« C’est l’histoire d’un mot-récit... »
p. 397-415
Dédicace
À Philippe Gasparini
Texte intégral
Voilà donc une guerre civile entre les noms, et chaque parti prétendra être seul légitime. Auquel donnerons-nous raison, et d’après quel principe ?
Platon, Le Cratyle ou de la justesse des noms.
1C’est l’histoire d’un mot-récit, d’un mot riche d’aventures virtuelles, gros de narrations futures et de souvenirs oubliés, découvrant des espaces fabuleux, ressuscitant des généalogies effacées.
2L’Histoire, celle qui marche avec une grande hache, est pleine de ces mots-récits qui sont son bruit et sa fureur, sa clarté et son progrès. Parfois, ce sont des noms d’humain, capables d’embraser des foules, comme Abraham, « père d’une multitude », ou Muhammad, « l’homme des désirs de Dieu ». D’autres fois, des noms de lieu, le mont de Bethel, « Maison-de-Dieu », car Jacob devait y voir l’échelle céleste ; la ville Mekka, d’une racine signifiant « qui presse, rend exsangue », car il fallait que La Mecque soit un lieu de pèlerinage immémorial. D’autres fois, ce sont des noms d’événements parés de légendaire, la Révolution française, l’Hégire, l’Enlèvement des Sabines ; des noms de choses invisibles mais ô combien puissantes, comme la Sakîna, présence divine des Hébreux et des Arabes ; l’atomos indivisible, inventé par des Grecs d’Abdère et des Indiens jaïnistes.
3Parmi tous ces mots-récits, il en est de moins populaires, de moins puissants, mais non moins riches en songes et arabesques, en impulsions et en créations, pour ceux qui savent les manipuler : les mots comédie, satire, roman, sans doute le mot autofiction. Comme les précédents, ces mots simples ou composés n’ont pas une configuration ordinaire ; celui que Platon appelle le nomothète, le dieu des noms, s’est penché sur leur berceau pour en faire des instruments efficaces. Si ce nom de satire s’est répandu si largement, alors que son sens premier est « mélange », c’est que quelque propriété dans sa dénomination favorisait sa circulation, son usage et son enseignement. Était-ce la nature ou la convention qui générait cette rectitude ? Le terme satire exprimait-il quelque chose d’essentiel dans la chose nommée ou n’était-il qu’une étiquette, mais particulièrement ductile pour l’usage ? Depuis Cratyle et Varron, on en débat toujours et la question semble plus ouverte que jamais.
4Ne peut-on au moins discerner des règles de construction à respecter dans la création d’un mot-récit générique ? Le terme ne doit-il pas être bien formé et univoque, calqué sur des racines grecques ou latines, selon la coutume des sciences de la nature ? Rien de moins sûr. Dans la cité savante elle-même, on a accepté des vocables à la signification inadéquate comme microbe ; et Littré s’inquiétait de la malformation de l’expression scientifique, à laquelle il voulait substituer sciental. Les termes satire, roman policier, roman d’aventure, comédie, science fiction, sont tous des mots plurivoques et vagues ; le mot autobiographie, vraie exception dans l’ensemble des noms génériques, dont on voudrait faire une loi, ne s’impose que tardivement au XIXe siècle. Longtemps, des mots d’origine religieuse, comme confessions ou méditations, ayant l’avantage de renvoyer à des modèles littéraires connus, suffisaient dans la culture française pour désigner la pratique lettrée du récit de soi. La signification du mot roman est peut-être la plus ambiguë, la plus éloignée de la forme qu’elle prétend décrire. Pourtant, son existence est attestée dès le Moyen Âge et on n’a pas trouvé mieux depuis pour désigner un récit fictif, en vers ou en prose, de quelque importance. La quasi-totalité des bonnes appellations de genre sont ainsi imprécises, ambiguës ou polysémiques, voire malformées, et néanmoins des outils génériques efficaces et populaires. Comment penser que ces anomalies ne sont pas indispensables à la puissance de ces vocables ?
5Avis aux amateurs, un composé nominal dénué de ces propriétés négatives a une chance infime de se diffuser, de faire la carrière d’un mot-récit. Comme dit Platon, dans son dialogue sur la justesse des dénominations :
il n’appartient pas à tout homme d’imposer un nom, mais à un certain faiseur de noms (onomatourgos) ; et selon toute apparence, c’est le législateur (nomothète) qui de tous les artisans est le plus rare parmi les hommes1.
6Qui est ce « faiseur de noms » ? un législateur dialecticien comme le souhaitait sans y croire Platon ? un membre de la caste des Écrivains, dont Sînleque’unneni, l’auteur de la version ninivite de Gilgamesh, est peut-être le plus ancien représentant connu ? un de ces Grammairiens, dont le pouvoir s’organise avec les Alexandrins et les lettrés de l’Inde antique ? ou l’usage, c’est-à-dire le public, seule entité capable de consacrer un nom, comme semble le montrer l’Histoire, dont l’ossuaire est empli de dénominations que le temps n’a pas retenues ? Dira-t-on que les noms de satire, comédie ou roman, ces noms anonymes et pourtant b.a.ba des études littéraires, sont de mauvais noms, des prénotions indigènes, instables, dénués de rectitude savante, flottant hors de toute cohérence logique, réservés au public ignorant ?
7Si la théorie littéraire veut se faire l’interprète de la lecture d’une époque, des systèmes des genres présents et passés, cette opinion doit être révisée. Pour que la réception, les horizons d’attente et les contrats de lecture, les situations de communication et les types d’attention discursive, soient au centre d’une vision pragmatique de la littérature, il faudra finir par prendre conscience que le public ne se règle pas sur l’exactitude logique, mais sur une fidélité mouvante à quelques grands principes herméneutiques, sans doute muables – et dont rien n’assure qu’ils sont logiquement compatibles entre eux. Il faudra bien, quelque jour, dire adieu au rêve d’un législateur dialecticien et faiseur de noms, dictant ses décisions au public, auquel la poétique a cru depuis Aristote.
8Un philosophe contemporain, artisan de la théorie littéraire et partisan des sciences cognitives, rétif à l’anthropocentrisme, a enquêté sur cette notion essentialiste de genre créée par Aristote, et établi la dimension hallucinatoire de la plupart des théories génériques. Chemin faisant, il a découvert que les genres au sens de matrice textuelle, matrice de productivité ou de compétence, n’existaient pas ; qu’il y avait seulement des noms génériques autoréférentiels, ayant la propriété utile de suggérer un texte idéal, auquel les œuvres empiriques faisaient écho de façon plus ou moins lointaine. Au terme de son examen impitoyable, les genres ne sont plus que des ensembles flous et évolutifs, dotés d’une fonction pédagogique et prescriptive, comme dans les Arts poétiques d’Horace ou de Du Bellay2.
9Un autre philosophe, portant un nom de poisson, artisan du retour de l’intentionnalité dans la théorie littéraire et partisan du sens commun, fin connaisseur du droit, a établi qu’aucune marque distinctive ne fondait une communauté interprétative. Au contraire, c’étaient les communautés interprétatives qui fondaient la légitimité des critères formels. Les genres ne sont pas des objets que le poéticien trouve grâce à des opérations mentales délicates (méthode, rigueur, etc.) ; ce sont des artefacts constitués par des stratégies interprétatives, incluant un système d’intelligibilité délicat, que l’usage et le public parfois fabriquent spontanément (le roman policier), d’autres fois reconnaissent et vulgarisent après coup (la correspondance, d’origine lettrée).
Ce sont les communautés de lecteurs ordinaires qui font les textes et les genres par l’impérieux besoin de classification qui les habite, besoin qui fonde la Culture et ses institutions3.
10Las, ces déconstructions ont eu peu d’effet sur la théorie littéraire ; il est trop douloureux de renoncer à un paradigme qui permet à tout individu talentueux, possédant le savoir du genre et de l’espèce, du propre et du différent, de s’autoproclamer législateur des genres et démiurge des noms génériques.
11L’Écrivain qui inscrivit pour la première fois le mot autofiction ne pensait sûrement pas à toutes ces données épineuses. Sur le moment, il ne se douta même pas qu’il avait inventé un mot-récit, un de ces mots qui valent plus qu’une rangée de pierres précieuses, pour lesquels il faut savoir combattre et livrer bataille (car depuis longtemps, le genre est un enjeu décisif du changement littéraire, des avant-gardes comme des réactions lettrées). Autour de lui cependant, à travers le temps faussement immobile du discours, le mot passait, repassait, se propageait. Un beau jour, il vit les yeux d’un collègue américain (l’écrivain était aussi professeur) briller de convoitise et parler d’immortalité.
12En moins d’une décennie, non seulement le nom autofiction avait alimenté des microrécits dans des notules et des articles de poétique, mais une « grosse thèse » fut placée sous le signe de sa promesse, bénéficia des brasillements qu’il recelait, des formes qu’il aimantait et pour ainsi dire appelait. Un jeune chimpanzé doctorant, protégé par un vieux singe roublard, Roi de la poétique de France et de Navarre, avait compris toute la puissance qu’il y avait dans cette expression d’autofiction. Il suffisait d’ouvrir le mot-valise, de l’interpréter par l’expression fictionalisation de soi pour voir toute l’Histoire de la littérature, et même de la philosophie, s’animer autrement, se recomposer soudainement. Quantité de pratiques et de figures oubliées, négligées ou méprisées – scribes égyptiens ou hellénisés inscrivant leur nom propre en acrostiche, poètes inspirés visitant l’Outre-monde, élégiaques pleurant des amantes imaginaires, versificateurs se déguisant en bergers, philosophes et théologiens disputant dans des dialogues fictifs, écrivains voguant vers les étoiles, auteurs se dissimulant dans un coin de leur tableau comme les peintres à la Renaissance, plumitifs se démultipliant dans des personnages à clefs, érudits ourdissant des auteurs supposés, aventuriers fantasmant leur re-vies et parfois leurs mémoires, etc. –, quantité de formes ou pratiques littéraires prenaient une visibilité nouvelle, gagnaient des blandices inconnues. La poétique, cette forme comparative de la critique, cette critique au carré, s’était emparée du néologisme. Et en retour, lui avait donné une dimension universelle.
13Dans une page de son agenda, l’Écrivain nota alors :
Le jeudi, invité à une soutenance de thèse sur l’« autofiction ». J’ai jadis inventé ce terme à mon usage, pour décrire mes écrits. Ce vocable intime a fait à l’université des petits ; aujourd’hui une grosse thèse, dirigée par un maître éminent […]. Sensation de lointaine paternité, une cellule détachée de mon corpus, qui prolifère. J.S.D. devenu A.D.N4.
14Le macrocosme engrammé dans les onze lettres de son invention l’avait laissé songeur. Comment un simple nom composé avait-il pu faire émerger pareil continent littéraire ? légitimer tant de figures fabulatrices, fonder de nouvelles postures herméneutiques, impulser de nouvelles émotions ? Surpris par cette richesse, flatté de cet emprunt, il avait laissé faire, l’avait encouragé même5. Bien sûr, la poétique faisait dire à son vocable des histoires auxquelles il n’avait jamais pensé, lui accolait des rêves qui lui étaient étrangers. Cela l’inquiétait un peu. Mais on ne pouvait lui voler son nom, se disait-il. Désormais l’autofiction se confondait avec son patronyme.
15La décennie suivante, la gloire du nom autofiction continua de monter au firmament de la République des lettres. Bientôt la rumeur publique s’en empara, presse, radio, télévision, Internet. Cette popularité accéléra de façon vertigineuse sa diffusion savante, en fit un terme à la mode ; poéticiens et critiques, journalistes et éditeurs se l’arrachèrent ; certains pour le vilipender, d’autres pour imposer un mot plus pertinent, comme naguère Littré avec sciental. À chaque emprunt, l’Écrivain constatait un phénomène prévisible, mais insupportable : son nom se dupliquait, devenait autre et cet autre venait se surajouter au même, à l’identité qu’il croyait avoir forgée. Chaque fois que son A.D.N. proliférait, qu’une autre pensée, qu’un autre discours faisait exister sa créature onomastique, il se formait un reflet ou un écho, qui ne tardait pas à prendre son autonomie et à s’ajouter à son étymon. Bientôt, il ne sut plus distinguer son invention de ces simulacres publics. Il avait créé un mot, pour être l’Unique ; la renommée lui disait qu’il pouvait en être fier ; pourtant son nom perdait chaque jour davantage de son unité, de sa mêmeté. Un, deux, trois, quarante, cent noms coexistaient sous sa désignation. Des légions de mots autofiction, tous liés et apparentés, et pourtant différents, dansaient une sarabande douloureuse dans son esprit.
16L’Écrivain prit peur. Son nom lui échappait, les simulacres finiraient par l’étouffer. Comme il avait été aussi un critique avisé, il rappela sa paternité, ses titres universitaires, tenta de chasser les clones et les répliquants. Ce mot-récit était son œuvre, il savait mieux que personne ce qu’il signifiait, les circonstances de sa naissance, son code génétique. Autour de lui, des âmes charitables, d’anciens ou de jeunes collègues, se révélèrent prêts à faire revenir l’enfant prodigue, à le séparer de ses faux amis. La tâche n’était pourtant pas simple. Comment retrouver son enfant parmi tous ces jumeaux, ces dioscures démoniaques, ces doubles infernaux ?
17Toutes ces créatures avaient grandi, mûri. Elles avaient le même visage, mais des tailles, des proportions et des allures différentes. Celui-ci était gigantesque, très ancien, mais timide et emprunté ; était-ce lui qu’il avait appelé autofiction, un jour de 1977 ? Celui-là était moins costaud, mais plus jeune, sûr de lui et de sa race ; n’était-ce pas le bon ? Et celui-là, apparemment malingre, sans âge, mais vif et tournoyant sans cesse, n’était-il pas drôle ? Il y en avait une cohorte, avec des malformés et des handicapés, dont les yeux plaintifs quêtaient son regard. Comment savoir qui était le vrai dans cette foule ? Pour appeler le bon, il fallait retrouver le code génétique de son enfant, le programme qui avait servi à la création de cet automate.
18Mais le programme original était perdu ; ce n’était plus qu’un palimpseste illisible, un souvenir de souvenirs. L’Écrivain avait donné tant de descriptions de sa créature, tant de portraits dissemblables, qu’il ne savait plus quelle était sa vraie identité. Il se tourna vers les congrégations auxquelles il avait appartenu. La Critique lui parla longuement de ses romans autobiographiques, de son écriture, des obsessions qui le travaillaient ; mais elle n’était pas d’un grand secours dès qu’il fallait s’attaquer à des noms génériques, partir en bataille contre les répliquants. L’ordre des poéticiens, qui se vantait de faire œuvre scientifique, de connaître les formes et leur Histoire, inspirait plus de confiance ; il leur emprunta quelques outils.
19Après quelques vaines tentatives de critère formel, il bricola une définition où les notions de modernisme et de postmodernisme, bizarrement enlacées, remplissaient un rôle fondamental :
L’autofiction, c’est la forme postmoderne de l’autobiographie […]. On ne sent plus sa vie comme jadis […]. Voilà la raison pour laquelle le mot d’« autofiction » m’a semblé intéressant : il permet de distinguer la sensibilité moderne de la sensibilité classique6.
20C’était bien joué, car le Nouveau et la Révolution, la croyance au Progrès esthétique, philosophique et moral sont les préjugés les plus vivaces de la gent lettrée, le carburant de ses avant-gardes. L’histoire de cette croyance au progrès universel, qui commence avant les Lumières, et se nourrit chaque lustre de l’essor des sciences et des techniques, a été écrite plusieurs fois, sans réussir à la démystifier. Loin de l’avoir amoindrie, la numérisation récente des contenus lui a donné une accélération sans précédent.
21Un philosophe et poéticien, Herder, contemporain des Lumières, déjà soucieux d’une autre philosophie de l’Histoire, avait pourtant dévoilé la fausseté et les dangers de ce progressisme universel, le mépris qu’il faisait peser sur les autres époques, la naïveté qu’il supposait, l’aveuglement auquel il conduisait. Ses mises en garde ont été poursuivies par d’autres, comme Foucault, expliquant de livre en livre qu’il n’y avait pas de thème transhistorique, seulement des singularités, des différences ultimes. Rien n’y a fait. Cette illusion narcissique paraît plus indéracinable que le géocentrisme, l’anthropocentrisme et le volontarisme réunis. On confond plus que jamais progrès scientifique et progrès philosophique, progrès social et progrès moral, progrès technique et progrès artistique, progrès de l’érudition et progrès de la critique ; on mélange joyeusement changement et cumul, mouvement et amélioration, devenir et perfectionnement. Sans doute l’érudition littéraire a progressé depuis un siècle, ses outils sont plus fiables, ses connaissances plus nombreuses, ses questions plus vastes et plus fines à la fois. Mais pourquoi voudrait-on qu’il en fût de même pour la Littérature, qui n’est pas un savoir cumulatif et possède la totalité de ses moyens, y compris pour les catégories intime et romanesque, dès l’Antiquité tardive ? La psychanalyse, qui a puisé de l’aveu même de son fondateur, une grande partie de son vocabulaire et de son savoir chez les dramaturges, romanciers et poètes, pouvait-elle modifier l’écriture de soi, autrement et davantage que ne l’ont fait les géométries non-euclidiennes, la contraception, l’automobile et l’arme nucléaire ?
22Chaque nation occidentale a malheureusement dans sa culture de quoi entretenir cette illusion du progrès universel. En France, l’audience démesurée de l’épistémologie bachelardienne, les notions fragiles mais déposées dans tous les esprits scolarisés, de révolution scientifique et de coupure épistémologique, donnent un poids écrasant à cette idéologie progressiste. L’Écrivain se doutait de tout cela : dix-septièmiste aux États-Unis au début des années 60, il avait connu la théologie formaliste et messianique du New Criticism, avant sa transposition victorieuse en France ; il avait défendu l’Existence historique à l’heure de la Structure triomphante, et pressentait que la poétique française, bien qu’elle se réclamât des Formalistes russes, avait oublié sur quels patients matériaux d’Histoire littéraire, quel souci du public et de l’empirie, s’était construite cette école slave.
23Décrire une pratique, un « genre » ou une nébuleuse littéraire, voire une figure ou une posture narrative, en affirmant sa modernité ou sa postmodernité, n’est-ce pas une démarche paresseuse pour un critique ou un poéticien ? N’est-ce pas simplement soutenir que ce genre ou cette pratique nuageuse est bien de son temps ? N’est-ce pas recourir à cette vertu dormitive censée expliquer l’opium, qui mettait en joie Molière ? À partir d’une telle pétition de principe, comment éviter une herméneutique circulaire ? On décrira ainsi avec soin des genres et des auteurs modernes (ou postmodernes), des auteurs et des genres prémodernes (ou prépostmodernes), des classiques, préclassiques, baroques, moyenâgeux, etc., sans faire autre chose que de rappeler l’appartenance du phénomène littéraire étudié à son époque, travail certes utile en propédeutique, mais qui ne dessine pas la singularité qui nous importe.
24Soit la Divine Comédie (1472), dont on aime à soutenir qu’elle est totalement incompréhensible pour nos catégories contemporaines, tantôt parce que ce poème serait trop archaïque (Genette, Gasparini), tantôt parce qu’il serait trop novateur (Sollers). Comment sortir de cette prétendue aporie ? Dante est-il audacieusement moderniste ou profondément médiéval ? le genre du voyage céleste qu’il réactualise, est-il une critique du dispositif théologique préfigurant voire excédant les Modernes ou un conformisme idéologique typiquement moyenâgeux ?
25Ne faudrait-il pas d’abord observer que ce thème-forme du voyage céleste trouve sa source dans un lieu commun des trois monothéismes, manifeste dans la Thora, les apocryphes vétérotestamentaires, les Évangiles et le Coran (ascensions d’Élie, Élisée, Hénoch, Jésus, Mahomet) ? Puis, s’apercevoir qu’il y a quantité de voyages d’Outre-tombe dans la littérature médiévale latine et arabe, qu’elle soit religieuse ou profane ? que le maître de Dante, Brunetto Latini, a cédé à cet engouement, laissant un exemple inachevé de cette forme littéraire ?
26Au début du XXe siècle, un islamologue espagnol a montré, en une somme érudite, l’omniprésence de l’eschatologie musulmane dans la Divine comédie. Sa thèse est aujourd’hui rejetée par les meilleurs spécialistes : Dante n’a jamais lu Ibn Arabi, ni démarqué la littérature eschatologique arabe. Mais sans doute que Brunetto Latini raconta à son élève soit Le Livre de l’échelle de Mahomet, une version arabo-andalouse de l’ascension (mi’râj) du Prophète de l’islam ; soit les Histoires vraies de Lucien, une catabase dans laquelle le satiriste s’est lui-même enrôlé ; soit les deux. Mais là n’est pas la question. Cette somme critique de Palacios sur les voyages célestes médiévaux renferme un matériel prodigieux pour comprendre à quels jeux pouvaient se livrer les écrivains arabes ou latins, en décrivant de telles explorations des sphères célestes, qu’ils s’impliquassent ou non dans leur fiction.
27De la même façon qu’Internet totalise aujourd’hui le savoir, le pouvoir et le mode de subjectivité occidental et qu’il forme pour un écrivain ou un scénariste, un macrocosme fictionnel, l’ascension céleste constituait alors, dans ces sociétés profondément religieuses du Bas et du Haut Moyen Âge, un « objet fictionnel total », au sens où la sociologie parle d’un fait social total. Un thème totalisateur permettant de passer en revue les passions humaines et leurs conséquences, de mettre en intrigue les notions de salut et de justice, si importantes alors ; de juger les grandes figures historiques ou littéraires de sa culture. Que Dante ait donné à son texte une valeur prophétique, et qu’il soit lu, encore aujourd’hui, par certains, comme un écrit eschatologique, ne touche pas au fond de cette affaire ; tout comme le fait que le poème du Florentin ait été élevé très vite au rang de chef d’œuvre, à la différence de beaucoup d’autres quêtes célestes, souvent conventionnelles et insipides.
28Prenons le cas peut-être plus facile à interpréter, car plus parodique, d’une culture plus distante aussi, du grand poète syrien al-Maari, qui écrivit quelques siècles avant Dante, un voyage au Paradis, L’Épître du pardon (1033). Un philologue arabisant a suggéré qu’il avait été influencé par un devancier arabo-andalou, Ibn Chuhayd (mort en 1035), auteur d’une Épître des génies inspirateurs, voyage paradisiaque lui-même marqué par Lucien, via des lettrés byzantins7.
29Nous sommes au XIe siècle, la religion musulmane est à son zénith, bien que le califat Abbasside ne soit plus qu’un titre symbolique ; la libre pensée est interdite et pourchassée, l’athéisme inconcevable. La littérature arabe, extrêmement codifiée, dépend des gages des grands et son néo-classicisme assèche les talents. Protégé par sa réclusion volontaire à Alep et par sa cécité, Abou’l-Ala al-Maari est un poète qui refuse ces servitudes. Réputé pour son ascétisme et sa liberté de ton, on le respecte et le visite, bien qu’il clame que la vie soit une vallée de larmes, les religions mensongères, le pouvoir politique une imposture ; bien qu’il ait eu la hardiesse de montrer, à l’encontre du dogme musulman, que la prose rimée du Coran était imitable ; et qu’il ait cultivé les règles poétiques avec la désinvolture d’un Oulipien. (Il appelait son grand recueil poétique de la maturité, construit sur une rime unique, les Luzûmiyyât, les « Nécessités » : mais aussi, faisant allusion aux contraintes de la versification, Luzûm mâ lâ yalzam, « Nécessités de ce qui n’est pas nécessaire ».) À contre-courant de l’esprit de son temps et de la littérature de cour dominante, al-Maari semble annoncer le libertinage érudit du XVIIe siècle européen, le pessimisme d’un Chamfort ou d’un Cioran. Dira-t-on alors que son voyage picaresque au Paradis, où il se déguise derrière un personnage-vicaire nommé Ibn al-Qârih (dont l’orientalisme a souvent mal compris le caractère de double imaginaire), est inintelligible, comme tous les textes médiévaux dont les ressorts religieux nous échappent ? ou, au contraire, que ce voyage irrévérencieux à souhait, parodiant les motifs et les figures du Jardin céleste coranique, s’explique par son avance sur son temps, sa modernité ou sa prémodernité ? Modernisme dont on exhibera fièrement la liste de procédés, jusqu’à ce qu’un historien pénétrant et scrupuleux, à l’instar de Glen W. Bowersock pour Lucien de Samosate, ou de Kurt Flash pour Maître Eckhart, explique pourquoi les institutions et les normes du temps habitaient intégralement les procédés de cet auteur ; et comment néanmoins la constellation de motifs, de factures et de genres formant son œuvre, lui a permis de se négocier une place préservant son originalité ?
30Dans un poème des Luzûmiyyât, à travers la plainte de deux vers, l’ego lyrique d’al-Maari a donné comme la clef du genre du voyage céleste autobiographique, qu’il soit arabe ou latin, du Bas ou du Haut Moyen Âge :
Où trouver pour moi seul une terre suffisamment vaste
Comme un poème circulaire dont je serais le centre8 ?
31Totalité encyclopédique reconfigurée par un enjeu lyrique, n’est-ce pas la combinatoire tout à fait médiévale de ces voyages célestes dont le poète est le héros – typique de ce Moyen Âge qui voit émerger une note personnelle dans le fonds commun littéraire ? – comme un Miroir des Princes ou un Livre des Merveilles revisité par un poète comique ou élégiaque, un regard pieux ou satirique, selon qu’on est le dogmatique Alighieri, le magnanime al-Maari, l’enjoué Ibn Chuhayd ou le problématique Brunetto Latini ?
32J’ai insisté sur al-Maari et sur Dante, pour montrer combien cette idée de modernité a peu de sens hors de son emploi marketing, ou d’une querelle des Anciens et des Modernes très circonscrite, mais Ovide aurait été également un bon exemple, de ces écrivains, souvent les plus grands, qui brisent les tableaux trop simples, présupposant les notions de progrès, de modernité et de postmodernité.
33Nous avons besoin, ô habiles poéticiens, d’une théorie littéraire, qui fasse l’économie de ces notions tautologiques.
34L’Écrivain inventeur du néologisme n’avait toutefois formulé cet argument marketing que pour être en paix avec son passé de professeur et contenter ses collègues, qui lui réclamaient une définition cohérente de l’autofiction. Au fond de lui, il savait que si les mots génériques ont une utilité, si la création de ce mot d’autofiction était une grande chose, ce n’était pas pour fabriquer des nomenclatures homogènes et faussement exhaustives, des systèmes typologiques puissants par leurs exclusions, car la théorie littéraire n’aura jamais la stabilité et l’efficace des langages logico-formels. Si son invention avait une vertu, c’était de permettre de nouvelles stratégies de lecture, de nouvelles postures herméneutiques qui, sous réserve d’être causes d’émotions inédites, de lumières neuves, seraient relayées par le mécanisme de l’usage, adoubées par le public, seules véritables communautés interprétatives, seules sources de la vitalité littéraire.
35De façon plus intime et plus secrète, car l’Écrivain était moins égotiste qu’il ne le laissait paraître, il lui plaisait de savoir que le scandaleux Henry Miller, dont il avait vu la prose s’ouvrir comme une fleur de lotus dans la trilogie de la Crucifixion en rose, qui lui avait donné le goût du roman autobiographique cru et sexuel, grâce à qui il avait connu ses premiers émois de lecteur, ne pouvait plus désormais être considéré comme un écrivain de second rayon, parce qu’il ne parlait que de lui et de ses aventures amoureuses.
Bibliographie
Bibliographie par ordre d’apparition
Philippe Gasparini, Autofiction. Une aventure du langage, Le Seuil, « Poétique », 2008, qui a provoqué ce récit conceptuel, réponse polémique à son analyse formaliste de l’autofiction.
Platon, Le Cratyle, texte grec dans l’édition commentée de Charles Lenormant, 1861 ; la citation en exergue est une traduction de Victor Cousin (1837) ; le reste suit la traduction de J. A. Schwalbé (1843), plus lisible ; et les remarques philologiques de Catherine Dalimier (GF, 1998).
Émile Benveniste, « Formes nouvelles de la composition nominale » (1966) et « Fondements syntaxiques de la composition nominale » (1967) dans Problèmes de linguistique générale, t. 2, Gallimard, 1974, permettent de comprendre le fonctionnement des néologismes.
Alastair Fowler, “8. Generic Labels” dans Kinds of Literature (An Introduction to the Theory of Genres and Modes), Oxford, Clarendon Press, 1982, montre avec beaucoup d’exemples l’imprécision inhérente aux noms génériques.
Vincent Colonna, L’Autofiction, Essai sur la fictionalisation de soi en littérature, mémoire de doctorat sous la direction de G. Genette, EHESS, 1989 (htpp://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/04/70/04/PDF/tel-00006609.pdf) est la thèse, emplie de théologie formaliste, citée par Doubrovsky dans L’Après-vivre. L’essai Autofiction & autres mythomanies littéraires, Tristram, 2004, qui mobilise une approche non-formaliste, est une tentative pour intégrer l’Usage dans la description et l’histoire de l’autofiction.
Serge Doubrovsky, L’Après-vivre, Grasset, 1993 ; Autobiographiques, de Corneille à Sartre, PUF, « Perspectives critiques », 1988 ; Corneille ou la dialectique du héros, Gallimard, 1964 ; Pourquoi la Nouvelle critique (1966), Denoël/Gonthier, « Médiations », 1972 ; « Les points sur les I », dans J.-L. Jeannelle et C. Viollet (dir.), Genèse et autofiction, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2007. Lors de la journée « Genèse et autofiction » à l’ENS de Paris, Doubrovsky rendit hommage à Henry Miller, le saluant comme « le père de l’autobiographie moderne ».
Jean-Marie Schaeffer, « Du texte au genre » (1983), dans Théorie des genres, Le Seuil, « Points », 1986 ; Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Le Seuil, « Poétique », 1989, a montré la fragilité de la notion de genre.
Stanley Fish, Is there a text in this class ? (The Authority of Interpretive Communities), Cambridge, Harvard University Press, 1980 ; trad. partielle, avec une postface inédite de Fish, dans Quand lire c’est faire, l’Autorité des communautés interprétatives, trad. Étienne Dobenesque, Les Prairies ordinaires, 2007, a démonté la théologie formaliste du New Criticism, grâce à la notion de « communauté interprétative ».
Paul Veyne, Foucault, Sa pensée, sa personne, Albin Michel, « Bibliothèque Idées », 2008, est une excellente initiation méthodologique, bien qu’il ne cite jamais Herder, mais ce dernier a l’habitude d’être oublié.
Christian Heck, L’échelle céleste dans l’art du Moyen Âge (Une histoire de la quête du ciel), Flammarion, 1997, doit être lu d’urgence par tous les sceptiques qui méconnaissent les fortes racines culturelles et médiévales de l’autofiction fantastique.
Miguel Asin Palacios, L’Eschatologie musulmane dans la Divine Comédie (1ère édition 1919, 2ème édition 1943), trad. Bernard Duband, Archè ÉDIDIT, 1992, est également un ouvrage qui gagne à être fréquenté.
Henri Pères, La Poésie andalouse en arabe classique au XIe siècle (ses aspects généraux, ses principaux thèmes et sa valeur documentaire), Adrien-Maisonneuve, 1953, offre une hypothèse hardie, mais plausible, sur la diffusion de Lucien dans la culture arabe andalouse.
Abou’l-Ala al-Maari, l’édition critique en arabe de Rîsalat alghofrân (L’Épître du pardon) est celle de Bint ash-Shâti, Le Caire, 1977 (1950) ; trad. et notes par Vincent-Mansour Monteil, préface d’Étiemble, Gallimard, « Connaissance de l’Orient », 1984. Les Lusûmiyyat (les Nécessités ou les Impératives), monument poétique de 1200 pages, n’existent en français ou en anglais que dans des traductions très partielles. J’ai utilisé The diwan of Abu’l-Ala, choix et traduction de Henry Baerlein, Londres, John Murray, 1948 (1908) ; Reynold Alleyne Nicholson, Studies in islamic poetry, Cambridge, University Press, 1926, qui comprend un chapitre sur al-Maari ; Rêts d’éternité, choix et traduction d’Adonis et Anne Wade Minkowski, Fayard, « L’espace intérieur », 1988 ; Chants de la nuit extrême, traduction et calligraphie de Sami-Ali, Verticales, 1998. Depuis cette communication en 2008, une belle édition bilingue d’un choix de Lusûmiyyat a été traduit, présenté et commenté par Hoa Hoï Vuong et Patrick Mégarbané : Ma’arrî, Les Impératifs, poèmes de l’ascèse, Sindbad, 2009. L’apparat critique de cette édition constitue une excellente initiation au grand poète.
Glen W. Bowersock, Le mentir-vrai dans l’Antiquité, la Littérature païenne et les Évangiles, Bayard, 2007, analyse de façon fine l’épistémè de Lucien et de l’Antiquité tardive, époque longtemps perçue comme décadente, dont l’importance généalogique est toujours méconnue.
Kurt Flasch, D’Averroès à Maître Eckhart, Les sources arabes de la « mystique » allemande, Vrin, 2008, fournit l’équivalent pour l’époque de Eckhart, le XIIIe siècle européen, sous un angle plus philosophique. Cet ouvrage a l’avantage insigne de rappeler le poids de la culture arabe dans la pensée médiévale.
Alain Rey, Miroirs du monde. Une histoire de l’encyclopédisme, Fayard, 2007, donne plusieurs chapitres pour mieux saisir l’ambition encyclopédique qui traverse le monde médiéval latin et arabe.
Notes de bas de page
1 Cratyle, 389a, trad. J. A. Schwalbé (1843), p. 141. Onomatourgos serait un hapax de Platon.
2 Cf. Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?
3 Cf. Stanley Fish, Is there a text in this class?
4 S. Doubrovsky, 1993, p. 194.
5 S. Doubrovsky, 1988, p. 7.
6 S. Doubrovsky, 2007, p. 64-65.
7 Henri Pérès, 1953, p. 37-38.
8 Trad. Sami-Ali, no 39. La terre et la page (de parchemin), le paysage et le poème, sont liés par des échanges métaphoriques incessants, dans la poésie arabe. Ce poncif remonte à la poésie antéislamique.
Auteur
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