Conclusion
Des hommes, une pratique
p. 187-191
Texte intégral
1« Loin de railler la prétendue irrationalité de la pratique radiesthésiste, cette ethnologie veut comprendre, elle veut connaître. C’est là sa seule vocation ». Tel était notre propos initial.
2Au terme de cette étude, peut-on affirmer que la radiesthésie est une recomposition, davantage recevable aujourd’hui, de la logique païenne dont parle M. Augé ? La place des symboles (sang et eau), à peine voilés dans la radiesthésie, renvoie directement, en tant que système, au paganisme européen dont parle cet auteur, paganisme influencé autant qu’unifié par la christianisation, – le mythe chrétien puisant lui aussi dans un « fonds commun » humain.
3On ne peut, en tout état de cause, comprendre la radiesthésie que de deux façons : ou bien on l’intègre au sein des deux systèmes de représentations dominants : la science (rationaliste) et la religion (chrétienne) ; ou bien l’on considère ce qu’elle nous dit, et ce rapport tente d’en rendre compte, à la fois en tant qu’expérience empirique d’un phénomène, mais aussi comme expérience initiatique et recomposition d’une idéologie que nous qualifierons de paganiste (au sens où l’entend M. Augé).
4Si elle est une démarche initiatique, la radiesthésie n’est pas pour autant détachée d’un ancrage culturel clairement exprimé : place des femmes et des enfants, place des individus en général, recours au malheur, etc. La démarche initiatique s’intégre donc bien au particularisme local.
5Cependant, elle peut être formalisée en tenant compte d’une succession « idéale » des pratiques :
Lorsque le don est révélé, la pratique initiale est (toujours) la sourcellerie. Les traits caractéristiques de cette étape sont : la dominante sociale de l’acte de sourcellerie, le questionnement face au rationalisme, et une pratique perçue comme naturelle du don (recherche de l’eau).
La recherche d’animaux prolonge l’aspect social de la pratique, auquel s’ajoute, par la connaissance biomorphologique de l’animal, le développement de la relation à l’éleveur (relation sociale) et à la bête (relation corporelle). Cette étape de transition vers une pratique plus immédiate des corps-à-corps accompagne l’intériorisatioin progressive du don, l’identification, pourrait-on dire, au corps de l’autre.
L’épanouissement du don introduit une nouvelle sphère, celle du travail, essentiel dans la pratique de la radiesthésie. La recherche de vivants suit l’intériorisation du don in corpore : le corps et le corps-à-corps deviennent symboliques, mais essentiels. Le fait que l’espace n’impose plus de limite nécessaire à la découverte incite à dire que le corps se « culturalise », qu’il échappe au domaine naturel-animal (prévisible), pour rejoindre le domaine culturel (imprévisible). Il dépasse même parfois les limites de l’aire culturelle...
Lorsque le magnétisme succède à la radiesthésie, le corps est devenu inutile, comme à la fin de l’étape précédente. Il devient émetteur : le don est alors totalement « incorporé ». On revient à la nature et le rapport au pôle féminin se rétablit (retour paradoxal car la femme ne travaille pas le don : il est naturalisé chez elle).
6La représentation « idéale » de la radiesthésie rurale serait donc un cercle qui partirait du naturel en transitant par le culturel pour finalement revenir au naturel ; le culturel passerait par le corps du radiesthésiste, pour être re-naturalisé par ce même corps, élément naturel (biologique) constitué « de chair, d’os et de sang » comme le veut l’expression.
7Le modèle formalisé ici est issu d’une vision « structuraliste » au sens le plus pur, puisqu’invisible aux pratiquants et aux clients eux-mêmes ; il s’agit en fait d’une construction, et nous insistons sur ce point. Le schéma a été soumis à plusieurs radiesthésistes qui y ont vu « une manière de décrire leur pratique ». La radiesthésie n’est pas un système religieux (Augé), ou médical (Laplantine) ; elle parle tout à la fois de l’un et l’autre domaine.
8La pratique radiesthésiste est donc bien un discours : les conditions historiques et culturelles de sa mise en forme – et par conséquent de sa pratique dans certaines sphères que nous qualifierons de savantes – n’ont pas permis à la radiesthésie de développer pleinement tout ce qu’elle pouvait avoir de « paganiste » ou de proprement thérapeutique, précisément là où la différence entre religion et médecine s’abolit (Laplantine).
9Le discours et la pratique de Mesmer sont constamment « réinventés » (selon le terme même de Mermet) par les radiesthésistes de terrain que sont les sourciers ruraux et qui, eux, ressentent « corporellement » et « empiriquement » les ondes. Ce moyen de connaissance, à la frontière entre phénomène physique et phénomène imaginaire ou symbolique, renvoie directement à un mode d’appréhension intuitif, un sixième sens, un réflexe (Rocard), une hyper-sensibilité (Laplantine), qui le situe au-delà de la connaissance rationalisante et du cadre expérimental dans lequel elle se situe elle-même.
10L’incorporation du don et son exercice pratique – ni science ni magie – invitent plutôt à intégrer la radiesthésie par l’outil au sein de systèmes thérapeutiques aussi divers que la médecine savante (certains obstétriciens déterminent le sexe de l’enfant au pendule), l’homéopathie (choix du médicament au pendule), ou la médecine populaire (détermination de la maladie au pendule).
11Si la radiesthésie n’existe pas sous sa forme actuelle dans d’autres sociétés – ce qui a fait longtemps penser qu’elle était spécifique au XIXè siècle occidental – le magnétisme, lui, existe depuis des temps immémoriaux. Il est utilisé pour déterminer la place d’une construction autant que pour soigner, barrer les brûlures ou dans bien d’autres cas. Ainsi pourrait-on dire, à la suite de Mircea Eliade, que la radiesthésie rurale est le moment où, dans notre société occidentale, le magnétisme « s’historicise »1.
12Cette étude a insisté sur le caractère particulier du « message » radiesthésiste dont les « redécouvreurs » sont les pratiquants ruraux. Elle a fondé, nous l’espérons, ce qui devrait méthodologiquement être une démarche plus prudente de la part des sciences de l’homme, et qui consisterait à éviter de ne considérer que les formes que prend un discours ou une pratique, surtout quand, à l’instar de la sourcellerie, ce discours et cette pratique ne peuvent faire autrement qu’adopter les concepts et les phrases du discours autorisé (scientisme, rationalisme) dans la société au sein de laquelle ils se développent.
13Le rôle de l’ethnologue, à défaut de pouvoir se déterminer très fermement sur la réalité des phénomènes mis en cause, est d’être attentif à ces signes obscurs, voilés par une sorte de nécessité vitale, mais qui n’en sont pas moins opérants pour certains d’entre nous.
Notes de bas de page
1 De la même manière qu’Eliade envisageait la religion comme étant l’historicisation du sacré, à un moment donné, dans une société donnée.
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