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Souvenirs d’enfance

p. 43-60


Texte intégral

1Les souvenirs de leurs propres expériences enfantines ont souvent été évoqués spontanément par les parents au cours des entretiens, avant même que le sujet ne soit abordé par l’enquêteur. Dans la plupart des cas, il s’agissait de relever un contraste marqué entre leur propre enfance et l’époque dans laquelle ils accompagnent leurs enfants dans la découverte de la ville, que résume bien la formule récurrente selon laquelle « c’était une autre époque2 ». Les parents gardent notamment le souvenir de rues davantage fréquentées par les enfants, qu’il s’agisse d’y jouer ou de s’y déplacer sans être accompagné par un adulte.

2Un ensemble de recherches a mis en évidence un processus long et progressif de « domestication » de l’enfance (Holloway & Valentine, 2000), lié notamment au développement de la scolarisation (Ariès, 1960). Alors que dans la ville préindustrielle l’existence des enfants se déroulait en grande partie dans la rue, leur retrait progressif des espaces publics dans les sociétés urbaines occidentales a fait l’objet de travaux d’historiens et de géographes, qui se sont notamment intéressés aux souvenirs d’enfance d’adultes ayant grandi en milieu urbain (Gaster, 1995 ; Karsten, 2005 ; Witten et al., 2013). Ce deuxième chapitre s’inscrit dans une perspective proche de ces travaux et explore les souvenirs d’enfance des parents. Au regard de leur double expérience d’enfant puis de parent, quelles sont leurs perceptions des évolutions des usages enfantins des espaces publics urbains ? Quelles interprétations sociologiques peut-on proposer du regard nostalgique porté par la plupart d’entre eux ? Cette analyse des souvenirs des parents permet, dans une certaine mesure, d’interroger les transformations des « cadres » (Lahire, 2013) de la socialisation aux espaces publics urbains des enfants.

« Les temps ont changé »

3À la différence des adultes interrogés par Lia Karsten à Amsterdam (2005) ou par Sanford Gaster à New York (1995), les parents rencontrés n’ont pas tous grandi en milieu urbain. Sur le terrain d’enquête parisien, un peu moins du tiers des parents interrogés (12 sur 37) a grandi à Paris pendant la phase d’âge qui nous intéresse (8-14 ans), contre plus de la moitié des parents interrogés à Milan (27 sur 51). Les parents milanais sont par ailleurs trois fois plus nombreux à avoir grandi sur le terrain d’enquête que ceux rencontrés à Paris (voir tableau 1) et leur ancrage local est plus important (vingt-quatre ans d’ancienneté résidentielle en moyenne dans le quartier contre quatorze ans à Paris). Les souvenirs analysés dans ce chapitre portent principalement sur les deux décennies qui séparent 1965 et 1985 au cours desquelles 9 parents sur 10 (79 sur 88) ont fêté leur dixième anniversaire (voir tableau 2) : la majorité des parents l’ont célébré au cours des années 1970.

Tableau 1. Localisation de l’enfance des enquêtés

De 8 à 14 ans, l’enquêté a grandi...MilanParis
EffectifPourcentageEffectifPourcentage
dans l’espace local1733,3 %410,8 %
dans la ville1019,6 %821,6 %
dans l’aire métropolitaine59,8 %616,2 %
en dehors de l’aire métropolitaine1937,3 %1951,4 %
Total51100 %37100 %

N. B. Les pourcentages sont arrondis à 0,1 % près.

Tableau 2. Année du dixième anniversaire des enquêtés

Total
AnnéeMilanParisEffectifPourcentage
Antérieure à 19600111,1 %
1961-19651233,4 %
1966-1970661213,6 %
1971-19751492326,2 %
1976-198022103236,4 %
1981-1985571213,6 %
Postérieure à 19853255,7 %
Total513788100 %

N. B. Les pourcentages sont arrondis à 0,1 % près.

4Un élément récurrent dans les propos des parents est le souvenir que les enfants jouaient davantage dans la rue quand ils étaient petits. Jeux de ballon, cowboys et indiens, cordes à sauter et billes figurent en bonne position parmi les jeux pratiqués alors, qui pouvaient prendre place sur les trottoirs, dans des terrains vagues ou même directement dans la rue. La description faite par Luisa (10 ans en 1969) de son expérience enfantine dans le triangle Monza-Padova est particulièrement intéressante, dans la mesure où elle suggère que la présence nombreuse d’enfants dans les espaces publics constituait une ressource pour les enfants, mais aussi pour leurs parents. Cette présence permanente d’enfants dans les rues du quartier, à laquelle elle fait référence de manière figurée en évoquant le « circuit des enfants » (il giro dei ragazzi), constituait en effet une garantie que les enfants trouveraient toujours des camarades avec lesquels jouer dehors3, « à plusieurs » donc et de ce fait dans un cadre rassurant pour les parents (voir le chapitre « Des premiers pas à la grande ville »). Les protestations émises par sa fille dans l’extrait d’entretien qui suit sont révélatrices de profondes transformations des modalités de la sociabilité enfantine : en comparant sa situation avec celle d’autres enfants de son âge, celle-ci estime que se rendre au parc tous les jours en compagnie de l’une de ses meilleures amies est synonyme de grande liberté et d’une vie sociale intense, ce qui est loin d’être l’avis de sa mère. De manière générale, les parents interrogés ont le souvenir que les enfants jouaient davantage dehors lorsqu’ils étaient eux-mêmes enfants : comme l’a observé Lia Karsten à Amsterdam, « jouer » était alors davantage synonyme de « jouer dehors » (2005).

Luisa – Quand j’avais son âge, tous les enfants étaient dans la rue. Alors, comme les enfants étaient tous dehors, quand un enfant sortait, il rencontrait d’autres enfants et ils jouaient au ballon, à la corde, à l’élastique... à plein de choses. Et on rentrait à la maison quand il était l’heure de manger. [...] Aujourd’hui, il n’y a plus cette spontanéité, elle sort si elle a un rendez-vous, si on s’est organisés avant, coup de téléphone, invitation... Il n’y a plus ce truc, même l’été, quand l’école est finie. Je l’ai même dit à ses amies : « Si vous sonnez, elle descend et vous allez faire un tour dans le parc », mais elles ne le font pas.
Sa fille [vivement] – Mais si, on l’a fait !
Luisa – Mais très peu !
Sa fille – Giulia est venue tous les jours !
Luisa – Oui, Giulia, mais c’est tout. Il n’y a plus le circuit des enfants [il giro dei ragazzi], la caravane des amis, comme c’était le cas à mon époque. Je sortais, je me disais : « Qui sait qui je vais voir aujourd’hui ? » (Luisa, enfance dans le triangle Monza-Padova, 10 ans en 1969)

5Un second élément central dans les perceptions parentales est la plus grande autonomie que les enfants se voyaient accorder pour leurs déplacements. Si le trajet pour l’école est souvent décrit comme ayant été effectué de manière plus précoce sans adulte, de nombreux parents considèrent que leurs premières expériences d’autonomie se sont de manière générale déroulées plus tôt que pour leurs enfants. Décrits comme fréquents autrefois, les tours en vélo dans le quartier, mais aussi en dehors de celui-ci, sont par exemple difficilement conçus comme relevant du domaine du possible au même âge aujourd’hui. De même, les longs trajets effectués seuls dans les transports en commun semblaient considérés comme parfaitement banals, à des âges où les enfants d’aujourd’hui ne les ont, sauf à de rares exceptions, jamais réalisés. De nombreux exemples tirés de la comparaison des enfances des enquêtés, comme celles de Moïse et François à Paris et de Leonardo à Milan, avec celles des enfants qu’ils élèvent attestent d’un déplacement de l’âge de franchissement des différentes étapes de la prise d’autonomie urbaine :

Quand j’avais 6 ou 7 ans, j’habitais Montrouge et j’allais à l’école à Vavin, rue d’Assas. [...] Et donc, nous prenions le métro. Et le bus, parce qu’il n’y avait pas de métro à Montrouge. Et je rentrais à midi ! Si vous voulez, je prenais quatre fois métro-bus / bus-métro pour trois quarts d’heure de trajet à 7 ans. Mais pour ma mère, il n’y avait aucun risque. (Moïse, enfance à Montrouge et à Paris, 10 ans en 1963)

Clément R. – Avez-vous le souvenir de vos premières expériences d’autonomie dans la ville ?
François [vivement] – J’étais beaucoup plus autonome. Ah oui ! Beaucoup [il rit]. Beaucoup plus, oui.
Clément R. – C’est-à-dire que vous vous déplaciez davantage seul ?
François – Oui. L’école, tout seul, qui était assez loin. C’est... oui, j’allais dans Paris à droite à gauche. (François, enfance dans le quadrilatère Villette-Belleville, 10 ans en 1970)

Quand j’avais l’âge de mon fils [13 ans], et même à l’âge de mon plus jeune fils [8 ans], je me déplaçais beaucoup [il insiste sur ce dernier mot] dans Milan tout seul. Ma mère m’encourageait, elle m’envoyait et je me déplaçais somme toute assez tranquillement dans la ville. Aujourd’hui, ma femme est d’un avis absolument contraire. Je pense que le grand pourrait se débrouiller, mais elle préfère ne pas essayer, elle dit que les temps ont changé, qu’il faut faire attention. (Leonardo, enfance à Milan, 10 ans en 1976)

6Ce constat partagé, congruent avec les résultats d’enquêtes quantitatives sur l’évolution des pratiques de mobilité enfantines (Granié, 2010 ; Vercesi, 2008), conduit un certain nombre de parents à se montrer nostalgiques, voire critiques de cette évolution. Pourtant, en n’accordant pas à leurs enfants l’autonomie dont eux-mêmes disposaient au même âge, ils en sont les artisans au quotidien. Ce paradoxe apparent ne peut être compris qu’en mettant en lumière un changement profond dans l’appréhension des pratiques urbaines des enfants, la plupart des parents exprimant le sentiment que la mobilité autonome des enfants et le jeu en extérieur étaient davantage considérés comme des activités « normales » à l’époque de leur enfance. La sérénité dont leurs propres parents semblaient alors faire preuve se trouve d’ailleurs souvent mise en avant, comme par Bianca et Lucia :

À l’âge de ma fille [10 ans], j’allais tous les samedis dans un cinéma du centre-ville. Je prenais donc le métro avec une amie tous les samedis, et c’était une chose qui était considérée comme normale à l’époque, que nous prenions l’autobus et le métro et que nous fassions une demi-heure de transports en commun pour aller à ce ciné-club sans nos parents, c’était quelque chose de normal. [...] Mes parents n’auraient jamais pensé à m’accompagner pour ce type d’activité, parce qu’ils trouvaient normal que je m’y rende toute seule. (Bianca, enfance à Milan, 10 ans en 1980)

Je sais que quand j’avais 12 ans, j’allais me promener toute seule, alors qu’on habitait dans le centre de Milan. Tout le monde faisait ça, c’était normal. Dès la deuxième année d’école élémentaire, j’allais à l’école toute seule. Comment peut-on envoyer un enfant à l’école tout seul à cet âge-là aujourd’hui ? (Lucia, enfance à Milan, 10 ans en 1977)

7Associé au constat d’une moindre présence des enfants dans les rues d’aujourd’hui, le souvenir d’une découverte paisible de la ville conduit de nombreux parents à faire part de leur sentiment que l’époque de leur enfance était synonyme de plus de liberté pour les enfants qui grandissaient en ville. Les entretiens invitent dans cette perspective à considérer qu’un changement de paradigme s’est opéré, de la normalité perçue des pratiques autonomes des enfants à un contexte d’anxiété parentale diffuse, qui entraîne une surveillance et un accompagnement renforcés. Se projeter à l’époque de leur enfance a d’ailleurs conduit plusieurs parents à envisager sous un jour nouveau l’expérience de leurs propres parents, parfois avec admiration ou étonnement, parfois aussi avec une sorte de jalousie bienveillante vis-à-vis du contexte supposément plus sûr et plus serein dans lequel ils auraient exercé leur rôle de parent. Ce rôle se trouve alors décrit comme moins « stressant » à l’époque, et ceux qui l’exerçaient comme moins inquiets :

Je pense qu’il y avait chez les parents une forme de... de légèreté, peut-être. Dans le sens où les parents savaient que dans tous les cas, tu sortais de chez toi, tu allais à l’école et tu revenais, et ils te laissaient beaucoup plus d’autonomie. Mais tous ! Puis, avec les années, ça a progressivement diminué. (Lisa, enfance dans la commune limitrophe du triangle Monza-Padova, 10 ans en 1976)

À son âge [son fils, 8 ans], j’allais à l’école ou à l’oratorio tout seul, mais c’était normal. Il y avait ton ami qui venait te chercher, ou alors c’est toi qui allais chercher ton ami, et ça se passait bien. Maintenant, c’est impensable. Autour de la Martesana [le canal qui traverse le triangle Monza-Padova], là où aujourd’hui il y a une piste cyclable, il y avait des champs en jachère où on allait faire du cross avec nos vélos, et jamais nos parents ne nous accompagnaient ! Mais aujourd’hui, ce serait impensable, impensable. Les parents sont terrorisés. (Nicola, enfance dans le triangle Monza-Padova, 10 ans en 1975)

8Les temps étant supposés avoir changé, la façon d’élever les enfants doit par la force des choses évoluer elle aussi. Les parents sceptiques quant à la réalité de la dangerosité plus grande de l’exploration contemporaine de la ville par les enfants ne sont d’ailleurs pas épargnés par les conséquences de ce changement de paradigme, dans la mesure où les pratiques protectrices mises en œuvre par d’autres parents ont pour effet de réduire les opportunités qu’ont leurs propres enfants de jouer ou de se déplacer « à plusieurs », jugées plus rassurantes (voir le chapitre précédent). Cette évolution renvoie à la figure de l’« enfant d’intérieur » (indoor child), proposée par Lia Karsten et Willem Van Vliet pour rendre compte du passage d’une époque où la présence autonome des enfants dans les espaces publics était perçue comme allant de soi à une époque où ils ne peuvent plus les fréquenter que sous certaines conditions (2006).

Progrès technique et retrait des espaces publics

9Lyn Lofland a mis en lumière la façon dont les innovations technologiques contribuent à façonner les usages quotidiens des espaces publics (1973). Ainsi, le développement des réseaux de collecte des déchets ou d’approvisionnement à domicile en énergie et en eau a rendu le fait de rester chez soi à la fois davantage possible et souhaitable pour un nombre important de citadins. L’apparition de nouveaux moyens de communication comme le télégraphe, le téléphone ou la presse a par ailleurs rendu la coprésence physique moins nécessaire à la transmission d’informations auparavant transmises en face à face ou en public, par exemple par l’intermédiaire de crieurs. Lofland a qualifié de processus d’« enfermerment » (enclosure) cette transformation progressive de la vie quotidienne en milieu urbain, qui s’est poursuivie tout au long du xxe siècle, notamment avec l’apparition puis la diffusion de la radio, du réfrigérateur et de la télévision, qui ont à leur tour contribué à la diminution de l’intensité des usages des espaces publics.

10Plus récemment, l’impact du progrès technique sur les usages des espaces publics peut être observé à travers les effets de l’apparition puis du développement de la micro-informatique et des jeux vidéo, qui éclairent en partie le déclin du jeu en extérieur. Le recentrage des sociabilités enfantines vers le domicile, analysé par certains sociologues de l’enfance comme l’apparition d’une « culture de la chambre » (Glévarec, 2010), est ainsi favorisé par la diffusion de la téléphonie mobile et de l’accès à Internet, qui permettent le maintien d’une relation intense avec les pairs depuis le domicile (Metton, 2010). Si ce prolongement au domicile des relations amicales des enfants et des adolescents était déjà permis par le téléphone familial (Martin & de Singly, 2000), le téléphone mobile facilite la mise en œuvre de réseaux de communication sur lesquels les parents ou les membres de la fratrie peuvent moins facilement exercer un contrôle. Associée à l’accès à Internet et aux réseaux sociaux numériques, cette évolution tend à brouiller les frontières entre espaces privés et espaces publics, dans la mesure où elle rend la coprésence physique moins nécessaire aux pratiques de sociabilité4.

Hélène – Elles jouent beaucoup. Moi, ma fille, elle joue en ligne avec un pote, au foot, donc, ça, c’est vrai que... Ils ont une activité à la maison, nous on avait moins d’activités à la maison, je pense.
Clément R. – Vous étiez plus dehors ?
Hélène – Ben, du coup, plus facilement dehors qu’eux, avec les consoles, etc. Au bout d’un moment, on peut se mettre sur la console, ça donne une occupation, intéressante ou pas, moi je... [elle se racle la gorge et prend un air sceptique], mais peut-être que... Je ne sais pas, par exemple, peut-être qu’on allait plus facilement... En troisième, j’allais [elle insiste] énormément au cinéma par exemple. Eux, moins. (Hélène, enfance en banlieue parisienne et dans plusieurs villes moyennes de province, 10 ans en 1968)

11Mais s’il apparaît indispensable de prendre en compte le développement de nouveaux supports ludiques et de communication pour comprendre la tendance au retrait des enfants des espaces publics, c’est probablement la diffusion à grande échelle de l’automobile qui a eu le plus d’impact sur les usages enfantins de la ville. Comme l’a relevé Edward Hall, l’automobile est en effet non seulement « le plus grand consommateur d’espace personnel et public que l’homme ait jamais inventé », décourageant les marcheurs dans la mesure où « il n’est plus possible de trouver un endroit pour marcher », mais « la malpropreté, le bruit, les vapeurs d’essence et le “smog” contribuent à rendre intolérable la circulation du piéton dans les villes » (1966, 1971, p. 214-215). Les parents rencontrés évoquent ainsi fréquemment l’augmentation sensible du nombre d’automobiles en circulation pour tenter d’expliquer la moindre présence contemporaine des enfants dans les rues, en particulier à Milan qui était dans les années 1990 la métropole mondiale comptant le nombre le plus élevé de voitures par habitant5.

12Une première conséquence de cette augmentation est la réduction significative de l’espace disponible pour les jeux des enfants, liée notamment aux besoins plus élevés en places de stationnement. Luca, qui a grandi dans le triangle Monza-Padova (10 ans en 1969), insiste sur le nombre « incroyable » de voitures désormais garées sur les trottoirs, par comparaison avec l’époque de son enfance. Mais l’augmentation du nombre de voitures en circulation rend dans le même temps la fréquentation enfantine des espaces publics moins rassurante pour les parents : s’il n’a rien de très nouveau6, le risque d’accident est perçu comme plus important qu’il y a quelques décennies. « Il y a trente ans, il y avait moins de voitures, il n’y avait pas les mêmes risques. » (Éric, enfance en banlieue parisienne, 10 ans en 1972)

J’en parlais à mon fils l’autre jour. Moi, je jouais dans la rue. Mais vraiment dans la rue ! On allait de temps en temps à l’oratorio, mais on jouait surtout dans la rue, même en hiver. On jouait surtout au ballon, mais aussi parce qu’il y avait beaucoup moins de voitures. Aujourd’hui, je pense qu’il y en a au moins le double. (Maurizio, enfance dans le triangle Monza-Padova, 10 ans en 1972)

13Des niveaux élevés de pollution atmosphérique constituent une autre conséquence négative de l’augmentation du trafic automobile du point de vue des parents. Ici encore, ce point a été plus souvent évoqué au cours des entretiens réalisés à Milan, où un ensemble de politiques ont été mises en œuvre depuis les années 1980, sans réel succès, en vue de réduire la pollution de l’air, à l’image du permis d’entrée ou de stationnement dans des zones délimitées, de l’interdiction de la circulation le dimanche ou encore de la circulation alternée en fonction des plaques d’immatriculation des véhicules (Foot, 2001, 2003). Des associations telles que Genitori Antismog (littéralement les « Parents antipollution ») se mobilisent régulièrement pour manifester leur mécontentement et demander la mise en œuvre de mesures radicales, alors que les enfants milanais sont les plus touchés par les infections respiratoires en Italie7. Cette autre conséquence directe de la hausse du trafic automobile pourrait contribuer à expliquer la tendance au retrait des enfants de la rue vers des espaces où ils sont considérés comme moins exposés à la pollution atmosphérique, comme leur domicile ou celui de leurs pairs, mais aussi les parcs arborés.

Le gros problème, c’est la pollution. Ma fille aînée, quand elle sort de chez nous le matin, me dit souvent : « Papa, qu’est-ce que ça pue ! » Nous habitons via Padova et dès que l’on sort dans la rue, on sent vraiment l’odeur de la circulation du matin, l’odeur de la pollution. Vraiment. Et ça... On en souffre, mais nos filles aussi, évidemment. Je pense que c’est l’aspect le plus négatif du quartier. Et puis, il n’y a pas seulement via Padova, mais aussi viale Monza, via Palmanova, la rocade, enfin c’est une zone à haute... Je ne connais pas les chiffres, mais certainement très polluée. (Tommaso, enfance à Milan, 10 ans en 1977)

14Ce rôle joué par l’augmentation du nombre d’automobiles en circulation dans la transformation du regard que portent les parents sur les usages enfantins des espaces publics devrait selon toute probabilité se vérifier dans nombre d’autres sociétés urbaines, un milliard d’automobiles ayant été produites dans le monde au cours du xxe siècle (Sheller & Urry, 2000). Quoi qu’il en soit, les souvenirs des parents invitent à prendre en compte l’évolution des cadres matériels de la socialisation aux espaces publics des enfants. Ces cadres ont été transformés en profondeur par la diffusion massive de l’automobile, qui les a rendus plus hostiles aux enfants dans la perception qu’en ont les parents, mais aussi par le développement de nouveaux supports de communication qui ont contribué à recentrer les sociabilités enfantines sur le domicile, en rendant la coprésence physique moins nécessaire au jeu et à l’échange d’informations.

La nouveauté perçue du risque pédophile

15Un certain nombre de parents relèvent un autre contraste entre le contexte dans lequel ils ont grandi et celui dans lequel ils élèvent leurs enfants, qui tend à être présenté comme moins sûr. Cette description s’appuie notamment sur une perception assez largement partagée de l’augmentation de la petite criminalité et d’une forme de banalisation de la violence.

16Cette inquiétude est cependant loin d’être exprimée par tous les parents rencontrés, contrairement à une préoccupation latente en ce qui concerne le risque d’enlèvement et en filigrane de violences à caractère pédophile. Cette crainte de l’enlèvement, qui structure en profondeur les pratiques d’encadrement parental (voir le chapitre précédent), est souvent présentée comme correspondant à des préoccupations « nouvelles » par les enquêtés, dans le sens où elles n’auraient pas pesé, ou tout du moins pas de la même manière, sur les épaules de leurs parents. Alors que les parents rencontrés disent veiller attentivement à ce que leurs enfants soient avertis et conscients de ce risque, la crainte de l’enlèvement est absente de leurs propres souvenirs d’enfants. De manière révélatrice de la perception de cette évolution, Amine (enfance à Oran, 10 ans en 1969) présente la pédophilie comme une des « nouvelles maladies de la société », quand Maria (enfance dans le triangle Monza-Padova, 10 ans en 1970) affirme qu’« autrefois la pédophilie n’existait pas ».

C’est comme tous les enlèvements d’enfants qu’il y a eu pendant un moment... Je veux dire, moi, je me souviens pas qu’à 13 ans... Je me souviens pas qu’à 9-10 ans j’avais peur d’être un enfant. Moi, aujourd’hui, j’aurais peur d’être un enfant. (Morgane, enfance à Paris, 10 ans en 1986)

C’est différent parce qu’on a l’impression qu’à l’époque... on n’entendait pas parler de... de pédophiles qui se baladent dans le parc ou des choses comme ça. Et là, de nos jours, oui, on va voir quelqu’un de bizarre entrer dans le parc, on va dire : « Oh, ben celui-là, c’est un pédophile, il faut faire attention ! » Alors qu’avant non. (Sophia, enfance dans le quadrilatère Villette-Belleville, 10 ans en 1987)

17D’autres parents sont au contraire conscients que les actes aujourd’hui qualifiés de pédophiles existaient bel et bien par le passé, mais insistent sur leur faible visibilité d’alors. La mise en lumière et la dénonciation contemporaines de la pédophilie (Ambroise-Rendu, 2003) la constituent en préoccupation nouvelle pour les parents, qui sont dans une certaine mesure officiellement invités à se méfier des inconnus, mais aussi de leurs voisins et en dernière analyse de tous ceux qui côtoient leurs enfants. L’exposition à la visibilité de ce risque paraît constituer un élément structurant de l’expérience contemporaine du rôle de parent, ce qui contribue à rendre ce rôle plus éprouvant que par le passé aux yeux des parents actuels.

Quand j’étais petite, on ne parlait jamais de pédophilie. Il y avait probablement des cas à l’intérieur des familles, mais soit par honte, soit par... par habitude, c’étaient des choses qui étaient cachées, qu’on occultait. Maintenant, ce sont des choses qui sont dénoncées et tant mieux, mais je pense que le nombre de cas a aussi augmenté. [...] Et l’idée que mes fils puissent entrer en contact avec ce type de réalité me fait peur, oui. Parce que ce sont des choses qui volent leur innocence aux enfants, la chose qu’ils ont de plus chère en fait. Ils n’ont pas les armes pour se défendre contre certaines choses [silence]. Ils n’ont pas la maturité pour supporter certains traumatismes, et je voudrais vraiment éviter que ces choses-là leur arrivent. Et donc je les protège, c’est vrai. Je ne voudrais pas me sentir coupable par négligence. (Monica, enfance à Milan, 10 ans en 1977)

18Cette forme de tranquillité d’esprit perçue a posteriori par les parents d’aujourd’hui est souvent expliquée par la moindre exposition supposée des générations précédentes de parents aux faits divers relatés par les médias et, notamment, par la télévision. Un consensus assez large émerge des entretiens sur le fait que leurs propres parents étaient moins inquiets qu’eux pour leurs enfants, consensus qui s’appuie sur la perception qu’ils n’étaient pas exposés de façon aussi intensive aux discours anxiogènes relatifs à la sécurité des enfants. À Paris, Éric évoque une « espèce de peur inconsciente qui s’insinue » :

Je rajouterais aussi que le fait d’être constamment... abreuvés de faits divers, toujours plus ou moins morbides et effrayants les uns que les autres, fait qu’il y a une espèce de peur inconsciente qui s’insinue, et qui fait qu’on laisse moins facilement les enfants sortir dehors que ça ne se produisait auparavant. [...] Par contrecoup, oui, ça nous amène d’une certaine manière à faire attention à nos enfants. Parce qu’on se dit... Même si j’y crois pas trop, au final, je me dis : « Ben, j’ai pas envie que ça arrive. » Donc, je fais un peu plus attention. (Éric, enfance en banlieue parisienne, 10 ans en 1972)

19L’exposition aux faits divers n’épargne d’ailleurs pas les enfants eux-mêmes, dont l’accès à l’information a été considérablement facilité par la démocratisation de l’équipement en postes de télévision (Meyrowitz, 1995). Qu’il s’agisse de s’en féliciter ou de s’en lamenter, certains soulignent que leurs enfants ont déjà exprimé des craintes relatives au risque d’enlèvement. Déjà formulé dans le cadre de précédentes recherches portant sur les perceptions enfantines du danger (voir notamment Harden, 2000), ce constat n’a rien de surprenant dans la mesure où les enfants font preuve d’un intérêt marqué pour les « faits divers dont sont victimes d’autres enfants », en particulier pour les disparitions d’enfants (Goulet, 2010, p. 66).

20Le référentiel inquiétant des faits divers contribue à produire une expérience parentale perçue comme plus éprouvante que par le passé, l’exposition à ces récits invitant à se projeter par mimétisme dans la situation des parents concernés. Natalia (enfance dans la province de Salerne, 10 ans en 1982) n’aimerait ainsi « vraiment pas être à la place de la maman » d’un petit garçon dont la disparition avait fait l’objet d’une large couverture médiatique en Italie dans les années précédant l’enquête. Par effet de contraste avec la télévision régionale lombarde qu’elle juge « assez effrayante », celle de la province alpine du Val d’Aoste « détend » Federica (enfance dans les Pouilles, 10 ans en 1978), qui se félicite de ne pas être assaillie par un flot de pensées anxiogènes lorsqu’elle la regarde pendant les vacances qu’elle y passe régulièrement en famille. Il n’est à ce titre pas anodin que la métaphore guerrière du « bombardement » ait été mobilisée par plusieurs parents au moment de décrire leur ressenti, qui confine dans certains cas à un sentiment d’agression :

Je ne sais pas si en réalité le danger était moins grand ou si... Si le danger est plus grand aujourd’hui ou si c’est la conscience du danger qui a augmenté. Je pense que c’est un peu les deux. On vit dans une situation de peur, peut-être que les informations nous arrivent de façon beaucoup plus... De manière plus agressive qu’avant, non ? Il y a un bombardement continu. « Il est arrivé ceci », « Il est arrivé cela »... (Nicoletta, enfance dans le triangle Monza-Padova, 10 ans en 1974)

21Ainsi, qu’ils doutent ou non du bien-fondé de la vision du monde véhiculée par les médias, la plupart s’accordent pour considérer que les informations auxquelles ils sont exposés au quotidien sont plus inquiétantes du point de vue de ce qu’elles disent de la sécurité pour leur enfant qu’elles ne l’étaient à « leur » époque. Le contexte dans lequel il leur revient d’encadrer la découverte autonome de la ville par leurs enfants est donc au pire perçu comme incontestablement plus dangereux, au mieux comme comparable du point de vue du danger, mais pollué par un récit médiatique envahissant et inquiétant, y compris lorsque l’on s’en méfie.

De nouveaux standards éducatifs

22Les récits parentaux dessinent par ailleurs une évolution profonde des standards éducatifs. La plupart des parents rencontrés considèrent ainsi qu’ils s’impliquent davantage dans l’éducation de leurs enfants que ne le faisaient leurs propres parents. Se voyant reconnaître plus de droits, les enfants occuperaient aujourd’hui une place plus importante au sein de la famille. Leur éducation tend dès lors à être décrite comme exigeant davantage de temps et d’énergie, par contraste avec une époque où elle aurait constitué une charge plus simple à assumer. Plus précisément, une vie quotidienne principalement organisée autour de l’école, de la maison et d’activités ludiques informelles de plein air se trouve opposée à une enfance contemporaine plus rythmée par les activités extrascolaires et à l’organisation plus rationalisée, qui fait peser davantage d’attentes et de responsabilités sur les parents.

23Ce constat largement partagé d’une implication plus grande des parents dans l’éducation des enfants fait écho à la distinction opérée par la sociologue américaine Annette Lareau entre les modèles de la « croissance naturelle » (natural growth) et de l’« éducation concertée » (concerted cultivation), qui restitue de manière efficace le contraste décrit par les enquêtés (2003). Alors que dans le premier modèle les parents s’efforcent avant tout de subvenir aux besoins de base de l’enfant et le laissent grandir en lui octroyant une autonomie importante dans la gestion du temps extrascolaire, dans le second ils s’efforcent de parfaire les compétences de l’enfant, notamment en le faisant participer à de nombreuses activités extrascolaires encadrées par des adultes. Dans l’analyse de Lareau, ces deux idéaux-types sont reliés aux propriétés sociales des familles, le modèle de l’« éducation concertée » étant selon elle largement diffusé dans les familles de la classe moyenne (middle class) aux États-Unis, tandis que la « croissance naturelle » caractérise les fortes contraintes économiques qui pèsent sur les parents en milieu populaire. Mais si la différenciation sociale de l’organisation du temps extrascolaire des enfants s’observe également à Paris et à Milan (voir le chapitre suivant), l’implication croissante des parents dans l’éducation des enfants et la perte de légitimité du modèle de la « croissance naturelle » sont évoquées par de nombreux parents, y compris dans les classes populaires. Le « mouvement historique d’institutionnalisation du temps de loisir » évoqué par Lareau (2003) reflète dans cette perspective une transformation profonde, l’apparition d’un nouveau standard d’éducation des enfants ne semblant pas se cantonner aux familles favorisées8.

Lorenzo – Je suis toujours surpris par l’attention que l’on accorde à nos enfants, beaucoup plus grande en qualité et en quantité que celle que nous-mêmes avons reçue de la part de nos parents.
Clément R. – Vraiment ?
Lorenzo – Nous, on grandissait, et à mesure que l’on grandissait les années passaient et on devenait grands. Mais ce n’est pas que notre couple, c’est vrai pour nos amis autour de nous aussi, il y a une attention pour les enfants qui n’existait pas avant. [...] Il y a cette attention très grande, alors que pour notre génération, je pense qu’il y avait une forme de simplicité qui faisait que nos parents n’intervenaient pas autant. (Lorenzo, enfance dans une ville moyenne de Lombardie, 10 ans en 1973)

Ici, c’était un quartier populaire où il n’y avait pas beaucoup de possibilités, et donc on ne se posait pas la question du sport que l’on allait pratiquer par exemple. On allait à l’école, on rentrait à la maison, on faisait les devoirs et on allait jouer, mais personne n’allait à la piscine ou faire un autre sport. Ça n’était pas perçu comme quelque chose d’important. Et d’ailleurs, très souvent les parents n’auraient pas eu les moyens de dépenser leur argent dans ces activités supplémentaires. Aujourd’hui, ça a changé, tous les enfants pratiquent au moins une activité sportive. (Tiziana, enfance dans le triangle Monza-Padova, 10 ans en 1967)

24Cette évolution de l’implication des parents dans l’éducation de leurs enfants n’est pas sans répercussions sur leurs pratiques d’encadrement, en lien d’abord avec la multiplication des destinations dans le cadre des activités extrascolaires des enfants ; mais aussi parce que l’intérêt plus prononcé pour le développement de l’enfant peut conduire à consacrer du temps au suivi de ces activités. Étroitement reliée aux considérations relatives à la nouveauté perçue du risque pédophile, l’interprétation du rôle parental semble avoir évolué, la norme dominante tendant désormais à définir comme un « mauvais » parent celui ou celle qui ne suit pas tous les faits et gestes de ses enfants dans les espaces publics. Devant être considérés comme autant d’« instances de socialisation parentale » (Darmon, 2016, p. 94), les autres parents jouent un rôle central dans l’imposition de cette norme, à laquelle se trouvent également confrontés ceux qui ne sont pas convaincus de la nécessité de toujours accompagner les enfants (voir le chapitre suivant). Reflet de l’injonction contemporaine à la « bonne » parentalité (Martin, 2014), la crainte du « blâme potentiel » peut alors l’emporter sur les « risques perçus » (Valentine, 1997 b), érigeant l’accompagnement des enfants en devoir parental au sein de certains groupes de pairs – et, pour être plus précis, le plus souvent au sein de certains groupes de mères (Lesley, 2009) –, au moins dans le cas des enfants les plus jeunes de la phase d’âge étudiée. Comme le résume efficacement Sole (enfance à Milan, 10 ans en 1975), « avant on grandissait dans la rue, mais plus maintenant. Une maman doit suivre, stationner et voir son enfant ».

La désaffection des cours d’immeubles, espaces intermédiaires entre le domicile et la rue

25À Milan, l’occupation intensive par les enfants des cours intérieures d’immeubles (cortili) constitue un autre motif récurrent dans les souvenirs d’enfance des enquêtés. Caractéristique des case di ringhiera9 encore nombreuses dans la capitale lombarde, le cortile est un espace intermédiaire entre le domicile et la rue, dans lequel nombre de parents disent avoir passé beaucoup de temps dans leur enfance. Si ces cours intérieures n’ont pas disparu, elles n’étaient plus investies en tant qu’arènes de sociabilité enfantines au moment de l’enquête :

Une chose que l’on n’utilise plus, qui n’est plus autorisée, ce sont les vieilles cours intérieures. Dans mon enfance, nous y passions notre temps, il y avait du monde, souvent plusieurs enfants qui y descendaient pour jouer tranquillement, mais maintenant, c’est fini. C’est souvent interdit dans les règlements des immeubles, pas dans tous mais la plupart du temps. Et même quand c’est autorisé, il n’y a plus personne qui les utilise, et les parents ne sont plus à l’aise à l’idée d’y laisser leurs enfants jouer sans eux. (Sole, enfance à Milan, 10 ans en 1975)

26L’abandon de l’usage de ces cours d’immeubles en tant qu’espaces protégés pour les enfants a entraîné la disparition d’un espace intermédiaire propice à la prise d’autonomie, du fait notamment d’une certaine porosité entre le cortile et la rue. Qualifiés de « charnières » par la géographe Monica Vercesi (2008), ces seuils de passage entre espaces privés et espaces publics permettaient aux enfants de s’aventurer de façon progressive dans la rue, accompagnés par d’autres enfants et éventuellement sous le regard d’adultes :

La vie des enfants d’aujourd’hui à Milan n’est plus la même qu’avant. À mon époque, on descendait, j’allais dans la cour pour jouer avec mes voisins et on jouait au ballon dans la rue. [...] J’étais [elle insiste] tout le temps en bas avec mes amis pendant la période d’âge qui t’intéresse. On jouait dans la cour, et aussi sur le trottoir, avec nos patinettes, à cache-cache... (Maria, enfance dans le triangle Monza-Padova, 10 ans en 1970)

27Cette désaffection des cours d’immeubles semble pouvoir s’expliquer par l’évolution de la réglementation des usages des espaces communs, mais peut-être aussi par la diminution du niveau d’interconnaissance et de confiance qui règne entre voisins (Foot, 2007), ainsi que par la baisse significative du nombre d’enfants habitant le triangle Monza-Padova, relevée par de nombreux parents qui y ont grandi10. Le taux de natalité a connu une baisse sensible en Italie au cours de la seconde moitié du xxe siècle, le nombre d’enfants par femme passant de 2,4 en 1961 à 1,3 en 1991 et 2001 (Istituto nazionale di statistica, 2011 b) : si la tendance à la baisse s’est (très) légèrement inversée depuis le milieu des années 1990, la natalité reste faible à Milan (Cognetti, 2007). Ces évolutions démographiques ne sont pas sans conséquence sur l’activité d’encadrement parental, dans la mesure où elles rendent plus difficile pour les parents l’organisation de pratiques urbaines collectives, point capital au regard du caractère plus rassurant que revêtent à leurs yeux ces pratiques « à plusieurs » (voir le chapitre précédent). De manière plus générale, les enfants forment en Italie un groupe dont le poids démographique a diminué en quelques décennies, ce qui entraîne un ensemble de répercussions sur les processus enfantins de socialisation (Buzzi, 2008), à l’image de la disparition du « circuit des enfants » qui assurait à Luisa et à ses parents qu’elle trouverait toujours d’autres enfants avec lesquels jouer dans la cour et dans le quartier (voir supra).

Je ne vois plus tellement d’enfants dans le coin. Ici, dans l’immeuble, il y a très peu d’enfants, peut-être 7 ou 8 en tout. Même pas, je pense plutôt 5 ou 6. [...] Alors que, quand j’étais petite, chaque famille ou presque avait des enfants, on était plus de 20, 25 enfants, seulement dans ce bâtiment. Et donc, c’était très différent. (Michela, enfance dans le triangle Monza-Padova, 10 ans en 1976)

Dans la copropriété où j’habitais petite, et de manière plus générale à l’époque, il y avait beaucoup plus d’enfants, beaucoup plus d’enfants du même âge, qui pouvaient se regrouper. Je me souviens que j’ai commencé à aller sans mes parents à l’école en troisième année d’école élémentaire [...] On s’attendait le matin devant l’entrée, nous étions plusieurs enfants du même immeuble à aller dans la même école, et donc on allait à l’école ensemble. À la sortie de l’école on s’attendait et on rentrait ensemble. Maintenant, ce n’est plus comme ça. Dans les immeubles, il y a beaucoup moins d’enfants, et donc c’est plus difficile de se regrouper pour se déplacer. (Tiziana, enfance dans le triangle Monza-Padova, 10 ans en 1967)

28Ces évolutions permettent de mieux comprendre le déplacement vers d’autres types d’espaces protégés, comme les parcs publics ou les patronages paroissiaux, dans le cadre de la recherche de pairs enfantins avec lesquels jouer pour les enfants, et d’un niveau d’interconnaissance et donc de contrôle social rassurant pour les parents (voir le chapitre précédent).

Je faisais très vite mes devoirs parce que j’étais pressée, j’avais hâte de sortir et de retrouver la bande, le groupe d’enfants qu’il y avait dans la cour. On était si nombreux ! Je m’en souviens très bien, on jouait dans la cour, un groupe d’appartements contre un autre groupe d’appartements. J’étais laissée toute seule par mes parents, mais j’ai grandi grâce à ces expériences. Et je me désole de ne pas pouvoir faire vivre cela à ma fille. Le fait de l’emmener à l’oratorio est vraiment lié à cette idée de lui faire vivre un peu cette sociabilité. Même si la modalité est distincte, parce qu’à l’époque je n’avais pas mes parents derrière moi. Pour elle, c’est différent, elle sait que je suis là, que je l’accompagne. (Barbara, enfance dans le triangle Monza-Padova, 10 ans en 1977)

Disons que ce n’est pas tout à fait comme les anciennes cours d’immeubles – je ne sais pas s’il y en avait à Paris, si vous les utilisiez, mais moi, j’y ai passé beaucoup de temps petite – qui ont maintenant disparu, mais pour moi, le Trotter est comme une grande cour d’immeuble, où nous, parents, avons trouvé un réseau de relations, parce que le lieu t’aide à les créer. (Rosanna, enfance dans une ville moyenne de Ligurie, 10 ans en 1979)

29Dans ces conditions, il est plus difficile que par le passé pour un enfant de retrouver des amis avec lesquels jouer sans être accompagné (par un adulte, un référent plus âgé ou bien d’autres enfants) : un trajet plus ou moins long doit en effet être parcouru en vue d’atteindre les espaces considérés comme protégés par les parents. Le fait que la ville de Milan ait levé à l’unanimité en juin 2012 l’interdiction par les règlements de copropriété des jeux d’enfants dans les cours communes d’immeubles suggère d’ailleurs une prise de conscience par les acteurs institutionnels et politiques des conséquences sur les enfants et leur autonomie de l’abandon des cours d’immeubles en tant qu’espaces intermédiaires de jeu et de sociabilité11. Ou, pour le dire autrement, en tant qu’arènes d’entraînement à l’autonomie à l’interface entre le domicile et la rue.

*

30Devenir parent implique des changements dans la perception des espaces publics, et notamment des risques que l’on y encourt. Comment penser, dès lors, que les parents décrivent leur expérience enfantine de manière objective à travers le « filtre magique de la mémoire » (Schwartz, 1990, p. 211) ? Interroger le regard rétrospectif des acteurs entraîne toujours un risque de reconstruction et de sélection (Bourdieu, 1986), qu’il convient de garder à l’esprit au moment de proposer des interprétations.

31S’intéresser à la perception qu’ont les parents des évolutions des usages enfantins de la ville au regard de leur double expérience d’enfants puis de parents n’en permet pas moins d’appuyer le constat établi par la littérature d’une évolution significative de ces usages au cours des dernières décennies. Par comparaison avec l’époque de leur propre enfance, ils décrivent en effet une nette diminution du jeu en extérieur et un début plus tardif des pratiques autonomes de mobilité. Le constat d’un déclin du nombre d’enfants dans les rues s’accompagne de la description d’un changement de cadre normatif : leur présence sans adulte dans les espaces publics, auparavant perçue comme « normale », est désormais davantage assimilée à un problème et à un risque.

32L’identification de plusieurs transformations du contexte dans lequel il revient aux parents d’encadrer les pratiques urbaines des enfants permet de mieux comprendre le déclin de la présence autonome de ces derniers dans les espaces publics. L’apparition puis la diffusion de nouveaux supports de communication, couplées à l’augmentation du nombre d’automobiles en circulation, contribuent à rendre ces espaces moins attrayants pour les enfants et leurs parents. La perception d’une société moins sûre, en particulier pour les enfants du fait de la nouveauté perçue du risque pédophile, et l’apparition de nouveaux standards éducatifs participent également à produire un cadre matériel et normatif moins propice que par le passé à la présence autonome des enfants dans les espaces ouverts à tous.

33Cette mise en lumière de mécanismes susceptibles d’expliquer le déclin de la présence des enfants dans les espaces publics constitue un résultat de recherche important, dans la mesure où cette tendance au retrait des enfants de la rue caractérise les sociétés urbaines occidentales contemporaines. Décrire ces évolutions des cadres de la socialisation aux espaces publics des enfants permet par ailleurs de mieux comprendre le sentiment exprimé par de nombreux enquêtés selon lequel leur expérience de la parentalité serait plus éprouvante qu’à l’époque où eux-mêmes étaient enfants, ce qui n’est pas sans faire écho à la forte pression ressentie par de nombreux parents au sujet des choix scolaires qu’ils sont conduits à opérer (Oberti & Rivière, 2014). Plus d’attentes, parfois contradictoires entre elles, semblent désormais peser sur les épaules des parents, exposés de manière intensive à des faits divers impliquant des enfants. La norme dominante tend désormais à accoler l’image de « mauvais parents » à ceux d’entre eux qui laissent une marge importante d’autonomie à leurs enfants, qui semble davantage perçue comme inappropriée ou même dangereuse que quelques décennies plus tôt.

34Il convient cependant de ne pas envisager le déclin de la présence des enfants dans les espaces publics de manière uniforme ou, pour le dire autrement, comme un phénomène socialement indifférencié. Comme nous allons le voir dans le chapitre suivant, de forts contrastes dans les ressources dont disposent les familles éclairent la différenciation des usages enfantins de ces espaces ouverts à tous.

Notes de bas de page

1 Ce chapitre reprend des éléments présentés dans un article de recherche (Rivière, 2016).

2 En version italienne « erano altri tempi » ou encore « i tempi sono cambiati ». Les « souvenirs d’enfance » de l’écrivain britannique Roald Dahl constituent un bon exemple littéraire de cette nostalgie du bon vieux temps : « Je me rappelle parfaitement les trajets entre la maison et l’école, parce qu’ils étaient terriblement excitants. Les émotions fortes sont les seules sans doute qui marquent vraiment un petit garçon de six ans et elles restent gravées dans son esprit. [...] Aucun adulte ne nous accompagnait, et j’ai un souvenir, oh !, tellement vivace, des courses que nous faisions tous les deux au milieu de la route, et des vitesses terrifiantes qu’atteignaient nos tricycles... [...] Tout ceci, il ne faut pas l’oublier, se passait au bon vieux temps où l’apparition d’une voiture à moteur dans la rue était un événement, et deux petits enfants, en route pour l’école, qui pédalaient sur leur tricycle au milieu de la route en poussant des cris de joie ne couraient aucun danger. » (Dahl, 1984, 2007, p. 25-26)

3 Un parallèle intéressant peut être opéré avec les lieux où se disputent de manière régulière mais informelle des rencontres de football, où les pratiquants savent qu’ils pourront selon toute probabilité trouver d’autres joueurs avec lesquels jouer, qu’ils les connaissent déjà ou non (Trémoulinas, 2008).

4 Selon une enquête réalisée en 2010 auprès d’un échantillon représentatif de 2 165 Parisiens âgés de 17 ans, ceux-ci passaient plus de temps au téléphone et sur Internet avec leurs amis que « dehors en ville » (Atelier parisien d’urbanisme, 2013).

5 Cinq millions et demi d’automobiles étaient enregistrées dans la province de Milan en 1990, contre un million en 1965 et seulement 10 000 en 1947. En 1996, un quart des accidents de la circulation enregistrés en Italie s’étaient produits dans la capitale lombarde (Foot, 2001, 2003).

6 Arlette Farge a bien décrit le danger permanent que constituaient les carrosses dans les rues de Paris au xviiie siècle (1979).

7 Corriere della Sera, « Smog, a Milano i bambini più malati [Smog, c’est à Milan que les enfants sont les plus malades] », 22 février 2011.

8 La géographe néerlandaise Lia Karsten a elle aussi mis en lumière une intensification de l’implication des parents dans l’organisation de la vie extrascolaire des enfants à Amsterdam au cours des dernières décennies (2011).

9 Habitat collectif organisé en coursives sur plusieurs étages autour d’une cour, caractéristique des anciens quartiers populaires de Milan et de Turin.

10 Selon les recensements de la population réalisés à l’échelle nationale par l’ISTAT, les enfants âgés de 5 à 14 ans représentaient 7,3 % de la population du triangle Monza-Padova en 1991, puis 6,9 % en 2001 (contre respectivement 7,1 % et 6,9 % pour la ville de Milan). Ils représentaient 11,6 % de la population sur le terrain parisien en 1999 (pour une moyenne municipale de 8,9 %) et 10,3 % en 2008 pour les 6-14 ans (données INSEE, recensement de la population 1999 et 2008).

11 La Repubblica, « Il Comune riapre i cortili ai bambini: “Da oggi non è più vietato giocare” [La mairie rouvre les cours aux enfants : “À partir d’aujourd’hui, il n’est plus interdit de jouer”] », 17 septembre 2012.

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