte Est, les déplacements du roman m’emportaient facilement d’une ville que je connaissais, Paris, à cette ville que je ne connaissais pas encore, New York. Dans Un amour de soi, Doubrovsky est tiraillé entre deux langues, deux villes, deux continents, deux femmes ; il invite son lecteur à plonger dans ses fantasmes et à partager les séances chez son psychanalyste. Cette lecture convenait à mon scénario d’une intelligentsia newyorkaise – juive, laïque, complexée, witty – qui m’interpellait, tout comme la verticalité de la Grosse Pomme qui ne ressemblait pas à l’horizon de l’océan Pacifique, cadre de ma lecture.
3Je voulais travailler sur Céline. Le New York où je comptais m’installer n’était ni celui qu’il évoquait dans Voyage au bout de la nuit, ni celui de Doubrovsky (par exemple, dans La Vie l’instant). Mais le fait que Doubrovsky enseignait à NYU ajoutait au plaisir anticipé de mon parcours de doctorant. En fait, les professeurs Doubrovsky et Ostrovsky partageaient alors un bureau ; ça faisait rire Erika Ostrovsky – on dirait, disait-elle, deux clowns de cirque. Doubrovsky n’a pas le don des néologismes rythmés de Céline, mais leurs invectives et jeux de mots ne me laissaient pas indifférent : langue verte, gros mots, insultes. Dans les deux cas, c’était la langue du Père (en minuscule, le mien ; en majuscule, le symbolique) : riche, verte, parfois tordante, parfois violente, playful avec ses assonances, allitérations, néologismes intraduisibles et vulgarités. Du cru. Dans un passage d’Un amour de soi (que je cite dans l’article de Genre pour montrer comment les invectives que l’auteur se lance, parce qu’en langue étrangère, manquent leur cible), voici comment Doubrovsky fait un de ses autoportraits :
Et puis elle s’est mise à vociférer en anglais, parce qu’en anglais, elle pouvait m’insulter avec plus d’aisance, être encore plus vache. You stinking bastard, you fucking son of a bitch, pris pour mon grade, j’ai écopé […]. (p. 82)
4Le Juif errant, enraciné dans plusieurs cultures, déraciné par ses déplacements géographiques, cette grande gueule parle ma langue paternelle.
5La thèse m’a permis d’interroger, indirectement, les invectives violentes et créatrices de mon père juif antisémite et l’antisémitisme de Céline et de son époque. C’était agréable d’avoir Doubrovsky dans mon parcours : père fondateur de l’autofiction, mentor (menteur si vous le voulez) et, pour une thèse traitant d’un auteur toujours controversé (Céline), professeur casher. Au critique, romancier et professeur, il faut ajouter le personnage Doubrovsky, celui qui passe à la radio et à la télévision, l’auteur-personnage médiatique. Quand Bernard Pivot l’invite à son émission d’Apostrophes (13/10/1989), il lui demande s’il a le droit, par amour de la littérature, de pousser son épouse au désespoir et au suicide. Doubrovsky – qui venait de publier Le Livre brisé (prix Médicis le mois suivant) – lui répond en jouant le rôle du livre, co-dépendant de la dépression de sa femme. Est-ce l’homme qui parle ? le mari, l’amant, the fucking son of a bitch ? Doubrovsky, l’auteur qui fait la promotion de son roman ? Ou encore un autre Doubrovsky qui joue le rôle de son personnage-narrateur ? Face aux questions de Pivot, l’auteur ne se fait pas piéger par son personnage, mais de telles interventions à la télévision influencent les spectateurs qui pourraient ensuite lire le livre non comme une autofiction mais comme une autobiographie.
6Rendant compte du livre de Gasparini, Autofiction. Une aventure du langage, Michel Contat écrit dans Le Monde (4/7/2008) que « le fait que l’autofiction ait été définie et illustrée par un écrivain qui est aussi un professeur et un critique français enseignant aux États-Unis, très au fait des débats littéraires américains sur la nouvelle fiction, a bien évidemment compté dans la fortune universitaire du terme. » Je ne suis pas forcément d’accord. C’est un Français, Philippe Lejeune, qui aurait influencé Doubrovsky en train de rédiger Fils en 1973, par son essai, L’Autobiographie en France (1971). C’est encore Lejeune qui fait la promotion de l’autofiction, comme on le voit dans « Le pacte autobiographique (bis) » (1983, repris dans Moi aussi, 1986). Parmi les premières thèses sur le sujet, la mienne a été soutenue à New York en 1988, celle de Vincent Colonna, en France, en 1989. Mais le flambeau de l’autofiction n’a brillé ni rapidement ni avec enthousiasme, et ce n’était pas un phénomène particulièrement américain.
7Dans les années 1980, ce qu’on ressentait davantage (à NYU du moins), c’était la transformation de l’école du Nouveau Roman, qui était, elle, plus populaire aux États-Unis qu’en France. Robbe-Grillet enseignait à NYU régulièrement et aimait faire la promotion du Nouveau Roman sur lequel il avait bâti sa carrière (avec quelques films, notamment, pour les amateurs d’autofiction, L’Homme qui ment, en 1968). Il soulignait que les auteurs de « son » école – comme d’autres publiés chez Minuit qu’il voulait associer au Nouveau Roman – se mettaient à faire des œuvres autobiographiques : en 1983, Sarraute publie Enfance ; en 1984, Duras L’Amant et Robbe-Grillet Le Miroir qui revient. D’un coup, ces auteurs faisaient des références inhabituelles à leur passé. Travaillant dans la même boîte (NYU) que Doubrovsky, Robbe-Grillet préférait parler de « néo-autobiographies » plutôt que d’autofictions. Dans un article de 1994, j’ai exploré la référentialité dans les autofictions de Robbe-Grillet (la trilogie des Romanesques). Il me plairait un jour d’ajouter sa voix à cette réflexion ; il m’a permis de l’enregistrer, je l’ai interviewé dans son bureau et chez lui, avec sa femme Catherine. Mais posthume, la reproduction de ses propos serait potentiellement mensongère, du moins inauthentique.
8L’écrivain anglais Stephen Spender a porté plainte contre David Leavitt pour son roman, While England Sleeps. Bien que ce soit un roman (basé en partie sur l’autobiographie de Spender), il y eut accord avec l’éditeur de Leavitt pour interdire la vente du roman inspiré par la vie de Spender ; dans la nouvelle édition, certains passages sont expurgés. Le procès en 1994 a attiré l’attention de nombreux lecteurs (et biographes) des deux côtés de l’Atlantique. Dans le New York Times, James Atlas s’est demandé à quel point un auteur peut contrôler (le récit de) sa propre vie (“How much control can a writer exert over his own life ?2”). La vie publique du poète est du domaine public, dit Atlas ; ce que fit le scribe au lit est du domaine de l’imagination. En Angleterre, cette imagination, basée sur une vie, a ses limites légales.
9Robbe-Grillet m’avait dit que je pouvais l’enregistrer pour mes recherches sur l’autofiction, pourvu que je ne cite rien entre guillemets. Il a ajouté, en riant, qu’il pouvait de toute manière nier avoir dit quoi que ce soit. Une transcription de ses paroles, qu’elles soient prononcées pour la télévision ou pour un entretien privé, n’est que paratexte. Justement, un grand nombre d’auteurs exploitent ce paratexte pour compliquer le jeu de la création du personnage textuel et pour déterminer (ou compliquer) un « pacte » de fiction ou d’autobiographie.
BIOGRAPHIE DE JEAN GENET
10Jean Genet est mort en avril 1986. Gallimard a publié Un captif amoureux en mai. En juin, j’ai travaillé à la BLFC, la Bibliothèque Louis-Ferdinand Céline, dans une petite salle à Jussieu (aujourd’hui Paris 7-Diderot). Avec le même acronyme, la BLFC est devenue la Bibliothèque de Littérature Française Contemporaine ; en s’agrandissant, les archives sont devenues en 1988 celles de l’IMEC (Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine), transférées à Caen une décennie plus tard. À la BLFC, j’ai pu consulter les pamphlets et d’autres rares textes de (et sur) Céline, et j’ai passé des moments agréables à suivre les recherches d’Albert Dichy qui recueillait des témoignages passionnants sur Genet (de Layla Shahid Barrada, par exemple) pour établir une chronologie biographique. Plus tard, j’ai retrouvé Dichy à l’IMEC, rue de Lille ; l’intimité de la table de travail m’a fait nouer une amitié avec Edmund White qui travaillait alors sur sa biographie de Genet (publiée en 1993). Dans bien des livres de Genet – qui glorifie la trahison (trahir l’autre, se trahir) et privilégie les jeux de masques et de dévoilement – fantasme, fiction et autobiographie semblent cohabiter. Deux œuvres en particulier sont des autofictions, mais on appelle souvent Journal du voleur une « autobiographie » et Un captif amoureux un récit, voire un roman.
11Une fois que les étudiants ont lu Journal du voleur, j’aime présenter l’entretien de Genet fait par Nigel Williams pour la BBC. Entre Williams et Genet, l’interrogatoire continue comme celui du texte entre les juges (ou la police) et « le lâche, le traître, le voleur [et] le pédé ». Même si Genet narrateur encourage peu son narrataire à le croire, il exige de lui la reconnaissance d’une autre moralité. Dans l’entretien pour la BBC, comme dans les textes ou le théâtre de Genet, le sujet interrogé renverse l’interrogatoire pour poser les questions au juge, au biographe, au narrataire, au journaliste. J’ai récemment enseigné Thief’s Journal en anglais. Expérience décevante qui me fait poser une question : y a-t-il une différence entre les lecteurs de Genet qui serait d’ordre linguistique ? Est-ce la faute de la traduction, qui enlève tant du style de Genet ? Le rejet du texte par les anglophones – un rejet que je n’ai jamais vu chez les étudiants qui le lisent en français – est-il plus culturel ? Le narrateur exige cette complicité du narrataire, impossible pour nombre de ces jeunes qui ne ne voulaient pas entrer dans leur rôle de « lecteurs ». Incapables d’établir une complicité avec le narrateur, leur jugement condamnait l’auteur et son œuvre pour des raisons « morales » ; c’est un voleur, un menteur…
12Le parcours biographique et littéraire de Genet préoccupe des biographes comme Edmund White, pourtant moins obsédé que d’autres à tirer de l’œuvre des éléments de la vie de l’auteur. Dans sa biographie, White ne lit pas la fiction de Genet comme une narration de vie. Il évite les pièges de moralité répugnante que l’on trouve dans les portraits de Genet par Sartre et d’autres. White est l’auteur de nombreux romans, de cette biographie de Genet et de textes qui sont davantage des « récits » ou des autobiographies que de l’autofiction. En 2005, White a publié My Lives : An Autobiography. White dit que l’on se souvient de trop et de trop peu : « trop peu pour établir les faits de manière exacte mais trop pour en faire une histoire », m’avait-il dit. En anglais, White trouve le terme autofiction « prétentieux ». Aimer, par exemple, est, selon White, une autobiographie : de Ceccatty aurait dû qualifier son texte honnêtement, puisqu’il y explore les aspects les plus embarrassants et tourmentés de sa vie amoureuse.
13Pour un auteur qui tient à la distinction entre fiction et autobiographie, on peut s’étonner du site web d’Edmund White où on trouve réunies des photos personnelles. Pour lui, la présence de l’auteur avec ses amis et amants dans l’œuvre justifierait la présence de leur image sur son site web. Pourtant, ce paratexte peut modifier chez le lecteur la perception autobiographique de l’œuvre.
EXHIBITIONNISME, DÉCLICS
14La quatrième de couverture de Fils où l’autofiction est définie pour la première fois est bien connue (« Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage. »). On cite moins souvent la suite : « Rencontres, fils des mots, allitérations, assonances, dissonances, écriture d’avant ou d’après littérature, concrète, comme on dit musique. Ou encore autofriction, patiemment onaniste, qui espère faire maintenant partager son plaisir. » Ce qui est un « plaisir » (masturbatoire) pour l’auteur ne l’est pas forcément pour le lecteur, qui peut trouver les récits de Doubrovsky douloureux, pénibles, ennuyeux. L’auteur s’excite à se frotter contre lui-même, un « discours homotextuel », un réseau « homosocial » d’hommes français de sa génération qui dominaient les French departments aux États-Unis. Mon article pour Genre m’a permis de parler du contexte particulier de ma lecture de Fils – sur les quais de la Seine que l’on appelle Tata Beach, où la description des jeux d’esprit d’hétérosexuels machistes clochait avec mon entourage : « aux postes clefs mecs scrutent mecs recrutent scrotum à l’intellect instinctif déclic pédé ». Vingt ans après dans Laissé pour conte, le vieux macho complexé, encore plus fatigant, reprend ainsi : « je vomis tout ce qui est lope, peux pas supporter l’interlope, être l’enculeur, jamais l’enculé, LES RÈGLES DE LA VIE VIRILE ».
15Quel ennui, ces textes, quelle banalité : querelles domestiques, complexes narcissiques, fantasmes sexuels. Doubrovsky est loin d’être le seul à offrir de tels souvenirs détaillés et insipides. Colette Fellous, par exemple, réunit des souvenirs d’enfance et les publie comme un roman, Plein été. Elle parle de « mémoire aimantée » : une gifle de mémoire, un présent envoûté par un écho du passé. Les détails et les fragments de mémoire figurent sans liens ; les souvenirs jaillissent de nulle part, personnels et inintéressants :
Ah bon, et pourquoi donc, à quel moment le passé deviendrait-il du passé d’après toi ? Et quelle est cette histoire de vrai et de faux passé ? Je n’en sais rien, peu importe.
16Le déclic de la mémoire chez Proust (la madeleine, les pavés), comme chez tant d’autres, est moins aléatoire mais non moins spontané. Plus important que pour une autobiographie, dans une autofiction réussie, où prédomine « l’aventure du langage », la juxtaposition du déclic avec le souvenir raconté prend une forme originale. Cela n’empêche pas les auteurs de textes autobiographiques de narrer leurs récits avec style et subtilité. Chez Jan J. Dominique, dans son récit Mémoire errante, une revue dans une salle d’attente, avec Roman Polanski sur la couverture, déclenche le souvenir de la projection d’un de ses films devant un groupe de femmes, suivie par une discussion sur la justice, l’impunité et les femmes martyrisées après le coup d’état de 1991 en Haïti. La manière avec laquelle Dominique introduit un souvenir douloureux par un déclic banal est pourtant naturelle. Les textes de Fellous et de Dominique rappellent que la désignation d’un texte (le « roman » de Fellous) comme « autofiction » ne veut pas dire pour autant qu’il a un moindre intérêt littéraire. On a le droit de préférer un bon récit autobiographique à une mauvaise autofiction. Chacun son style ; Doubrovsky reste le père d’un genre qui ne manque pas d’héritiers exhibitionnistes, vulgaires et ennuyeux.
17Cela nous ramène au succès de la mise en scène et de la performance d’une vie, et à la fascination universelle pour les potins et détails intimes. Selon Doubrovsky, l’autobiographie est pour les grands, l’autofiction pour les « humbles » : je crains que nous ne soyons une espèce trop fascinée par ces banalités de vies ordinaires, des starlettes de Paris-Match jusqu’aux « petites gens » de People et les émissions de télé-réalité.
PARATEXTE DURASSIEN
18Récemment j’ai enseigné L’Amant de Duras en anglais. C’était un plaisir de débattre avec les étudiants qui insistaient pour croire vraie l’histoire. Le « pacte » autobiographique du texte est peu explicite ; il n’y a ni Marguerite ni Donnadieu ni « je suis née le… », etc. Le personnage-narratrice oscille entre troisième et première personne. Pour en finir avec le « pacte » autobiographique ambigu du texte, j’ai montré l’entretien de Pivot avec Duras. L’Amant venait de sortir avec un succès immédiat. Dès le début de l’émission d’Apostrophes (28/9/1984), des milliers de téléspectateurs voient établi un lien direct, sans équivoque, entre Duras et le personnage de son texte. J’ai présenté aux étudiants un article tordant de Matt Gross, “In Vietnam, Forbidden Love and Literature” (New York Times, 30/4/2006). Gross part au Vietnam pour retracer la narration de Duras, L’Amant en main comme Bible ou guide touristique. Son article débute ainsi : “There is no better place to have an affair than Ho Chi Minh City. […] No one understood this better than Marguerite Duras”. Le voyage du journaliste à la recherche des traces de Duras comprend une visite au tombeau du “Lover”, en L majuscule, à qui les parents « refusèrent l’autorisation d’épouser Duras ». Toute possibilité de fiction est impossible pour ce lecteur. Les étudiants aussi voulaient croire à la véracité du texte, raison pour laquelle j’ai rappelé que, pour Robbe-Grillet, l’amant chinois n’aurait pas existé. Le texte de Duras ne suffit-il pas pour établir son statut autobiographique (ou autofictif) ? Pourquoi les lecteurs veulent-ils des preuves concrètes et paratextuelles ?
AUTOFICTION ONLINE ; SITES WEB, BLOGUES3 D’AUTEUR
19Le « web d’auteur » présente rarement de l’inattendu ; ce n’est qu’une élaboration de ce qu’on lit sur une quatrième de couverture. Pour un site traditionnel, on trouve des informations bio-bibliographiques et un minimum de marketing, par exemple : une biographie chronologique (quelques dates-clés, parfois des informations sur la famille, les lieux d’habitation, la scolarité), une liste de publications, parfois des bibliographies critiques, des extraits de textes, des illustrations de couverture. Pour ne prendre que deux exemples, chez l’Académicienne Assia Djebar (où l’interface est en anglais, mais elle enseigne aux États-Unis.) et le poète Abdellatif Laâbi, il n’y a rien d’exagéré : des faits autobiographiques, une photo digne et neutre, des dates, des extraits.
20Pour les auteurs d’autobiographies et d’autofictions, les informations en ligne forment un paratexte qui influe sur la lecture du « pacte autobiographique » et la création du personnage, réel, virtuel, autofictif.
21Même avant l’arrivée de l’interface graphique du web en 1995 – avec les premiers sites, chat rooms, forums et messagerie –, l’Internet a permis la création d’identités multiples, avec, par exemple, des sexualités et des formes humaines douteuses, clonées, originales. Régine Robin et d’autres ont exploré le monde du cyborg :
[...] nous arrivons à un moi virtuel qui ne sait plus faire la distinction entre le réel et le fictif. […] Au centre de cette nouvelle constellation, toutes les possibilités du virtuel, univers non plus de la représentation mais de la simulation.
22Robin a fait l’expérience de telles identités autofictives, sur plusieurs lieux géographiques et de façon simultanée. Les auteurs d’autobiographie prennent leur pied à fabuler en ligne, « arrangeant » leur vie, établissant des liens entre les photos et leurs récits. L’identité dans le monde virtuel devient ce simulacre ; on efface, d’après Robin, « les frontières entre le fantasme et le réel ».
23Second Life vous offre un monde où vous êtes qui vous voulez être (“Your World. Your Imagination”). Doubrovsky est né un peu tard pour ces jeux ; de toute manière, les partouzes d’identité, comme de partenaires sexuels, ne seraient pas sa passion. Imaginons Proust maîtrisant le couper-coller par un clavier plutôt que par des ciseaux, muni d’une fonction de recherche pour confirmer qu’il n’y avait qu’un seul « Marcel » ou aucune confusion d’Albert(ine) s. Par une panoplie de pseudonymes et de noms de plume pour la rédaction « en ligne » (c’est-à-dire, publique), les auteurs deviennent des « nègres » de leur propre plume, fantômes (ghost writers) qui ne vieillissent pas ou qui rajeunissent, autoportraits à la Dorian Gray, déformants, flatteurs, multiples. Dans son article “Scripting Autobiographical Subjectivity Online : Confessions of a Latina Cyber-Slut”, Juana María Rodríguez montre comment on se trompe si on croit que la communication électronique offre un espace libre pour explorer la subjectivité. Le « soi » (self) que l’on croit libéré par l’interaction numérique resterait plutôt dépendant des mœurs (mandates) sociales, culturelles, linguistiques de l’espace identitaire (where identity is performed). Elle raconte comment elle s’est fait rejeter d’un forum par une modératrice qui ne voulait pas croire qu’elle était vraiment une femme ; les éléments autobiographiques et les réponses fournies étaient lus comme autant de fictions d’un poseur masculin. Rodríguez souligne la performance de l’espace virtuel ; au-delà des possibilités corporelles, la langue énigmatique du cyberespace offre “the digital undoing of the unified scripts of subjectivity” : de nouveaux scénarios et de nouvelles subjectivités dans l’exploration de nos identités et fantasmes, une « indulgence confessionnelle » permise dans les forums éphémères.
24Ces espaces de discussion interactive et passagère, forums et chat rooms, peuvent être autobiographiques, de même que la performance verbale d’un conteur public, chez le coiffeur ou l’esthéticienne. Le blogue ne diffère pas beaucoup d’autres espaces sociaux, sauf que les traces de ces chroniques restent généralement disponibles. Cela varie, mais les auteurs de blogues présentent moins d’informations précises sur leur identité autobiographique que ce que l’on trouve sur les sites de « réseautage » social, comme Facebook et MySpace où s’affichent du texte, des photos, des clips audio et vidéo, des listes d’amis (réels ou virtuels), les préférences sexuelles ou musicales et les animaux domestiques. Sur le web, vous pouvez écouter les sifflements du perroquet de Céline, mais Céline aurait fait mieux s’il avait pu manipuler l’Internet et ses réseaux. Imaginez Céline sur Facebook ! Extraits audio de l’auteur et de son bestiaire, vidéos de danseuses, actes d’accusation et blogue d’insultes… À une époque très people, il n’est pas étonnant que les pseudonymes et vols d’identité fassent proliférer des identités secondaires, faussées. Pourtant, la réaction d’un étudiant m’a surpris : il affirmait que MySpace n’est pas un espace autobiographique puisque « MySpace is my space et on peut y dire ce que l’on veut sur soi. » La mise en scène de soi – par un blogue, sur Facebook ou dans une autofiction – n’est-elle pas toujours une mise en scène, une performance ? Sophie Calle utilise plusieurs médias (photo, cinéma, écriture) pour ses créations autobiographiques, suivant un scénario, un plan répété et une organisation de son histoire. Comme son ami Hervé Guibert, qui a mis lecteurs et spectateurs face à son corps mourant, Calle et d’autres artistes mettent leur vie en scène de façon très construite, pas toujours linéaire ou chronologique. L’Internet ne fait qu’ajouter aux espaces de la performance.
25La France a d’autres lois sur la vie privée que l’Angleterre, et d’autres codes pour interdire des propos appelant à la haine raciale. Renaud Camus, connu par ses Tricks (1979, 1982), préfacés par Roland Barthes, est romancier et auteur de nombreux Journaux publiés chez P. O. L (depuis 2000, chez Fayard). Si ses Notes achriennes et Chroniques achriennes (1982, 1984), comme Tricks, m’ont intéressé par les fantasmes et allusions autobiographiques d’un écrivain homosexuel, je ne voyais pas l’intérêt de ses carnets de petite cuisine, les gros volumes de ses « chroniques autobiographiques ». Le site web de Camus était en ligne – quelques jeux de fragments dans une première version, beaucoup de liens qui n’aboutissaient nulle part – depuis deux ans lorsque « l’affaire Camus » (son appellation à lui) éclate en 2000 lors de la publication de La Campagne de France ; « deux cent cinquante articles », rappelle-t-il sur son site, sont générés seulement en 2000 par « l’affaire ». De cette affaire naîtra le site d’une « société de lecteurs de Renaud Camus », avec la participation de l’auteur. Sans parler des passages antisémites retirés de la nouvelle édition de La Campagne de France (ou des passages xénophobes contre tous ceux qui ne sont Français que « de première ou de seconde génération »), je suis plutôt intéressé par la construction sur le site web de Camus d’une autre personne, d’un autre écrivain, par tous ces suppléments à l’œuvre autobiographique publiée. Sur le site, on trouve mille détails sur la vie privée de l’auteur, des centaines de photos de l’auteur et prises par lui, des détails de presque chaque mois de sa vie depuis sa naissance en 1946 (« Mardi 8 mars 1960. Mort de sa chienne Vania, épagneul breton »), des informations sur son parti politique (« In-nocence ») et une chronologie détaillant chaque déplacement, exposition, dîner avec des amis depuis une soixantaine d’années.
26Qui sera intéressé par cette prolifération de détails ? Encore une fois, à chacun son style… Les exemples pullulent sur le web : les pages des Diaries of Samuel Pepys (classique du XVIIe siècle) offrent des années de journées qui se terminent avec des variantes de “and so home and to bed.” Plus près de nous, Twitter (« Que fais-tu ? », twitter.com), permet à des milliers de gens de s’informer, par des textos de moins de 140 caractères, qu’il sont en train de tondre la pelouse, faire la cuisine ou boire un café, puisque, après tout, « La vraie vie se passe entre les articles de blogs et les mails. Et maintenant il y a un nouveau moyen de partager cela » (je souligne ; orthographe maintenue). Téléphone, courriel et blogues ne suffisent plus ; il nous faut le “Real World” des vies partagées par Twitter. Que fais-tu ? Je fais (du) Pepys.
27Chloé Delaume peut exemplifier une tendance vers une cyber-identité autofictive. Sur son site, elle écrit :
Je suis un personnage de fiction. J’ai pour principal habitacle un corps féminin daté du 10 mars 1973.
Malgré les apparences, puisque je communique, je ne collabore pas à l’avènement du divertissement culturel. Je pense que le mot livre n’est pas littérature, que la métonymie est une figure suspecte à force de gloutonnerie. Que le mot chien peut mordre puisqu’on le stérilise.
Alors à défaut de faire bugger la fiction collective, je m’astreins aux entrechats de côté. En même temps je ne suis pas la seule. Et ça, c’est plutôt rassurant.
28Je ne sais si l’exemple est bien choisi, mais il est certain qu’elle n’est pas seule. Elle a du moins le don d’avoir su créer une identité en ligne : multimédia et multiforme. Par contre, dans une première version du site web d’Irène Frain (complètement modifié depuis), le quotidien de l’écrivaine était présenté dans une banalité mortelle. L’auteure y révélait son « jardin secret », ses « péchés mignons » (le chocolat, par exemple), ses hobbies et une photo de sa cuisine et de son « bureau ». Comme Céline, qui se moquait des photos et présentations des auteurs en train d’écrire, je ne vois ni la valeur ni l’intérêt d’une présentation en ligne des banalités d’une vie d’écrivain, autobiographiques ou non. Renaud Camus, Chloé Delaume, Irène Frain… Ils ne sont pas les seuls à faire de l’exhibitionnisme (fantasmé ou pas) en ligne.
MODES
29Les blogues, sites web et espaces virtuels de Second Life ne sont que des variantes des modes de communication autobiographiques. Le monde virtuel offre de nouvelles possibilités dans la construction d’une identité (sexuelle, géographique, temporelle…). La prolifération de telles émissions à la télévision semble indiquer que le Médiamat enregistre de bonnes écoutes pour ces confessions, surtout par des personnalités du cinéma ou de la politique. Un bel exemple du genre, avec des auteurs d’autofiction à la télé – à l’instar de Doubrovsky, Genet et Duras – est l’émission du 6 avril 2005 de Culture et dépendances, animé par Franz-Olivier Giesbert, sur France 3. Parmi ses invités, il y avait Annie Ernaux, Marc Marie, Malek Chebel et Frédéric Mitterrand. Le thème, « leurs secrets dévoilés », permettait à Annie Ernaux de présenter L’Usage de la photo, qu’elle venait de publier avec Marc Marie : des textes qui accompagnent des photos de leurs habits jetés en vrac quand ils se sont vite déshabillés pour faire l’amour. À côté de la romancière plus âgée, l’homme-photographe s’exhibe en chevalier servant. L’interrogatoire de Frédéric Mitterrand était pénible, enquête de mœurs à la Genet, avec la révélation de « secrets » recherchée pour le thème de l’émission. Pour quelles raisons Mitterrand avait-il publié La mauvaise vie ? Giesbert attaque, insistant sur sa pédophilie et son rôle comme client de jeunes prostitués. Mitterrand s’esquive avec à peine une maladresse troublée (qui n’est peut-être qu’une mise en scène, jouée avec l’aplomb d’un habitué de la télé ?). Sur le plateau, le « pacte » autobiographique du texte semblait garantir son statut de pièce à conviction.
30Vincent Colonna utilise la notion de « roman autobiographique » que je préfère prendre comme oxymore, d’après Lejeune :
Bien sûr que le roman autobiographique relève de l’autofiction, mais la part d’invention y est restreinte à de timides procédés de transposition, ce n’est pas sa forme la plus imaginative ; et il est dommageable de les assimiler.
31Les différences se voient également dans l’intention de l’auteur et par l’établissement clair ou ambigu du pacte autobiographique. J’ai tendance à penser, comme Edmund White, que beaucoup d’auteurs préfèrent coller une étiquette d’« autofiction » ou de « roman » à leurs textes autobiographiques, par couardise, ne voulant ni admettre la véracité ni assumer la responsabilité des fantasmes et souvenirs décrits.
32À la fin de notre colloque, nous pouvions nous lasser du mot autofiction ; Colonna nous rappelle que « les interprétations contradictoires du mot autofiction pourraient remplir une anthologie. » Pour Régine Robin, l’autofiction est « un mensonge délibéré, mais de l’ordre d’une recréation de soi, d’une mise en scène fantasmatique. » Dans ses Cybermigrances, Robin déambule avec d’autres Régine Robin, avec des Rivka A., Brenda Mills et d’autres personnages moins autobiographiques comme Ève, une femme rencontrée à Berlin qui raconte sa vie à la narratrice qui s’exclame : « Mais il faut écrire cette histoire […]. Faites-en un roman, des Mémoires, une autobiographie, un récit, quelque chose. » L’auteure, qui privilégie les fragments de mémoire et les couches de mémoire superposées, pourrait décrire mieux que moi ce « quelque chose » qui compose son site web, Papiers perdus, avant qu’il ne soit publié comme livre. Dans Cybermigrances, a-t-elle pu garder « la complexité et les possibilités fragmentaires de l’hypertexte » ? L’autofiction « qui pousse pourtant aux limites les jeux identitaires sur le soi, n’est pas l’image de la webcam […]. La relation entre l’auteur et le lecteur n’est pas de l’ordre des jeux vidéo. » Je n’en suis pas si sûr. Il n’y a pas de filtre éditorial sur les sites personnels des auteurs, pas de correcteur d’une maison d’édition et rarement un procès qui oblige un auteur comme Renaud Camus ou David Leavitt à modifier un texte public. Le web est un espace privilégié pour l’autofiction, meilleur que le paratexte de la télévision, et sans les contraintes de la vie réelle.
Notes de bas de page
1 Mon parcours critique sur l’autofiction comprend une thèse sur Céline (avec une attention particulière sur son narrataire), des articles sur des auteurs comme Genet, Robbe-Grillet et Duras, la direction de deux nos de la revue a/b : Auto/Biography Studies sur l’autobiographie queer.
2 James Atlas, “Who Owns a Life? Asks a Poet, When His Is Turned Into Fiction”, The New York Times, 20 February 1994.
3 En français de France, on écrit « blog », « blogger » et « mail » ; au Québec, « blogue », « bloguer » (verbe) et « blogueur » (personne) et « courriel » ; les normes américaines sont utilisées ici.
Auteur
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