Leurs filles dans la ville
p. 89-106
Texte intégral
1Alors que les espaces publics se définissent par leur libre accessibilité (Goffman, 1963, 2013 : Lofland, 1998), l’accès plus difficile des femmes à ces espaces a été mis en lumière de longue date par la recherche en sciences sociales (voir notamment Lieber, 2008). Les travaux portant sur les usages enfantins de la ville montrent eux aussi que cette différenciation de l’accès aux espaces publics selon le sexe s’observe dès l’enfance, dans différents types de contextes urbains (voir notamment Harden, 2000). Pourtant, la connaissance des processus de socialisation qui sous-tendent cette différenciation sexuée demeure lacunaire, notamment car les recherches portant sur l’expérience urbaine des femmes ont souvent été conduites par des géographes (voir par exemple Coutras, 1993) ou dans le cadre d’approches interactionnistes (Gardner, 1980 ; 1990), peu enclines à l’étude des processus de socialisation.
2En espérant contribuer à éclairer cette zone d’ombre, ce chapitre poursuit la réflexion engagée dans le chapitre précédent autour de la fabrique des dispositions urbaines. En s’attachant aux modalités et aux principes de la différenciation de la socialisation aux espaces publics des filles et des garçons, il montre le rôle que jouent les parents, et notamment les mères, dans la fabrique des inégalités sexuées d’accès à la ville. L’encadrement parental s’avère ainsi fortement structuré par des représentations sexuées de l’enfance et des enfants, mais aussi des espaces publics et des normes de comportements qui en régissent l’usage.
Représentations sexuées de l’autonomie et de l’exposition des corps
3Comme l’ont relevé de précédentes recherches (Valentine, 1997 b ; Mardon, 2010 a), la rhétorique d’une plus grande « maturité » des filles par rapport aux garçons du même âge est très diffuse sur les deux terrains d’enquête. Que recouvre donc cette manière d’évoquer les différences perçues entre les enfants des deux sexes ? Les propos des parents dessinent un ensemble d’oppositions binaires qui aident à comprendre ce que signifie « être mûr(e) » à leurs yeux, les filles étant ainsi décrites comme plus « attentives à leur environnement », par contraste avec des garçons « distraits ». Ceux-ci ont « la tête en l’air » quand elles ont « les pieds sur terre » ; elles sont plus « rationnelles » et « concrètes » alors qu’ils sont dans l’abstraction, voire en dehors de la réalité. « Raisonnables » alors qu’ils sont « imprévisibles », leur « appréhension » du dehors se distingue de l’« insouciance » des garçons. Quand les filles « racontent » et décrivent leur expérience quotidienne, les garçons « se taisent » et se réfugient dans un univers perçu comme plus enfantin.
Marta – Et puis souvent, les filles sont un peu plus autonomes et responsables.
Clément R. – Tu crois ?
Marta – Oui.
Clément R. – Dans quel sens ?
Marta – Je pense que les garçons sont plus distraits. Plus souvent la tête en l’air, un peu dans les nuages. Je le vois, quand il rentre à la maison avec son copain, ils marchent devant et ils ne se rendent compte de rien. Alors que les filles, j’ai l’impression, discutent, mais gardent toujours un œil plus attentif à ce qui se passe autour d’elles. (Marta, institutrice, un fils de 11 ans et une fille de 5 ans, Milan)
4La maturité reconnue aux filles semble constituer une prime à leur prudence et à leur meilleur respect des règles (Granié, 2010). L’ensemble des qualités qui leur sont associées les érigent en effet en utilisatrices des espaces publics plus compétentes que les garçons, notamment au regard des deux principales préoccupations que constituent pour les parents les accidents de la circulation et la rencontre d’un inconnu malveillant (voir le chapitre « Des premiers pas à la grande ville »). Marcher « la tête dans les nuages » comme le fils de Marta constitue en revanche un repoussoir, comme de manière plus générale la moindre capacité perçue des garçons à se montrer attentifs à leur environnement.
5Les filles tendent ainsi à être considérées comme faisant preuve d’une meilleure aptitude à l’autonomie que les garçons au même âge, en particulier en fin de scolarité primaire et à l’entrée dans le secondaire. Elles sont alors décrites comme davantage capables d’anticiper les situations dangereuses et d’y faire face, quand les garçons suscitent plus fréquemment de l’inquiétude chez leurs parents lorsqu’ils fréquentent les espaces publics sans eux (voir également Valentine, 1997 b). Une différenciation assez nette est ainsi effectuée par les parents en ce qui concerne les premières années de la tranche d’âge étudiée, les filles tendant à être présentées comme plus capables de se déplacer de manière sûre. Ce traitement différencié des filles et des garçons est parfois explicitement assumé, comme dans le cas d’Aliénor, qui n’autorise pas son fils à célébrer son dixième anniversaire sans adulte dans un restaurant du quartier, comme l’avait pourtant fait sa sœur aînée :
Aliénor – Pour ses 10 ans, c’était la première soirée en fait, oui. C’était le cadeau d’anniversaire, elle avait demandé à la grand-mère de participer au dîner au resto. Moi, j’ai trouvé ça génial ; en plus, rien à préparer, pas de bazar à la maison, tout se passait dehors [elle sourit] ! Ceci dit, quand le frère a demandé à faire ça, j’ai quand même dit : « Non, on va attendre », parce que les garçons sont moins...
Clément R. – Tu fais moins confiance à tes garçons ?
Aliénor – Oui, ils sont moins mûrs. Et eux-mêmes le savent. Alors après, ça dépend peut-être des garçons, mais oui, c’est sûr. Ils vivent un peu dans un autre univers, les filles sont plus dans la réalité. Donc, quand ils jouent, ils sont dans un autre univers, ils ne voient pas ce qui se passe autour d’eux, ils ont moins l’idée de ce qui peut se passer, ils savent moins... Ils savent moins affronter... C’est ce que je te disais tout à l’heure, les filles vont [elle insiste] repérer si quelqu’un les suit, avoir des idées de ce qu’elles peuvent baratiner au suiveur, comment elles devraient réagir, en parler entre elles, les garçons non. (Aliénor, sans profession – conjoint chef d’entreprise –, deux filles de 12 et 3 ans, deux fils de 11 et 8 ans, Paris)
6La puberté et les transformations physiques qui l’accompagnent sont régulièrement convoquées pour expliquer la différence de maturité qui distinguerait les enfants selon leur sexe. Comme l’a montré Aurélia Mardon, elles « changent le regard » que les parents portent sur leurs filles, en particulier au moment des premières règles (2010 a). Ce changement de regard dessine une sortie de l’enfance plus soudaine pour les filles, qui accèdent alors au statut de jeunes femmes, ce qui conforte la perception de leur maturité. Cela n’est d’ailleurs pas sans conséquence sur les autorisations accordées par les parents, nombre d’entre eux leur faisant confiance plus tôt qu’aux garçons pour se déplacer de manière autonome en journée dans le quartier et même, dans certains cas, en dehors de celui-ci.
7Cette confiance dans la plus grande capacité des filles à se déplacer de manière sûre cède cependant progressivement le pas à des peurs à la « connotation sexuée et sexuelle très claire » (Lieber, 2008, p. 223) des dangers spécifiques au fait d’être une (jeune) femme dans les espaces publics urbains. Alors que la crainte d’un enlèvement, et en toile de fond celle de la rencontre avec un pédophile (voir le chapitre « Des premiers pas à la grande ville »), est tout autant prononcée, voire davantage, dans le cas des garçons que dans celui des filles les plus jeunes de la tranche d’âge étudiée, les entretiens montrent la différenciation progressive des représentations de l’exposition des corps dans les espaces publics à mesure de l’avancée en âge, des risques différents étant alors associés de manière spécifique aux filles et aux garçons.
8Dans le cas des garçons, c’est l’exposition à la violence physique dans le cadre d’affrontements dépourvus de connotation sexuelle qui cristallise les craintes, que cette violence soit provoquée ou subie par l’enfant. Ces craintes se renforcent avec l’avancée en âge et surtout dans la carrière scolaire, notamment au moment du passage au collège : elles sont intimement liées à la perception de sociabilités se construisant plus que celles des filles autour du rapport de force physique, l’éventualité que ces dernières puissent donner ou recevoir des coups étant rarement envisagée2. Cause ou conséquence de cette association aux garçons du recours et de l’exposition aux coups, leur initiation à l’emploi de la force fait l’objet d’une attention plus prononcée des parents que dans le cas des filles.
9Le travail de terrain a ainsi permis à plusieurs reprises d’observer des interactions au cours desquelles les parents transmettent à leurs enfants des représentations sexuées de la force physique conçue comme un attribut viril, alors que son emploi n’a jamais été considéré comme pouvant être le fait de filles. Cette association au masculin de la force physique entretient chez les parents une crainte diffuse, relative à l’implication de leur(s) fils dans un affrontement. Elle permet par ailleurs de mieux comprendre pourquoi la protection physique de leurs sœurs est souvent confiée aux garçons, et non l’inverse. La force physique des garçons peut d’ailleurs être perçue comme si supérieure qu’il faut leur enseigner à ne pas y avoir recours contre les filles : envers du privilège et du devoir de les protéger, le déshonneur accompagne le recours à la violence exercée contre celles-ci. C’est ce que montrent ces notes prises à la suite de l’entretien réalisé avec Joseph (assistant de direction, une fille de 8 ans et un fils de 4 ans, Paris) dans un square proche du bassin de la Villette, où il a pour habitude d’accompagner ses enfants et au sein duquel ces derniers jouèrent pendant les deux heures passées à discuter ensemble :
Tandis que j’expose à Joseph le cadre de l’entretien, son attention est attirée par l’irruption d’une petite fille qui vient se plaindre du fait que le fils de Joseph vient de la « taper ». Joseph demande alors à celui-ci, qui nous regarde à quelques mètres de distance : « Ben pourquoi ? Pourquoi tu ne restes pas en place ? On ne tape pas les filles, hein, Félix ! [haussant le ton] Qu’est-ce qu’il y a ? » Ce dernier continue à faire preuve d’agressivité. « Pourquoi ? Attends... Qu’est-ce qu’il y a ? [d’un ton plus compréhensif] Oh, champion ! » Félix répond vivement : « Les garçons sont plus forts que les filles ! » Son père rit : « Dis donc, c’est quoi cette philosophie ? » Il rit à nouveau. « Non, on ne tape pas les filles. Félix, arrête. Arrête [d’un ton sérieux], sinon tu ne vas pas aller au cours de judo, d’accord ? » (journal de terrain, 6 septembre 2009, Paris)
10Tout se passe dès lors comme si les filles étaient perçues comme structurellement protégées de certaines formes de violence dans les espaces publics. Dans leur cas cependant, de nouvelles peurs affleurent avec l’apparition des « attributs corporels de la féminité » (Mardon, 2010 a, p. 19), les transformations du corps des filles à la puberté conduisant les parents à nourrir et à exprimer des craintes spécifiques relatives à leur vulnérabilité sexuelle présumée. Intimement lié au changement de regard porté sur elles par leurs parents, l’accès au statut de jeune femme a pour corollaire leur découverte du traitement auquel les femmes sont confrontées dans le cadre de leur rapport ordinaire aux espaces publics. Dans le même temps, alors que le risque d’agression sexuelle n’est pas un impensé pour les garçons les plus jeunes, il le devient progressivement après la puberté, comme dans le cas des hommes adultes (Lieber, 2008). Les garçons sont alors supposés être plus capables de se défendre face à l’attitude menaçante d’un adulte, et surtout l’éventualité qu’ils puissent susciter le désir d’agresseurs ne semble plus envisagée. À l’inverse, l’ombre de l’agression sexuelle (Ferraro, 1996) prend de la consistance dans l’esprit des parents de filles, les transformations physiques dont ces dernières font l’expérience étant perçues comme les exposant à des agressions « d’un autre ordre », pour reprendre l’expression de Céline :
Je pense que si j’avais un garçon, je serais moins inquiète sur certaines choses. Notamment les agressions. Enfin, en même temps non, parce que les agressions, on sait que les garçons peuvent être agressés aussi, hein, j’ai des amis dont le fils, qui se balade justement avec un portable et un iPod, s’est fait racketter plein de fois, il s’est fait agresser plein de fois. Récemment, là, par une bande, ils se sont jetés sur lui, ils l’ont racketté... Mais non, je pense que c’est différent. Du point de vue des agressions... physiques... [silence gêné] te dire que je serais moins... Oui, je..., je pense que Lola peut être exposée à ce type d’agression, en tant que fille, des agressions physiques... de la part de garçons, ouais, j’y pense, bien sûr. Si j’avais un garçon, je penserais aussi à des agressions, mais d’un autre ordre. (Céline, chargée de projet dans une association, une fille de 11 ans, Paris)
Ma fille aînée grandit un peu, donc, les filles, c’est un peu particulier aussi, parce que... ben voilà, on fait un peu plus attention. [...] Parce que les filles, ne serait-ce qu’à 14 ans, c’est des petites filles dans la tête et pas toujours... physiquement. Donc, il faut quand même essayer de leur expliquer un petit peu... les « dangers », entre guillemets, d’une vie urbaine. Alors qu’un garçon de 13-14 ans, on ne va peut-être pas avoir les mêmes... (Maud, experte-comptable, deux filles de 13 et 10 ans, un fils de 7 ans, Paris)
11Ces représentations sexuées de l’exposition des corps dans les espaces publics confèrent des responsabilités différentes aux parents selon le sexe de l’enfant, dans la mesure où il s’agit de protéger de risques distincts, mais aussi car l’agression sexuelle est considérée comme nettement plus traumatisante. De manière transversale aux propos des parents rencontrés, la perception d’une plus grande vulnérabilité des garçons les plus jeunes cède ainsi la place, avec la puberté, à des craintes associant de manière explicite des dangers spécifiques au fait d’être une (jeune) femme dans les espaces publics urbains.
Des arènes d’interactions masculines
12La plupart des parents rencontrés anticipent des situations d’interaction asymétriques entre hommes et femmes dans les espaces publics, à Paris comme à Milan. L’insistance sur la forte probabilité de tentatives de séduction des filles, centrales dans la performance de la masculinité hétérosexuelle (Gourarier, 2016), aide à comprendre pourquoi les « imprévus » (Goffman, 1977, 2002, p. 115) – ou pour le dire autrement et avec les mots des parents, les risques de se « faire embêter » – sont perçus comme nettement plus probables dans le cas des filles.
13Les expériences rapportées par les enfants permettent d’ailleurs à leurs parents de distinguer plusieurs types de situations d’interaction auxquelles les filles sont plus souvent exposées. La rencontre d’individus se livrant à des pratiques exhibitionnistes a ainsi été mentionnée à plusieurs reprises au cours de l’enquête, mais jamais à propos d’un garçon. De manière plus générale, les filles sont davantage sollicitées dans le cadre d’approches relevant de tentatives de séduction. Nombre d’entre elles ont ainsi fait état à leurs parents de démonstrations d’intérêt pour leur corps, de demandes d’informations relatives à leur prénom ou à leur numéro de téléphone, ou encore d’invitations diverses : elles semblent se faire bien plus souvent aborder, et aussi parfois suivre, que les garçons. Les sollicitations auxquelles les filles se trouvent confrontées de manière spécifique s’effectuent notamment sur le registre des male-to-female street remarks, ces commentaires formulés par des hommes à la destination exclusive des femmes qu’ils croisent dans la rue (Gardner, 1980). Pouvant tout aussi bien engendrer de la fierté que de l’inquiétude ou de l’agacement, ces évaluations non sollicitées de leur corps et de leur présentation de soi confrontent les filles à des situations d’interaction auxquelles les garçons ne sont que très rarement exposés, du moins en tant que récepteurs.
J’ai vu un jeune interpeller une fille, se mettre devant et presque l’embrasser. Une fille qu’il ne connaissait pas ! Non [ton de profond désaccord]... En pleine journée ! [...] Oui, les filles sont plus facilement agressées, elles sont sifflées. Je vous dis, je l’ai vu, je l’ai vu de mes yeux, et puis après [il siffle] « Comment tu es ? Jolie ? Vas-y, t’es juive ? T’es pas juive ? » Ça s’est déjà vu, ça, et elle avait pas 14 ans, elle avait 11 ans. [...] Après, elles n’ont pas confiance. (Alexandre, cadre dans un cabinet de recrutement, un fils de 9 ans et une fille de 7 ans, Paris)
Dès le moment où je l’ai laissée se promener seule, elle a raconté des histoires de types louches qui leur auraient, parce que souvent c’était avec des copines, c’était au début que [elle insiste] avec des copines, donc elle n’était pas seule, et elles avaient eu peur d’un homme qui les suivait. Alors, est-ce que c’est des fantasmes ou la réalité, j’ai tendance à croire que c’est plutôt la réalité. Et donc, elles avaient à se... à gérer ça, oui. Et d’ailleurs, notre fille, ça l’amusait presque. Enfin... c’était une lutte à mener de savoir triompher de ses angoisses et de ne pas avoir peur... Mais je sais qu’elle a une bonne copine qui n’est plus sortie toute seule pendant au moins un an, après avoir eu peur d’un homme qui les aurait suivies. (Aliénor, sans profession – conjoint chef d’entreprise –, deux filles de 12 et 3 ans, deux fils de 11 et 8 ans, Paris)
14Le recours à des entretiens conduits auprès de parents ne permet certes pas d’affirmer qu’aucun de leur fils n’a jamais fait la rencontre d’un exhibitionniste, ni jamais été suivi, sifflé ou l’objet de commentaires évaluatifs dans la rue3. On sait qu’il est plus difficile pour les garçons de faire part de leurs sentiments de peur et de vulnérabilité (Goodey, 1997), et le fait que les filles tendent à plus discuter avec leurs parents de leur quotidien (tout du moins sont-elles décrites ainsi par ces derniers) pourrait par ailleurs avoir pour conséquence de renforcer leurs craintes, en accentuant la perception des sollicitations dont elles peuvent faire l’objet. Quoi qu’il en soit, la perception selon laquelle les espaces publics sont plus hostiles aux femmes, partagée par les parents des deux sexes, s’appuie largement sur l’expérience des mères elles-mêmes. Structurés par la peur diffuse du viol (Warr, 1985), leurs récits confirment qu’elles associent les espaces publics à des dangers spécifiques pour les femmes, une idée confortée par un nombre variable de situations auxquelles elles ont elles-mêmes été confrontées. Certains souvenirs sont ainsi directement associés aux autorisations et aux interdits formulés aux filles, comme en témoignent les propos d’Odile :
Pour revenir aux raisons pour lesquelles je ne veux pas qu’elles soient seules dans le parc : moi, je ne suis pas très vieille, mais je ne suis pas très jeune non plus, j’ai un peu moins d’une quarantaine d’années. Quand on est arrivés ici, il m’est arrivé plusieurs fois, pour être très claire, de me faire draguer dans le parc. Il m’est arrivé d’y aller pour lire et de me faire draguer, même une fois en présence de mes enfants. (Odile, chargée de mission handicap en recherche d’emploi, deux filles de 14 et 11 ans, un fils de 12 ans, Paris)
15Les sifflements et autres commentaires de rue, auxquels les mères les plus jeunes sont particulièrement exposées, sont racontés de façon plus ou moins détachée ou inquiète. Plusieurs enquêtées racontent par ailleurs avoir déjà été suivies ou avoir fait l’objet d’attouchements vécus comme autant d’agressions ou de « rappels à l’ordre » (Lieber, 2008, p. 264). Sur les deux terrains d’enquête, les transports en commun – et en particulier le métro – sont associés de manière récurrente à ces expériences, à l’image des « gens qui se collent » évoqués par Morgane (aide-soignante, deux fils de 13 et 9 ans, Paris). Ces expériences des mères, qui ressortent fortement des entretiens, constituent autant d’éléments structurants de la perception du caractère masculin des espaces publics urbains, par contraste avec la relative insouciance dont ont fait preuve les pères interrogés au sujet de leur propre sécurité dans ces espaces. Quand nombre d’entre elles, à l’image de Giovanna et de Maria à Milan, ont fait l’expérience du harcèlement de rue au cours de leur adolescence, aucun père n’a évoqué le fait d’avoir été suivi, d’avoir fait la rencontre d’un exhibitionniste, ni d’avoir fait l’objet d’attouchements ou de commentaires de rue. De manière révélatrice, aucune évolution éventuelle de l’expérience féminine des espaces publics n’a par ailleurs été évoquée lorsque l’enquêteur invitait à porter un regard sur les transformations du contexte dans lequel les enfants sont amenés à découvrir leur quartier et la ville (voir le chapitre « Souvenirs d’enfance »).
Giovanna – Je me souviens que je descendais, je me souviens de ce jour-là parce que ça m’avait choquée, je descendais les marches de l’escalier du métro et il y a un homme qui a ouvert, mais vraiment, comme dans les films, qui a ouvert son imperméable et qui était nu en dessous, j’avais 16 ans et je suis restée pendant deux jours...
Clément R. – Choquée ?
Giovanna – Oui. « Oh, mamma mia », et toutes les fois suivantes, mais pendant longtemps, hein, que j’ai emprunté cet escalier du métro, je me disais « Oh, mamma mia, pourvu que je ne rencontre personne », parce que ça m’avait vraiment troublée. Et, bon, si ça pouvait arriver à l’époque, ça doit pouvoir arriver aujourd’hui. (Giovanna, institutrice, deux filles de 16 et 14 ans, un fils de 10 ans, Milan).
Maria – C’était pareil pour moi à son âge, pour être honnête, des blondes aux yeux bleus, quand j’avais 13 ans, c’était quelque chose... C’était impossible d’aller faire un tour.
Clément R. – Vraiment ?
Maria [d’un ton ferme et assuré] – J’étais une jolie fille quand j’étais plus jeune.
Clément R. – Je veux dire, on essayait souvent de vous interpeller ?
Maria – C’était vraiment des choses vulgaires, que je n’ai parfois comprises qu’après, c’était impressionnant... [...] Et puis, bien entendu, celui qui te siffle, celui qui te suit dans la rue, ça m’est arrivé, oui, souvent, de très nombreuses fois même. (Maria, administratrice de biens immobiliers, deux fils de 12 et 9 ans, une fille de 12 ans, Milan)
16Comme l’ont déjà décrit de nombreux travaux de recherche (voir notamment Lieber, 2008), les mères mettent en œuvre un ensemble de pratiques visant à éviter les interactions non désirées, à l’image de techniques de gestion de la présentation de soi. Il s’agit alors de « ne pas provoquer », de « se tenir à carreau ». Le recours aux appareils musicaux portables et aux écouteurs est lui aussi fréquent, ces derniers étant perçus comme limitant les risques d’entrer en contact avec des inconnus. Si la peur de l’agression sexuelle tend à diminuer avec l’âge – comme l’illustre le cas de Viviane (conteuse, trois filles de 15, 13 et 10 ans, Paris), qui pense qu’elle « craint moins » maintenant qu’elle est « beaucoup plus vieille » –, il apparaît indispensable de prendre en compte les expériences que les mères font et ont faites des espaces publics à différentes étapes de leurs parcours de vie pour interpréter la différenciation sexuée des expériences enfantines. En d’autres termes, il convient de prêter attention à la socialisation des socialisateurs (et en particulier des socialisatrices) pour comprendre pourquoi les filles sont perçues par leurs parents comme plus exposées aux regards et aux sollicitations indésirables que les garçons, et comme devant par conséquent contrôler davantage leur présentation de soi et leurs manières d’agir. De façon circulaire, en faisant écho à leurs propres expériences des espaces publics, les récits faits par les filles pourraient constituer une socialisation de renforcement (Darmon, 2016) pour leurs mères.
17À l’inverse, les garçons ne sont plus considérés comme susceptibles d’être exposés à des avances d’ordre sexuel après la puberté : tout se passe comme si la nette prédominance des normes hétérosexuelles dans les espaces publics urbains (Blidon, 2008) protégeait les garçons pubères en les préservant de pratiques de séduction trop entreprenantes. Cette perception largement partagée d’une exposition distincte des enfants pubères dans les espaces publics urbains sous-tend le traitement différencié dont filles et garçons font l’objet dans la mise en œuvre de l’encadrement parental.
Comment se conduire dans les lieux publics (pour elles)
18Dans un contexte où leur corps constitue un enjeu, les filles font l’objet d’un travail de préparation à l’éventualité de certaines situations d’interaction qui pourraient les surprendre, comme le fait d’être regardée, complimentée, critiquée, sifflée, touchée ou suivie. Cette sensibilisation à la possibilité de ces interactions, qui peut aussi bien s’effectuer sans être questionnée que sur le registre de la déploration (voir infra), correspond dans tous les cas à une forme de préparation au fait que l’expérience des hommes et des femmes dans les espaces publics n’est pas la même. Il s’agit alors avant toute chose pour les parents de tracer les limites de l’(in)acceptable, et notamment de définir comme illégitime tout attouchement non consenti.
La première consigne que je lui ai donnée, qui n’est pas spécifique au quartier, c’était : « Personne n’a le droit de te toucher sans ton accord. Et ça, c’est vraiment une règle d’or, et si qui que ce soit l’enfreint, il n’a pas le droit de le faire et tu as le droit d’aller chercher de l’aide auprès d’adultes pour te défendre. Parce que toute seule, tu es petite, tu peux crier, mais tu ne vas pas aller très loin, tu peux donner des coups, mais tu ne vas pas aller très loin, donc ne joue pas Rambo et va chercher de l’aide. Tu peux hurler, ça déstabilise, mais voilà... » C’est vraiment ça, personne n’a le droit de te toucher sans ton accord. (Monique, cadre RH dans le secteur privé, une fille de 14 ans, Paris)
19Lorsque l’une de ses filles s’est plainte du fait que certains hommes la regardaient de manière insistante, Clotilde (sans profession – conjoint consultant –, trois fils de 22, 19 et 11 ans, deux filles de 17 et 9 ans, Milan) lui a répondu « ce n’est rien », tant que les approches en restent à ce stade, un regard insistant n’entrant pas selon elle dans la catégorie des « choses sérieuses ». Le cas de Maria est lui aussi éclairant, dans la mesure où elle considère dans la norme des choses que sa fille de 12 ans attire l’attention d’inconnus :
Une fois ma fille, dans le métro je crois, nous étions ensemble, m’agrippe et me dit : « Maman, un homme n’arrêtait pas de me regarder les jambes, mais pourquoi, qu’est-ce qu’il voulait ? » Elle avait un peu peur en fait. Cet homme la regardait avec des yeux grands comme ça... Je lui ai dit : « C’est normal, tu commences à devenir une jeune femme ! Défends-toi, fais attention, mais ne dramatise pas. » (Maria, administratrice de biens immobiliers, deux fils de 12 et 9 ans, une fille de 12 ans, Milan)
20Dans le cadre d’un enseignement explicite d’une posture de vigilance qu’il leur serait désormais indispensable d’adopter, les filles se voient enseigner « comment se conduire dans les lieux publics » (voir Goffman, 1963, 2013) quand on est une fille. On attend d’elles qu’elles intègrent dans leurs pratiques quotidiennes des normes d’usage genrées des espaces publics : à Paris, Maud (experte-comptable, deux filles de 13 et 10 ans, un fils de 7 ans) a ainsi donné des « conseils particuliers » à sa fille aînée en prévision des interactions auxquelles celle-ci risque désormais d’être confrontée en tant que jeune femme, notamment au cours des trajets qu’elle effectue en transports en commun pour se rendre au collège. « Bien » se comporter dans les espaces publics pour une fille (fare la brava en italien), c’est d’abord se montrer prudente (« faire gaffe », « rester sur ses gardes »), c’est-à-dire attentive à son environnement, mais aussi savoir décliner les invitations de tout ordre. Il s’agit également, voire surtout, de ne pas « provoquer » : dans cette perspective, il faut que les filles affichent un « message de fermeture » (Lieber, 2008, p. 253), toute réaction de leur part pouvant être interprétée comme une invitation à poursuivre l’interaction (Goffman, 1977, 2002). « Tu ne provoques pas, tu n’attires pas le regard, essaie d’être neutre, regarde le paysage [elle rit] et puis voilà. » (Monique, cadre RH dans le secteur privé, une fille de 14 ans, Paris) « Ne pas faire confiance aux inconnus, ne pas mordre à l’hameçon quand des garçons que l’on ne connaît pas, même sympathiques, tentent leur chance. » (Roberto, enseignant dans le secondaire, deux filles de 14 et 9 ans, Milan)
21Ces conseils donnés aux filles dessinent autant de normes de comportement qui s’appliquent de manière plus générale pour les femmes dans les espaces publics urbains. Dans cette perspective, elles sont préparées à faire preuve de plus de passivité que les garçons, mais aussi à ne pas attirer les regards et l’attention. Le contrôle de leur habillement est alors érigé par les parents, et en particulier par les mères, en enjeu de première importance, un effort de transmission des « normes de la bonne mesure vestimentaire » (Mardon, 2010 a, p. 23) s’opérant en vue de réduire le risque de se faire remarquer, importuner et, en dernier lieu, agresser. En d’autres termes, la tenue des femmes adultes n’est pas la seule à n’être « jamais laissée au hasard » (Lieber, 2008, p. 256) dans les espaces publics urbains, le contrôle parental sur les pratiques vestimentaires des filles s’exerçant dès l’adolescence (Mardon, 2010 b). La profondeur des décolletés, la longueur des jupes et des hauts ou encore la coupe des pantalons font l’objet d’une attention spécifique. En décrivant la « sagesse » vestimentaire de sa fille, Céline brosse en miroir le portrait des pratiques susceptibles d’être considérées comme posant problème (jupes trop courtes, décolletés trop échancrés, bas du ventre apparent, vêtements cintrés, etc.) et qui méritent d’être encadrées par des consignes comme celles de Monique ou de Roberto :
La manière de s’habiller, non. Non, parce que je n’ai pas besoin pour l’instant, elle est pas du tout féminine. Enfin, elle commence à l’être un peu, elle est un peu coquette, mais elle veut passer inaperçue, elle ne met plus du tout, déjà depuis l’an dernier, elle ne met plus du tout de jupe ni de robe, elle n’a plus envie, elle est plutôt pantalon, jean, sportswear, quoi, sweat à capuche. Donc, non, je ne lui parle pas de ça. J’ai pas besoin, pour l’instant, de la mettre... J’ai pas envie de créer des inquiétudes... Alors que pour l’instant elle est plutôt tranquille, quoi. (Céline, chargée de projet dans une association, une fille de 11 ans, Paris)
Après, elle a des consignes : ne pas aller se balader dans le métro avec une jupe comme ça, un machin jusque-là quoi [elle pose ses mains à mi-hauteur de ses cuisses]. [...] Pour revenir sur les consignes, ça évolue avec l’âge aussi, donc c’est vrai qu’aujourd’hui les consignes du métro c’est : « Tu te couvres les épaules, tu te couvres les seins et puis tu te couvres les cuisses. » (Monique, cadre RH dans le secteur privé, une fille de 14 ans, Paris)
Roberto – S’habiller de manière adéquate [il sourit] et...
Clément R. – C’est-à-dire ?
Roberto – C’est-à-dire ne pas montrer son nombril, ne pas mettre de minijupe, faire attention au fait qu’elle peut plaire à une population jeune et masculine. (Roberto, enseignant dans le secondaire, deux filles de 14 et 9 ans, Milan)
22Au-delà de la question de l’habillement, c’est l’ostentation de la féminité qui est en jeu, les pratiques de maquillage pouvant elles aussi faire l’objet de négociations, voire d’interdits (Mardon, 2011). Si ces questions n’ont été évoquées que de manière exceptionnelle dans le cas des garçons, principalement au sujet du port de pantalons « taille basse » qui dévoilent en partie leurs sous-vêtements, les filles sont prises au piège entre les normes de présentation de soi dominantes au sein de leurs groupes de pairs (Mardon, 2010 c) et les réticences dont font preuve leurs parents au moment de les laisser s’aventurer sans eux dans les espaces publics.
23Cet enjeu des relations entre les parents et leurs filles se double de difficultés plus grandes rencontrées par celles-ci pour se déplacer seules une fois la nuit tombée. Différentes sortes de restrictions sont ainsi appliquées de manière plus drastique que dans le cas des garçons, à l’image d’un contrôle renforcé de l’habillement, d’interdictions de sortir, d’horaires de retour à respecter ou encore de pratiques d’escorte par les parents, par d’autres adultes ou par les pairs. Ne pas laisser se déplacer une fille seule le soir dans les espaces publics correspond à une norme partagée par la plupart des enquêtés, mais aussi par leur entourage amical et familial. À Milan, Giovanna (institutrice, deux filles de 16 et 14 ans, un fils de 10 ans) indique ainsi que les parents du quartier qui embauchent régulièrement sa fille de 14 ans en tant que baby-sitter le soir « la raccompagnent toujours à la maison à la fin », sans que ni elle ni sa fille ne l’aient « jamais demandé ».
24L’emprunt autonome des transports en commun le soir par les garçons suscite par ailleurs moins d’appréhension : l’accompagnement des trajets par un des parents est bien plus fréquent dans le cas des filles, que celui-ci soit intégral ou partiel, certains parents allant à la rencontre de leurs filles dans le métro afin qu’elles ne terminent pas seules un trajet commencé en compagnie d’amies ou d’amis. Cette volonté d’encadrer de manière plus stricte le retour des filles au domicile rend leurs sorties nocturnes plus difficiles à négocier, dans la mesure où ces sorties exigent la disponibilité d’un parent pour les escorter.
Hélène – Donc, on se donnait des fois rendez-vous à la gare du Nord, pour finir le trajet en métro ensemble, des choses comme ça.
Clément R. [surpris] – Vous alliez l’attendre au métro ?
Hélène – Oui, ça s’est trouvé. Parce qu’elle remontait en général en RER, donc je lui disais : « Si tu veux, je viens à ta rencontre ». [...]
Clément R. – Donc la nuit, ça vous inquiète toujours un peu ?
Hélène – Oui, quand même, oui. Parce que c’est des filles, aussi. Enfin, je veux dire... Antoine ne rentre pas encore la nuit tout seul, mais voilà, quoi, c’est... (Hélène, médecin salariée, deux filles de 19 et 16 ans, un fils de 11 ans, Paris)
25L’enseignement de normes de comportement et de présentation de soi spécifiques tout comme la restriction de la mobilité des filles par l’obscurité sont autant de manifestations du traitement différencié dont elles font l’objet dans le cadre de la mise en œuvre de l’encadrement parental. Celui-ci s’articule autour d’une exigence de discrétion et d’un rappel récurrent aux filles pubères de leur vulnérabilité et plus précisément des dangers auxquels leurs corps seraient exposés de manière spécifique dans les espaces publics. Pour le dire autrement, la perception de ces espaces en tant qu’arènes d’interaction à dominante masculine a pour conséquence un encadrement plus strict des activités et des déplacements des filles après la puberté. Il s’agit alors d’enseigner aux filles à faire preuve de vigilance et de prudence, à ne pas « provoquer » en attirant l’attention, en somme, à faire preuve de modération vestimentaire mais aussi dans le cours de l’interaction, notamment en sachant rester impassible face aux critiques et aux commentaires. Cette différenciation sexuée de la socialisation aux espaces publics s’opère de manière transversale aux familles rencontrées, même si des variations de classe existent.
Socialisation sexuée et variations de classe
26L’appréhension plus marquée vis-à-vis des espaces ouverts à tous dans le cas des filles tend à s’inscrire dans des registres de justification distincts selon les propriétés sociales des familles. La construction d’une opposition idéale-typique donne ainsi à voir « le nuancier des petites différences dans les socialisations de classe » (Darmon, 2016, p. 38) : plutôt mobilisé par les parents les moins dotés en capital culturel, un registre naturalisant la différence des sexes s’oppose ainsi à un registre constructiviste et critique, caractéristique de la fraction culturelle des classes moyennes-supérieures.
27Dans le premier type, la plus grande dangerosité perçue des espaces publics urbains pour les filles (et de manière générale pour les femmes) ne fait guère l’objet de discussions, la différenciation sexuée des usages de la ville n’étant pas remise en question. Les différences observées peuvent alors être associées à des causes biologiques, comme dans le cas d’Eloisa, qui les interprète à l’aune de discours « scientifiques » relatifs à l’existence de cerveaux masculins et féminins :
Eloisa – Les filles, c’est plus dégourdi que les garçons. C’est beaucoup plus, je sais pas, éveillé... Elles sont plus, elles ont... plus d’appréhension de la ville, de l’extérieur, que les garçons.
Clément R. – Vous croyez ?
Eloisa – Oui. Ouais, ouais. Les garçons, vous savez, ça a été expliqué, hein, les garçons, c’est un cerveau, une partie d’un cerveau développé, et ils voient tout droit. Tandis que les filles ont plus d’imagination et de sensibilité. Donc en fait elles ont une vision plus... plus circulaire. Donc elles appréhendent plus les difficultés ou les problèmes qui peuvent arriver d’un individu. (Eloisa, encadrante courrier à La Poste, deux fils de 13 et 11 ans, une fille de 8 ans, Paris)
28La force physique est alors associée au masculin, comme le montre la scène suivante. Non diplômée et allocataire du RSA, Jamila, jeune veuve originaire d’Algérie résidant à Paris et mère de deux garçons (âgés de 8 et 6 ans) réplique fermement à son aîné, venu interrompre l’entretien pour lui montrer un « bobo » : « Ce n’est pas grave, tu es un homme, tu es fort ! » avant de se tourner vers moi : « Ben oui, les hommes ils sont forts normalement ! » Comme l’a montré Isabelle Clair au sujet du rôle joué par les « grands frères » dans les quartiers d’habitat social (2008), la protection physique des filles est alors souvent confiée aux garçons, l’inverse ne se vérifiant que dans le cas de garçons en bas âge ayant une sœur aînée. De manière révélatrice, Sophia attend de son fils qu’il défende sa sœur cadette d’un an, pourtant sensiblement plus grande et plus lourde que lui :
Le fait qu’on déménage et que ma fille se retrouve en 6e et mon fils en 5e, ils sont dans le même collège, donc il faudrait que mon fils prenne un peu plus d’assurance parce que... Je ne sais pas si c’est le fait qu’il soit petit physiquement qui le frustre un petit peu, c’est possible. Mais ça reste le grand frère, c’est ce que je lui dis à chaque fois. [...] [Nouveau passage des enfants de Sophia, qui ont fini de manger] Vous voulez aller en bas ? Tu fais attention à ta sœur ? (Sophia, éboueuse, un fils de 12 ans, une fille de 11 ans, Paris)
29Ces pratiques sont caractéristiques du style d’encadrement « protecteur », qui a pour objectif principal de préserver les enfants des menaces extérieures et se caractérise par une faible anticipation de la prise d’autonomie de l’enfant et un intérêt limité pour la transmission de compétences de mobilité (voir le chapitre précédent).
30D’autres parents mettent à l’inverse en œuvre un travail de sensibilisation spécifique aux filles sur le registre de la déploration, justifié par un souci de réalisme en dépit d’un intérêt pour les questions de genre et d’une conception égalitariste plus ou moins revendiquée des rapports sociaux de sexe. Ce travail de préparation à l’arrivée probable de situations susceptibles de surprendre ou d’embarrasser les filles, comme le fait d’être regardée, complimentée, sifflée, voire touchée ou suivie, s’inscrit dans la logique préparatrice qui sous-tend les styles d’encadrement « préparateur » et « stratège », respectivement caractéristiques des fractions économiques et culturelles des classes moyennes-supérieures. Dans le triangle Monza-Padova, où les hommes immigrés, associés à des manières spécifiques de se comporter dans les espaces publics, notamment vis-à-vis des femmes, cristallisent les craintes pour les filles (voir le chapitre suivant), les parents les mieux dotés en capital culturel tendent ainsi à moins s’alarmer et disent essayer de « préparer » leurs filles à ces situations d’interaction. C’est notamment le cas de Tommaso, qui parle d’un « travail » à réaliser auprès de ses filles :
Mes filles sont très blondes, et les Maghrébins, même si elles sont encore petites, ont tendance à faire des commentaires, qui peuvent être positifs d’ailleurs. Quand ils voient une petite blonde, ils ont du mal à ne pas te dire, si tu l’as dans les bras, qu’elle est jolie, etc. On voit vraiment que c’est quelque chose qui les étonne, qui leur plaît, et il n’y a rien de mal, dans le sens où..., ce qu’il faut, c’est leur dire, leur faire comprendre [à ses filles]. C’est un travail qu’il va falloir qu’on fasse. [...] Le commentaire de rue sexiste est une réalité. Et donc une fille de 16 ans, ou de 14 ans, blonde, qui se balade dans la rue n’est pas menacée, car je ne le vis pas comme une menace, mais elle est sans aucun doute exposée à davantage de sollicitations extérieures qu’un garçon du même âge. C’est comme ça. Et donc, pour elles, c’est un peu plus compliqué. (Tommaso, journaliste free-lance, deux filles de 8 et 5 ans, Milan)
31Le contrôle parental de l’habillement, qui constitue une autre facette du travail parental spécifique aux filles, est lui aussi mis en œuvre de façon contrastée selon les profils des familles. Comme l’a observé Aurélia Mardon au sujet de collégiennes des Hauts-de-Seine (2011), le contrôle exercé sur l’habillement des filles semble plus systématique dans les familles des classes moyennes-supérieures, comme dans le cas d’Odile, qui décrit la façon dont elle « travaille sur l’habillement » de ses deux filles :
Bon, par exemple, je travaille sur l’habillement, des choses comme ça : « Tu ne te promènes pas en jupe les jours où personne ne t’accompagne. » Elles se mettent en robe et en jupe le week-end [elle rit]. C’est élémentaire, mais c’est... voilà. C’est pareil, mettre un décolleté, O.K., mais quelle profondeur, et est-ce qu’on met une écharpe ou pas ? Non, mais... c’est un peu... C’est concret, mais justement, enfin, il faut parler concret et dire clairement les choses. (Odile, chargée de mission handicap en recherche d’emploi, deux filles de 14 et 11 ans, un fils de 12 ans, Paris)
32La tendance contemporaine à l’érotisation des corps des jeunes filles (Liotard & Jamain-Samson, 2011) est peu compatible avec les préoccupations de ce profil de parents, ce qui ne va pas sans créer des tensions avec leurs filles (Mardon, 2011), mais aussi dans l’esprit des parents eux-mêmes, en particulier dans le cas des mères qui font état de contradictions entre leur idéal d’égalité entre les sexes et leurs pratiques concrètes d’encadrement. L’entretien réalisé avec Bianca est à ce titre éclairant : alors que cette enseignante-chercheuse en urbanisme se présente comme s’étant « toujours » donné pour objectif de prodiguer une éducation non différentialiste à ses enfants, elle se sent contrainte par les goûts et les demandes vestimentaires de sa fille d’exercer un travail de contrôle de l’habillement qu’elle n’applique jamais à son fils :
J’ai toujours cherché à élever mes enfants exactement de la même manière, naturellement. Même si je me suis rapidement rendu compte qu’une application un peu idéologique de ce projet se heurte au fait que non seulement chaque enfant est unique au sein de son propre genre, mais aussi qu’il y a de grandes différences entre garçons et filles. Sur certaines choses, par exemple les tâches ménagères, il ne doit y avoir aucune différence, c’est quelque chose qu’on ne peut même pas discuter. Sur tout un ensemble de sujets, ils sont élevés exactement de la même manière tous les deux. Mais sur d’autres, c’est plus compliqué, parce que ce sont eux-mêmes... Par exemple, mon fils n’accorde aucune importance à la façon dont il est habillé. Vraiment aucune. Ma fille, en revanche, ça fait un moment que tous les jours son habillement fait l’objet de discussions... Elle veut imiter ses amies et les mannequins qu’elle voit à la télévision et moi, je trouve que même si elle est encore petite, ça devient facilement un peu provocant, je ne sais pas comment le dire, mais ça t’oblige à faire un peu attention. Et en réalité, ce sont eux qui t’obligent à faire attention, même si tu as envie de dire : « Pour moi, vous êtes égaux, je ne fais aucune différence. » Tu fais un peu plus attention parce que, par exemple, ma fille – nous n’avons pas la télévision, donc elle n’a pas directement l’occasion de la regarder, mais ces modèles arrivent très vite dans toutes les maisons, parce que ses amies regardent les chanteuses, etc. – et donc quelquefois j’ai l’impression que c’est un habillement un peu trop... un peu limite. Tant qu’elle a 10 ans, personne ne s’en rend compte, mais quand elle en aura 14... J’y penserai à deux fois avant de la laisser sortir habillée comme ça. (Bianca, enseignante-chercheuse en urbanisme, une fille de 10 ans, un fils de 9 ans, Milan)
33Il ne faudrait cependant pas conclure de ce qui précède que la supervision de l’habillement des filles est caractéristique d’un profil de parents. Plusieurs mères appartenant aux classes intermédiaires et populaires ont ainsi insisté au cours des entretiens sur leur volonté que leur fille ne « fasse pas Lolita », exprimant l’idée qu’une présentation de soi sexualisée constitue une source de danger potentiel dans les espaces publics. Si c’est bien dans les familles les plus favorisées qu’il est le plus systématique, le travail de veille vestimentaire existe dans la plupart des familles, même s’il est parfois délégué à d’autres membres de la famille que les parents, comme les grands-parents ou les frères et sœurs aînés :
J’aimerais pas qu’elle soit habillée comme une Lolita, ça, c’est sûr. Je pense que ses frères feraient très attention à ce que... De toute façon, quand on a des frères aînés, vous savez, la vie est très dure pour les filles [rire franc], donc je pense que ça va être assez surveillé par ses frères. (Eloisa, encadrante courrier à La Poste, deux fils de 13 et 11 ans, une fille de 8 ans, Paris)
34Si des variations de classe se dessinent, les pratiques différentialistes semblent ainsi revêtir un caractère transversal à l’espace social. On peut faire l’hypothèse que la socialisation des enfants aux espaces publics urbains est un domaine de pratiques dans lequel l’indifférenciation prônée par certains parents est plus difficile à mettre en œuvre que dans d’autres. Les filles demeurent en effet associées à des risques spécifiques et se voient régulièrement rappeler leur vulnérabilité supposée dans ces espaces, et cela, quel que soit le niveau de diplôme ou de revenus de leurs parents. Titulaire d’un diplôme d’études approfondies (DEA) en psychologie, Odile (deux filles de 14 et 11 ans, un fils de 12 ans, Paris) déclare sans ambages qu’elle est « plus inquiète pour [ses] filles ». Enseignante-chercheuse en allemand, Catherine (deux fils de 13 ans et 1 an, une fille de 9 ans, Paris) pense que son conjoint (enseignant-chercheur lui aussi) et elle « auront plus d’appréhension pour Irène, certainement [que pour leur fils] ». Consultant en informatique et diplômé d’une école d’ingénieur, François (une fille de 12 ans, deux fils de 9 ans, Paris) affirme que « les raisons de sécurité priment » pour justifier le fait que les horaires de retour de sa fille seront probablement « très encadrés », plus en tout cas que pour ses fils, qu’il juge pourtant « moins matures » au même âge. Le fait que ces jugements s’opèrent sur un registre plus ou moins critique ou naturalisant n’empêche pas la mise en œuvre de pratiques d’encadrement spécifiques aux filles.
35La prégnance de pratiques d’encadrement visant à contrôler la mobilité et la présentation de soi des filles contraste avec l’absence de discours s’inscrivant dans une perspective d’empowerment, c’est-à-dire de renforcement du pouvoir d’agir. Aucun des parents de filles rencontrés (46 concernés pour la phase d’âge 8-14 ans, dont 32 mères) n’a ainsi fait la démarche de leur apprendre à « se défendre » (voir Dorlin, 2019). Pour le dire autrement, le travail de préparation à l’interaction réalisé par les parents de filles les mieux dotés en capital culturel ne va pas jusqu’à l’enseignement de l’autodéfense. Ce constat est d’autant plus étonnant que l’on observe que les parents sont moins inquiets pour les filles capables de courir vite ou d’avoir recours à la force physique, du fait de leur morphologie ou de certaines de leurs activités extrascolaires : la « peur sexuée » (Lieber, 2008, p. 204) tend logiquement à s’atténuer dans le cas de filles dont les pratiques et les dispositions suggèrent une moindre vulnérabilité, qui sont considérées et traitées d’une manière proche de celles des garçons.
Clément R. – Ce sont toujours des garçons qui raccompagnent les filles chez elles le soir ?
Giovanna – Oui, oui. Mais il y a une fille du quartier qui est au lycée qui a l’autorisation de se balader seule, elle doit faire quelque chose comme deux mètres et peser 80 kilos, elle fait de l’aviron, c’est une géante qui fait un peu peur, alors quand elle dit : « Je l’accompagne ! » [en parlant de leur fille cadette], ça nous va aussi [rires]. (Giovanna, institutrice, deux filles de 16 et 14 ans, un fils de 10 ans, Milan)
36Les filles dont il est question ici sont peut-être encore trop jeunes aux yeux de leurs parents pour apprendre à se défendre (comme le font pourtant certains de leurs pairs masculins au même âge) et surtout à remettre en cause les normes de genre. Ces pratiques se diffusent peut-être progressivement au cours des années qui suivent, sans doute alors de manière distincte selon les profils des familles. Quoi qu’il en soit, aucun des parents rencontrés ne semblait enseigner aux garçons comment se comporter de manière non sexiste dans les espaces publics, ni même simplement l’envisager.
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37En décrivant la façon dont les parents, considérés en tant qu’agents centraux de la socialisation aux espaces publics des enfants, accompagnent et encadrent de manière différenciée la découverte et les usages que les enfants font de ces espaces selon leur sexe biologique, ce chapitre constitue une nouvelle confirmation de l’existence de différents « genres de la socialisation spatiale » (Löw, 2001, 2015, p. 94). La présence des filles dans les espaces publics urbains est davantage sujette à contrôles et à recommandations que celle des garçons, notamment car les parents anticipent des sollicitations plus fréquentes pour les filles après la puberté. Celle-ci marque leur accès au statut de (jeunes) femmes, qui implique des restrictions à l’exploration autonome de la ville, les parents tendant à concentrer leur effort éducatif sur l’« apprentissage de l’évitement du risque » (Granié, 2010, p. 99).
38Alors que la naturalisation des différences produites par les processus de socialisation sexuée s’explique en grande partie par le fait que ces processus débutent dès le plus jeune âge – et même avant la naissance (Pélage et al., 2016) –, l’analyse des entretiens apporte un éclairage empirique sur la genèse des manières d’agir et de percevoir spécifiques aux femmes dans les espaces publics urbains. On s’aperçoit notamment que les précautions qu’elles prennent recoupent largement celles qui sont prises de manière spécifique par les parents pour leurs filles, comme l’évitement de lieux et de moments, la recherche d’une escorte ou la gestion de la présentation de soi. Cette mise en lumière de l’existence de différentes « classes de socialisation » (Darmon, 2016, p. 23) aux espaces publics urbains selon le sexe des enfants permet ainsi de mieux « comprendre les peurs féminines » (voir Condon et al., 2005).
39La typologie présentée dans le chapitre précédent permet par ailleurs d’essayer d’articuler les processus de socialisation sexuée à leurs variations de classe. En effet, alors que les parents les moins dotés en capital culturel aspirent avant toute chose à « protéger » leurs filles sur un registre naturalisant la différence des sexes, les parents « stratèges » et « préparateurs », qui sont généralement les mieux dotés en capital culturel, se distinguent par leur volonté d’anticiper l’asymétrie des rapports de genre dans les espaces publics pour préparer leurs filles à des risques présentés comme objectifs. Le fait de remettre en question la division sexuelle des rôles sociaux ne les empêche cependant pas de mettre en œuvre des pratiques d’encadrement différenciées, qui s’articulent autour de cette asymétrie qu’ils peuvent par ailleurs déplorer. De manière révélatrice de l’écart qui subsiste entre les discours des parents critiques à l’égard des stéréotypes de sexe et leurs pratiques réelles (Dafflon-Novelle, 2006 ; Court, 2017), la substance du message transmis aux filles se distingue en fin de compte assez peu : les filles sont socialisées à l’évitement des interactions et à la discrétion, mais pas à la remise en cause des normes de genre.
40En distinguant le champ des possibles et les conditions dans lesquelles filles et garçons peuvent explorer leur espace de résidence et la ville, il ne fait guère de doute que l’encadrement parental contribue à la formation de dispositions sexuées, ces « manières durables d’agir, de penser et de percevoir, socialement codées comme féminines ou masculines et attendues d’un sexe plus que de l’autre » (Court, 2017, p. 90). Et il participe par conséquent à l’acquisition d’un rapport plus ou moins assuré et confiant aux espaces publics selon le sexe biologique : comme dans le cas des différences de classe (voir le chapitre précédent), cette incorporation de dispositions distinctes doit être envisagée comme la transmission d’avantages différenciés (Lareau, 2003) aux filles et aux garçons.
41Puisse ce chapitre contribuer à sa mesure à rendre visibles les logiques de la socialisation sexuée aux espaces publics urbains, bien au-delà du cas le plus étudié, dans le contexte français, des quartiers périphériques d’habitat social (voir notamment Clair, 2008 ; Lapeyronnie, 2008).
Notes de bas de page
1 Ce chapitre reprend des éléments présentés dans deux articles de recherche (Rivière, 2018 a ; 2019).
2 S’appuyant sur un échantillon représentatif de 2 165 individus âgés de 17 ans et habitant Paris, l’enquête Escapad Paris 2010 montre que plus de 1 garçon sur 5 avait déjà participé à une bagarre (22 %), contre moins de 1 fille sur 20 (4 %) (Atelier parisien d’urbanisme, 2013).
3 Les premiers résultats de l’enquête Virage (Debauche et al., 2017) indiquent que si les hommes sont près de 4 fois moins nombreux que les femmes à déclarer une agression sexuelle au cours de leur vie, plus de la moitié des individus concernés déclarent avoir été agressés dans les espaces publics tels que définis (de manière assez large) par l’enquête.
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Leurs enfants dans la ville
Ce livre est cité par
- Demoulin, Jeanne. Lafaye, Claudette. Collectif Pop-Part, . (2022) Des jeunes de milieu populaire face à la gentrification à Pantin : une dialectique entre présent et avenir. Métropoles. DOI: 10.4000/metropoles.9119
Leurs enfants dans la ville
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