Les ressources des familles1
p. 61-88
Texte intégral
1Les processus de socialisation des enfants s’inscrivent dans des réalités matérielles contrastées et dans des logiques éducatives liées aux propriétés sociales des parents. Les moyens financiers dont ils disposent, la taille de leur logement, leur rapport à la maîtrise des activités et des fréquentations des enfants, au temps ou encore aux normes de présentation de soi constituent ainsi autant de dimensions qui structurent la variation des pratiques d’encadrement mises en œuvre au quotidien. Pour le dire autrement, l’étude de l’encadrement parental illustre et confirme l’existence d’« enfances de classe » (voir Lahire, 2019 a).
2En mobilisant la typologie des formes de capitaux élaborée par Pierre Bourdieu (1979), qui tient compte à la fois du volume et de la structure des formes de capitaux dont les parents sont dotés (capital économique, capital culturel, capital social), l’analyse des entretiens permet de distinguer trois manières socialement situées d’encadrer les pratiques urbaines des enfants. Cette approche typologique met en lumière plusieurs principes de différenciation sociale de la socialisation aux espaces publics des enfants et permet d’envisager la façon dont le travail d’encadrement parental contribue à produire différents types de dispositions urbaines, c’est-à-dire différents types de manières d’agir et de percevoir dans les espaces publics urbains.
Les conditions matérielles d’exercice de l’encadrement
3Prendre en compte les conditions matérielles dans lesquelles les parents et leurs enfants évoluent au quotidien est incontournable. Alors que l’on a vu le rôle que sont appelés à jouer différents types de chaperons dans l’encadrement des pratiques urbaines des enfants (voir le chapitre « Des premiers pas à la grande ville »), les parents ne disposent pas tous des mêmes atouts. Le recours aux services payants de garde d’enfant n’est en particulier pas à la portée de tous et il correspond à une forme de surveillance caractéristique des parents les mieux dotés en capital économique (fraction économique). Respectivement âgés de 7 et 9 ans, la fille et le fils d’Alexandre (cadre dans un cabinet de recrutement, Paris) sont par exemple accompagnés matin et soir entre leur domicile et l’école par un étudiant rémunéré. La surveillance peut également s’exercer de manière indirecte, par l’intermédiaire de la présence au domicile d’une personne engagée pour garder les cadets mais qui régule de facto les pratiques des aînés, en relayant l’information auprès des parents en cas de retard ou de comportement inhabituel. Dans les familles les moins dotées en capital économique, la surveillance des plus jeunes est plus souvent assurée par des frères et sœurs plus âgés, mobilisés en tant qu’auxiliaires de l’encadrement. Il est plus facile d’exprimer des réserves au sujet de ces pratiques familiales de garde lorsque l’on a les moyens d’avoir recours aux services rémunérés de personnes extérieures au foyer – les parents concernés mettant alors en avant leur souhait de ne pas attribuer de responsabilités trop pesantes à des enfants eux-mêmes autonomes depuis peu et de ne pas encourager les situations d’exercice du pouvoir d’un membre de la fratrie sur un autre.
4Les conditions de logement jouent quant à elles un rôle central dans la différenciation des expériences enfantines. Le fait d’avoir de nombreux enfants dans un domicile à la taille limitée peut ainsi encourager les parents à les laisser jouer en dehors de l’espace domestique : si le domicile est un espace central de l’organisation du quotidien des enfants, notamment car il est perçu comme plus sûr pour les enfants que les espaces publics par la plupart des parents (voir le chapitre « Des premiers pas à la grande ville »), la façon dont il est investi varie fortement selon les familles. Une corrélation inverse se dessine entre la liberté d’exploration autonome du dehors dont jouissent les enfants et la taille du logement (voir également Lehman-Frisch, Authier & Dufaux, 2012) : les sociabilités d’intérieur sont caractéristiques des enfants qui grandissent dans les familles qui disposent des conditions de logement les plus confortables, c’est-à-dire le plus souvent celles qui sont les mieux dotées en capital économique. Un logement de grande taille permet plus facilement d’inviter d’autres enfants chez soi, tout en favorisant le déroulement d’activités ludiques au domicile, y compris lorsque l’enfant est seul. Le cas des filles de Viviane (conteuse, trois filles de 15, 13 et 10 ans, Paris), propriétaire d’une maison de plus de 150 mètres carrés proche de la place des Fêtes, est à ce titre exemplaire : celles-ci ne sortent que très rarement dans le quartier pour y retrouver d’autres enfants, « probablement parce qu’on a la chance d’avoir cette grande maison, et du coup elles ont tendance à emmener les copains ici ». À Milan, tandis qu’Hedda (sans profession – conjoint commercial –, deux fils de 11 et 9 ans) rentre souvent de l’école flanquée d’un « escadron » d’enfants, Bianca relève que leurs conditions de travail et de logement rendent difficile pour certains parents de participer aux échanges réciproques d’accueil des enfants, qui impliquent la plupart du temps des mères présentant un profil sociologique proche :
C’est plus difficile de partager une réelle communauté de vie avec les enfants d’origine étrangère, parce que je me rends compte que, très souvent, venant de familles qui mènent une vie assez différente de la nôtre – par exemple parce que les parents ont des horaires de travail très pénibles, mais aussi parce qu’ils partagent leur logement avec d’autres membres de leur famille et que du coup ils sont souvent très nombreux –, le type d’échanges que nous pouvons mettre en œuvre, par exemple quand les enfants vont jouer l’après-midi ou même dormir chez un ami, sont plus difficiles à imaginer. (Bianca, enseignante-chercheuse en urbanisme, une fille de 10 ans, un fils de 9 ans, Milan)
5Relevée par de nombreux parents des classes moyennes-supérieures, la dissymétrie dans les invitations au domicile lancées respectivement par les enfants des familles populaires et par ceux des familles plus favorisées peut être alimentée par un sentiment de honte lié au dénuement ou au mauvais état du logement. Originaire du Bangladesh, Begom (agent de nettoyage, un fils de 11 ans, Milan) ne souhaite pas, de manière révélatrice, que l’entretien se déroule à son domicile et propose que nous nous retrouvions plutôt au patronage paroissial (oratorio) voisin, car ce dernier est bien chauffé (à la différence de son logement) et surtout parce qu’il « pleut » dans son appartement. Logée à l’hôtel par la mairie de Paris à la suite de son arrivée de Bamako il y a cinq ans, Fanta (agente de nettoyage à temps partiel) fait part de sa « peur » de laisser ses fils (âgés de 10 et 9 ans) seuls dans leur chambre commune lorsqu’elle part travailler, peur avivée par plusieurs incendies d’hôtels meublés au cours des mois qui ont précédé l’entretien. Au-delà de ces cas de grande précarité résidentielle, la promiscuité au sein du logement, qui peut notamment être induite par la cohabitation entre différentes générations, tend à réfréner les invitations au domicile d’amis de l’enfant et à le pousser vers des activités de jeu en extérieur, que celles-ci se déroulent dans un cadre organisé ou, plus souvent, sans encadrement adulte. Cette difficulté à inviter les amis des enfants structure les pratiques de sociabilité enfantines, dans la mesure où elle peut rendre certains parents réticents à l’idée d’accepter les invitations adressées à leurs propres enfants, en vue d’éviter toute non-réciprocité.
Bon, ses amis, c’est ses copains de classe. J’ai vraiment pas le temps de les recevoir chez moi, parce que je préfère encore, s’il va chez eux, il faut qu’ils viennent aussi chez moi. Comme je n’ai jamais le temps, je suis pas là, c’est un peu rare. C’est pour ça qu’il vient toujours là [au square de la place des Fêtes] pour les rencontrer. (Pauline, employée de maison en recherche d’emploi, deux fils de 8 ans et 1 an, Paris)
6La volonté de ne pas déranger d’autres membres de la famille vivant sous le même toit ou l’autocensure liée à l’inconfort ou à l’insalubrité du logement rappellent que la « culture de la chambre » décrite par les sociologues de l’enfance (voir Glévarec, 2010) est liée à des conditions matérielles qui la rendent possible, au-delà de la seule disponibilité de chambres individuelles à l’intérieur du logement. La présence plus précoce et plus visible d’enfants des classes populaires dans les espaces publics sur les deux terrains d’enquête confirme ainsi en miroir « l’importance de ce bien rare qu’est l’espace » (Schwartz, 1990, p. 148) dans l’organisation de la vie domestique des familles et fait écho à la présence historique des classes populaires dans les rues des villes, largement liée à leurs conditions de logement (Farge, 1979). Comme l’a montré de manière éclatante la période de confinement imposée par de nombreux gouvernements pour faire face à la pandémie de Covid-19 (voir notamment Gilbert, 2020), les espaces ouverts à tous constituent une ressource d’autant plus précieuse que les conditions de logement sont moins confortables.
Emplois du temps et maîtrise des fréquentations des enfants
7De meilleures conditions de logement ne sauraient cependant expliquer à elles seules la centralité du domicile dans les pratiques de sociabilité de certains enfants, souvent intimement liée à un effort parental de maîtrise de leur emploi du temps et de leurs fréquentations. Les invitations au domicile sont ainsi dans de nombreux cas investies comme une opportunité de superviser discrètement les fréquentations des enfants, mais aussi d’« apprendre à connaître » (Sonia, technicienne de laboratoire, une fille de 10 ans, Paris) les autres parents dans le cas des enfants les plus jeunes, au moins par téléphone interposé. Le domicile constitue dans cette perspective un espace de cadrage des sociabilités enfantines dans les familles des classes moyennes-supérieures, de manière plus systématique que dans le cas des familles des classes populaires.
8Plus généralement, une logique de maîtrise de l’emploi du temps et des fréquentations contribue à limiter la présence dans les espaces publics des enfants des classes moyennes-supérieures, tout en y renforçant par effet de contraste la visibilité des enfants des classes populaires. Les nombreuses activités extrascolaires des premiers leur laissent en effet dans la plupart des cas assez peu de temps réellement libre : le temps extrascolaire tend à être investi comme une opportunité d’apprentissage et notamment d’acquisition de compétences complémentaires ou favorables aux savoirs scolaires. La combinaison d’(au moins) une activité sportive et d’(au moins) une activité culturelle est fréquente, et la métaphore de l’« agenda de ministre » mobilisée par Nicolas restitue de manière efficace l’expérience de certains enfants :
Très tôt, ils font plein, plein, plein de choses, c’est... À 7 ans, ils vont au conservatoire, ils font de la danse, de la musique, ils ont la sculpture sur bois, ils ont l’atelier d’échecs, ils ont l’atelier macramé, ils ont la varappe le mercredi, la pelote basque le samedi, enfin c’est… Il y a quand même une espèce de profusion. […] Je trouve que les gamins, dès leur premier âge, font vraiment un nombre de choses incroyable. C’est une remarque qui est souvent faite par les instituteurs, mais qui est aussi faite par les parents, de dire : « C’est dingue, nos enfants, ils ont des agendas de ministre. » Ils font beaucoup de choses. Ils sont ouverts sur beaucoup, beaucoup de choses. (Nicolas, enseignant-chercheur, une fille de 12 ans, un fils de 8 ans, Paris)
À l’inverse, le temps extrascolaire des enfants des classes populaires est moins investi et structuré par l’action organisatrice des parents. Moins nombreuses, les activités extrascolaires impriment un rythme moins soutenu à la vie quotidienne des enfants. Surtout, l’idée selon laquelle ce temps doit correspondre à un moment d’acquisition de compétences et d’expériences complémentaires à la scolarité est moins présente ou du moins rarement formulée en ces termes.
9Les cas de deux pères immigrés illustrent la façon dont les trajectoires de mobilité sociale et les projets de réussite formulés pour la génération suivante éclairent l’investissement du temps extrascolaire en tant que temps « utile » à l’enfant. À Paris, l’inscription de Joseph (assistant de direction, une fille de 8 ans et un fils de 4 ans) dans une trajectoire de mobilité sociale ascendante le conduit à valoriser la multiplication d’activités en parallèle du temps scolaire, en lien avec le constat qu’il fait de la différenciation sociale de la participation des enfants à ces activités. Évoluant selon ses propres termes dans un milieu professionnel « blanc » et « cultivé » (né en Côte d’Ivoire, Joseph occupe un poste administratif dans un centre de recherche d’une université parisienne), il nourrit des ambitions scolaires élevées pour ses enfants, reliant l’accession puis la réussite en « classe prépa » à laquelle il aspire pour eux à un travail préparatoire de longue haleine que « les blancs » réaliseraient, selon lui, de manière quasi naturelle. Joseph a ainsi inscrit son fils au judo, sa fille à la danse et il les emmène régulièrement découvrir ce qu’il considère comme les principaux monuments franciliens. Cette déclinaison urbaine de la « bonne volonté culturelle » (voir Bourdieu, 1979) les conduit des hauts lieux de la culture légitime, comme l’Opéra Garnier, à ceux de la culture populaire : « Je leur explique que c’est ici [au Stade de France] que Zidane a marqué deux buts en finale de Coupe du monde. » Le temps extrascolaire est ici investi comme un temps précieux et scolairement rentable, ou tout du moins propice à une stimulation complémentaire à l’expérience scolaire. Ayant pour sa part fait l’expérience d’une forme de déclassement caractéristique des processus migratoires contemporains en direction de l’Italie (Ambrosini, 2008) – il était écologue en Bolivie et travaille désormais comme auxiliaire de vie dans une clinique de Milan –, Hugo reconnaît que l’inscription de son fils à plusieurs activités a pour but de le « maintenir occupé », mais aussi de garantir la qualité de ses fréquentations :
Le lundi il va au karaté, le mardi il va au basket, le mercredi nous venons ici à l’église [le début de l’entretien se déroule à l’oratorio], le jeudi il va aux scouts... En fait, j’essaie de faire en sorte qu’il soit toujours occupé. Parce que moi-même j’ai grandi de cette manière-là, j’ai fait beaucoup de sport, j’ai joué au basket pour l’équipe de ma ville, et j’ai même été présélectionné au niveau national, j’étais assez fort. Et maintenant, je me rends compte que ma jeunesse, mais peut-être que mes parents avaient pensé de la même manière que moi je pense maintenant, que si ton fils est toujours occupé à des choses positives, alors lui aussi il va se faire des amis qui ont sans doute les mêmes idées, les mêmes goûts. Des gens qui font des choses positives. (Hugo, auxiliaire de vie, un fils de 9 ans, Milan)
10La structuration du temps extrascolaire par la participation à différents types d’activités organisées entretient un lien double avec les pratiques urbaines des enfants. D’abord, elle peut répondre à une crainte plus ou moins vive que ceux-ci ne passent trop de temps seuls dans les espaces publics, se trouvant alors exposés à des menaces pour leur intégrité physique ou plus simplement « livrés à eux-mêmes », comme sont souvent décrits les adolescents des classes populaires. Elle peut aussi avoir pour conséquence de contribuer à produire un rapport superficiel aux espaces ouverts à tous, le temps passé sans accompagnement adulte au sein de ces derniers étant dans certains cas résiduel.
Préparer à la ville
11Si tous les parents essaient d’accompagner leurs enfants dans leur découverte de la ville, on observe un intérêt variable pour le développement de compétences de mobilité et pour la consolidation de la confiance en soi de l’enfant, caractéristiques de la logique de l’« éducation concertée » (concerted cultivation) décrite par Annette Lareau au sujet des familles de la middle class américaine (2003). Sur les deux terrains d’enquête, la socialisation des enfants à la ville fait ainsi l’objet de plus de pratiques anticipatrices dans les familles les mieux dotées en capital économique et culturel. Les entretiens permettent notamment de saisir comment des événements de la vie quotidienne peuvent être mobilisés pour ouvrir des discussions relatives à l’expérience ordinaire des espaces publics. Ce travail d’ouverture d’espaces d’échange et de dialogue vise à permettre d’aborder certains sujets avec les enfants en vue de favoriser les « bonnes pratiques », à la suite par exemple de problèmes rencontrés par d’autres enfants. Ce rapport pédagogique avec l’expérience quotidienne des enfants (Garcia, 2018) peut par exemple conduire à discuter de la présence de sans-abri dans les espaces publics, qui tend à interpeller vivement les enfants et qui constitue une occasion pour les parents de parler avec leurs enfants de la ville et des inégalités sociales qui la traversent.
Et puis il y a eu les périodes de grand froid où il y a eu effectivement... des SDF qui dormaient dehors dans le quartier. On ne peut pas rentrer chez soi et... ne pas y penser. Alors j’en parlais beaucoup à mes enfants, parce que... L’idée, c’était à la fois de ne pas tomber dans la mièvrerie, de dire : « les pauvres, ils sont malheureux, etc. » et puis de rentrer chez soi bien au chaud. [...] Donc ça, c’est effectivement des dialogues que nous avons eus régulièrement, je leur ai expliqué. Je pense qu’ils comprennent certaines choses, mais je crois qu’ils ne comprennent pas la dureté de ce que ça représente. Ça, je crois que c’est quelque chose qu’ils ont du mal à comprendre. Ou en tout cas, ils ne montrent pas une compassion excessive. Ce sont des enfants, donc... ils se rendent compte que c’est difficile, qu’ils n’ont pas de maison, etc., mais sur le coup, je n’ai pas forcément senti qu’ils avaient compris la gravité des choses, humainement parlant. Et puis d’un autre côté, je me dis que petit à petit, ce dialogue que nous avons eu sur les SDF, sur les gens qui vivaient tout seuls, a dû faire son chemin. (Judith, enseignante-chercheuse, deux fils de 12 et 6 ans, Paris)
12Cette propension au commentaire réflexif sur l’environnement urbain se double d’un contraste marqué dans l’intensité de la préparation à la ville. Les espaces perçus comme protégés par les parents (voir le chapitre « Des premiers pas à la grande ville ») sont ainsi très investis par les parents des classes moyennes-supérieures en tant qu’arènes sécurisées d’entraînement à l’autonomie, propices à l’acquisition de compétences de mobilité et d’interaction. Bianca offre un bon exemple de l’instrumentalisation de ces espaces à des fins d’« entraînement » à l’autonomie, qu’il s’agisse de son lieu de vacances habituel ou du parco Trotter, proche de son domicile :
Bianca – Si on fait un entraînement pendant les vacances et qu’ils commencent à prendre un peu...
Clément R. [surpris] – Un entraînement ?
Bianca [elle sourit] – Exactement... Dans une situation qui est clairement plus tranquille, parce que justement les lieux de vacances sont souvent des endroits plus tranquilles, plus détendus. [...] Le parco Trotter permet à des enfants qui ont 8-9 ans de se balader seuls en toute tranquillité, parce qu’à l’intérieur ils ont leurs repères et naturellement ensuite... Pour ma fille, ça s’est vraiment passé comme ça, elle a d’abord commencé à gagner son autonomie à l’intérieur des limites du parc et ensuite elle a peu à peu agrandi son périmètre. (Bianca, enseignante-chercheuse en urbanisme, une fille de 10 ans, un fils de 9 ans, Milan)
13Les propos d’Éric (cadre dans la finance, deux fils de 10 et 3 ans, Paris) sont eux aussi révélateurs de la logique qui sous-tend la démarche mise en œuvre par les parents des classes moyennes-supérieures : il s’agit d’« aider les enfants à prendre confiance en eux » en les accompagnant dans la découverte progressive et maîtrisée de l’environnement urbain. De microexpériences d’autonomie ponctuent à cette fin le quotidien des enfants, comme dans le cas des filles de Marianne (conférencière dans un musée, deux filles de 14 ans, Paris), que celle-ci laissait volontairement rentrer seules chez elles de l’école et y passer un moment sans adulte, pour évaluer leur capacité à « se débrouiller » et leur faire accumuler de l’expérience.
14Ces enfants font par ailleurs la plupart du temps l’objet d’un véritable entraînement à la prise autonome des transports en commun, centré autour de l’acquisition de deux types de compétences : apprendre à se déplacer en se repérant à l’intérieur du réseau et savoir interagir avec les autres usagers. On enseigne alors par exemple à l’enfant à céder sa place dans certaines circonstances, à laisser descendre les voyageurs de la rame avant de tenter d’y entrer ou encore à ne pas se laisser distraire par les musiciens ambulants. Ce ne sont pas nécessairement les contenus de cet enseignement qui distinguent l’action éducative des parents, mais la façon dont celui-ci intervient dans le processus de socialisation à la ville. Dans les familles des classes populaires, le premier emprunt autonome des transports en commun par les enfants survient dans la plupart des cas sans avoir été planifié ou anticipé, l’occasion ou la nécessité étant des éléments déclencheurs récurrents dans les entretiens. Cette relation moins anticipatrice à la mobilité en transports en commun éclaire le fait que les enfants de ces familles sont ceux qui tendent à les emprunter le plus tardivement de manière autonome.
Clément R. – A-t-il déjà pris les transports en commun sans toi ou sans son père ?
Natalia – Non. Non, parce qu’il n’en a jamais eu l’occasion. [...] Il n’en a pas besoin. Mais si un jour je lui dis : « je vais là-bas, rejoins-moi avec le 56 [ligne de bus qui traverse le terrain d’enquête] », je pense qu’il est capable de le faire. Mais comme ce n’est pas nécessaire, il ne l’a jamais fait. (Natalia, sans profession – conjoint conducteur de travaux –, un fils de 12 ans, Milan)
Clément R. – Est-ce qu’il a déjà pris le bus ou le métro tout seul ?
Fernanda – Non, jamais. Quand il le prend, c’est avec nous.
Clément R. – Et vous essayez de lui apprendre un peu ou... ?
Fernanda – Euh... Sinon, il est bien capable, oui, de le prendre tout seul, je vois bien... On le prend rarement, mais quand on le prend, il arrive quand même à se situer...
Clément R. – Et vous disiez tout à l’heure que peut-être que pour le collège il devra y aller en transports ?
Fernanda – Oui, si c’est loin, oui. Il n’aura pas le choix. (Fernanda, gardienne d’immeuble, un fils de 10 ans, deux filles de 3 ans et 1 an, Paris)
15Les enfants qui grandissent dans les familles des classes moyennes-supérieures ont quant à eux plus d’« occasions » de sortir de leur quartier, dans le cadre de leurs activités extrascolaires mais aussi, comme nous le verrons plus loin, pour se rendre à l’école. Une préparation plus ou moins consciente et intentionnelle, qui débute parfois bien en amont du premier trajet réalisé en autonomie, est mise en œuvre à cet effet. Dans ces familles, savoir utiliser le réseau de transports en commun est considéré comme une compétence indispensable à acquérir, en vue de l’insertion professionnelle future, mais aussi à plus court terme pour se déplacer de façon autonome dans – et surtout en dehors de – l’espace local. Voilà pourquoi Marianne (conférencière dans un musée parisien), qui montre depuis qu’elles sont « toutes petites » à ses deux filles désormais âgées de 14 ans « comment faire les changements », peut affirmer que « le métro, pour elles, c’est très facile ».
16La description réalisée par une mère parisienne d’origine très favorisée (enfance dans le 16e arrondissement de Paris, études artistiques, propriétaire avec son mari d’une maison à Belleville) de la découverte du bus par son fils aîné est particulièrement intéressante dans la mesure où elle donne à voir le travail préparateur en actes : les premiers trajets effectués avec l’enfant avant qu’il les réalise seul, les différents arrêts montrés pour qu’il puisse reprendre le bus dans l’autre sens en cas d’erreur, les encouragements à entrer en relation avec le chauffeur si nécessaire. Elle illustre la posture anticipatrice très répandue parmi les parents les mieux dotés en capital économique et culturel : il s’agit de préparer l’enfant à un ensemble d’événements dont il est difficile de prévoir l’occurrence, mais qui constituent un horizon auquel les utilisateurs des transports en commun peuvent être confrontés à tout moment. Que faire par exemple en cas de blocage momentané de la circulation des rames de métro en raison d’un incident technique ou d’une tentative de suicide ?
Aliénor – Et c’est vrai que là, par exemple, Ange va tout seul prendre des cours de guitare électrique, il prend le bus aussi, il va après Gambetta, et j’ai fait le trajet [elle insiste] longtemps avec lui avant qu’il ait le courage de le faire tout seul. Et s’il se trompe de sens, je lui ai montré où étaient les arrêts, pour repartir dans l’autre sens... Ce qu’il faut faire si le ticket est démagnétisé, aller le dire au chauffeur... On a même répété, parce qu’il est un peu angoissé. Enfin, des tas de consignes.
Clément R. – Ah oui, tu anticipes avec lui ce type de situation ?
Aliénor – Oui. Si on n’est pas descendu... D’ailleurs, ça leur est arrivé, apparemment souvent les bus ne s’arrêtent pas, même quand on a appuyé sur le bouton. Ils ne voient pas que ça a été appuyé, donc l’enfant met un moment avant d’oser, ou il n’ose même pas appeler, en disant « stop, c’est mon arrêt », donc il faut qu’il sache, à pied, refaire éventuellement, ou bien reprendre le bus dans l’autre sens, ou bien refaire les trajets qui ont été ratés. Et ça, c’est vrai que si on n’y a pas pensé à l’avance et que l’enfant n’a pas le sens de l’orientation, ça peut être un problème. Alors ça, c’est vrai que ce problème-là, on pense l’éviter s’il a un téléphone portable. Il appelle, il dit : « Maman qu’est-ce que je fais ? » Mais moi, je pense qu’il vaut mieux que ça ait été... qu’il sache se débrouiller, plutôt que de téléphoner, demander de l’aide. Et puis, on ne répond pas forcément. Je trouve ça plus intéressant qu’il sache gérer les situations plutôt que d’appeler à l’aide. (Aliénor, sans profession – conjoint chef d’entreprise –, deux filles de 12 et 3 ans, deux fils de 11 et 8 ans, Paris)
17Cet extrait d’entretien illustre par ailleurs la tendance qu’ont les parents les plus diplômés à retarder l’achat d’un téléphone mobile pour l’enfant, souvent perçu comme contraire à l’effort quotidien de développement de compétences de mobilité, comme savoir s’orienter seul, faire face à l’imprévu, ne pas paniquer ou demander son chemin. L’attrait des parents pour le recours au portable dans l’encadrement des mobilités est de fait socialement clivé : à ceux qui l’apprécient pour son caractère rassurant s’opposent d’autres parents qui sont loin d’être convaincus de son intérêt et mettent en place des pratiques de freinage (Rivière, 2014 b). La plupart du temps exprimées par des parents appartenant aux fractions les mieux dotées en capital culturel des classes moyennes-supérieures (fractions culturelles), ces réticences liées à leur forte valorisation du développement de l’enfant sont une belle illustration de la posture anticipatrice décrite plus haut. Cette démarche de développeurs contraste avec une projection bien moindre dans l’avenir des parents des classes populaires, qui anticipent moins et surtout n’investissent pas de la même manière le franchissement d’étapes ultérieures, qui s’opère alors davantage sur le mode de la contingence. Il s’agit d’une observation importante : la socialisation à la ville et aux espaces publics des enfants s’inscrit dans le rapport au temps et à l’avenir qu’entretiennent leurs parents.
La présentation de soi dans les espaces publics
18Un ensemble de travaux ont montré la prégnance de représentations hédonistes de l’enfance en milieu populaire, période de la vie associée à l’insouciance et qu’il s’agit de préserver des contraintes et difficultés de la vie adulte (Thin, 2009). Les entretiens ont permis de relever la relative fréquence de dépenses importantes liées à des demandes formulées par les enfants dans les familles des classes populaires, qui s’inscrivent dans la perspective de l’accomplissement de différents objectifs pouvant être imbriqués. D’abord, le soutien à la sociabilité des enfants, qui peut s’opérer par le biais de l’achat de vêtements de marque ou d’objets (téléphones mobiles ou consoles de jeux vidéo par exemple) valorisés par leurs pairs (Mardon, 2010 c). Ensuite, la prévention de risques de conduites déviantes par la gestion des désirs générés par les messages publicitaires : l’intégration de ces dépenses dans la gestion du budget familial vise alors à limiter les frustrations liées au décalage avec la possibilité objective d’accéder aux biens convoités (Delcroix, 1999). Enfin, il peut s’agir d’attester du statut socio-économique de la famille, de sa respectabilité et de sa « distance à la nécessité » (Nicaise et al., 2019, p. 1141). On comprend mieux alors pourquoi Jamila insiste avec fierté sur certaines dépenses qu’elle réalise pour ses fils, considérables au regard de son budget :
C’est tout pour mes enfants, rien pour moi. J’ai acheté des lampes économiques, j’économise l’électricité, mais par exemple j’ai acheté à mon fils des baskets à 70 euros. J’en ai acheté aussi à 25 euros, au centre commercial. J’aime bien lui donner, pas tout, on ne peut pas donner tout, mais j’aime bien lui donner tout ce que je peux. Parce que j’aime pas quand il me dit... Par exemple, il est parti chez Alexandre, il a une Nintendo DS. Et puis, je peux pas, j’arrive pas à le laisser comme ça, à me dire qu’il lui manque quelque chose. Donc, je l’ai achetée 150 euros, la DS, oh oui, [avec fierté] je l’ai achetée quand même. Donc, je suis tout le temps en train de réfléchir... (Jamila, sans profession – allocataire du RSA et conjoint décédé –, deux fils de 8 et 6 ans, Paris)
19Les parents des classes moyennes-supérieures tendent en miroir à davantage contrôler la présentation de soi de leurs enfants dans les espaces publics, en vue notamment d’éviter que la possession d’objets de valeur ne suscite de la convoitise. Ils promeuvent des normes de présentation de soi qui s’articulent autour d’un idéal de discrétion et veillent à leur respect. Cette sobriété se fonde en partie sur un intérêt plus réduit pour l’intégration des enfants au sein des groupes de pairs : il s’agit ici avant toute chose de contrôler l’accès des enfants aux biens les plus valorisés dans ces groupes. La moindre importance accordée au pouvoir prescripteur des pairs s’allie à une sensibilité élevée à la violence physique, qui éclaire leur réticence vis-à-vis de l’exhibition, voire de la simple possession, d’objets de valeur à l’école et dans les espaces publics. Cette sensibilité à la violence encourage ces parents à prôner une forme de détachement à l’égard des effets personnels : la consigne explicite de les abandonner dans certaines situations est fréquente, l’enfant étant sensibilisé à l’idée que son intégrité physique l’emporte sur toute autre considération, notamment économique.
Ange est allé hier après-midi avec deux copains au square jouer au ballon. Il avait comme ballon, parce qu’il les perd tout le temps et parce qu’ils se les font voler, enfin ça disparaît les ballons de foot, il avait un cadeau d’une belle-sœur, qui était – je ne trouve pas que ce soit spécialement intelligent, mais... – le ballon de la Coupe du monde, ou je ne sais quoi, dont je sais, moi, qu’il va être plus... volé, racketté, ce ballon, parce qu’il va être plus cher. Donc, je dis à Ange : « T’as pas d’autre ballon, t’as pas un vieux ballon à emmener ? » « Non, il n’y a plus de vieux ballon. » Donc je lui dis : « Ben écoute, si on vous braque, tu le donnes, hein ! » Tu essaies de faire en sorte, je disais aux copains, j’ai fait du coup un cours sur le sujet, sans savoir trop parce que je ne sais pas jusqu’où il faut aller. Je leur ai dit : « Écoutez, vous essayez de défendre le ballon, de trouver un adulte qui peut vous défendre, et puis, s’il n’y a pas, vous laissez le ballon, c’est pas grave, hein ! » C’est qu’un ballon. (Aliénor, sans profession – conjoint chef d’entreprise –, deux filles de 12 et 3 ans, deux fils de 11 et 8 ans, Paris)
Je crois que la consigne numéro un que je lui ai donnée, parce que c’est une petite fille extrêmement raisonnable... je dirais docile, ce n’est pas le bon mot mais ça donne une idée, je lui ai dit : « Si un jour tu es emmerdée, ce qui compte c’est ta peau. Ce n’est pas ton cartable, ce n’est pas les vêtements que tu as sur le dos, tu t’en fous, tu peux tout planter, tout laisser, ce qui compte c’est que toi, tu sois physiquement en sécurité. Le reste n’a aucune espèce d’importance. » Et je lui ai beaucoup répété, parce que je la sentais capable de ne pas se défendre pour protéger un truc matériel dont, franchement, on se contrefiche. (Monique, cadre RH dans le secteur privé, une fille de 14 ans, Paris)
20En net décalage avec la « culture des rues » décrite par David Lepoutre comme l’« affirmation d’une différence par rapport aux adolescents des classes bourgeoises, à qui l’on apprend qu’il vaut mieux céder ses affaires que de se faire frapper et blesser pour des objets et qui se comportent par conséquent tout à fait différemment dans de telles circonstances, c’est-à-dire “sans honneur” du point de vue des jeunes intégrés à la culture des rues » (1997, p. 378), ce rapport détaché aux effets personnels n’a jamais été évoqué par les parents des classes populaires au cours des entretiens. Il se transmet par le biais de l’enseignement de techniques spécifiques de présentation de soi, qui visent à contrôler l’habillement, mais aussi l’utilisation d’objets pouvant susciter la convoitise, qu’il vaut mieux utiliser dans le cadre domestique. Cette sensibilisation à la possibilité, voire à la nécessité, du recours au « contrôle de l’information » (Goffman, 1971, 1973, p. 201) a pour objectif de réduire le risque d’agression en limitant le nombre de « prises » susceptibles de le favoriser.
Ma fille, ce que je lui ai dit, c’est de ne pas parler au téléphone en marchant avec son portable, je sais que ça, elle ne le fait pas, enfin, elle n’écoute pas et je sais qu’elle le fait quand même, mais voilà, ne pas risquer qu’on l’attaque à cause du portable, ne pas mettre sous le nez des gens ce qu’elle a, ne pas attirer les convoitises. (Brigitte, médecin spécialiste, deux filles de 14 et 10 ans, un fils de 5 ans, Paris)
J’ai entendu dire que des enfants avaient été agressés dans une école qui ne se trouve pas très loin de celle où vont mes filles parce que leurs chaussures de sport avaient apparemment attiré l’attention. J’ai su ça l’an dernier et ça m’a inquiétée. Des chaussures de marque, des chaussures à la mode et aussi des raquettes de tennis. Et donc... c’est ça que je crains, l’agression du petit voleur qui a envie d’avoir des chaussures à la mode, et malheureusement... [elle marque un silence] Alors, je leur ai dit de ne pas acheter les chaussures qui sont les plus recherchées, les plus à la mode, et aussi de faire attention à ceux qui... ceux qu’elles peuvent trouver suspects. Pour la simple raison qu’il a moins d’argent que toi, quelqu’un peut te voler tes chaussures de sport. Ne pas s’habiller de manière trop voyante de manière générale, parce que ça peut attirer ceux qui peuvent te voler. Et aussi le MP3, je leur ai dit : « Tiens-le d’une certaine manière, ou alors ne le prends pas avec toi. Le portable, tu le gardes dans ta poche, bien fermée. » (Federica, employée, deux filles de 12 et 9 ans, Milan)
21Cette différenciation sociale du contrôle de la présentation de soi des enfants dans les espaces publics est révélatrice de l’encastrement des pratiques urbaines des enfants dans des logiques éducatives distinctes, elles-mêmes en partie structurées par les conditions matérielles de vie des familles. La quête de maîtrise des déplacements, et plus largement des activités et de la sociabilité des enfants dans les familles les mieux dotées en capital économique et culturel, mais aussi dans les familles qui s’inscrivent dans une perspective de mobilité sociale ascendante, ressort ainsi nettement des entretiens. Fortement valorisé par ces parents, le développement de l’autonomie et des compétences des enfants s’opère alors de manière paradoxale dans un cadre très délimité : le temps ne doit dès lors surtout pas être « perdu » à ne « rien » faire dans les espaces ouverts à tous.
Modes d’appropriation de la rue et des espaces publics
22Le rapport qu’entretiennent les parents avec les espaces publics se fonde sur des modalités distinctes de construction du diagnostic du danger, la distance critique vis-à-vis des discours publics et les conceptions de la « bonne » surveillance de ces espaces variant notamment de manière significative.
23Si la perception selon laquelle l’exposition des parents à des messages alarmants se serait accrue par rapport à l’époque de l’enfance des parents interviewés est largement partagée (voir le chapitre précédent), ces messages sont plus souvent mobilisés en tant que points d’appui de l’encadrement parental dans les familles des classes populaires. Alors que la distance à leur égard tend à augmenter avec le niveau de diplôme des parents, un niveau d’éducation modeste coïncide souvent avec une faible remise en question du traitement médiatique de l’insécurité, les parents présentant alors souvent leurs craintes comme s’appuyant sur « ce qu’on entend à la télévision ». Par contraste avec cette perception des médias comme donnant un aperçu objectif du monde, les parents les mieux dotés en capital culturel se montrent plus réservés, voire critiques, face à des discours qu’ils jugent alarmistes et qu’ils décrivent souvent sur le mode de la dénonciation politique.
Cristina – J’aimerais que l’on déménage dans une ville plus petite aux environs de Milan, qui ressemble un peu plus à ma ville au Brésil, où je puisse laisser mon fils jouer dans le parc tranquillement sans être toujours avec lui... Parce qu’ici, quand on emmène l’enfant au parc, quand il joue, ma mère et moi, on doit vraiment être sur son dos, parce qu’il y a tellement de gens qui peuvent prendre ton enfant et l’emporter.
Clément R. – Vraiment ?
Cristina – Oui... Ça arrive si souvent ici.
Clément R. – C’est déjà arrivé ?
Cristina – Ici ? Oui, on le lit dans les journaux, qu’une petite a disparu depuis je ne sais combien d’années, qu’un petit a disparu... [...] La télé parle la réalité [sic], les médias profitent des choses qui se passent, c’est vrai, mais c’est normal parce que c’est la réalité, qu’est-ce qu’on peut y faire ? (Cristina, agente de nettoyage, un fils de 8 ans, Milan)
J’ai l’impression que la moitié d’un journal, télévisé ou écrit, c’est... c’est du fait divers. Et au final, ça finit par marquer les esprits. C’est peut-être aussi pour ça que les gens ont toujours un sentiment d’insécurité ou... ou d’incivilité de plus en plus exacerbé parce que... ils ont l’impression qu’on ne leur parle que de ça. Et en plus, il y a cette confusion qui est établie, c’est que souvent on parle d’événements dangereux, indifféremment... L’espace géographique est complètement supprimé. On peut aussi bien évoquer un problème d’accident de la route en Bretagne qu’un problème de pédophilie en Belgique ou dans le centre de la France ou n’importe où, et on a l’impression que finalement ça se ramène au quartier. Il y a une confusion, il y a un mélange qui fait qu’on a l’impression que c’est devenu, qu’il y a une insécurité permanente et à tous endroits. [...] Et de mon point de vue, ça devient insupportable. Ça me gêne beaucoup, parce que... on a une impression d’insécurité qui n’est peut-être pas aussi réelle que... que ce qui existe. (Éric, cadre dans la finance, deux fils de 10 et 3 ans, Paris)
24Il ne s’agit ici en aucun cas de postuler la passivité des récepteurs en milieu populaire, et moins encore la capacité des parents les plus diplômés à se déprendre des contenus des discours médiatiques, mais plutôt de souligner le fait que l’on retrouve la recherche d’un rapport maîtrisé au monde dans la critique cultivée des médias. Alors que l’exposition volontaire des enfants à ces faits divers – notamment aux faits divers impliquant des enfants – vise à faire prendre la mesure du danger aux enfants, comme dans le cas de Lucia qui fait régulièrement lire à sa fille aînée des articles de presse relatant des faits divers, cette démarche contraste vivement avec le contrôle de l’accès à l’information et le travail de déconstruction critique à l’œuvre dans les familles à fort niveau de capital culturel, où c’est plutôt l’exposition des enfants aux contenus médiatiques que les parents tentent d’encadrer :
Lucia – Et donc, souvent, je lui fais remarquer, en lui montrant le journal : « Regarde, telle chose s’est passée... », je lui fais remarquer ce genre de choses.
Clément R. – Des faits divers ?
Lucia – Oui. Pas seulement, mais notamment des faits divers. Il faut aussi qu’elle voie ce qu’il y a dans le monde extérieur. Je pense que c’est bien de ne pas les maintenir dans l’ignorance de ce genre de choses, de ce qui peut arriver. Dans l’idée que tout est beau. Tout est beau jusqu’à un certain point, mais quand tu es toute seule, il peut t’arriver ça, ça et encore ça. Fais attention. (Lucia, vendeuse, deux filles de 12 et 8 ans, Milan)
À la maison, nous ne regardons pas le journal télévisé, à cause de la façon dont ils sont faits et par rapport à nos enfants, parce que je n’ai pas toujours le temps de leur expliquer les choses. Je ne sais pas comment ils sont en France, mais en Italie ils te jettent tout à la figure et... En fait, on les a un peu abolis. (Rosanna, architecte, deux fils de 9 et 2 ans, une fille de 6 ans, Milan)
25Cette posture de distance critique s’oppose à la rareté de la remise en cause de la menace censée planer sur les enfants par les parents des classes populaires, qui font d’ailleurs plus souvent part de leur peur de l’enlèvement. Une telle posture reste toutefois souvent mal assurée : ainsi Catherine, enseignante-chercheuse à Paris, qualifie d’« âneries » les consignes de sécurité relatives aux normes de comportement à observer dans l’interaction avec les inconnus (voir le chapitre précédent), mais ne manque pas de les relayer.
26Les dotations différenciées en capital culturel rendent par ailleurs plus ou moins aisée la critique des dispositifs de contrôle des espaces publics, les références littéraires ou historiques constituant souvent le cœur de l’argumentaire cultivé des critiques. Les perceptions parentales de la vidéosurveillance des espaces reflètent les principaux enjeux soulevés par ses partisans et ses détracteurs : le sentiment de protection associé par certains à la présence de caméras contraste avec les vives critiques formulées par d’autres, qui font part de leurs doutes relatifs à la réduction de la criminalité par la vidéosurveillance, doutes auxquels la littérature scientifique, d’ailleurs citée par certains d’entre eux, tend à donner raison (Bonnet, 2012). Décrits comme coûteux, ces dispositifs sont par ailleurs critiqués car ils n’empêchent pas les crimes d’être commis, mais permettent seulement, et éventuellement, d’en identifier les auteurs a posteriori, tout en constituant un danger pour la liberté de tous, la référence à 1984 de George Orwell étant récurrente. La dénonciation des risques entraînés par la surveillance des populations inscrit la critique dans une perspective diachronique qui contraste avec l’argument principal de ceux qui la soutiennent : n’avoir « rien à se reprocher » ni « à cacher », ici et maintenant. La critique de la vidéosurveillance s’articule par ailleurs autour d’une dénonciation du manque d’attention dont les habitants des villes font preuve les uns envers les autres, que cet outil perçu comme déresponsabilisant ne ferait que renforcer. L’interconnaissance et l’attention aux autres se trouvent alors érigées en facteurs plus efficaces de sécurisation de l’espace local :
S’il y a des caméras, il va y avoir moins de présence de personnes, je pense, puisque les gens vont dire : « C’est surveillé par caméra », et donc... Non, je n’ai jamais été rassurée dans un parking souterrain parce qu’il y avait des caméras, hein. Donc ça me paraît... que négatif. [Silence] Ça ne me paraît pas intéressant et ça ne me paraît pas rassurant pour mes enfants. Non, je ne vois pas. Je préfère une présence de personnes concrètes. (Aliénor, sans profession – conjoint chef d’entreprise –, deux filles de 12 et 3 ans, deux fils de 11 et 8 ans, Paris)
27Cette mise en avant de la cohésion sociale dans la sécurisation des pratiques urbaines invite à interroger la façon dont les parents envisagent la contribution des citoyens à l’exercice de la surveillance des espaces publics. La légalisation des « rondes urbaines » au niveau des municipalités par un décret du gouvernement italien de juillet 2009, peu avant le début de l’enquête à Milan, a constitué une opportunité pour aborder cette question de l’implication des parents dans ce travail de surveillance. Ces rondes ne correspondaient pas non plus à un sujet complètement abstrait sur le terrain d’enquête parisien, où des habitants s’étaient mobilisés contre la présence de toxicomanes autour de la place de la Bataille-de-Stalingrad : créé en 2001, un collectif anticrack avait notamment organisé plusieurs « tournées des pères » en vue de lutter contre la visibilité des consommateurs, ce qui a suscité un certain nombre de critiques localement (Grelet, 2007). Le soutien des parents à l’organisation de rondes est moins fréquent que celui apporté à la vidéosurveillance, et ceux qui s’y disent favorables tendent à faire preuve d’un enthousiasme limité, en raison notamment des risques que ces rondes sont susceptibles de faire encourir à ceux qui y participent. La déambulation de groupes organisés dans l’espace local est en revanche vivement décriée par les parents hostiles à la vidéosurveillance, mais aussi par une partie de ceux qui se situaient sur une position d’entre-deux à ce sujet, soulignant un risque d’arbitraire et de discriminations. La substitution de citoyens organisés aux forces de police constitue un « retour en arrière » pour ces parents : François (consultant en informatique, une fille de 11 ans, deux fils de 9 ans, Paris) considère par exemple que « faire la police soi-même, c’est un recul de plusieurs centaines d’années sur l’évolution de la société », tandis que la référence à la période fasciste est fréquente à Milan. Les mêmes parents soulignent par ailleurs le risque de représailles et de « contre-rondes » et craignent la remise en question de la cohabitation des différents groupes ethniques et sociaux qui composent la ville. Ils n’en estiment pourtant pas moins indispensable l’appropriation des rues par leurs habitants afin de les sécuriser : une distinction nette est alors formulée entre le travail de la police et la sécurisation des espaces publics par leur fréquentation intense et le soin apporté à l’entretien de l’interconnaissance locale.
Les habitants ne doivent pas participer à la vie de leur quartier en qualité de shérif. Moi par exemple, je fais partie de l’association des parents de l’école du Trotter et je fais aussi partie de l’association des Amis du parco Trotter. Au fond, nous sommes une ronde. [...] Mais la façon dont on reprend ces espaces ne peut pas consister à faire le policier. Je veux dire, tu n’es pas policier, tu ne peux pas venir me frapper ou me chasser. Il faut faire ce que nous avons tenté de faire dans le Trotter, organiser des fêtes, des spectacles, des rencontres... On essaie de faire rester les gens après la fin de l’école en montant des initiatives. Et comme ça, il y a du monde dans le parc jusqu’à 19 h-19 h 30. Et alors, si le gymnase reste ouvert le soir, s’il y a des gens qui sortent leur chien, si le parc vit de toutes ces choses, voilà les rondes qu’il nous faut, tu vois ? Les gens que nous ne voulons pas voir s’en vont, parce qu’ils sont gênés par cette présence. Mais il ne s’agit pas de faire le shérif, seulement de se réapproprier l’espace public. Passer moins de temps chez soi et plus de temps avec tes enfants et les autres dehors, voilà la meilleure ronde que l’on puisse faire. (Roberto, enseignant dans le secondaire, deux filles de 14 et 9 ans, Milan)
28Les parents critiques des discours sécuritaires, qui appartiennent dans la plupart des cas aux fractions culturelles des classes intermédiaires et moyennes-supérieures, n’en tendent pas moins à mettre en œuvre des pratiques d’encadrement qui ont pour conséquence que leurs enfants se trouvent moins souvent et surtout moins longtemps seuls dans les espaces publics que ceux des familles populaires. En lien avec l’organisation minutée des emplois du temps des enfants, ce rapport instrumental à la rue et aux espaces publics fait que ces derniers ne sont souvent autorisés à sortir qu’à la condition qu’un projet soit associé à cette démarche ou pour se rendre dans un espace considéré comme garantissant à la fois un certain niveau de sécurité et une certaine qualité du temps passé hors de chez soi. Lorsqu’elle est autorisée, la fréquentation libre des espaces publics est généralement très encadrée dans le temps, afin que les enfants ne puissent « traîner » que de manière mesurée. L’usage intensif et peu encadré des espaces communs fait dans ce contexte l’objet d’une vive critique, ceux-ci ne devant pas – ou seulement de manière très occasionnelle – être la scène de comportements associés à l’espace domestique (boire ou manger, dormir, faire ses besoins), mais aussi de pratiques sociales qui y sont pourtant courantes, comme le fait d’occuper certains lieux de manière routinière avec ses amis. Pour le dire autrement, les espaces publics et le domicile sont associés à différents types de pratiques, les « jeunes qui ne savent pas se réunir chez eux » (Alexandre) constituant un repoussoir :
Que les jeunes aillent manger au parc des Buttes-Chaumont, super, c’est un pique-nique, vous voyez ? Mais c’est plutôt manger dans la... [d’un ton dégoûté] sur le trottoir, dans la... Ça [il insiste], c’est traîner. Quand je vois des gens, gamins ou pas, hein, qui sont capables de... d’être de 18 h à minuit dehors, il y a un vrai problème. [...] Il y a quelque chose de malsain à s’habituer à vivre dehors. Il y a un dedans, il y a un dehors, il y a une attitude à l’intérieur et il y a une attitude à l’extérieur, et si j’apprends à vivre, si je prends l’habitude de vivre à l’extérieur, je deviens familier à l’extérieur. (Alexandre, cadre dans un cabinet de recrutement, un fils de 9 ans, une fille de 7 ans, Paris)
Lorenzo – Le samedi, on les autorise à sortir, mais ils ne doivent pas partir en balade toute la journée, surtout parce que quand ils vont sur le corso Buenos Aires, ils ne font rien. Alors, s’ils nous disent qu’ils vont au cinéma, s’ils nous racontent quelque chose d’intéressant... Nous, on ne veut pas venir, on veut juste savoir.
Chiara – Pour le moment, leur principale envie, c’est surtout de ne rien faire...
Lorenzo [il coupe] – Ce qui peut être bien...
Chiara – Ce qui peut être bien, mais ne doit pas être fait à outrance. Je veux dire, ça doit avoir une fin... Par exemple, s’ils partent d’ici à 15 h le samedi, nous ne les laissons pas rentrer à minuit. Parce que ça fait trop de temps perdu à ne rien faire, alors on préfère l’interrompre : « Tu rentres à 18 h, on passe du temps ensemble, on dîne et éventuellement vous pourrez ressortir un peu ensuite. » Mais pas dix heures de temps libre, sans contrôle et pendant lesquelles on ne sait pas exactement ce qu’il se passe. [...] Il faut limiter une tendance à ne pas avoir de règles, à ne pas avoir de limites, je sors et je ne sais pas quand je reviens. (Chiara, chercheuse en informatique, et Lorenzo, commercial, deux fils de 15 et 14 ans, Milan)
29Ce rapport instrumental aux espaces publics contribue à produire une relation superficielle au quartier : rares sont ainsi les moments où les enfants des classes moyennes-supérieures y retrouvent des camarades et encore plus rare son exploration autonome pour y flâner ou pour y jouer. Si les parents des classes populaires insistent eux aussi sur l’importance de ne pas laisser « traîner » les enfants dehors, ces derniers semblent avoir davantage l’occasion de fréquenter les espaces publics sans adulte, la rue étant investie en tant qu’espace de sociabilité et de jeu. À Paris en particulier, la fin de l’année scolaire et le début de l’été correspondent à un moment d’investissement festif et bruyant des espaces publics, de nombreux enfants et adolescents s’amusant avec des pétards et des feux d’artifice dans les rues proches de leur domicile, en particulier à l’approche de la fête nationale.
Vers minuit, j’entends par la fenêtre de mon appartement plusieurs détonations sourdes. M’accoudant à celle-ci, je compte une dizaine de fusées pyrotechniques qui illuminent la rue. La scène dure un bon quart d’heure, avec plusieurs lancers de pétards de gros calibre, jusqu’à l’intervention de deux officiers de police, qui se garent puis se postent au coin de la rue de Crimée et de la rue Léon-Giraud : « C’est bientôt fini ce bordel ? » hurle l’un d’eux. La situation se calme durant la vingtaine de minutes de leur présence, quoiqu’un scooter emprunte la rue de Crimée en sens inverse et à toute vitesse sous leurs yeux. Les explosions reprennent à leur départ, dans un climat moins joyeux toutefois, beaucoup des enfants qui s’égayaient dans la rue, certains visiblement en âge de fréquenter l’école primaire, semblant l’avoir désormais quittée. (Journal de terrain, 9 juillet 2012, Paris)
30Il est par contraste intéressant de relever que certains enfants intériorisent le dégoût (ou l’absence de goût) de leurs parents pour la fréquentation des espaces publics sans autre but que la déambulation ou la sociabilité pure. Alors que la fille de Giovanna va jusqu’à exprimer un jugement dépréciatif et distinctif, d’autres n’y trouvent simplement ni plaisir ni intérêt. Bien peu de leurs amis se livrent d’ailleurs à ce type d’usage de la rue, qui semble relever des « pratiques populaires de l’espace » (Sauvadet & Bacqué, 2011).
Près de chez nous, il y a des ados qui stationnent [elle insiste] tout l’après-midi au même endroit. Ma fille, elle, a d’autres centres d’intérêt : elle fait du sport, cette année elle fait de la boxe, de la natation, elle faisait de l’athlétisme, et donc elle avait noué des liens d’amitié hors de ces groupes qui sont toujours là à ne rien faire et qu’elle regarde d’ailleurs avec un peu de... je le dis mal, mais avec un peu de mépris. Elle dit d’eux : « Ils sont tout le temps là à ne rien faire, moi je fais d’autres choses. » (Giovanna, institutrice, deux filles de 16 et 14 ans, un fils de 10 ans, Milan)
31Cette socialisation à des modes d’appropriation distincts des espaces publics est renforcée par le fait que les enfants des classes moyennes-supérieures font régulièrement l’expérience d’autres types d’espaces le week-end ou pendant les vacances, notamment dans leurs résidences secondaires ou familiales. Cet éloignement régulier de leur quartier de résidence ne leur permet pas de mettre à profit le temps libéré des contraintes scolaires pour entretenir ou développer les sociabilités de quartier ou pour explorer ce dernier. Ces prises de distance envers l’espace local ne s’effectuent pas à la même fréquence pour tous les enfants, et tous ceux qui partent ne s’en vont pas aussi loin, aussi longtemps et pour les mêmes destinations : elles constituent pour cette raison une facette de l’expérience des enfants indispensable à prendre en compte pour comprendre la différenciation sociale de leur ancrage local.
Choix scolaires et socialisation à la ville et au quartier
32Les choix scolaires opérés par les familles constituent un autre facteur de différenciation du rapport entretenu par les enfants avec leur quartier et avec ses habitants. Comme sur d’autres terrains d’enquête (voir notamment Oberti, 2007 ; Van Zanten, 2009 a), les parents rencontrés à Paris et à Milan déploient une large palette de choix scolaires, en lien étroit avec les ressources économiques, culturelles et sociales dont ils disposent. Les enfants peuvent ainsi être scolarisés dans un établissement public situé dans le quartier de résidence, dans un établissement privé situé dans ce même quartier, mais aussi dans un établissement public ou privé situé hors du quartier. Parmi les différents principes de justification de ces choix, on retrouve le désir de garantir un environnement favorable à la réussite scolaire de l’enfant, celui de répondre à l’expression d’une forme d’ennui scolaire, celui de contrôler les fréquentations des enfants ou encore de favoriser son insertion dans des réseaux de sociabilité locaux.
33Si les « dilemmes moraux » qui peuvent accompagner ces choix ont été analysés par un ensemble de recherches conduites dans différents pays sur le thème du « bon parent » dont les choix ne coïncident pas nécessairement avec ceux du « bon citoyen » (voir notamment Oria et al., 2007), la façon dont les choix scolaires contribuent à façonner et à différencier les processus de socialisation à la ville et au quartier des enfants a fait l’objet d’un intérêt plus limité des sociologues. Pourtant, la scolarisation en dehors du quartier de résidence confronte la plupart du temps les enfants à des expériences nouvelles, comme l’emprunt régulier des transports en commun sans adulte accompagnateur. La distance parfois importante qui sépare alors le domicile et l’école conduit de nombreux enfants à emprunter le bus ou le métro pour s’y rendre, comme dans le cas de la plus jeune fille de Léonard (conseiller Pôle Emploi, deux filles de 25 et 12 ans, Paris) qui n’avait « jamais pris le bus » avant d’être inscrite dans un collège public situé dans un arrondissement voisin et qui le prend quotidiennement toute seule depuis son entrée dans le secondaire. Dans d’autres cas, le choix d’options ou de parcours (langues vivantes rares, sections internationales, classes de musique à horaires aménagés) peut conduire certains enfants à effectuer des trajets de plusieurs dizaines de minutes en métro sans être accompagnés.
34On comprend alors pourquoi les enfants des familles les mieux dotées en capital économique et culturel, qui sont ceux qui sont le plus souvent scolarisés en dehors de leur quartier, tendent à se déplacer plus tôt que les autres seuls en métro ou en bus. Le travail de préparation des enfants à cet emprunt autonome des transports en commun s’avère ainsi en partie lié à l’intégration par les parents de la possibilité que l’enfant soit scolarisé à plus ou moins court terme en dehors du quartier. L’évitement scolaire (ou son horizon) constitue dans cette perspective une occasion de faire prendre le métro ou le bus aux enfants caractéristique des familles des classes moyennes-supérieures. Voilà pourquoi Éric est convaincu que son fils de 10 ans « va bien être obligé » de prendre le métro seul « dans les cinq années qui viennent » ou encore pourquoi Gabrielle accède à la requête de sa fille de faire de la danse classique, alors qu’elle n’approuve pas cette pratique, qu’elle trouve trop genrée :
D’une manière ou d’une autre, dans les cinq années qui viennent, il va bien être obligé... Il va le faire. Donc, quelque part, sans forcément l’inciter à voyager tout seul en métro, c’est aussi lui apprendre, finalement, à savoir lire un plan, à savoir comprendre comment fonctionnent les correspondances, ce qui nous semble acquis et naturel à nous tous adultes mais qui pour un enfant au départ n’est pas forcément évident si on ne lui a pas expliqué. Donc, voilà, c’est plus, sans provoquer le stress et sans l’obliger, inciter sa curiosité sur ce genre de choses. (Éric, cadre dans la finance, deux fils de 10 et 3 ans, Paris)
Pour moi, cette idée de faire de la danse classique, qui ne me correspond absolument pas, c’est aussi, c’est de lui donner ce dont elle a envie, elle, mais du coup, ça génère un trajet important, et ce serait évidemment... c’est pas un test, mais si ça fonctionne là, ça fonctionnera pour aller au collège je ne sais où, ou à l’école primaire je ne sais où. (Gabrielle, journaliste free-lance, une fille de 9 ans, un fils de 3 ans, Paris)
35La scolarisation en dehors du quartier a par ailleurs pour conséquence l’élargissement de l’aire géographique au sein de laquelle résident les camarades de classe. Elle contribue à la différenciation du rapport des enfants à leur quartier de résidence, dans la mesure où un tel choix tend à faire obstacle, ou du moins à rendre plus difficile, l’accumulation et l’entretien de capital social local (Weller & Bruegel, 2009). Le choix d’inscrire son enfant dans un établissement scolaire de proximité peut d’ailleurs être lié à une réticence à isoler l’enfant dans son quartier de résidence : une telle situation est redoutée par certains parents, qui mettent en avant l’importance pour les enfants de vivre à proximité de leurs amis, dont un éloignement scolaire pourrait les « couper ».
Ce que je pense aussi, c’est que si tu vas dans une école ailleurs que dans ton quartier, et notamment loin de ton quartier, comment tu tisses ton réseau d’amitié, tes réseaux d’amitié ? C’est quand même plus compliqué. Tu ne peux pas les retrouver après l’école... Et ça, j’y tiens beaucoup, parce que moi, j’ai apprécié ça, je m’en souviens, et je sais que ma fille apprécie ça aussi, elle se construit avec les relations qu’elle a en amitié, et en plus elle est fille unique, je crois qu’elle le restera, on est partis pour... C’est pas vraiment un choix, mais c’est comme ça, hein, donc, j’ai pas en plus envie de lui faire une vie où elle sera encore plus... ou elle sera un peu isolée, quoi. Non, non. Moi, je trouve que c’est important de vivre dans son quartier, d’y vivre vraiment. (Céline, chargée de projet dans une association, une fille de 11 ans, Paris)
36Un tel choix peut s’opérer dans le cadre d’une stratégie d’accumulation de capital social local, visant notamment à sécuriser les pratiques urbaines de l’enfant en l’inscrivant dans un réseau dense d’interconnaissance locale. Il s’agit alors de tisser un réseau d’amis et de parents habitant les environs, mais aussi de connaissances plus superficielles. C’est ce que suggère Viviane, qui a en partie choisi le collège public local pour que ses filles soient « identifiées comme étant du quartier » par les « jeunes » de la place des Fêtes :
Viviane – Ce qui nous intéressait, c’était de rester autant que possible à côté de la maison, donc un collège du quartier, parce que les enfants, c’est bien de... d’avoir la proximité des choses, de pouvoir se déplacer sans souci, en sixième, ils sont encore assez jeunes, c’est pas la peine de leur faire prendre des moyens de transport, et puis que... Il y a quand même des bandes dans le quartier, et que les enfants, s’ils sont identifiés comme étant du quartier, ils auront moins de problèmes que s’ils ne sont pas identifiés comme étant du quartier.
Clément R. – Par les bandes, vous voulez dire ?
Viviane – Oui, par les jeunes du coin qui traînent. Donc, le meilleur moyen de se faire identifier, c’est d’être avec eux au collège. Ça, c’était assez important pour nous. [...] S’ils se trouvent sur la place des Fêtes tard le soir et qu’il y a des jeunes et qu’ils savent qui ils sont, ils peuvent se dire bonjour sans souci. C’est pas pour ça qu’il ne va rien se passer, mais déjà, pouvoir se dire bonjour et connaître son prénom, je pense que ça change beaucoup de choses. (Viviane, conteuse, trois filles de 15, 13 et 10 ans, Paris)
37La fatigue supplémentaire engendrée par des déplacements longs peut également être prise en compte dans les arbitrages relatifs au choix de l’école, celle-ci pouvant annihiler les bénéfices scolaires escomptés d’une inscription dans un « meilleur » établissement (voir Van Zanten, 2009 a). Enfin, certains parents sont réservés à l’idée d’anticiper l’emprunt des transports en commun par les enfants, une expérience décrite comme pénible à vivre au quotidien et qu’il est dans cette perspective préférable de retarder.
38Sans nous intéresser de manière plus précise à la façon dont les choix scolaires contribuent à définir les expériences enfantines de manière distincte sur les deux terrains d’enquête (voir le chapitre « Le rôle du contexte de résidence »), soulignons le rôle joué par l’école en tant qu’arène de construction de l’interconnaissance locale, ou à l’inverse de réseaux de sociabilité délocalisés, selon les choix scolaires opérés par les familles et en lien étroit avec leurs propriétés sociales. Ces choix tendent à contenir les enfants des classes populaires dans l’espace local et à favoriser la construction de réseaux sociaux plus diffus dans la ville pour un nombre important d’enfants des classes moyennes-supérieures.
Capital social et différenciation des pratiques
39Prendre en compte les trajectoires résidentielles des familles permet de mettre en lumière l’inscription du travail d’encadrement parental dans les réseaux familiaux et amicaux. Les stratégies d’acquisition de capital social local sont ainsi principalement le fait de parents installés de manière relativement récente dans les espaces étudiés – souvent peu de temps avant ou après la naissance de leur premier enfant – et dépourvus des avantages liés au fort ancrage local dont bénéficient d’autres parents. Le cas de Roberto, originaire des Pouilles et venu s’installer à Milan à la fin de ses études, est un bon exemple de la façon dont la trajectoire résidentielle contribue à façonner les relations entretenues avec le quartier, dépourvu de l’aide qu’apportent à bien d’autres enquêtés milanais leurs propres parents ou ceux de leur conjoint (voir le chapitre « Le rôle du contexte de résidence »). S’il a « toujours voulu » que ses filles « fassent leur vie dans le quartier », c’est en grande partie car l’aide apportée par d’autres parents du quartier rencontrés par le biais de l’école est précieuse :
Si je les avais inscrites dans une école plus prestigieuse du centre de Milan, elles n’auraient pas pu, elles ne se seraient pas enracinées dans le territoire. Elles auraient noué des amitiés auxquelles elles auraient dû renoncer par la suite. Alors qu’ici, par exemple, je prends très souvent les filles d’autres parents à la sortie de l’école pour qu’elles viennent jouer chez moi. Ou alors ma fille va chez d’autres parents et les petites peuvent jouer ensemble. Partager le même territoire favorise la sociabilité, et pour cette raison mes filles se sont toujours senties bien ici. Surtout, comme nous n’avons pas les grands-parents près de nous, le fait d’être à l’école avec des enfants du même quartier est vraiment très utile, parce que si tu ne peux pas aller chercher ta fille, tu téléphones à une autre maman qui va le faire pour toi et la prendre chez elle. Il y a cet échange de services qui aide [il insiste] beaucoup de familles comme la mienne à gérer la vie quotidienne. Et une fois que ce type de mécanisme s’est déclenché, tu ne peux plus t’en aller d’ici, tu comprends ? Parce que si tu changes de quartier, tu dois tout recommencer à zéro. (Roberto, enseignant dans le secondaire, deux filles de 14 et 9 ans, Milan)
40À cet effet des trajectoires résidentielles sur la différenciation des dotations en capital social local se superposent des mécanismes d’alignement des pratiques entre pairs parentaux. Les autorisations et interdits édictés par les parents des amis des enfants (ou par les autres parents amis des parents) constituent en effet des repères utiles. Les pratiques des autres parents sont par ailleurs fréquemment mobilisées dans le cadre des négociations plus ou moins fréquentes et tendues que parents et enfants conduisent au sujet des autorisations accordées à l’enfant.
Sonia – C’est ça que je voulais dire aussi, ça dépend des copines qu’elle a, et par rapport aux parents de ses copines, ce qu’ils leur laissent faire, parce qu’après on a un retour... Ne serait-ce que pour les portables, ça a commencé comme ça : « La maman a donné un portable a ma copine... » Donc, si la copine elle a le droit de sortir, je sais pas, à 13 ans, si elle a le droit d’aller toute seule au cinéma, au MK2, un vendredi soir, ben, on fait quoi ? On va dire : « On va t’accompagner » ? Oh là là... [ton désespéré]
Franck – Ah ouais, non... Ça, c’est pas possible, par contre. (Sonia, technicienne de laboratoire, et Franck, technicien son et lumière, une fille de 10 ans, Paris)
41Si les pratiques mises en œuvre par les autres parents servent souvent d’étalon, pouvant parfois conduire à accorder une autorisation plus tôt que prévu, les attitudes les plus libérales peuvent faire l’objet de processus de stigmatisation. Des résistances à la pression normative peuvent certes se manifester, mais le rôle d’étalon et de juge tenu par les autres parents tend à engendrer une forme d’alignement des pratiques au sein des groupes de pairs. Comme Agnès Van Zanten l’a observé au sujet des choix scolaires, qui sont d’autant plus contraints que l’homogénéité sociale de l’espace de résidence est forte (2009 b), les sanctions peuvent aller jusqu’à une mise à l’écart des sociabilités locales. La crainte du « blâme potentiel » peut alors l’emporter sur les « risques perçus » dans la décision des parents (Valentine, 1997 b, p. 49), dont la marge de manœuvre est limitée par les normes locales de parentalité. Les responsabilités liées à la sécurité des enfants, mais aussi aux conséquences pour autrui de leur comportement dans les espaces publics, sont donc d’autant plus lourdes pour les parents que ceux-ci anticipent un ensemble de jugements moraux. Ils peuvent alors être tiraillés entre un désir d’autonomie pour son enfant et la crainte d’être considérés comme de mauvais parents.
Davide – On échange de manière assez systématique entre nous, un peu justement pour comprendre quel est le standard moyen et aussi parce que, de toute façon, c’est difficile de se comporter de manière complètement différente des autres. Si tu dis à ton fils qu’il doit être à la maison à 16 h et que les autres sont dehors jusqu’à 18 ou 20 h, « mais pourquoi ? », c’est difficile à tenir...
Rosa – D’ailleurs, c’est une des choses qu’on entend tout le temps : « Pourquoi est-ce que je dois tout faire différemment des autres ? » [elle rit], ça, c’est... [elle rit] [...] Du coup, on pense que c’est très important d’en discuter entre parents. Un peu parce que plus tu es aligné et plus c’est facile pour tous. (Davide, cadre moyen dans une entreprise pétrolière, et Rosa, employée de banque, deux fils de 12 et 10 ans, Milan)
Nicola – Mais même entre parents, il y a une... il y a en quelque sorte un contrôle qui... Je ne sais pas, si des amis arrivent : « Mais où est ton fils ? » – on était sur la piste cyclable – « Il fait un tour en vélo. » Il partait au loin, on ne le voyait plus et il revenait, il repartait, etc. Et nos amis : « Comment, tu le laisses partir tout seul ? » Et, en fait, tu te sens un peu accusé.
Lisa – C’est vrai.
Clément R. – Ça crée un sentiment de culpabilité ?
Nicola – Oui, oui, ça crée...
Lisa [elle coupe] – C’est sûr, une culpabilité, et tu te dis que peut-être...
Nicola [il coupe] – « Je suis irresponsable... »
Lisa – C’est ça. « Je n’ai pas pensé à tous les... » C’est vrai que si tous agissent d’une certaine manière, toi aussi... [elle sourit] Ensuite, tu ne te sens pas trop de faire autrement. (Nicola, ingénieur en mécanique, et Lisa, éducatrice spécialisée, un fils de 8 ans, Milan)
42Ces mécanismes d’alignement des pratiques au sein des groupes de pairs contribuent à asseoir la différenciation sociale de l’encadrement parental des pratiques urbaines des enfants, du fait de la relative homogénéité sociale des réseaux de sociabilité enfantins (Lignier & Pagis, 2017) et parentaux.
Trois manières d’encadrer
43La prise en compte des différentes logiques qui sous-tendent l’action éducative des parents et des conditions matérielles de sa mise en œuvre permet de distinguer de manière idéale-typique2 trois styles d’encadrement parental, intimement liés aux ressources (économiques, sociales et culturelles) dont disposent les parents.
L’encadrement protecteur
44Une première manière d’encadrer les pratiques urbaines des enfants se caractérise par l’anticipation relativement faible de la prise d’autonomie, et plus précisément par un intérêt limité pour la transmission, explicite ou par entraînement, de compétences de mobilité. Il s’agit ici avant tout de protéger les enfants des menaces extérieures, mais aussi de les préserver d’expériences et de responsabilités associées à la vie adulte, peu compatibles avec la représentation d’une enfance insouciante et fragile, quoique débrouillarde. Si ce type d’encadrement s’articule principalement autour d’un idéal de protection, sa mise en œuvre n’est pas dépourvue de traits stratégiques, comme dans les nombreux cas d’exposition intentionnelle des enfants aux faits divers en vue de leur faire prendre conscience des dangers extérieurs. Les pratiques urbaines de ces derniers sont fortement ancrées dans l’espace local, investi en tant que cadre protecteur propice au bon déroulement précoce des premières pratiques autonomes. Les abords du logement tendent en particulier à être perçus comme un espace sécurisé, propice au jeu et aux sociabilités enfantines du fait d’une interconnaissance élevée. Incarné par la figure de la « mère poule », récurrente dans les entretiens conduits auprès des mères des classes populaires, l’encadrement protecteur vise avant toute chose à protéger les enfants, ici et maintenant.
L’encadrement préparateur
45Une deuxième manière d’encadrer se caractérise moins par le souci de protection de l’enfant que par celui de sa préparation à la pratique autonome de la ville. Le rapport au temps est ici très distinct, à double titre : d’abord, celui-ci ne doit pas être « perdu » à ne « rien » faire. Surtout, l’anticipation du développement de l’enfant se trouve au cœur de l’action éducative, les parents investissant du temps et de l’énergie en vue de résultats imperceptibles à court terme. Sur un mode assez proche de la « socialisation préparatoire » décrite par Muriel Darmon, l’encadrement préparateur est une « socialisation par anticipation », qui « fait exister [le] futur potentiel dans le présent » (2013, p. 242). Il se fonde sur un idéal d’apprentissage continu, l’accent étant mis sur l’acquisition et le développement de compétences chez l’enfant. Sa responsabilisation précoce et progressive, qui vise à promouvoir l’autonomie, s’opère dans le cadre d’un rapport instrumental à la rue et d’un investissement marqué d’espaces délimités, mobilisés en tant qu’arènes d’entraînement en vue de l’acquisition d’expérience et d’assurance. L’exploration autonome du quartier de résidence s’effectue dans ce cadre relativement tardivement, l’ancrage local étant plus lâche que dans le cas de l’encadrement protecteur. La préparation à la ville dont il est ici question concerne en effet un espace plus vaste, comme le reflète l’éducation précoce à la prise autonome des transports en commun. La scolarité de l’enfant tend d’ailleurs à se dérouler plus souvent hors du quartier, dans le cadre de stratégies visant à la fréquentation d’espaces sélectifs scolairement et / ou socialement, la réussite scolaire (et en dernière analyse sociale) tendant à primer toute autre considération. Elle est accompagnée de nombreuses activités extrascolaires, qui ne se déroulent pas toujours non plus dans l’espace local, ce qui a des répercussions sur la géographie des mobilités et des sociabilités des enfants. Caractéristique de la fraction économique des classes moyennes-supérieures, notamment des couples de cadres du secteur privé, ce style d’encadrement peut également être observé dans certaines familles des classes intermédiaires et populaires, mais il est alors fortement lié à l’inscription dans un projet de mobilité sociale ascendante.
L’encadrement stratège
46Une troisième manière d’encadrer se caractérise par la combinaison de traits typiques des deux premières et par une forme originale d’arbitrage permanent entre la logique protectrice et la logique préparatrice. En quête d’un équilibre visant la préservation d’une enfance relativement épargnée par la compétition sociale et scolaire et par les aspects les plus éprouvants de la vie métropolitaine, l’encadrement stratège conjugue un rapport très anticipateur au temps avec une forte valorisation de l’espace local, qui se fonde largement sur une préoccupation marquée pour le bien-être de l’enfant. Cette combinaison de certains des traits ascétiques de l’encadrement préparateur et d’une orientation plus hédoniste de l’action éducative peut conduire à des formes d’investissement dans l’animation de la vie locale. Le capital social accumulé dans le cadre de ces pratiques, qui relèvent également de la sociabilité adulte, favorise l’organisation de pratiques de mobilité collectives des enfants, tout en encourageant les parents à les laisser se déplacer seuls dans un « quartier-village » perçu comme sécurisé par l’interconnaissance locale. Caractéristique de la fraction culturelle des classes moyennes-supérieures, notamment des couples de parents travaillant dans les domaines de la recherche, de l’enseignement et de la culture, l’encadrement stratège mobilise davantage les autres parents et enfants que l’encadrement préparateur. L’engagement dans la vie locale s’avère cependant aisément réversible, dès lors que le bien-être de l’enfant est perçu comme menacé, notamment à l’école.
47Ces trois manières d’encadrer les pratiques urbaines des enfants mobilisent différents leviers mais ont en commun de tenter de maîtriser l’incertitude liée à la fréquentation des espaces publics : par la sensibilisation aux dangers du monde extérieur et par la préférence pour la proximité (encadrement protecteur) ; par une préparation poussée à la mobilité dans la ville (encadrement préparateur) ; par une tentative d’alliance des idéaux de la proximité et de la préparation et par une démarche d’accumulation de capital social local (encadrement stratège).
48La prédominance du capital économique dans la structure des capitaux des familles tend à favoriser un encadrement de type « préparateur », dans lequel les parents attendent une forme de rentabilité à moyen terme de l’action éducative. À l’inverse, la prédominance du capital culturel tend à favoriser un encadrement de type « stratège », plus hédoniste et moins centré sur la cellule familiale. Comme l’encadrement « protecteur », il met en lumière l’importance du capital social dans l’exercice de l’encadrement, l’interconnaissance locale jouant notamment un rôle décisif dans la sécurisation perçue des mobilités enfantines. L’accumulation de capital social local fait cependant l’objet d’un investissement plus marqué dans le cas des « stratèges », souvent arrivés dans le quartier peu de temps avant ou après la naissance de leur premier enfant. En revanche, l’attrait des parents de la fraction économique des classes moyennes-supérieures pour l’accès aux réseaux sociaux locaux est plus limité. Alors que les parents qui s’inscrivent dans la logique « protectrice » se caractérisent par un ancrage local fort, en lien avec une ancienneté résidentielle souvent importante (certains sont nés dans leur quartier de résidence actuel) ou car leur accession au parc de logement social a réduit l’éventail des possibilités résidentielles, les parents « préparateurs » se sont dans la plupart des cas installés grâce à une opportunité d’achat immobilier indépendante de leur intérêt pour la vie sociale locale. Les « stratèges », dont l’ancienneté d’installation est elle aussi relative, se distinguent par un désir plus marqué d’ancrage local, lié au souci d’accumuler du capital social en vue d’accéder à des ressources locales de protection et d’entraide et de permettre à l’enfant de faire le plus longtemps possible l’expérience d’une vie sociale intense dans son quartier. Le rapport qu’entretiennent les parents avec l’espace local joue un rôle central dans la différenciation sociale des processus enfantins de socialisation.
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49L’encastrement de la socialisation des enfants aux espaces publics dans des logiques éducatives et dans des conditions matérielles contrastées (on pense ici en particulier au logement), en partie liées au volume et à la structure des capitaux détenus par les parents, invite à penser l’incorporation de rapports socialement distincts à l’espace de résidence et à la ville. Il ne s’agit alors plus seulement de décrire la différenciation sociale des expériences enfantines, mais aussi la transmission d’« avantages différentiels » aux enfants (Lareau, 2003).
50Il apparaît en effet plus que raisonnable de penser que ceux-ci incorporent des compétences et des appétences – autrement dit, des dispositions – distinctes selon le type d’encadrement mis en œuvre, lui-même fortement lié aux ressources des parents. Sur les deux terrains d’enquête, les pratiques d’encadrement parental tendent notamment à ancrer les enfants des classes populaires dans leur espace de résidence et favorisent la projection dans la ville et le développement de réseaux de sociabilité plus diffus pour les enfants des classes moyennes-supérieures.
51L’encadrement parental contribue sans doute à la fabrique d’un rapport plus ou moins dominé ou dominant à l’espace urbain, ce dernier se caractérisant notamment par la capacité à s’orienter seul(e), à emprunter les transports en commun de manière autonome, à faire face à l’imprévu, et notamment à savoir interagir avec des inconnus dans différents types de contextes urbains et sociaux. En somme, par le fait d’avoir confiance dans sa capacité à maîtriser les événements et à éprouver le sentiment de légitimité caractéristique des enfances dominantes (Lareau, 2003). Un tel rapport à l’espace urbain s’oppose à des formes d’autocensure : tous les enfants ne sont pas habitués à sortir régulièrement de leur espace de résidence, ce qui conduit à s’interroger sur les effets de cette socialisation différenciée à la mobilité et à l’ancrage sur les « choix » ultérieurs des enfants (voir également Devaux, 2015). L’encadrement protecteur, qui est le plus localiste des types distingués, est toutefois loin de ne développer aucune disposition à l’autonomie. Le fait que les enfants fassent plus tôt l’expérience de pratiques urbaines non supervisées par des adultes dans leur espace de résidence favorise notamment une intense interconnaissance locale, quand l’expérience sociale locale de certains enfants de « préparateurs » paraît confiner au néant. Ce sont dans une certaine mesure les enfants des classes populaires qui donnent le ton dans l’espace local, ce que l’on peut envisager comme une forme de rapport dominant au quartier. Tout l’enjeu de la démarche des « stratèges » repose d’ailleurs sur la conciliation réussie d’une socialisation au rapport dominant à la ville avec une insertion effective dans les réseaux locaux de sociabilité.
52La fabrique des dispositions urbaines et les inégalités qui en découlent ne reposent cependant pas uniquement sur les propriétés sociales des parents : les filles et les garçons tendent ainsi à se voir enseigner des normes distinctes de présentation de soi et de comportement en public et les filles à voir leurs pratiques davantage encadrées et contrôlées. Cette différenciation sexuée de l’encadrement parental, susceptible d’éclairer la genèse du rapport différencié aux espaces publics des hommes et des femmes adultes (Lieber, 2008), fait l’objet du chapitre suivant.
Notes de bas de page
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La Jeune sociologie urbaine francophone
Retour sur la tradition et exploration de nouveaux champs
Jean-Yves Authier, Alain Bourdin et Marie-Pierre Lefeuvre (dir.)
2014