Des premiers pas à la grande ville1
p. 19-42
Texte intégral
1Dans La Promesse de l’aube, Romain Gary décrit son inconfort lorsqu’il se déplaçait en compagnie de sa mère au seuil de son adolescence :
Elle avait encore l’habitude de me tenir par la main lorsque nous marchions dans la rue, et comme j’avais déjà onze ans et demi, je trouvais cela terriblement gênant. Je tâchais toujours de dégager poliment ma main, sous quelque prétexte plausible, et j’oubliais ensuite de la lui rendre, mais ma mère la reprenait toujours fermement dans la sienne. (Gary, 1960, p. 135)
2En miroir de ce souvenir d’enfant, ce premier chapitre se donne pour objectif d’identifier, en s’appuyant sur le point de vue des parents rencontrés, les différentes étapes qui jalonnent le processus de prise d’autonomie des enfants dans la ville. Envisager sous cet angle le passage des enfants du domicile aux espaces publics conduira à aplanir, de manière provisoire, les différences liées aux propriétés sociales des familles (voir le chapitre « Les ressources des familles »), au sexe des enfants (voir le chapitre « Leurs filles dans la ville ») et au contexte local (voir le chapitre « Le rôle du contexte de résidence »). Il s’agit d’un choix d’écriture délibéré : la mise au jour de contenus communs aux enseignements transmis par les parents et de mécanismes décrivant les modalités du passage progressif des enfants du domicile à la ville permet d’interroger plus finement dans les chapitres suivants la différenciation des pratiques parentales et ses principes.
3Avant cela, ce premier chapitre met en lumière l’importance du capital social et de l’interconnaissance locale dans le travail d’encadrement, ainsi que l’existence d’une gradation fine d’espaces perçus comme « protégés » par les parents. Nous verrons que ceux-ci sont avant tout préoccupés par deux risques – l’accident de la circulation et l’entrée en contact avec un inconnu – et qu’un ensemble d’acteurs, dont les commerçants du quartier et les autres parents, jouent un rôle central dans la réassurance des parents. La mise en œuvre de l’encadrement constitue par ailleurs pour ces derniers un moment d’apprentissage, entre méfiance et confiance, entre désir de protection et promotion de l’autonomie.
Une étape de la socialisation parentale
4La mise en œuvre progressive de l’encadrement des pratiques urbaines des enfants marque une étape du processus de socialisation parentale qui « remodèle les individus en parents » (Darmon, 2016, p. 94). Ses différents stades les confrontent en effet à des normes sociales et à une prise de conscience de l’avancée en âge des enfants : révélateur parfois brutal du temps qui passe, ce coapprentissage peut être vécu et décrit de manière ambivalente, y compris sur le registre du deuil dans le cas de certaines mères2. Devenir parent implique par ailleurs des changements dans la perception des espaces publics urbains et des risques que l’on y encourt, ceux de l’accident automobile et de la mauvaise rencontre devenant bien plus prégnants dans les esprits qu’avant l’accès à la parentalité.
5Liés, comme l’indique de manière efficace un père milanais, au fait qu’ils n’ont pas reçu de formation au « métier de parent » (voir infra), les doutes et les appréhensions des parents peuvent les conduire à confronter leurs propres appréciations et jugements à ceux d’autres parents, au sujet par exemple des horaires de retour à la maison, du fait de laisser l’enfant se rendre à l’école ou en revenir seul ou encore de lui confier un téléphone portable ou les clés du domicile. Il est à ce titre significatif que les parents interrogés aient souvent rencontré des difficultés pour répondre aux questions relatives aux âges d’autorisations futures, sollicitant alors l’avis de l’enquêteur, pourtant âgé de 24 à 27 ans et sans enfant au moment de l’enquête, et à travers lui celui des parents interrogés en amont.
6Les parents doivent s’habituer à la prise d’autonomie progressive de l’enfant dans les espaces publics et « apprendre à lui faire confiance », formule récurrente dans les entretiens. Le caractère souhaitable et inéluctable de ce processus est lui aussi fréquemment souligné. Un principe de bonne mesure se trouve alors mobilisé pour surmonter les éventuelles craintes et réticences, ne pas « trop » protéger les enfants et encourager leur mobilité autonome étant considéré comme l’un des nombreux devoirs qui incombent aux parents.
Je dois absolument le faire parce que sinon ça ne serait pas juste. Je veux dire, je meurs à l’intérieur de moi-même, mais je sais que je dois le faire et je le fais, enfin je m’y efforce. Parce que je suis anxieuse, mais ce n’est pas juste, tu ne dois pas faire grandir un enfant avec tes peurs, c’est normal qu’ils acquièrent de l’autonomie, tu dois garder tes peurs pour toi. (Silvia, employée, un fils de 8 ans, une fille de 6 ans, Milan)
Oui, le métier de parent n’est pas toujours facile [il rit]. On ne nous a pas donné de manuel d’instructions [rires], donc on doute souvent de la façon dont on doit se comporter, que faire... [Il fait comme s’il interrogeait d’autres parents] « Mais toi, tu as fait quoi dans ce cas ? Et toi ? » (Davide, cadre moyen dans une entreprise pétrolière, deux fils de 12 et 10 ans, Milan)
7Les hésitations parentales révèlent souvent un manque de repères par rapport auxquels se situer, plus nombreux au sujet de la petite enfance (Chamboredon & Prévot, 1973) : à notre connaissance, il n’existe par exemple pas de manuel éducatif consacré au volet urbain du développement de l’enfant et à ses différentes étapes. Les parents de plusieurs enfants peuvent certes s’appuyer sur les expériences réalisées avec leurs aînés, mais des changements dans les représentations et dans les pratiques parentales sont alors fréquemment soulignés, ces premières expériences produisant des ajustements dans l’encadrement des pratiques urbaines des enfants les plus jeunes.
Et puis, évidemment, la façon dont j’ai élevé Simon petit est une référence pour moi pour... corriger ou éventuellement accentuer des aspects de cette éducation qui m’ont parus positifs, ou au contraire mal menés, mal planifiés. Parce que, voilà, on est parent et on ne sait pas. (Judith, enseignante-chercheuse, deux fils de 12 et 6 ans, Paris)
8Des considérations relatives à la personnalité perçue (Den Besten, 2011) des enfants structurent par ailleurs les autorisations et les interdits, des distinctions parfois marquées pouvant être opérées entre différents enfants d’une fratrie. Les heures de sortie, les autorisations et les pratiques d’encadrement diffèrent ainsi non seulement en fonction de l’âge, mais aussi des attributs psychologiques associés à l’enfant, considéré comme plus ou moins « ouvert », « autonome », « craintif », « naïf », « responsable », « tête brûlée », « distrait », « prudent » ou encore « éveillé ». Certains éléments du parcours biographique peuvent également être évoqués pour justifier un traitement spécifique, à l’image de l’adoption.
9Cette personnalisation de l’encadrement doit être envisagée au regard de la volonté qu’expriment un certain nombre de parents de prendre en considération les « demandes » des enfants qui grandissent. Il ne s’agit plus seulement d’ajuster les pratiques à une personnalité perçue, mais de respecter les aspirations des enfants : ce sont alors leurs craintes et leurs inhibitions, ou au contraire leur appétence pour l’autonomie, qui sont mises en avant. Certains enfants semblent ainsi se montrer réticents à se déplacer de manière autonome alors que leurs parents disent se sentir prêts à les laisser faire. L’hypothèse selon laquelle tous les enfants aimeraient se déplacer seuls dans les espaces publics le plus tôt possible se révèle, dans cette perspective, erronée.
Contre une vision binaire de la mobilité des enfants
10Une vision binaire des pratiques enfantines de mobilité – opposant les enfants qui se déplacent seuls aux enfants accompagnés par leurs parents – ne permet pas non plus de restituer la diversité des pratiques d’encadrement parental. Et encore moins de prendre la mesure de l’existence de stratégies d’accumulation ou d’activation du capital social – défini comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance » (Bourdieu, 1980, p. 2) –, qui visent à sécuriser les pratiques urbaines des enfants. De nombreux acteurs sont ainsi susceptibles d’accompagner les enfants, et l’absence d’accompagnement par les parents, envisagée dans certaines enquêtes comme correspondant à une situation d’« auto-mobilité » (Massot & Zaffran, 2007), est en réalité loin de toujours correspondre à un déplacement réalisé seul par l’enfant.
11Officiellement encouragé par le ministère de l’Intérieur en France, l’accompagnement de l’enfant « par une personne de confiance3 » quand il se trouve dans la rue est ainsi fréquent. L’accompagnement et / ou la surveillance par d’autres adultes peuvent notamment être assurés par des amis de parents ou par les parents d’amis des enfants, mais aussi par des voisins ou par des membres de la famille plus ou moins proche. Un(e) baby-sitter, des cousins et cousines plus âgés, d’autres enfants du quartier ou encore les frères et sœurs aînés peuvent également être mobilisés en tant qu’auxiliaires de l’encadrement.
12Parallèlement à ce recours à des chaperons plus âgés, la mobilité collective d’enfants du même âge est elle aussi considérée comme plus rassurante par les parents. Il s’agit alors de se déplacer « tout(e) seul(e), avec... », pour reprendre la formule, aussi spontanée qu’efficace, d’une mère parisienne. Les déplacements réalisés en groupe, c’est-à-dire au moins à deux, renforcent le sentiment de protection des dangers extérieurs et inspirent confiance aux parents : des trajets que l’on ne laisserait pas effectuer seul à son enfant peuvent ainsi être autorisés, à condition d’« être à plusieurs » (Nicolas, enseignant-chercheur, une fille de 12 ans, un fils de 8 ans, Paris). Comme l’a relevé Sandrine Depeau, « tout en renforçant la visibilité des enfants dans l’espace urbain, le groupe de pairs a également une fonction de sécurisation et de régulation des émotions et de vigilance pour les parents » (2008, p. 16). La mobilité « à plusieurs » des enfants présente ainsi aux yeux des parents l’avantage de les rendre plus visibles des conducteurs de véhicules motorisés, mais aussi, dans une certaine mesure, plus attentifs au moment de traverser la rue, les uns veillant sur les autres. Elle permettrait également de faciliter l’entrée en contact avec des adultes en cas de problème. Dans une perspective proche de celle adoptée par Erving Goffman quand il distingue les individus « seuls » et « avec » (1971, 1973), elle garantirait surtout une moindre exposition aux contacts extérieurs, rendant plus difficile pour un inconnu d’aborder les enfants.
C’est quand même mieux en groupe parce que, je sais pas, il se passe quoi que ce soit, ils sont en groupe. Je sais pas, il y en a une qui se fait renverser ou un plan comme ça, ils sont en groupe. Si ton enfant est tout seul... Elle a pas comme le chien la petite étiquette autour du collier avec le numéro de téléphone, donc il se passe quoi que ce soit, dans ton rôle de parent, tu peux rentrer rapidement en panique. (Franck, technicien son et lumière, une fille de 10 ans, Paris)
Si elle devait avoir un problème, ce serait différent si elle était seule. Ça me donne... Même si elles ont le même âge, ce n’est pas la même chose. Elles sont en groupe, elles parlent entre elles, elles sont ensemble. Je veux dire, si quelqu’un devait s’approcher, elles f[eraient] un peu bouclier. Par contre, toute seule, non, je ne la laisse pas aller toute seule, c’est vrai. (Nicoletta, sans profession – conjoint commerçant –, un fils de 14 ans, une fille de 11 ans, Milan)
13Visant à accroître la visibilité et la capacité de réaction et de défense des enfants, l’organisation de pratiques de mobilité « à plusieurs » est une stratégie de sécurisation dont les ressorts sont assez proches de celles des enfants des rues qui se regroupent en vue de se protéger d’éventuels agresseurs (Pérez López, 2009). Une telle stratégie implique cependant le risque que l’enfant essaie de se faire remarquer par ses pairs et / ou qu’il se laisse influencer et entraîner par le groupe. Ce risque justifie d’autant plus l’implication des parents dans la « recherche d’un support vicariant » (Depeau, 2008, p. 15) : il ne s’agit pas seulement de trouver d’autres enfants pour accompagner le sien, mais également de savoir qui sont ces enfants et comment ils se comportent. Ces pratiques de mobilité « à plusieurs » peuvent ainsi être organisées en coordination avec des voisins, des amis ou les parents d’amis des enfants, ces catégories n’étant pas mutuellement exclusives.
D’ailleurs, pour le collège, on s’était concertés avec d’autres parents, on s’était dit : « On va essayer de les mettre dans le même collège. » La première année, les parents vont se relayer parce qu’ils sont trop jeunes, les premiers mois, pour déposer les enfants, et puis après, les enfants peuvent faire le trajet ensemble. Parce qu’envoyer une fille de 10-11 ans toute seule, moi, franchement, je ne pourrais pas. Dans le métro, non. Je m’arrangerais pour qu’elle soit accompagnée. (Ihsane, secrétaire consulaire, deux filles de 9 et 8 ans, Paris)
14Sur les deux terrains d’enquête, on observe ainsi la mise en œuvre de stratégies d’accumulation de capital social ou d’activation du capital social déjà disponible. Le travail parental consiste alors à identifier d’autres enfants réalisant les mêmes trajets, à se concerter en vue d’inscrire plusieurs enfants dans un même établissement scolaire afin qu’ils puissent s’y rendre ensemble, voire à demander leur inscription dans une même classe à l’entrée dans l’enseignement secondaire, les horaires d’entrée et de sortie étant susceptibles de varier selon les classes.
15Distinguer différentes configurations de mobilité des enfants non accompagnés par leurs parents permet de mettre au jour le rôle joué par le capital social en tant que ressource pour l’action (Cousin & Chauvin, 2012) : des stratégies d’accumulation ou d’activation de ce capital favorisent l’organisation de pratiques de mobilité enfantines plus rassurantes aux yeux des parents.
Apprendre à se méfier
16S’inscrivant dans le cadre d’une représentation largement partagée d’une enfance vulnérable, liée à l’incompétence supposée des enfants à discerner le danger (Cahill, 1990), le sentiment d’un devoir de protection vis-à-vis des risques de l’accident de la circulation et de l’entrée en contact avec un inconnu malveillant se trouve au cœur des préoccupations parentales.
17La description de ces deux principales menaces perçues peut paraître triviale, et elle l’est d’ailleurs dans une certaine mesure aux yeux des parents rencontrés tant un ensemble de recommandations leur semble aller de soi. L’enseignement aux enfants qu’il faut à la fois se méfier des véhicules motorisés et des personnes adultes qu’ils ne connaissent pas est fréquemment décrit comme correspondant à de « grands classiques », aux « recommandations habituelles », aux « trucs que disent tous les parents » ou encore aux « choses que tout le monde dit aux enfants ». C’est justement pour cela qu’il est indispensable d’insister sur ces deux risques perçus, dans la mesure où leur anticipation fait l’objet de recommandations explicites dans la quasi-totalité des familles et qu’elle structure en profondeur les pratiques d’encadrement parental. Si ces menaces ne sont pas spécifiques au cadre urbain (Valentine, 1997 c), le danger qu’elles représentent s’y trouve renforcé dans la perception des parents : de manière révélatrice, le fait que davantage d’autonomie soit généralement concédée aux enfants sur les lieux de vacances ne se vérifie pas lorsque ces vacances se déroulent dans d’autres grandes villes que la ville de résidence.
18Le désir de protéger les enfants des véhicules motorisés ressort de manière particulièrement saillante des entretiens. Les parents insistent notamment sur la nécessité de faire prendre conscience aux enfants du danger, qui entraîne l’exigence d’une concentration permanente. Ils dénoncent par ailleurs fréquemment – en particulier les mères, reflet du caractère genré du rapport aux normes routières et à leur transgression (Granié, 2010) – l’imprudence des automobilistes et des motards, dont le manque de civisme, associé à l’irrespect des limites de vitesse et de la signalisation routière, voire des passages protégés, est montré du doigt. Ce respect défaillant du Code de la route par les conducteurs, mais aussi par d’autres piétons, est souvent présenté comme rendant d’autant plus difficile l’éducation routière, dans la mesure où les parents doivent simultanément enseigner à leurs enfants les règles de la circulation, mais aussi à douter du respect inconditionnel de ces règles par les adultes.
J’apprends à ma fille que c’est pas parce que c’est à sens unique qu’il ne faut regarder que d’un côté, et que c’est pas parce que le bonhomme est vert qu’on peut traverser. (Gabrielle, journaliste free-lance, une fille de 9 ans, un fils de 3 ans, Paris)
C’est une chose que j’essaie toujours de faire. Chaque fois que je l’accompagne à l’école, je lui dis : « Attention, tu dois toujours bien vérifier la couleur du feu, mais tu ne dois pas non plus trop faire confiance parce que parfois c’est vert pour toi, mais il y a des personnes imprudentes, et donc tu dois bien vérifier que même si c’est vert tu peux traverser sans danger. » (Hugo, auxiliaire de vie, un fils de 9 ans, Milan)
19Marcher sur le trottoir, traverser la rue sur les passages protégés, bien regarder des deux côtés de la rue avant de traverser, respecter les feux et les panneaux de signalisation (et notamment le fameux « petit bonhomme vert » à Paris), ne pas faire preuve d’une confiance aveugle envers les conducteurs de véhicules motorisés, y compris lorsque l’on a la priorité : tels sont les principes communs de l’éducation routière transmis par les parents rencontrés. De manière plus spécifique, certains endroits peuvent être recommandés, déconseillés ou interdits pour traverser la rue. À des fins d’évaluation de la prudence de leur comportement, certains enfants peuvent par ailleurs être suivis avant d’être autorisés à se déplacer seuls.
20La seconde menace perçue correspond à la rencontre d’inconnus malveillants, dont il convient de relever qu’il ne s’agit jamais d’une femme dans l’esprit des parents (Bourge, 2012). Ces derniers invitent fermement leurs enfants à ne pas faire confiance aux adultes qu’ils ne connaissent pas, indépendamment de la gentillesse dont ceux-ci pourraient faire preuve. Il ne faut pas les écouter, encore moins répondre à leurs questions. Ne pas les croire non plus s’ils disent être un proche de la famille et n’accepter aucun présent. Ne pas les suivre, surtout ne pas monter dans leur véhicule et continuer son chemin. Qualifiées de « terroristes » par le pédagogue italien Francesco Tonucci (1996, 2019, p. 97), ces recommandations se font moins pressantes à mesure de l’avancée en âge et elles témoignent d’une préoccupation marquée à l’égard du risque pédophile.
21Les parents se trouvent confrontés à deux écueils lors de cette « étape délicate » (Tommaso, journaliste free-lance, deux filles de 8 et 5 ans, Milan). D’abord, il leur faut éviter de trop inquiéter leur enfant, au risque de retarder sa prise d’autonomie –, et ce, même si cette préoccupation n’a pas empêché certains enquêtés d’indiquer, parfois non sans embarras, avoir expliqué à leurs enfants que les personnes inconnues peuvent « manger » les enfants qui les suivent, les « faire disparaître » ou encore les « découper en morceaux ». Ensuite, il s’agit de trouver un équilibre entre la méfiance et la politesse dont il convient de faire preuve envers les inconnus, les parents pouvant légitimement craindre le détournement des normes d’interaction par un adulte qui les instrumentaliserait à des fins malveillantes (Goffman, 1967, 1974 ; 1971, 1973). Confrontés à la nécessité de transmettre aux enfants un guide pour l’interaction avec les inconnus, c’est en quelque sorte la posture de « réserve » décrite par Georg Simmel – cette combinaison d’indifférence et d’aversion qui permet aux habitants des grandes villes de survivre à un foisonnement de sollicitations et de rencontres hétérogènes (1903, 2004) – que les parents tâchent d’enseigner à leurs enfants.
On essaie de ne pas non plus les faire devenir « paranoïaques », entre guillemets. Ils ne doivent pas penser qu’il y a un danger permanent, mais pas non plus trop faire confiance aux étrangers, être trop insouciants. [...] Il faut surtout qu’ils se méfient de certaines propositions, par exemple : « suis-moi », « j’ai un cadeau pour toi », des choses de ce genre. Tout ça, on leur a appris dès le plus jeune âge, à tous les deux. (Leonardo, cadre supérieur dans une entreprise de téléphonie, deux fils de 13 et 8 ans, Milan)
Je lui ai dit de n’écouter personne, aucun inconnu. Je ne sais pas si j’ai raison de faire ça, si nous avons raison, mais... malheureusement, je lui dis que les gens ne sont pas toujours ce qu’ils ont l’air d’être, et de faire attention. Quand on ne connaît pas quelqu’un, il ne faut pas le suivre, point. (Silvia, employée, un fils de 8 ans et une fille de 6 ans, Milan)
22Sollicité par un inconnu, l’enfant doit savoir décliner chacune de ses propositions, tout en faisant preuve de correction. Les demandes de renseignements non personnels doivent être satisfaites, directement ou en redirigeant vers d’autres adultes susceptibles d’apporter une réponse. Le constat de la diffusion de cette consigne parentale constitue une validation empirique de l’existence de l’un des principes du code de comportement au sein des espaces publics décrits par Lyn Lofland, la « disponibilité à l’aide limitée » (restrained helpfulness), qui permet d’entrer en contact avec des inconnus sans être suspecté de mauvaises intentions lorsqu’une aide peu engageante est demandée (1998, p. 32). Il illustre en même temps le propos de Goffman, pour qui si « demander l’heure, du feu, une adresse ou de la monnaie » est un « droit », « la personne qui accoste [est] dans l’obligation de sélectionner une personne accostée qui semble présenter le moins de risque d’être exploitée » (1963, 2013, p. 113), et par voie de conséquence un adulte de préférence à un enfant.
Il est clair qu’ils ne doivent pas faire confiance à un inconnu, mais il ne faut pas non plus créer de phobies, dans le sens où si quelqu’un leur pose une simple question, il ne faut pas non plus ne pas répondre, on peut répondre en faisant preuve de correction. (Nicoletta, sans profession – conjoint commerçant –, un fils de 14 ans, une fille de 11 ans, Milan)
Malheureusement, ils ne peuvent pas faire confiance à tout le monde. Il n’y a pas que des gens bien intentionnés à leur égard. Alors, c’est un peu le mauvais côté, parce que c’est vrai qu’on a tendance en tant que parents à ne pas trop les lâcher, à trop leur dire : « Surtout, vous ne parlez pas, si on vous parle vous ne répondez pas », c’est un peu extrême, mais Paris, malgré tout, c’est quand même... [...] Je leur dis : « Essayez de ne pas, si on vous parle, vous répondez juste mais... vous répondez le minimum et puis après vous partez. » (Maud, experte-comptable, deux filles de 13 et 10 ans, un fils de 7 ans, Paris)
On leur dit de ne pas parler aux étrangers, mais en réalité... Ce n’est pas tout à fait vrai, car si quelqu’un te demande une information, tu la lui donnes. Si quelqu’un a besoin de quelque chose... tu essaies, je ne sais pas, je ne vais pas me défausser quand quelqu’un me demande quelque chose... (Michela, comptable, deux fils de 12 et 9 ans, Milan)
23Le respect de ces consignes peut revêtir un caractère problématique, comme l’ont montré des recherches directement conduites auprès d’enfants (Harden, 2000). L’extrait d’entretien qui suit est à ce titre éclairant, dans la mesure où cette mère parisienne y expose la porosité de la frontière entre politesse et vulnérabilité :
Au tout début, je me souviens, c’est peut-être un peu stupide, mais je crois que tous les parents le font, avoir expliqué à mon fils qu’il ne devait surtout pas... Qu’il fallait qu’il soit très poli avec les gens, même ceux qu’il ne connaissait pas, mais qu’il fallait éviter d’accepter des choses de gens étrangers, d’accepter un dialogue trop long, parce que je lui ai expliqué que les adultes savaient bien qu’il ne fallait pas parler aux enfants de façon inopinée, parce qu’il y a toujours la crainte qu’un étranger soit malveillant. Et donc, je lui ai dit : « Les adultes savent qu’il ne faut pas trop parler aux enfants, il ne faut pas leur poser de questions, il ne faut pas leur demander de les suivre, il ne faut pas leur proposer trop de choses. » J’expliquais à mon enfant que si cette situation se produisait, c’est que ça n’était pas normal. Et que donc, tout en restant poli, il devait dire « excusez-moi, mais je n’ai pas le droit de parler à des gens que je ne connais pas » et suivre son chemin. [...] Et pour bien qu’il identifie la situation, j’ai insisté sur le fait que normalement, c’est quelque chose de socialement accepté et que son attitude ne serait pas comprise comme quelque chose d’incorrect. (Judith, enseignante-chercheuse, deux fils de 12 et 6 ans, Paris)
24Largement documentée à propos des contextes états-unien et britannique (Best, 1987 ; Pain, 2006), la forte présence de la crainte de la rencontre avec un inconnu malveillant s’observe donc également à Paris et à Milan. Protéger les enfants de ce risque est vécu comme relevant avant tout de la responsabilité des parents, comme dans le cas des accidents de la circulation. La mise en lumière de la place centrale occupée par ces deux menaces dans les représentations parentales du risque permet alors de mieux saisir le rôle que jouent un ensemble d’espaces perçus comme protégés dans le processus d’autonomisation, à commencer par le domicile familial.
Une gradation fine d’espaces perçus comme protégés
25Il est impossible de comprendre l’expérience des parents et de leurs enfants qui grandissent en ville sans analyser l’existence d’une gradation fine d’espaces que l’on qualifiera de « protégés », dans la mesure où les enfants y sont perçus comme à l’abri, au moins dans une certaine mesure, de la double menace que représentent les véhicules motorisés et les inconnus.
26Tout d’abord, apprendre à rester seul chez soi dans le cadre d’expériences d’autonomie dont la durée tend à s’allonger à mesure de leur répétition et de l’avancée en âge constitue, dans de nombreuses familles, une étape préliminaire à la mobilité autonome dans le quartier. Une fois l’enfant considéré comme apte à rester seul au domicile, lui en confier les clés marque une étape importante, qui consacre la reconnaissance de sa capacité au passage autonome de l’espace privé à l’espace local, et inversement de l’espace local à l’espace privé. « Avoir la clé » représente dans cette perspective un motif de fierté pour les enfants, la grande majorité d’entre eux n’en disposant pas dans la phase d’âge étudiée (8-14 ans)4. Si elle repose souvent sur des considérations pratiques liées aux horaires de retour du travail des parents, cette marque de confiance s’appuie également sur une évaluation de la capacité de l’enfant à assumer cette responsabilité perçue comme importante. Les clés peuvent en effet être égarées ou la porte mal fermée, et un changement de serrure ou un cambriolage sont susceptibles d’entraîner des dépenses significatives.
On va sans doute commencer à lui donner les clés de la maison de temps en temps. Et cette étape-là sera sans doute plus importante. Parce qu’en tant que citadin il est habitué à la circulation, à traverser la rue, dès la naissance tu n’as pas le choix, je ne dis pas que ça devient naturel parce qu’il faut toujours faire attention, mais bon... Alors que, d’après moi, avoir la responsabilité des clés de la maison... On lui fera un certain nombre de recommandations le moment venu. (Maurizio, commercial, un fils de 10 ans, Milan)
Pour eux, c’est le début de la confiance que le parent leur donne, pour elle, ça a été une conquête. Le fait que je lui donne les clés de la maison, pour elle, ça a été une... Elle m’en a été reconnaissante, sans le formaliser verbalement, mais elle s’est sentie plus responsable. C’est un signe d’autonomie, c’est un signe de confiance, de confiance réciproque. (Federica, employée, deux filles de 12 et 9 ans, Milan)
27En dehors du domicile, un ensemble d’espaces, comme certaines petites places ou rues piétonnes, les squares et les parcs, peuvent être considérés par les parents comme protégés, pour deux raisons principales. D’abord, parce que la circulation de véhicules automobiles y est interdite ou du moins fortement encadrée5. Ensuite, parce qu’ils perçoivent que des formes de régulation des comportements des enfants, mais aussi de tiers, s’y exercent, à l’initiative notamment d’autres parents. La perception de ces derniers comme un « appui » (Aliénor, sans profession – conjoint chef d’entreprise –, deux filles de 12 et 3 ans, deux fils de 11 et 8 ans, Paris) dans la surveillance est largement partagée par les enquêtés. Enseignant dans une école privée juive du 19e arrondissement de Paris, Moïse (deux fils de 32 et 7 ans, deux filles de 9 et 7 ans) évoque une « responsabilité collective » qu’incarne l’attitude d’un autre père parisien pendant l’entretien réalisé avec lui dans un square :
Alors que nous parlons, une petite fille tombe brutalement de sa trottinette à quelques mètres du banc sur lequel nous sommes assis. Joseph l’aide à se relever mais la regarde d’un air sévère en lui disant : « Doucement ! Doucement, doucement... », avant de maugréer quelques mots au sujet de l’absence de ses parents. (Journal de terrain, 6 septembre 2009, Paris)
28Sur le terrain milanais, le cas du parco Trotter met en évidence le rôle que joue l’interconnaissance locale dans l’entretien du sentiment que certains espaces sont « protégés ». Les usages de ce parc de douze hectares, à l’intérieur duquel sont dispersés une dizaine de petits bâtiments occupés par un groupe scolaire réputé pour ses pratiques pédagogiques innovantes et ouvert au public en dehors des horaires scolaires, sont en partie façonnés par l’investissement important d’un certain nombre de parents dans la vie des établissements scolaires, qui a des répercussions sur celle du parc. La production d’un « capital collectif local » par les parents d’élèves (Van Zanten, 2010, p. 166) contribue dans une large mesure au sentiment de sécurité très élevé que ressentent la plupart des parents pour leurs enfants dans l’enceinte du parc, une forte interconnaissance favorisant la surveillance réciproque des enfants au sein de cet espace clos et doté de seulement deux entrées.
Dans ce parc, on se connaît tous, nos enfants sont toujours sous le regard d’un adulte. Jusqu’à 12-13 ans, ils sont dans une petite bulle où ils sont autonomes, ils font ce qu’ils veulent, ils se déplacent d’un endroit à l’autre dans une sécurité quasi absolue. (Anna, chercheuse en biologie, deux fils de 12 et 9 ans, Milan)
C’est peut-être arrivé quelques fois que les enfants se perdent, qu’on ne les retrouve pas, ou bien la petite était peut-être partie jouer sans autorisation. Et alors, qu’est-ce qui se passe ? « Eh, tu n’as pas vu Giulia ? » Tu trouves toujours quelqu’un qui te dira : « Si, elle est là. » Ça fonctionne un peu comme le village, en fait. [...] S’il y a une chose qui garantit la sécurité des enfants, c’est que je connais beaucoup d’enfants dans le parco Trotter, et que je sais qui sont leurs parents. Si j’en vois un qui pleure ou qui est tout seul, je peux m’en occuper et le ramener à sa mère. Et si quelqu’un commence à embêter l’enfant de personnes que je connais, je peux intervenir. (Roberto, enseignant dans le secondaire, deux filles de 14 et 9 ans, Milan)
29Mais les parents ne se contentent pas de réorienter les enfants lorsque ceux-ci s’égarent à l’intérieur du parc, ni de les surveiller de manière diffuse. Certains d’entre eux mettent en place un contrôle des comportements des autres utilisateurs du parc, tout en veillant à assurer une bonne circulation de l’information relative à ces derniers lorsqu’ils sont repérés comme menaçants. L’auteur de ces pages en a fait l’expérience au début de l’enquête : la recommandation pressante formulée par un père d’aller présenter la recherche au directeur de l’école, au risque sinon d’alimenter les commérages et d’être suspecté de penchants pédophiles, est révélatrice du « spectre de la pédophilie » qui accompagne la recherche sur l’enfance et les enfants (Lignier, 2008, p. 23), mais aussi de la forte interconnaissance qui règne au sein du parc et de l’intensité du contrôle collectif qu’y exercent les parents.
Il y a quelques personnes que l’on a repérées qui sont un peu... Entre nous, entre mamans, on se dit ce genre de choses : « Il y a un monsieur, avec un chapeau, âgé, qui a ennuyé tel enfant... » (Luisa, couturière, une fille de 12 ans, Milan)
On contrôle avec les autres parents que tout se passe bien, qu’il n’y a pas de situations déplaisantes créées par des adolescents ou par des adultes, et on essaie de faire comprendre aux adultes que ce parc est [elle insiste] fréquenté par des enfants, et donc que chacun ne peut pas y faire tout ce qu’il voudrait. (Sole, employée à temps partiel, une fille de 14 ans, un fils de 9 ans, Milan)
30Cette appropriation collective du parco Trotter par les parents conduit une mère à le comparer aux cortili, ces cours intérieures d’immeubles très investies dans leur enfance par de nombreux parents milanais (voir le chapitre suivant). Dans la même perspective, le recours à l’image d’une « île » pour exprimer la protection ressentie par les parents pour leurs enfants au sein du Trotter est fréquent. Ce parc présente certes un caractère spécifique en raison de la présence d’un établissement scolaire en son sein, mais prendre le temps de décrire le cas particulier du parco Trotter permet de mieux saisir les mécanismes de régulation des comportements qui sont à l’œuvre de manière plus générale dans les espaces que les parents perçoivent comme protégés : cette régulation informelle et collective les érige en arènes sécurisées d’entraînement à l’autonomie, parfois explicitement envisagées comme telles par les parents dans les entretiens.
31La différenciation de leur morphologie et de leur équipement se trouve à l’origine d’une spécialisation par tranche d’âge des espaces protégés. Des jeux considérés comme ne correspondant plus à leur âge par les enfants et leur réticence à fréquenter des espaces qu’ils associent à plus jeunes qu’eux conduisent ainsi à l’abandon progressif d’espaces pourtant assidûment fréquentés auparavant, mais proposant une offre d’équipements devenue inadaptée :
Au Trotter, il y a des jeux pour quand les enfants sont petits, mais c’est moins intéressant quand les enfants grandissent, et donc on prend volontiers la voiture pour aller au parc Alessandrini, où il y a un château en bois, des toboggans couverts avec des spirales et même une sorte de tyrolienne. On s’est toujours orientés vers de nouveaux parcs à mesure que les enfants grandissaient. (Sole, employée à temps partiel, une fille de 14 ans, un fils de 9 ans, Milan)
Alors, les Buttes-Chaumont, pourquoi on y va moins ? Parce que les jeux qu’il y a sont des jeux pour des enfants qui sont plus jeunes, ça les embête. [...] les jeux sont enclavés donc ils se sentent moins à l’aise, c’est plus petit. Alors que dans le parc de la Butte-Rouge, d’abord il y a des gens plus âgés, donc ils sont moins... Les enfants sont très sensibles aux enfants qu’ils fréquentent, ils ne veulent pas être pris pour des bébés. (Alexandre, cadre dans un cabinet de recrutement, un fils de 9 ans et une fille de 7 ans, Paris)
32La demande des enfants qui grandissent n’est toutefois pas la seule à être prise en compte, les espaces protégés étant reliés par les parents eux-mêmes à des ambiances distinctes. Le niveau de protection associé aux espaces protégés se distingue ainsi selon une gradation fine, en lien avec le degré d’interconnaissance associé à chaque espace. Certains parcs sont ainsi considérés comme plus familiaux que d’autres : on observe notamment une opposition sur le terrain parisien entre le parc des Buttes-Chaumont et celui de la Butte du Chapeau-Rouge, présenté par de nombreux parents comme un lieu où l’on peut se retrouver pour pique-niquer entre voisins sans avoir à s’organiser à l’avance. Comme l’a décrit Alexis Trémoulinas au sujet des parties de football informelles qui se déroulent de manière régulière dans certains parcs, une convention sociale locale émerge, associant des lieux à des pratiques (2008, p. 269).
Alors, on allait un peu aux Buttes-Chaumont, mais en fait on a toujours préféré le parc de la Butte du Chapeau-Rouge, simplement parce qu’il est plus calme, il est moins connu. Il est un tout petit peu plus près... Du coup, c’est plus un havre de paix, et en plus, par exemple, le dimanche, dès qu’il fait beau, on sait qu’il y a du monde qu’on va connaître qui va être là. Il y a une grande pelouse et il y a souvent des tas de gens qui vont pique-niquer, donc on va... Si on n’a pas envie d’être seuls... (Viviane, conteuse, trois filles de 15, 13 et 10 ans, Paris)
Le parc des Buttes-Chaumont est très mélangé, les gens viennent d’autres quartiers. De la même manière que nous, les gens du 19e [arrondissement], on pourrait aller au Jardin des plantes, vous voyez ? Alors que le parc de la Butte-Rouge reste ce que j’appelle un parc vraiment de quartier, là ce n’est pas un parc que les gens auront vu dans un guide touristique pour aller visiter. Alors que je suis sûre que le parc des Buttes-Chaumont y figure, lui. Vous voyez ? Donc... La population est par conséquent différente. Au parc de la Butte-Rouge, on retrouvera essentiellement les gens du quartier. (Thérèse, conseillère de vente à temps partiel, trois fils de 13, 11 et 7 ans, Paris)
33L’image du « parc de quartier » mobilisée par Thérèse renvoie à un niveau élevé d’interconnaissance, très favorable à la confiance parentale. Observée sur les deux terrains d’enquête, la différenciation des espaces protégés selon le degré perçu d’interconnaissance est plus marquée encore à Paris, ce contraste s’expliquant sans doute par la densité de population plus élevée et par la fréquentation importante des deux grands parcs du 19e arrondissement (le parc des Buttes-Chaumont et le parc de la Villette), en particulier le week-end. Dans la plupart des cas cependant, les parents identifient des espaces qu’ils perçoivent comme étant plus protégés au sein des parcs les plus grands, à l’image d’espaces où ils ont l’habitude de retrouver d’autres parents et enfants ou d’aires de jeu fermées, qui invitent à penser la hiérarchisation du niveau de protection perçue au sein d’un même espace. C’est par exemple le cas du « jardin des dunes et des vents » situé dans le parc de la Villette à Paris, entouré de grilles et au sein duquel la fille de Sonia et Franck (technicienne de laboratoire et technicien son et lumière, une fille de 10 ans) peut évoluer librement alors qu’il est encore « hors de question » qu’elle fréquente le reste du parc sans être accompagnée par un adulte.
34Le niveau d’interconnaissance associé à chaque espace varie par ailleurs selon les moments de la journée, de la semaine ou de l’année. Le parc des Buttes-Chaumont rassure par exemple davantage les parents durant la semaine que le week-end, tandis que le parco Trotter, perçu comme très sécurisé pendant l’heure qui suit immédiatement la fin des cours et le week-end, est souvent décrit comme inquiétant à la tombée de la nuit. Il convient alors d’insister sur le fait que les espaces considérés comme protégés le sont avant toute chose au regard de la quantité et de la qualité perçues de leur fréquentation.
La confiance dans les « yeux sur la rue »
35En dehors des espaces perçus comme protégés, les premières pratiques urbaines autonomes se déroulent le plus souvent dans un périmètre restreint autour du logement. De petites commissions, par exemple à la boulangerie ou à l’épicerie la plus proche, correspondent ainsi presque toujours à la première expérience d’autonomie. De courts trajets vers ou depuis une activité extrascolaire ou le domicile d’un ami ou d’une amie vivant à proximité sont d’autres déclinaisons des premières pratiques de mobilité autonome dans l’espace local, parfois supervisées par un des parents depuis une fenêtre ou un balcon.
36Ce petit périmètre tend à s’élargir progressivement, les parents s’appuyant notamment sur les commerces pour encadrer cette découverte de l’espace local. La centralité de la figure du commerçant dans les recommandations que formulent les parents conduit à relever l’actualité des observations formulées par l’urbaniste américaine Jane Jacobs au sujet du rôle central que jouent les commerçants dans la fabrique du contrôle social au niveau local (1961, 2012). Considérés par les parents comme autant de refuges potentiels et érigés en ressources de contrôle et de protection, les commerces sont ainsi souvent présentés aux enfants comme des espaces sécurisés, où il est possible de demander son chemin ou un renseignement, ou encore d’essayer d’entrer en contact avec sa famille en demandant à téléphoner. Les commerçants sont par ailleurs considérés comme susceptibles d’intervenir de leur propre initiative en cas de problème, en particulier lorsqu’ils connaissent l’enfant. La confiance que les parents tendent à leur accorder contribue ainsi de manière significative à la production d’un sentiment de sécurisation des pratiques urbaines des enfants dans l’espace local.
Voilà ce que je dis à mes enfants : « Si vous voyez que vous êtes en difficulté, que quelqu’un vous suit, et que vous ne savez pas quoi faire, entrez dans un bar, entrez dans un commerce et dites “cette personne me suit, j’ai peur et je voudrais appeler ma maman”. » (Paola, sans profession – conjoint plombier –, trois fils de 16, 13 et 8 ans, Milan)
Je leur ai toujours dit que si un jour dans le quartier, ou même dans la rue, ils se faisaient embêter par un adulte, de rentrer dans un commerce. Une pharmacie ou un commerce. Et expliquer ce qui leur arrive. C’est le b.a.-ba, on va dire, de la survie, de la survie à Paris. (Eloisa, encadrante courrier à La Poste, deux fils de 13 et 11 ans, une fille de 8 ans, Paris)
37La sérénité plus ou moins marquée dont les parents font preuve au sujet de la fréquentation diurne de l’espace local par leurs enfants s’appuie également sur la confiance qu’ils manifestent envers l’exercice d’une surveillance diffuse par d’autres utilisateurs des espaces publics, en particulier d’autres parents. Les entretiens conduisent ainsi à remettre en cause la thèse du déclin de ce que Jane Jacobs a appelé les « yeux sur la rue » (eyes on the street), cet ensemble de contrôles informels réalisés de manière plus ou moins consciente par les individus qui habitent ou fréquentent un quartier (1961, 2012). Le degré d’interconnaissance locale perçue, qualifié par d’autres chercheurs d’interreconnaissance (Simon, 1997) ou de public familiarity (Blokland & Nast, 2014), sous-tend en effet largement la confiance éprouvée par les parents à l’égard du fonctionnement de mécanismes de supervision collective et informelle des pratiques urbaines des enfants.
Je me souviens, quand mes enfants étaient petits, nous avions une jeune fille au pair qui habitait chez nous, et elle les emmenait faire un tour l’après-midi. Et quand je rentrais chez moi, je croisais mes voisins, et ils me disaient tous : « Ah, vos enfants sont déjà rentrés ! », « Aujourd’hui ils ont été au parc », un contrôle social absolu. Tout le monde connaît tout le monde, et donc j’imagine que s’ils voient ma fille se balader et qu’elle a le moindre problème, il y aura toujours quelqu’un pour l’aider. (Bianca, enseignante-chercheuse en urbanisme, une fille de 10 ans, un fils de 9 ans, Milan)
38La confiance des parents envers cette surveillance diffuse repose d’ailleurs en partie sur leur propre propension à la vigilance et à l’interventionnisme. Si la légitimité de l’intervention d’adultes n’entretenant pas de lien de familiarité avec l’enfant entre d’une certaine manière en tension avec la recommandation de se méfier des inconnus, son occurrence occasionnelle contribue à rassurer les parents. Deux dimensions doivent ici être distinguées : d’une part, la prévention du risque d’enlèvement ou d’agression ; de l’autre, la répression des comportements dangereux de l’enfant ou de son groupe de pairs. Un tel constat invite à considérer les parents à la fois comme des consommateurs et comme des producteurs des ressources disponibles dans l’espace local (Galster, 2001). Leur confiance dans la sécurité des enfants lorsqu’ils se trouvent en dehors des espaces « protégés » s’appuie quoi qu’il en soit largement sur des attentes relatives à l’engagement réciproque d’adultes dans la supervision informelle des pratiques des enfants (Sampson, Morenoff & Earls, 1999). « Je ne demande pas aux gens de surveiller, hein, ça se fait tout seul. » (Sophia, éboueuse, un fils de 12 ans, une fille de 11 ans, Paris)
Quand on sort, on dit tout le temps « bonjour », ça veut dire un œil de parent qui va surveiller... Et moi aussi, je dis tout le temps aux copines qu’on croise : « Mais tu es toute seule ? Tu vas où ? » Enfin, maintenant, elles sont plus grandes donc c’est normal qu’elles soient seules, mais au début je le disais tout le temps. Et l’enfant me disait : « Ah ben, oui, je vais là. » Et donc, finalement, je vois que moi je surveille. Donc, j’imagine que les autres parents font pareil. (Aliénor, sans profession – conjoint chef d’entreprise –, deux filles de 12 et 3 ans, deux fils de 11 et 8 ans, Paris)
Non, moi, je ne pense pas, par exemple, qu’une petite fille puisse être embêtée sur ce trajet où il y a plein d’autres parents avec des enfants. Je pense que si ça arrivait, même si des plus grands l’embêtaient, je pense que, enfin j’imagine, que des parents interviendraient toujours. Tout de suite. Et moi, je le ferais ! (Catherine, enseignante-chercheuse, deux fils de 13 et 1 an, une fille de 9 ans, Paris)
39« Support de ressources diffuses » (voir Grafmeyer, 1991) dont les « yeux sur la rue » font partie, l’espace local ressemble à la définition que Nassima Dris donne de la houma, le « quartier proche » à Alger, « espace tampon entre les espaces publics et les espaces domestiques » (2007). La confiance dans la supervision collective et informelle des enfants dans un périmètre proche du domicile s’appuie en effet sur l’hypothèse que les autres parents, mais aussi les commerçants, constituent autant de « surveillants de rue » (street watchers) potentiels (Jacobs, 1961, 2012, p. 43). Cette conviction se trouve renforcée lorsque le degré d’interconnaissance locale est perçu comme élevé, cette perception étant elle-même renforcée par la fréquentation régulière des commerces et des espaces « protégés » du quartier.
À la découverte de la grande ville
40Symboles de la spécificité des comportements humains en milieu urbain (Simmel, 1908, 1992), les transports en commun ne font quant à eux pas partie des espaces que les parents considèrent comme protégés, et l’apprentissage de leur utilisation fait l’objet d’un ensemble de précautions spécifiques. Les premiers trajets effectués par l’enfant seul sont ainsi la plupart du temps brefs et sans correspondance ; ils peuvent être précédés d’une période d’accompagnement, qui peut correspondre au premier trajet ou se répéter plusieurs fois. Dans certains cas, accompagner l’enfant peut être l’occasion d’expériences de semi-autonomie, suivre à distance l’enfant permettant d’évaluer sa capacité à se déplacer seul. Les entretiens contiennent de nombreux exemples de ces mises à l’épreuve, couronnées d’un succès variable, comme le montrent les récits de Marike et de Céline :
Marike – Un jour, j’ai dit à mon fils : « On va chez ta grand-mère, je te suis et on va voir comment tu te débrouilles », juste pour voir s’il avait compris quelle direction il fallait prendre. Je l’ai laissé regarder sur les panneaux, et je pense que c’est ce que je ferai avec mes filles, qui n’ont pas encore pris le métro seules.
Clément R. – Il était devant et vous le suiviez ?
Marike – Oui, à distance, en lui disant : « Okay, maintenant, c’est toi qui décides. » Quel escalier, quelle direction, quel métro...
Clément R. – C’était pour vous rassurer ?
Marike – Oui, pour voir s’il savait le faire. Et bon, maintenant, il se débrouille tout seul et je ne dois plus lui expliquer comment faire, mais la première fois ça me semblait... Il avait 10 ans. (Marike, en recherche d’emploi, un fils de 14 ans, deux filles de 12 et 8 ans, Milan)
Au printemps dernier, je les ai emmenées au Trocadéro avec des copines faire du roller, et je leur ai dit : « C’est vous qui allez me guider, je vous explique les changements et les directions à prendre et c’est vous qui regardez sur le plan. » Elle a une copine qui a tout de suite pigé le truc, mais elle pas du tout, tu vois ? Et justement, à un moment donné, moi, j’ai pas regardé, elle était derrière et on l’a perdue. Dans le métro, à République. On est arrivées sur le quai et les copines ont dit : « Elle est où Lola ? » Panique. Je suis retournée au carrefour, je l’ai retrouvée, il y avait un monsieur très gentil qui était avec elle, il commençait à m’appeler parce qu’elle lui avait donné le numéro, elle était en larmes... Mais tu vois, elle était incapable de se dire « Bon alors, c’est quoi la bonne direction, Mairie des Lilas ? » Elle est pas encore... Il faut que je lui apprenne. (Céline, chargée de projet dans une association, une fille de 11 ans, Paris)
41Un ensemble de recommandations entourent cet apprentissage, qui consiste à transmettre aux enfants des compétences de mobilité (connaître les lignes et leurs arrêts ainsi que les éventuelles correspondances, savoir lire un plan, ne pas se tromper de sens de circulation au moment de monter dans le métro, le tramway ou le bus) et des compétences d’interaction (faire preuve de discrétion, de politesse, de méfiance et de concentration). L’imprévu cristallise les préoccupations, qu’il prenne la forme de situations d’interaction auxquelles les enfants ne seraient pas préparés – comme avec des musiciens ambulants ou des sans-abri – ou de problèmes techniques ou d’inattention qui les conduiraient à devoir descendre à un arrêt inconnu.
Alors il y a peut-être des consignes un peu spécifiques à Paris, du fait qu’elles prennent le métro, c’est un environnement quand même pour des enfants parfois un peu... difficile à comprendre. [...] La ville, c’est plein d’embûches, Paris, c’est plein d’embûches. Quand vous prenez le métro, il suffit qu’il y ait une panne, on vous dit de descendre, c’est la panique, quoi. [...] Tout d’un coup, qu’est-ce que vous faites, vous êtes descendu, mais ne serait-ce qu’une station plus loin, vous descendez à Riquet au lieu de Crimée. Si elle descend à Riquet, elle va être perdue, elle n’a pas encore de repères... Tout en habitant dans le quartier depuis dix ans, elle ne va pas s’y retrouver, elle va être perdue. Donc, il faut quand même bien les guider un minimum. [...] Un truc tout bête, oui, le métro qui finalement a une panne, on leur dit qu’il faut descendre, qu’est-ce qui se passe ? Tant qu’on ne sait pas réagir à ça, on ne peut pas partir toute seule, c’est pas possible. (Maud, experte-comptable, deux filles de 13 et 10 ans, un fils de 7 ans, Paris)
42Cette socialisation des enfants à l’usage des transports en commun s’opère en partie de manière implicite, dans la mesure où ils sont exposés à l’exemple de leurs parents dans le cadre de leur utilisation ordinaire du bus ou du métro. Mais elle prend également des formes plus explicites, comme le montre la mise sur le même plan par Hugo de la façon dont il enseigne comment se déplacer dans le métro à son fils et à ses compatriotes boliviens lorsqu’ils découvrent le réseau à leur arrivée à Milan :
Aujourd’hui, il connaît, on prend les transports en commun, mais je pense que je vais devoir lui enseigner plus en détail, tu dois faire ci, tu dois penser à ça, tu dois descendre là, lui enseigner comment se déplacer en fin de compte. Comme je l’ai enseigné à tant de mes compatriotes quand ils sont arrivés à Milan. Leur expliquer, leur donner des repères, pour qu’ils puissent se déplacer, au moins les premiers pas. (Hugo, auxiliaire de vie, un fils de 9 ans, Milan)
43Une fois les parents rassurés par les premiers trajets effectués en autonomie, les réseaux de transports en commun deviennent un élément structurant de la découverte et de l’exploration de l’espace urbain (Oppenchaim, 2016). Le long des lignes de bus et de métro, les excursions en dehors du quartier de résidence s’articulent autour d’espaces commerciaux (magasins de vêtements et de jeux, chaînes de restauration rapide), sportifs et culturels (principalement le cinéma). Les lieux de destination privilégiés semblent davantage se distinguer selon le sexe des enfants à Paris qu’à Milan : les jeunes Parisiennes semblent en effet principalement sortir de leur quartier pour acheter des vêtements ou pour accompagner des amies en acheter, tandis que les garçons le font principalement pour fréquenter des boutiques de jeux de rôle, de jeux vidéo et d’articles de sport ou bien pour pratiquer des activités sportives, par exemple dans des skateparks situés dans d’autres arrondissements. Un pôle féminin se dessine ainsi entre Châtelet et Les Halles, dont le quartier de Bastille serait le pendant masculin. À Milan, seules deux destinations sont évoquées par les parents, sans qu’aucune différence significative liée au sexe des enfants n’émerge : la découverte de la grande ville se cristallise ainsi autour du corso Buenos Aires, avenue commerçante proche du terrain d’enquête, et du Duomo, la cathédrale située dans le centre historique de la ville.
44Rarement atteinte par les enfants de la tranche d’âge qui nous intéresse (8-14 ans), la dernière étape du processus d’autonomisation correspond aux sorties nocturnes. Le sentiment de protection associé à l’espace local s’étiole en effet avec le passage du jour à la nuit, qui réduit drastiquement le périmètre d’autonomie concédé dans la mesure où celle-ci tend à être associée au vide, aux inconnus et aux marginaux (Melbin, 1978). Ce qui explique la variation des horaires de retour au domicile en fonction de la saison : très peu d’enfants des parents interrogés ont fait l’expérience de sorties nocturnes non accompagnées par un adulte, en dehors de quelques cas de déplacements effectués « à plusieurs » dans des circonstances exceptionnelles telles qu’un anniversaire ou un dîner de groupe (l’organisation de repas entre amis à la pizzeria constituant un cas de figure relativement fréquent à Milan).
Le rôle central de l’école
45Les trajets pour et depuis l’école occupent une place centrale dans les entretiens. L’âge du premier trajet est sujet à une variabilité importante : si la possibilité d’une mobilité à plusieurs en favorise la précocité, c’est avant tout la difficulté et la dangerosité perçues du trajet que les parents prennent en considération. En particulier, la proximité de l’établissement scolaire les encourage à laisser leurs enfants s’y rendre et en revenir seuls plus tôt, ce qui confirme l’« effet fortement dissuasif de la distance » (Lewis & Torres, 2010, p. 53). Au-delà de la seule distance physique, des trajets considérés comme plus complexes – impliquant par exemple de traverser une ou des voie(s) de circulation très fréquentée(s), de marcher sur des trottoirs étroits ou de passer par des endroits peu fréquentés – inquiètent davantage les parents, qui tendent alors à réfréner les demandes d’autonomie qui s’expriment en cours de scolarité primaire. « L’école est à deux minutes à pied, sur le même trottoir, donc il n’y a vraiment pas... il n’y a pas de problème. » (Anna, chercheuse en biologie, deux fils de 12 et 9 ans, Milan)
Il commence à me demander de pouvoir aller tout seul à l’école ou rentrer tout seul. Bon, c’est pas tout près, hein, on a vingt minutes à pied. Il a la rue des Pyrénées à traverser, surtout, qui est un peu... importante. Et puis il y a un carrefour, après on passe le long des Buttes-Chaumont, après on prend une rue qui est assez calme, et puis après il y a un endroit, rue de Belleville, au moment où on arrive dans le 20e, où là, il traverse le chemin qu’on prend habituellement, il traverse un passage clouté où il n’y a pas de feu. Et c’est vrai que ce carrefour est assez dangereux. C’est vrai qu’il y a ces endroits-là où pour l’instant je ne le sens pas encore trop. [...] Alors, je sais que son copain, mais il habite beaucoup plus près, je crois qu’il va quasiment tout seul à l’école. Mais il habite à cinq minutes, donc c’est pas non plus la même chose. (Chantal, ingénieure d’études dans un centre de recherche publique, un fils de 9 ans, Paris)
46La participation, sur les deux terrains d’enquête, de l’institution scolaire à l’éducation urbaine des enfants, par exemple à travers la délivrance d’un « permis piéton » à Paris, constitue un appui pour les parents et les encourage dans une certaine mesure à prendre confiance dans la capacité de leurs enfants à se déplacer seuls. Mais l’action de l’école ne se limite pas à la transmission explicite de connaissances ni à la sensibilisation aux risques associés à la circulation sur la voie publique : plusieurs écoles primaires n’autorisent pas les élèves à rentrer seuls chez eux une fois la journée de cours terminée et exigent que les parents signent une décharge ou fournissent une liste des personnes habilitées à venir les récupérer. L’institution scolaire exerce ici un contrôle direct sur les pratiques urbaines, contribuant à définir la norme locale de « bonne » parentalité.
Les institutrices ne les laissent pas quitter l’école si tu ne leur signes pas une déclaration où tu autorises l’enfant à rentrer seul. Sinon, les enfants ne peuvent être récupérés que par leurs parents ou par des personnes signalées par les parents. Par exemple, si tu vas tout à l’heure à l’école en disant que tu connais ma fille, et qu’elle dit aussi qu’elle te connaît, les institutrices ne la laisseront pas partir avec toi. Non. Même les grands-parents, par exemple, ne peuvent pas aller la récupérer si les parents n’ont pas signé ce papier. (Clotilde, sans profession – conjoint consultant –, trois fils de 22, 19 et 9 ans, deux filles de 17 et 9 ans, Milan)
On l’accompagne toujours à l’école et au parc pour l’instant. Mais à l’école, on l’accompagne parce que la directrice a demandé aux parents d’accompagner les enfants. Jusqu’à la quinta elementare [dernière année de scolarité primaire, équivalent du CM2 en France]. [...] Pour une question de responsabilité, parce qu’elle dit qu’il y a le parc devant l’école et qu’ils doivent être certains que les enfants entrent dans l’école, qu’ils soient remis aux professeurs. Le parent [elle insiste] doit venir déposer son enfant. (Lisa, éducatrice spécialisée, un fils de 8 ans, Milan)
47Du côté des parents, la dernière année d’école primaire est souvent considérée comme propice à l’entraînement à l’autonomie en vue du passage dans le secondaire : cette préparation ne se cantonne pas à la reconnaissance du futur trajet à effectuer par l’enfant et peut impliquer la transmission d’autres compétences relatives à l’utilisation des transports en commun ou à la responsabilité des clés du domicile. Comme l’ont montré de précédentes recherches mobilisant des approches tant quantitatives (Vercesi, 2008) que qualitatives (Delalande, 2010), le passage du primaire au secondaire constitue en effet une étape charnière : s’effectuant en théorie au même âge (11 ans) dans les deux villes, l’entrée en classe de sixième à Paris et de prima media à Milan correspond dans la plupart des cas à la fin de l’accompagnement des enfants qui l’étaient encore en fin de scolarité primaire, et cela, dès les premiers jours ou les premières semaines qui suivent la rentrée.
48Les entretiens permettent de distinguer quatre facteurs explicatifs de l’effet qu’exerce le passage au collège, qui correspond d’ailleurs à l’un des deux pics de morbidité accidentelle piétonne chez l’enfant, en France et dans de nombreux pays occidentaux (Granié, 2010). D’abord, les horaires moins réguliers qu’à l’école primaire permettent plus difficilement aux parents de s’organiser pour accompagner leurs enfants. Ensuite, le renforcement du pouvoir prescripteur des pairs ne se cantonne pas aux pratiques culturelles (Pasquier, 2005) ou vestimentaires (Mardon, 2010 b), comme en témoigne une mère parisienne dont la fille appréciait pourtant d’être accompagnée à l’école jusqu’au CM2 : la pression du groupe semble vivement inciter les collégiens à ne plus se laisser accompagner par leurs parents.
Céline – Au collège, tu n’accompagnes plus ton enfant. Ma fille m’a tout de suite dit – je n’envisageais pas de l’accompagner de toute façon – mais elle nous a dit : « Je vous préviens, vous ne m’accompagnez pas, même pas dans l’allée, même pas à la grille, rien, vous me laissez y aller toute seule. » [...] Même en CM2, où moi, j’avais plutôt tendance à lui dire « mais tu peux y aller toute seule maintenant », non, elle aimait ça, qu’on l’accompagne. Mais à l’arrivée en 6e...
Clément R. – Elle a associé le collège au fait d’aller toute seule à l’école ?
Céline – Ah ouais ! Tout de suite. Elle en a parlé tout de suite, dès l’été, hein. « Je vous préviens, hein, plus la peine de m’accompagner. Il n’en est pas question. » (Céline, chargée de projet dans une association, une fille de 11 ans, Paris)
49Troisièmement, l’autonomie constatée des camarades de classe contribue à rassurer et à encourager les parents les plus réticents. Enfin, le parvis du collège ne constitue pas un espace de sociabilités parentales aussi intense que celui de l’école primaire, ce qui diminue sensiblement l’intérêt de certains parents pour s’y rendre. La position dans la carrière scolaire semble dès lors davantage définir l’évolution des pratiques urbaines des enfants que leur âge biologique : les « effets de scansion » du système scolaire, qui « contribuent à cristalliser des définitions sociales des âges » (Chamboredon, 1991, p. 2), s’observent également sur les pratiques urbaines des enfants et sur leur encadrement.
50Le gain sensible d’autonomie observé à l’entrée dans le secondaire, qui se répercute sur d’autres pratiques que le trajet pour l’école, comme les activités extrascolaires ou les allées et venues dans le quartier, se trouve par ailleurs renforcé en cas de scolarisation en dehors du quartier. Les pratiques ordinaires de mobilité des enfants, mais aussi le rapport qu’ils entretiennent à leur quartier de résidence, sont alors affectées de manière significative, la scolarisation dans un établissement situé en dehors du quartier tendant notamment à élargir l’aire géographique de résidence des camarades de classe et à favoriser l’acquisition précoce de compétences de mobilité (voir le chapitre « Les ressources des familles »).
*
51L’encadrement parental des pratiques urbaines des enfants revêt un caractère progressif, du domicile aux espaces publics de centre-ville en passant par une gradation fine d’espaces perçus comme protégés, car la circulation motorisée y est interdite ou fortement contrôlée et car des formes de régulation collective et informelle des comportements des enfants et des tiers s’y exercent.
52Ce constat confirme la pertinence des conceptions gradualistes des espaces publics, à l’image de la distinction élaborée par Lyn Lofland entre trois « domaines de la vie urbaine » (realms of city life) (1998). D’abord contenus dans le « monde du domicile et des réseaux de parenté et d’intimité » (private realm), les enfants commencent leur découverte de la ville dans le « monde du voisinage et des réseaux d’interconnaissance » (parochial realm), avant de la poursuivre dans le « monde des étrangers et de la rue » (public realm). Alors que Lofland pointe le risque de confusion entre ces différents domaines, un même lieu pouvant y être associé selon le type d’interactions qui y domine provisoirement, les entretiens conduits auprès des parents montrent bien la nécessité de les distinguer, l’autonomie urbaine n’étant pleinement atteinte que lorsque les enfants sont autorisés à évoluer seuls dans chacun d’entre eux. La distinction d’une sphère locale intermédiaire entre public et privé confirme que la vie dans les grandes villes, si elle tend à produire de la méfiance vis-à-vis des inconnus, n’implique pas la disparition des réseaux locaux d’interconnaissance et d’entraide : l’espace local tend en effet à se voir attribuer un caractère spécifique par les parents, en lien avec leur insertion dans des réseaux locaux d’interconnaissance, qui contribue à les rassurer, y compris lorsque cette interconnaissance demeure superficielle (Blokland & Nast, 2014).
53Le caractère central de l’espace local et des ressources de surveillance qu’il met à disposition des parents invite à inscrire nos observations dans la discussion relative à la définition sociologique du quartier, « toujours problématique » (Grafmeyer, 2007, p. 28) dans la mesure où l’identification de ses frontières varie selon les habitants, leurs propriétés sociales, leur ancienneté d’implantation et leur position dans le cycle de vie (Authier, 2001). Le rôle joué par l’interconnaissance locale dans l’encadrement parental des pratiques urbaines des enfants invite ainsi à faire l’hypothèse que les limites du quartier vécu recoupent celles du réseau local d’interconnaissance. Une telle perspective aide à mieux comprendre la récurrence de la figure du « village » dans la description que font les citadins de leur quartier et les mécanismes de production de ses frontières perçues. Elle permet également de mieux saisir les modalités du changement du rapport au quartier impliqué par la parentalité, en lien notamment avec la scolarisation des enfants, les établissements scolaires jouant un rôle décisif dans la construction des réseaux d’interconnaissance au sein desquels évoluent les enfants et leurs parents.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre reprend des éléments présentés dans différents articles de recherche (Rivière, 2017 a ; 2017 b ; 2018 a).
2 Aurélia Mardon a décrit la nostalgie de parents confrontés à la puberté de leurs filles adolescentes, « qui signifie non seulement qu’eux-mêmes vieillissent mais aussi que leurs filles sont susceptibles de s’éloigner d’eux » (2010 a, p. 19).
3 « Dès qu’il est en âge de comprendre, apprenez à votre enfant les règles élémentaires lui permettant de traverser la rue en toute sécurité. Dissuadez-le de jouer aux abords de la chaussée. Faites en sorte qu’il ne soit jamais seul. Faites-le accompagner par une personne de confiance. » Site officiel du ministère de l’Intérieur, section « Les risques de la rue », en ligne : www.interieur.gouv.fr/A-votre-service/Ma-securite/Conseils-pratiques/Ma-famille/Protegez-vos-enfants-contre-les-risques-domestiques (juin 2021).
4 36 % des Italiens âgés de 6 à 17 ans disposaient de la clé de leur domicile en 2011 ; on observe cependant une forte augmentation avec l’avancée en âge : seuls 3,7 % des 6-10 ans se l’étaient déjà vu confier cette année-là, contre 36 % des 11-13 ans et 76,1 % des 14-17 ans (Istituto nazionale di statisticha, 2011 a).
5 Sur le modèle des woonerfs néerlandais (« rues conviviales »), la pacification de la circulation par des aménagements spécifiques et par la limitation drastique de la vitesse autorisée semble favoriser les déplacements autonomes des enfants en milieu urbain (voir Huguenin-Richard, 2010).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La Jeune sociologie urbaine francophone
Retour sur la tradition et exploration de nouveaux champs
Jean-Yves Authier, Alain Bourdin et Marie-Pierre Lefeuvre (dir.)
2014