La Dispersion, une première autofiction
p. 365-381
Texte intégral
1En 1969 paraît La Dispersion (avec la mention générique roman). Un héros narrateur anonyme y entrelace deux récits : son aventure personnelle, une brève rencontre passionnelle avec une étudiante en médecine tchèque faisant un stage à Paris au terme duquel elle rentre à Prague où son fiancé l’attend pour l’épouser. Sur l’histoire intime se greffe par le biais de la mémoire involontaire l’histoire collective : Paris occupé par les Allemands, les lois antisémites de Vichy, les rafles auxquelles le narrateur et sa famille échappent de justesse. Aucun pacte autobiographique n’est signé dans La Dispersion. Comme l’a dit Doubrovsky : « Ce n’est une autofiction que rétrospectivement : parce que dans Fils je m’attribue La Dispersion1. » En effet, une séquence montre les anciens amants qui se sont retrouvés et ont dans leur lit les épreuves de ce texte (p. 478-480). Sur la quatrième de couverture d’une réédition de La Dispersion (1990) se lisent ces déclarations (dictées par l’écrivain ?) : « C’est un livre qui parle, qui a une voix : les voix muettes et retorses de l’écriture. Il restitue à la littérature son ancienne fonction narrative et son pouvoir de communication émotive, souvent oubliée à l’époque. Il est le premier jalon de ce que l’auteur a appelé depuis son autofiction poursuivie d’ouvrage en ouvrage. » Suit l’énumération des livres, de Fils au Livre brisé. Mon but est d’étudier les moyens de fictionnalisation de faits donnés comme réels grâce à deux approches : la première, génétique, compare La Dispersion à son ébauche manuscrite de 1966 ; l’autre s’attachera au texte publié en 19692.
LEÇON D’UNE GENÈSE
2Habituellement Doubrovsky rédige directement sur sa machine à écrire. Mais on possède sous le titre L’Évasion une cinquantaine de feuillets manuscrits d’un premier brouillon de La Dispersion. Isabelle Grell m’a aimablement envoyé une photocopie en couleur – élément significatif, on le verra – du tiers de ces feuillets, en décrivant leur support (papier à lettre rayé puis papier de machine à écrire) et en signalant les dates de rédaction consignées par l’auteur. Au verso de la chemise contenant les feuillets, on lit, en haut à gauche : « Commencé le 9.11.66 ». En dessous : « Interrompu et repris le 27.1.69 ».
3Déjà L’Évasion avait un double sujet : une brève aventure amoureuse suivie d’un adieu cru définitif entre la jeune Tchèque s’évadant trois semaines de la vie conjugale qui l’attend et le héros narrateur abandonnant lui aussi sa vie régulière. S’ébauche au feuillet 35 le deuxième sujet qui se greffe sur le premier par un phénomène attribué au hasard : le Paris ensoleillé que parcourent les amants devient un Paris désert en attente d’une catastrophe. Le héros essaie en vain de faire comprendre à la jeune femme son impression de vide.
4Les premiers feuillets sont écrits au feutre noir, avec beaucoup de ratures et de mots mis en surcharge. Les suivants au feutre bleu. Avec ce même feutre bleu sont faites des modifications sur les premières pages. Au feuillet 10 dans une séquence en noir très raturée évoquant l’adieu à la gare, il avait écrit :
cesser à jamais, est-ce pensable, à jamais, Élisabeth, de te revoir vivement, vigoureusement marcher à mes côtés et d’un seul coup, entendant l’appel déchirant de ta disparition pour te saisir, pour te fixer, je me suis brutalement tourné vers toi.
[à la ligne] Je ne me suis pas retourné. Non, c’est comme ça : je ne savais pas. La vie ce n’est pas [du ?] roman.
5Un feutre bleu a rayé cette dernière phrase. Volonté apparente donc, d’enregistrer seulement du réel. Mais l’écrivain a déjà cherché un effet romanesque en confrontant deux moments différents : l’adieu à la gare, la première rencontre dans le jardin des Tuileries. Le « Je ne me suis pas retourné » concerne cette première rencontre. Le feutre bleu est utilisé plus haut dans ce feuillet 10 pour mettre une note de régie finalement barrée : « reprendre image ». L’image en question est celle du suaire qui avait donné lieu à des hésitations au feutre noir dans une phrase commencée à la page précédente : « Dans quelques instants, il n’y aura plus rien de toi, tu seras morte, enterrée vive dans ma mémoire avec ton tailleur gris-vert que tu as repassé hier soir à l’hôtel Schottenhammel pour suaire. » Dans un deuxième temps avec et pour suaire sont rayés ; la phrase écrite au feutre noir devient : « tu seras morte, enterrée vive dans ma mémoire, roulée dans ce suaire ton tailleur gris-vert que tu as repassé hier soir à l’hôtel Schottenhammel. »
6Il y a sur le feuillet 5 une rectification que j’ai été ravie de rencontrer. Elle pourrait bien signaler le passage du référent exact à la fiction. Commence au feuillet 4 une phrase très raturée dont la version finale est : « sans rien dire, les yeux dans les yeux, en plein soleil, le regard descendant dans le regard, pour la première fois nous nous sommes pris. » En surcharge, par-dessus « dans le regard » on lit au feutre noir : « dans le bleu de ton regard ». Mais une correction ultérieure barre bleu avec cette fois un feutre bleu et au-dessus au stylo bleu on lit vert ; cela devient « dans le vert de ton regard ».
7Au feuillet 39 consacré à Paris dans l’attente angoissée de l’occupant allemand on lit : « un camion bâché file tout droit, et le pavé retourne au soleil qui inonde ce vide, une concierge sort un instant d’un immeuble au coin de Boissy d’Anglas et le lourd chambranle claque. » Première addition « du coup sec du portail vert qu’on ferme ». Puis vert qu’on ferme est barré. La dernière version de la fin de la phrase est : « le lourd chambranle vert claque du coup sec du portail refermé. » L’auteur tient à l’adjectif vert…
8Le manuscrit montre également l’intervention d’un stylo rouge, instrument du professeur corrigeant des copies. Il s’agit au feuillet 35 de supprimer trois lignes elles-mêmes déjà assez raturées. Nous sommes à Paris, le narrateur et la femme sont face à face. « Je lui montrai du doigt le moutonnement infini des véhicules déferlant des points cardinaux hostiles, se recoupant, se rejoignant, se coinçant à des angles aigus. » Ces notations, moutonnement, points cardinaux hostiles sont pourtant reprises dans La Dispersion (p. 30), mais dans une phrase complexe où s’introduisent des allitérations (rageuse, râle, ferraille).
9Deux fois le stylo rouge intervient en marge pour une note de régie. Au feuillet 8 : « intervertir avec phrases précédentes ». La note de régie la plus intéressante est en marge du feuillet 2. Ce feuillet met en regard la nuit des noces que la jeune femme va passer à Prague avec son fiancé qui l’attend et la dernière rencontre du héros et de son amante. En marge : « // verbal et équivalence des situations, des unités de sens [mot illisible] peu à peu style différenciera. » « Peu à peu » et « différenciera » sont soulignés. Il y a bien dans ce feuillet équivalence des situations :
10L’amant : « Je glisse la main sous ta chemise sur ton épaule, et, quand tu te tournes, je surprends l’instant où tu t’animes, où le regard qui te revient me retrouve. »
11Le futur mari, lors de la scène imaginée de la nuit de noces : « Tes jambes, longues, déliées, à la peau mate, l’ont pris, pressé, capté, broyé dans un étau. Tes bras, nerveux, sveltes, forts comme des bras d’homme, ont senti saillir, tressaillir, ses membres nus, que tu palpes et caresses, que tu vois et que tu humes. »
12La volonté de différencier les langages apparaît au feuillet 4. Le mari est le propriétaire qui a fait un bon placement : « C’est le matin aux draps souillés. Il t’a regardée, à son éveil, d’un œil de maître : il te possède. Il promène sur tes seins, sur ton ventre, sur ton sexe, la main du seigneur. Il pense : Élisabeth, je t’aime. » Ces derniers mots sont barrés et remplacés : « C’est pour la vie. » Investissement de père de famille donc. La Dispersion accentuera l’opposition fictionnelle déjà présente entre la rigidité de la future vie conjugale à Prague et l’amour fou des amants à Paris puis dans les voyages proches et lointains.
13En général La Dispersion développe ce qui est amorcé dans L’Évasion. Mais une fois l’écrivain supprime. Au feuillet 27 une séquence était peut-être inspirée d’une page de Du côté de chez Swann où le héros proustien s’enchante de noms de lieux, Bayeux, Coutances, Pontorson, Lamballe, Vitré : « Je vais vous dire les fées Morgane de mon enfance : les noms qui m’ont fait rêver chevalerie et la ronde des aventures arthuriennes : hépatrol, vésédryl, héparexine, romarène, sorbitol ». Comme la phrase proustienne l’évocation se poursuit par une apposition : « cachets qu’il fallait avaler d’un grand verre d’eau et qui généralement restaient collés dans la gorge, sous les contreforts de la glotte ». C’était l’occasion de mettre en scène la figure de la mère procédant aux « petits gestes qui souvent rythment les heures de la journée, petits rituels (mon chéri as-tu pris ta pilule), […] l’ordinaire des petits levers quotidiens du roi, il y a les grands levers ». L’auteur prévoyait d’étoffer cette séquence par des notices pharmaceutiques : « utiliser extraits réels ou fantaisistes ». Il a dû se rendre compte qu’il cédait à un attendrissement facile, à ce que Nathalie Sarraute appelle dans Enfance un « beau souvenir ». Cela ne concordait pas avec l’atmosphère voulue tragique ; il fera donc presque complètement disparaître la figure de la mère.
14Signalons enfin deux modifications importantes. La première concerne le nom de l’amante. Dans L’Évasion le prénom est donné dans sa traduction française, Élisabeth. Il est tour à tour dans la bouche du futur mari et celle de l’amant. Celui-ci ébauchait au feuillet 3 une rêverie cratyléenne à partir de lettres du nom (on pense aux pages de Proust sur le nom de Guermantes ou à Biffures de Leiris) : « Élisabeth, tu n’es plus qu’un son que je module, que je caresse des lèvres, léchant la pointe du T, descendant vers le méplat du L, remontant d’un coup de langue le galbe du B, pour la jouissance de ton Nom. »
15La deuxième modification concerne le titre. Quelles étaient les connotations du titre L’Évasion, quelles sont celles de La Dispersion ? L’Évasion me semble avoir renvoyé essentiellement à la parenthèse érotique qu’a été cette brève rencontre amoureuse même si dans le projet initial était déjà présente l’évocation de l’invasion allemande avec ses conséquences, la déportation, l’extermination des juifs. Le mot évasion marque aussi la réussite de l’entreprise. Avec La Dispersion, les deux histoires, celle d’un couple et celle du génocide sont plus étroitement liées. Il y a séparation d’un homme et d’une femme – chacun tourne le dos à l’autre – d’autre part, et c’est sans doute le plus important, effacement du peuple de la diaspora, ainsi définie par le Larousse : « dispersion à travers le monde antique des Juifs chassés de leur pays par les vicissitudes de leur histoire ». Mais on parle aussi de la dispersion des cendres après une incinération. Ce sens est présent dans l’autofiction de 1969. Dans un rêve qu’il rapporte, le héros veut à tout prix montrer que par sa mère au moins il est français : « on m’incinère vivant, on disperse ma cendre chaude aux quatre coins de l’espace » (p. 257). Plus loin est évoqué le sort de tous les juifs disparus : « Pourquoi EUX ? pourquoi pas MOI ? » (p. 294). Le champ lexical du feu occupe la quatrième de couverture de La Dispersion. « Des fragments de mémoire, d’abord agrippés à la femme perdue, aux moments disjoints d’une rencontre, brûlent et s’éteignent. […] L’étoile jaune est de celles que le jour n’éteint pas. » L’aventure personnelle se fond dans l’histoire collective, désormais la plus importante. « D’évidence, écrit Philipe Vilain, le genre autobiographique tente très souvent de dépasser son rapport à l’intime3. »
16Les cinquante feuillets de L’Évasion, écrits dans les semaines suivant la séparation, ont sans doute une chance, dans leur partie intime, d’être plus proches du réel que dans La Dispersion. Les yeux de la femme étaient peut-être bleus, non pas verts, mais on voit que la fictionnalisation était déjà à l’œuvre. L’écrivain avait conscience de mettre en parallèle des situations comparables et inverses, une première et une dernière nuit d’amour – procédé de romancier. Il mimait plutôt qu’il n’enregistrait la mémoire involontaire, faisant surgir d’une ville heureuse une ville promise à la mort. Déjà le style témoignait de recherches qui devaient par la suite devenir principes d’écriture : repas, ripailles, repus lisait-on sur le feuillet 1. Sur ce même feuillet on lit des jeux de mots ; même s’ils sont barrés, les recherches ultérieures sont amorcées : « Deux gares. Entre elles, un passé qui se perd, se meurt : le nôtre. Un passé ! En train de passer. En train. » Comme l’a déclaré l’écrivain : « Ce qui fait la fiction, c’est l’écriture4. »
LA DISPERSION, MISE EN SCÈNE D’UNE TRAGÉDIE
17Serge Doubrovsky avait dit à Jean-François Louette : « l’autofiction est une mise en scène5. » Regardons par quels procédés s’opère une théâtralisation tragique dans La Dispersion.
Héroïsation de l’amante
18Cette héroïsation est créée par le refus de la nommer directement. La ville d’où elle vient, Prague, n’est pas désignée mais donnée à deviner par sa topographie (la place Zizka, etc.). La jeune femme a un lieu et une date de naissance : « Nachod, le 2 mai 1943 », elle exercera la profession de médecin. Mais elle n’a ni patronyme ni prénom ; le lecteur est invité à comprendre que les initiales de la dédicace : « Pour E. M. » la désignent et protègent un secret. Dans les scènes où elle est face au narrateur ou au futur mari imaginé, elle est tutoyée, dans les autres scènes (en compagnie de ses collègues de stage) elle est présentée à la troisième personne. Elle est enfin solennellement héroïsée dans les dernières lignes par un Elle avec une majuscule (procédé repris pour désigner la femme au cœur de L’Après-vivre). La dernière autofiction, Laissé pour conte, donne le prénom tchèque, Eliska, en publiant quelques lettres d’elle, tandis que Fils reprend le prénom dans sa version française tel qu’il apparaît dans L’Évasion, Élisabeth. Le retour des personnages justifie ce que dit Armine Kotin Mortimer, parlant d’une « autobiographie en feuilleton » : « par leur réapparition d’un livre à l’autre, certains personnages donnent à la vie écrite de Serge Doubrovsky un relief qui en fait une sorte de Comédie humaine personnelle6. » Ce qui contribue encore à l’héroïsation de celle qui est le plus souvent tutoyée est la présence à l’arrière-plan des autres, ayant droit à un prénom, qui font dans le récit une apparition brève, épisodique, mais récurrente : Huguette, Micheline, Mitzi, Maria. Il s’agit moins pour le héros narrateur de se montrer en « Don Juan de province » (Laissé pour conte, p. 23), que de recréer le système du théâtre classique opposant les suivantes interpellées par leur nom (Œnone), aux héroïnes auxquelles on s’adresse en disant « Madame ». Ces autres sont le pâle reflet de l’éblouissante amante de La Dispersion ; il n’y a avec elles, par exemple avec Mitzi, que « quelques instants suffocants, des éclairs » (p. 160), avec Maria « un semblant de vie des habitudes » (p. 238). Micheline, rencontrée par Tourisme et Travail, entre dans sa vie « faute de mieux » : « ce n’est pas qu’elle me plaisait tellement. Maigrichonne, pâlotte, plutôt plate » (p. 258). Il y a parfois une analogie avec la rencontre de l’amante : un autre homme dans leur vie. Micheline a un « Robert chéri ». Maria lui annonce huit jours avant la fin de la liaison qu’elle va rejoindre son fiancé à Rotterdam (p. 239). L’évocation de ces autres, nommées, sert dans la mise en scène à faire valoir celle qui reste innommée.
19Le dénouement de l’histoire personnelle englobant celui de l’histoire collective se modèle sur celui de la tragédie classique, notamment sur le Hélas final de Bérénice. Il s’agit d’un éternel adieu :
20Le paradigme racinien est bien présent, comme déjà dans le souvenir des exemples proposés au lycéen qu’il fut : « Lettres à Lucilius, ravages de la peste à Athènes, épizootie du Norique. Les animaux mouraient comme des mouches. Vagues agitations du côté de la Judée, mais où, chute de Jérusalem, mais quand ? Heureusement Racine. Voir Bérénice. Et Athalie ». (p. 253). Dès L’Évasion la légende racinienne du « pour jamais » était ébauchée : « mon pied qui ne peut plus qui ne veut plus avancer pour ne pas arriver pour ne pas entrer pour ne pas te perdre et cesser à jamais, est-ce pensable – à jamais à Élisabeth » (feuillet 10). Le à jamais, l’adieu définitif, est maintenant différé, repoussé aux dernières lignes comme dans le modèle tragique ; il y a en outre une double dispersion, celle du couple, celle du peuple juif. Le dénouement racinien est souvent présent à l’esprit de Doubrovsky. Pour évoquer les improbables retrouvailles de l’oncle revenant de déportation et de son épouse, il écrit dans L’Après-vivre : « comme si Tristan retrouvait Iseut, Tite Bérénice » (p. 242) et déclare dans Laissé pour conte : « j’ai toujours eu un faible pour ma Bérénice de Racine » (p. 220).
21Ici les dates d’écriture des feuillets de L’Évasion et de leur reprise pour la rédaction de La Dispersion permettent d’apprécier la part de fiction dans le dénouement de l’histoire personnelle : « Commencé 9.11.66 », « Interrompu et repris 27.1.69 ». Entre-temps puis ultérieurement, il y a eu des retrouvailles signalées dans Fils et Laissé pour conte. Ce dernier récit donne une chronologie précise : « vais la revoir dans quelques jours, début août 94, la dernière fois que je l’ai vue, 1er août 69 à Southampton […], 66 en robe bleue de taffetas sans manches sur l’île de Murano embrasée par le soleil de juillet, en 67, quand elle voulait me quitter, rentrer chez elle, déçue au tréfonds de l’attente, elle assise sur un muret de pierre, je l’ai à peine courbée, je l’ai pénétrée là, en plein jour, en pleine illumination, nous avons tous deux reflambé, en 68, son visage malgré elle radieux […] et puis en 69, Skyway Hotel, adieux tranchants comme un couperet de guillotine ». Il ajoute : « si j’avais dit reste, elle serait restée, abandonnant pays, mari et tout » (p. 220). Le processus de la fiction est dévoilé : « mêmes aimées j’en fais mes momies, êtres chers je les emmaillote de bandelettes, je transforme leurs personnes en personnages ». Donc avant d’avoir repris la rédaction de ce qui devient La Dispersion, Doubrovsky avait revu deux fois Eliska, en 67 et 68 ; il la rencontre encore en 69 alors qu’il lit les épreuves du livre ; elle prend le prétexte d’un congrès pour venir à Paris en 94, « seulement après vingt-cinq ans, tes yeux gris-vert j’en suis tout à fait dégrisé, tu n’existes plus, un fantôme de mes fantasmes, tu n’es plus personne dans ma vie, un personnage dans mes livres, ton corps, je m’en suis délivré dans mes corps d’imprimerie » (Laissé pour conte, p. 189).
Mise en scène
22La couleur gris-vert amène à voir comment s’opère concrètement la mise en scène : choix de costumes, de décors, d’éclairages plus symboliques que réalistes. Doubrovsky se révèle dans La Dispersion un attentif décorateur, costumier, éclairagiste. On relève sept occurrences du vêtement porté par l’amante le jour de la rencontre : le tailleur « gris-vert à rayures blanches » (p. 16, 20, 45, 75, 98, 160, 333). Les intervalles sont de plus en plus éloignés. Une fois ce vêtement est imaginé comme celui qu’elle porte à Prague lorsqu’elle revoit son fiancé, mais alors un détail s’y ajoute : « Légère, allègre, dans sa main, ta valise » (la même valise pesait lourd au bras de l’amant) « comme un battant de cloche oscillant, carillonnant, de l’autre il t’entoure la taille, ton tailleur gris-vert, à petits boutons ronds de chrome luisant ». Détail repris en gros plan dans une scène qui évoque cette fois le toucher de l’amant : « Mes mains avides ont caressé, de la pointe la plus ténue de leurs fibres, l’étoffe côtelée, à peine, de ton tailleur d’été gris-vert, effleuré, dans le lointain de l’espace stellaire, les boules scintillantes des boutons de chrome qui tournoyaient, accrochées aux deux poches, sur ta poitrine ». Avec ces boutons métalliques sur les poches de la poitrine, je fais une hypothèse à étayer par la suite : le vêtement féminin se métamorphose en uniforme militaire allemand ; « y a que la LOGIQUE qui compte » écrivait Doubrovsky dans un avant-texte de Fils que présente Isabelle Grell dans Genèse et Autofiction7. Dans La Dispersion, l’auteur a besoin d’un lien logique entre l’histoire personnelle et la catastrophe collective. Lorsque dans Laissé pour conte il n’a plus besoin de ce lien, aux yeux du souvenir, Eliska est revue « en robe bleu de taffetas sans manche » (p. 220).
23Le regard bleu d’Élisabeth dans une première écriture de L’Évasion devenait vert. La Dispersion a de nombreux développements de poème en prose sur la « douleur suppliante de tes yeux verts », « dans l’eau verte de tes regards noyés, marée âcre d’iode montant au-delà des genoux » (p. 162). L’éclat glauque, parfois inquiétant du regard, est prolongé par celui de l’eau dans laquelle elle se baigne ou dont elle s’approche : la mer du Nord au cap Gris-Nez, « miroir glauque jusqu’à la plage dure et plate » (p. 64). L’amant revoit une promenade sur un lac : « ta main pendant sur le bord de la barque dans la nappe verte » (p. 331) ; longeant une plage près du lac d’Annecy, « il se met à tomber une pluie lourde et chaude sur la nappe verte » (p. 326). La couleur de l’eau gagne le sexe de la femme : « coquille entrouverte valve vulve verte pulpe palpée de la perle » (p. 64). Se retrouvant seul, l’amant s’écrie : « Tu t’es retirée de moi. Ta senteur âpre et verdâtre me déserte » (p. 158). Puis, revenant aux souvenirs heureux, « nous avons erré à perte de souffle, le vert salé des vagues amères dans les yeux » (p. 159). La phrase marie le regard et un environnement marin avec parfois des réminiscences de La Jeune Parque : « tes yeux fixés droit dans les miens, le liseré gris-vert d’algues mangé par la pupille noire » (p. 71). Ce vert qui pourrait paraître une couleur végétale, printanière, rafraîchissante, s’associe parfois à la moisissure, la décomposition. Le suffixe âtre s’ajoute alors. Dans la chambre qu’occupent les amants à l’hôtel Schottenhammel « un soleil verdâtre fouettait les rideaux épais et ténèbres vertes tentures sourdes vase clos j’étouffe » (p. 226) ; « serviettes éponges vertes murs verts de la salle de bain odeur fade de caoutchouc sans air ». Des souvenirs d’hôpital et de maladie resurgissent : « réveil d’éther et de bile verte saumâtre dans la bouche » (p. 227).
24Or, ce vert ou ce gris-vert n’est pas seulement lié à la femme, à ses vêtements, à son regard, aux pièces qu’elle habite, à l’eau où elle s’immerge. C’est aussi la couleur de l’occupant allemand : « Un grand car noir arrêté. Sur le toit, un haut-parleur, rauque, diffusant des marches militaires, autour, calottes vert-de-gris » (p. 114) ; « moutonnement des casques entre les pointes scintillantes, végétation glauque poussée en plein jour, fougères, lianes, elle rampe » (p. 115). L’imaginaire marin attaché à la femme l’est aussi à l’armée nazie : « l’ondulation infinie de la vague de cuir noir » (p. 116). Le père du narrateur, tailleur, est obligé de travailler pour les officiers allemands. Dans son atelier, « rouleaux et rouleaux de gris-vert » (p. 150). Plus de vingt ans après la fin de la guerre subsiste le malaise de retrouver cette couleur à la gare de l’adieu, Munich (non nommée dans La Dispersion, la ville l’est dans Laissé pour conte). Même sur les uniformes des employés de la station ou sur les vêtements civils des habitants. Cette gare a des « piliers arqués d’acier vert », détail récurrent. Le narrateur est agressé par un « énorme parallèlépipède de poutres vertes et de verre » (p. 26). Ailleurs, on est « devant l’écœurante gare verdâtre » (p. 82). On a beau être en temps de paix, les habitants de la ville allemande rappellent les militaires occupant Paris : « bretelles vertes sur la chemise gris-vert du balèze, les mêmes couleurs, casquette plate, renflée sur le devant, du chef du train, hurlant, gesticulant » (p. 278). Dans une cafétéria « un anthropopithèque en bretelles, chemise gris-vert de coton retroussée jusqu’aux monticules des biceps, s’enroue » (p. 273). Des fantasmes de vengeance s’emparent du narrateur : « Fauchées, les charognes en vert, les pourceaux en kaki » (p. 318). Du caractère néfaste de cette couleur, Doubrovsky a bien conscience, écrivant dans Fils : « Les boches. Gris-vert. Glauque. Mon coloris obsédant » (p. 241).
Causes et effets
25L’éclairage dans lequel baignent l’histoire intime et la tragédie collective amène à s’interroger sur le lien qui les unit. Ce qui est premier dans la narration, c’est la rencontre de la femme. Mais à peine la conversation engagée, alors que les futurs amants passent devant l’hôtel Crillon, le narrateur se dit « englouti, dégluti dans un trou béant », « chute libre, je tournoie » (p. 31). À deux reprises, le promeneur dit à sa compagne interloquée : « – le vide » (ibid.). Il revoit Paris ville morte. Elle feint de le comprendre. Alternent alors les escapades amoureuses et les souvenirs de plus en plus inquiétants de la débâcle française, de Paris occupé, des lois antijuives, des rafles. Quand on arrive à la moitié de La Dispersion, la femme semble presque oubliée. Se surimpressionnent dans les dernières pages la visite d’un camp de concentration et l’adieu. Le récit est périodiquement relancé par la femme qui, avec quelques variantes pose, à intervalles lointains, la même question : « … vide ? Qu’est-ce que vous… » (p. 32), « … vide ? Que voulez-vous dire ? » (p. 40), « – Vide ? Elle s’est retournée vers moi. – Que voulez-vous dire ? » (p. 114) Et enfin :
Contre toi, en toi, ton visage brûlant mon visage, penché, je te hais tendrement.
– Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– C’était avant votre naissance.
– Quoi ?
– Le vide. (p. 162)
26Le lecteur est alors amené à renverser l’ordre des causes et des effets. Il avait cru que la femme avait suscité l’impression de vide. C’est au contraire le vide, le sentiment d’un trou qui ont éveillé l’attention portée à la jeune femme :
On avait un gros trou dans la tête, une passoire, de la fuite dans les idées. J’ai voulu me boucher avec ton corps. Comme une crampe, appétit crispé. Faim de toi. Digérée. Une faim à faire mal. Je t’expulse. Impossible. (p. 269)
27Le narrateur comprend qu’il a souhaité l’échec, souffrant, il a voulu augmenter sa souffrance. Il en veut à la femme. À l’inverse des héros du théâtre classique qui, dans les moments d’émotion passent du vouvoiement au tutoiement, il emploie une fois le vouvoiement au milieu d’invectives à la deuxième personne du singulier : « Cendres, cendres à perte de vue, ton squelette est de basalte. Juste avant de te marier, quinze jours, pourquoi ? Vous êtes d’acier. J’ai voulu. Je commence à comprendre. À travers toi. Tu m’as jeté à bas. Démoli. » (p. 268) Déjà quelques pages avant : « ta chair tendre sombre écharpe claire autour des seins sous la ceinture un mur rugueux de moellons je me heurte je bute je chute » (p. 231). Le métier même de la femme, la médecine, rappelle de sinistres expérimentations : « Vos corps, c’est ça. On expérimente. Un alambic. Pour voir de quoi on est fait. »
28Le narrateur a voulu dès le départ une aventure qui se terminerait mal, un corps inflexible auquel il se blesserait. Le gris-vert de la toilette féminine devait rappeler le gris-vert des occupants ; le tailleur aux boutons métalliques devait rappeler les uniformes allemands et l’aventure laisser un goût de cendre. Toutes les cendres sont promises à la dispersion. Fille d’un commissaire de police, appartenant à un peuple où tout est réglé par décrets, la femme tchèque est sans le savoir porteuse de quelque chose qui la dépasse de même que Titus est malgré lui l’instrument de la loi implacable de Rome.
29Aucun doute sur la réalité du processus de la Shoah dont La Dispersion se fait l’écho vengeur. Il y a aussi une réalité d’Eliska, mais elle était peut-être déjà recréée dans les feuillets de L’Évasion. Quelle était la couleur exacte de ses yeux ? Portait-elle un tailleur gris-vert lors de la première rencontre ? Les amants avaient-ils vraiment décidé de ne plus se revoir en 1966 ? Peu importe. « Le sens de notre vie d’une certaine façon nous échappe, il nous faut donc le réinventer dans notre écriture, c’est cela que, pour ma part, j’appelle autofiction », a déclaré l’auteur en 19978. Régine Robin rappelant que les propos portant sur Les Mots dans Le Livre brisé sont un « véritable autocommentaire » cite ce passage éclairant concernant aussi bien Sartre que celui qui s’est dit son fils spirituel : « On parle d’histoires vraies ; les événements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse9 ». La Dispersion a bien réinventé le sens d’événements intimes et historiques en établissant entre eux un lien logique. S’amorce le système de causalité qui dans Fils met en rapport le rêve de monstre et le cours sur le récit de Théramène. Les faits appartiennent à l’autobiographie, leur enchaînement est recréé par la fiction.
Notes de bas de page
1 Entretien de Serge Doubrovsky avec Jean-François Louette, Les Temps modernes, décembre 2000 – février 2001, no 611-612, p. 217-218.
2 Depuis publiée et annotée par Isabelle Grell, « De L’Évasion à La Dispersion, Serge Doubrovsky », La Revue littéraire, no 36, septembre 2008, p. 111-138.
3 Philippe Vilain, Défense de Narcisse, Grasset, 2005, p. 91.
4 Ibid., p. 214.
5 Les Temps modernes, art. cit., p. 217.
6 Armine Kotin Mortimer, « Mort de l’autobiographie dans Le Livre brisé », Les Temps modernes, op. cit., p. 136.
7 Genèse et Autofiction, sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et Catherine Viollet, avec la collaboration d’Isabelle Grell, Louvain-la-Neuve, Bruylant Academia, 2007, p. 50.
8 Les Temps modernes, op. cit., p. 129.
9 Ibid., p. 202.
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