La femme dans l’idéologie du Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse
p. 19-26
Texte intégral
1Le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, de Pierre Larousse, publié de 1865 à 18761 est une somme des connaissances, des mots et de l’idéologie des mots, conquise et acquise à ces dates mais plongeant dans les décades antérieures ; et elle a valeur prospective et instrumentale pour l’idéologie même de longues années, postérieures, de la Troisième République. Elle témoigne d’une idéologie déjà dominante dans certains secteurs de « la pensée », de l’Université, de la littérature, du journalisme, sous le Second Empire, mais destinée à devenir carrément dominante sous le régime politique suivant. Bref, un « monument », dans les deux sens : construction qui « témoigne » d’un bilan, d’un acquis, d’une possession glorieuse, saluant un passé qui vient affleurer au présent, et « avertissement » salutaire, indispensable, pour l’avenir. Avec toutes les apparences « progressistes », avant et après 1870 ; plus qu’apparences même : historiquement progressistes, car le progressisme est au cœur de l’ambiguïté. On pourrait donc voir, au cœur de cette ambiguïté idéologique, la révélant et la réfractant jusqu’à la rendre « éclatante », l’idéologie de la Femme et, plus particulièrement encore, l’idéologie de l’article « Femme »2.
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2Dans l’idéologie générale du Grand Dictionnaire, dont nous ne donnons ici que quelques aspects, le premier élément est, à coup sûr, la biographie de Pierre Larousse3 : le « fait » même du cours de sa vie, qui n’est ni hasardeux ni contingent, ni né de rien ; et la signification idéologique de sa biographie intellectuelle (ses ennemis n’auraient point dit « spirituelle »). Passons vite : né en 1817, à vingt-cinq kilomètres d’Auxerre, fils de charron-forgeron (il écrira plus tard un ABC du style et de la composition, où il opposera le forgeron théoricien et le forgeron-praticien, rassemblera les maximes utilisant l’image du forgeron : il ne se dégagera jamais, du reste, de la « morale » du travail artisanal.) Ecole primaire : il eut une immense « soif de connaissances » (la formule était d’avenir). Entrée à l’Ecole Normale de Versailles. Instituteur de village : la première place était donnée (on est à la veille de 1848) à l’instruction morale et religieuse (les adjectifs venaient dans cet ordre, relativement nouveau). 1848 : à Paris ; il entend les cours, rétablis, de Michelet, il lit Proudhon. Opposé au Coup d’Etat, sans emploi officiel ; il devient répétiteur à l’Institution Jauffret. Il a déjà jugé et critiqué certaines formes de l’enseignement primaire : notamment le culte de la répétition, et, en orthographe, la « méthode cacographique » (qui donnait à corriger les mots faussement écrits) ; il récuse l’Enseignement mutuel, s’en prend à la grammaire régnante de Lhomond... Il écrit lui-même une Grammaire lexicologique (1852), un Traité d’analyse, un livre de Dictées, une Grammaire du premier âge. Sa petite librairie lance les Jeudis de l’Instituteur, les Jeudis de l’Institutrice, et deux grands journaux pédagogiques, contemporains du Dictionnaire, L’Ecole Normale (1858-1865) et L’Emulation (1862-1864)4. Le Grand Dictionnaire est inséparable de ce souci « pédagogique » fondamental : Larousse eût pu dire comme Hachette : « je me suis fait éditeur pour enseigner quand même ». Le Grand Dictionnaire fut précédé par de petits dictionnaires utilitaires, dès 1856 ; ils fournissaient la prononciation des mots difficiles, avaient une partie encyclopédique, quelques pages roses destinées aux « élèves des deux sexes ». La quatrième édition est de 1858 : 714 pages ; la 29e édition, de 1869 ; rythme de vente : 44 000 exemplaires de juin 1859 à juin 1860 ; cinq millions d’exemplaires de 1856 à 19055. Le Grand Dictionnaire, lui, est annoncé en 1863 : moment où paraissent les premiers fascicules du Littré ; on lance des souscriptions, comme avait fait le Littré ; on en appelle aux contemporains.
3On trouvera une idéologie consciente du Grand Dictionnaire dans la Préface de Pierre Larousse au tome I (Lettre A, 1865) ; une idéologie plus profonde sans doute, quoique diffuse, dans l’historique que fait la Préface des dictionnaires précédents, et, surtout, dans les articles6. La Préface de 1865, comme l’appel de 1863 aux contemporains, plaçait résolument l’entreprise dans le « culte des principes de 89 », tout en disant son respect de la vérité historique. C’est évidemment là la clef de voûte. L’ouvrage se différencie d’abord d’une multitude de « pures spéculations de librairie où la langue et la littérature n’ont rien à voir » (sont visés les dictionnaires « idéologiques » de Chapsal, Napoléon Landais, Bescherelle, Poitevin et La Châtre !), mais aussi des vrais et nobles Dictionnaires et Encyclopédies, qu’on doit continuer : l’Encyclopédie du XVIIIe siècle ; le Quérard (1826-1842) ; le Dictionnaire de la Conversation et de la Lecture, qualifié d’« habit d’Arlequin » (qui attaquera Larousse à sa sortie) ; le Dictionnaire de Bouillet, « approuvé par la Congrégation de l’Index après retouches imposées » : il est devenu un dictionnaire chauve-souris cherchant à plaire aux croyants « orthodoxes » et aux « libres-penseurs », il reste d’un « esprit timide et rétrograde » ; le Dictionnaire de Dezobry et Bachelet, supérieur au Bouillet mais : « quand on se fait l’apôtre des idées vermoulues et qu’on n’a pas une haine vigoureuse pour le passé, on ne saurait marcher avec la Révolution et le Progrès » ; tous les dictionnaires biographiques parus depuis le Moreri du XVIIe siècle et le Dictionnaire historique du P. Feller (1781), ouvrage plein de vols, « plagiat effronté », y compris des Bénédictins ; la plupart des Biographies Universelles du XIXe siècle et le Dictionnaire des Contemporains de Vapereau (1er volume en 1858)...
4C’est assez dire que, prétendant à l’objectivité historique à partir de la sacralisation de 1789, le Grand Dictionnaire de Pierre Larousse est un ouvrage « polémique », non seulement par ce qu’il proclame mais parce qu’il se pose contre les ouvrages existants. Intertexte s’il en est.
5La Préface comporte aussi une idéologie consciente, presque « théorique ». Bornons-nous à l’essentiel de ce qui est avoué. La Révolution française a ouvert une marche inexorable à la République française et à la République universelle : indissolublement. C’est là une part, celle qui parfois est trompeuse, de l’idéologie de Hugo ; du reste, le Dictionnaire a la mystique de Hugo, presque inséparable de la mystique du Progrès, de la mystique de la République. Beaucoup d’articles, eux aussi, sont traversés par une idéologie de l’histoire qui doit beaucoup à Hugo et à Michelet : la Révolution française début d’une ère nouvelle. Cela va fort bien avec une idéologie comtiste du Progrès inéluctable, en marche, sans contradictions, presque sans lutte, et surtout sans lutte de classes, puisqu’aboutissant au règne éclairé de la bourgeoisie : on trouvera donc de beaux articles sur l’agriculture, sur les comices agricoles ; sur les deux outils « divins », égaux dans la marche du progrès, la charrue et l’épée : le ton emphatique et triomphant d’Homais parfois ; du reste, une morale du travail, de l’économie bourgeoise cachant la lutte des intérêts ; une idéologie enfin des lumières et de l’instruction, qu’illustra Hugo mais qui le dépasse, qui est celle de Jean Macé entre autres : la marche de la lumière n’est pas brisée par les antagonismes issus de la Révolution. On aura des articles « sociaux » : sur le travail des enfants, sur le pauvrisme, on se penchera sur les invalides ; on sera pour l’association, mais souvent contre la grève. L’article classe n’est ni négligeable ni faux, mais tel qu’il est, il n’inspire guère les autres articles. Le Grand Dictionnaire est une entreprise libérale et démocratique : il éclairera les « lecteurs de toutes les classes, quels que soient leur âge et leurs goûts ». La Préface développe l’image du banquet « dressé pour tous » dans le Grand Dictionnaire Universel ; y viendront « toutes les classes — le savant et l’ignorant — l’homme sérieux et le frivole — le vieillard et l’enfant ». Entreprise enfin, rationnelle : bilan de la raison, elle s’adresse à tous les hommes « raisonnables » ; création d’un moment historique, le Dictionnaire a vocation à l’universalité (le titre porte haut l’adjectif « universel », comme il porte son siècle) ; aucun retour critique sur cette raison bourgeoise et sur cette université abstraite. On substitue aux antagonismes sociaux un clivage universel entre valeurs opposées, réversibles : la lutte du bien et du mal ; les articles sur l’Enfant, sur la Femme, opposent volontiers le bien et le mal qu’on en a dit, comme d’un objet neutre, asocial, tiraillé entre deux forces abstraites.
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6On pourrait tâcher de préciser des aspects fort intéressants de l’idéologie inconsciente du Grand Dictionnaire à travers les articles Enfant, Adolescent, Collège et Collégiens. Mais ce qu’on appelle aujourd’hui la misogynie est sans doute l’aspect le plus révélateur et le plus moderne de cette idéologie. Il faudrait ici rapprocher (en dépit ou à cause même de la multiplicité des auteurs) tous les articles touchant à la Femme7. Tenons-nous en ici au seul article intitulé Femme, publié dans le tome de 1872 ; un des plus longs du Grand Dictionnaire : vingt-trois pages de quatre colonnes8. Un ordre rigoureux et significatif, en trois parties : Anatomie et physiologie ; Condition sociale de la Femme (partie dite « institutionnelle ») ; Point de vue philosophique.
7La partie « Anatomie et physiologie », qui commande tout, n’est évidemment pas un discours scientifique pur. Ce qui est dit du corps de la femme est fortement influencé par le discours médical du XVIIIe siècle, lui-même impur, probablement plus impur que le discours littéraire du siècle, celui des grands écrivains, car il y a un discours littéraire des « savants ». Il tend à établir une « nature féminine » qui se donne les apparences du « naturel » mais est pénétrée d’idéologie antiféministe9. Dans ce discours qui se veut scientifique, purement « anatomique » et « physiologiste », il y a une référence essentielle, avouée : à Virey (qui s’était arrogé dans le Dictionnaire de Panckoucke les articles Homme, Femme, Fille, Virginité, Chasteté, Pudeur, Pudicité), auteur de l’ouvrage De la femme sous ses rapports physiologiques, morals et littéraires (1823) que le Grand Dictionnaire, étrangement, ne cite pas ; mais il cite le Dictionnaire des Sciences médicales (1812-1822)10 dont l’article Femme comportait trois parties : la femme physique, la femme morale, la femme malade. Le Grand Dictionnaire semble biffer la femme malade (qu’on retrouve dans l’idéologie de Michelet). Mais il passe, unilinéairement, comme Virey, du corps à la sensibilité de la femme. Mais il tient à l’analogie, évidemment dévaluatrice, avec l’enfant 11 : « Sa constitution corporelle est proche de celle de l’enfant » ; comme lui, elle a donc une sensibilité très vive, « se laissant facilement impressionner par les divers sentiments de douleur, de crainte, etc. » ; comme lui, elle glisse vite de la sensibilité à l’imagination, laquelle est la folle du logis : la Femme est donc « plus sujette à l’inconstance ». La Femme a « naturellement » des désirs sexuels plus impérieux : ainsi, elle « soutient plus d’assauts que l’homme ne peut en fournir » (dans l’histoire, ou plutôt la mythologie de l’Histoire, elle épuise d’ailleurs plusieurs guerriers ; sans compter les performances « historiques » de Cléopâtre et Messaline) ; en bref, à cet égard, « une femme vaut, en moyenne, deux hommes et demi »12. On a là une antithèse apparente, tout au plus pittoresque, à la démonstration de Virey dans le Dictionnaire des Sciences médicales, où l’amour chez la femme résultait d’un « défaut, d’un manque », et chez l’homme, d’un plus ou d’un trop, d’une surabondance'13.
8La Femme est donc (en raison de ce qui précède !) faite pour l’amour ; c’est-à-dire pour le mariage : cela dit tout aussi « naturellement », tout aussi linéairement, dans l’ordre de l’écriture « scientifique ». Mais le Grand Dictionnaire coupe, ici ou là, dans les lourdeurs doctorales et pédantesques de Virey, pour qui l’amour ne saurait mener qu’à la maternité. Il fait l’apologie du mariage, a contrario : il insiste sur les altérations de santé qu’on constatait chez les Vestales romaines et qu’on retrouve de nos jours chez certaines célibataires chlorotiques, voire chez nos religieuses de plus de quarante-cinq ans ; d’où : « Le célibat est moins favorable, en général, à la longévité que le mariage ».
9Voie directe de conséquence encore : sa sensibilité même fait varier la Femme selon les climats, les races et la géographie. La Femme est « plus sujette aux influences de la température et de l’alimentation ». Le mot races revient avec insistance dans l’article : « La dégénération comme l’amélioration des races commence toujours par le sexe féminin. Les Turcs et les Persans ont effacé leur laideur originelle en s’unissant avec les belles femmes du Caucase ». L’exemplarité la plus frappante revient à la race noire : « Les femmes, comme les hommes, de la race nègre, sont portées à la lascivité beaucoup plus que les femmes blanches. La nature semble avoir accordé aux fonctions physiques ce qu’elle a refusé aux fonctions intellectuelles de cette race ». D’où aussi une revue des femmes des divers espaces géographiques : un discours dont on voit ce qu’il doit au relativisme démystificateur de la beauté, propre au XVIIIe siècle, mais qui devient ici une sorte de finalisme, en apparence de la Nature, en réalité de la Société : maternité ou (et) mariage. Cela donne quelques remarques qui auraient étonné Montesquieu : les Polonaises ont « la blancheur mais aussi la froideur de la neige » et leur conversation enrhume souvent... ! « En France, les plus belles femmes habitent la Provence et le Languedoc » ; Paris mêle tout, mais en l’allégeant : ainsi « la Parisienne est une femme d’agrément » !... S’il fait un long discours des tempéraments, le Grand Dictionnaire ne reprend pas l’histoire délicieuse de la pudeur, qu’on avait souvent rencontrée auparavant et surtout au XVIIIe siècle.
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10Une deuxième partie de l’article traite des conditions sociales de la Femme selon les pays et selon les époques. Un survol géographique ; mais l’unité reste claire : aucune société à matriarcat. On trouve la Grèce et les pays de l’Antiquité. On se régale avec les pays d’Islam et les pays d’Orient : dans les premiers, Mahomet « enseigne qu’un homme vaut deux femmes, de même qu’une femme vaut deux esclaves », et on admet généralement qu’une femme a une âme mais non une âme qui puisse entrer au paradis. En Asie, la Chine est singulière : « Nos missionnaires ne peuvent parvenir à leur faire comprendre qu’une femme est de condition inférieure, elle a l’avantage d’être entourée de respect ». Et puis, vient ce petit peuple grec qui savait trouver dans la femme une incarnation de la beauté : voyez Homère, et les vieillards de Troie apercevant Hélène ; le Grand Dictionnaire n’est pas loin de devancer Giraudoux faisant à peu près dire aux vieillards que cette beauté-là, « ça vaut bien une guerre » des hommes... Rome enfin : le Grand Dictionnaire ne différencie guère de la Grèce l’apologie romaine de la femme productrice de citoyens.
11Le Grand Dictionnaire passe à la France. La coupure de la Révolution française est fondamentale. Avant la Révolution, les lois, non les mœurs, imposaient l’inégalité de la femme ; la Révolution proclame l’égalité : « La Révolution seule, qui proclama l’égalité de tous les hommes, put faire cesser ces injustices et établir l’égalité entre l’homme et la femme, ce qui était la liberté pour cette dernière. Toutes les libertés sont sœurs... ». Sont évoqués la loi des 8 et 15 avril 1791 supprimant les droits d’aînesse et de masculinité dans les familles ; l’œuvre de la Convention et de Napoléon ; le Code Civil. Puis le Dictionnaire passe à la condition des femmes dans le droit actuel, et voici le distinguo : « L’égalité civile des deux sexes est un principe fondamental de notre loi moderne (Code civil, article 8). Si cette égalité cesse dans le mariage, si la femme y est soumise à une incapacité temporaire, cette incapacité a pour cause la puissance maritale et n’est pas inhérente au mariagel14. Jusqu’à quel point notre législateur a-t-il su concilier les libertés de la femme avec la puissance du mari ? C’est une question que nous n’avons pas à examiner ici (voir aux mots Mariage, Dot) ». Hors le mariage, la femme est « presque en tout point l’égale de l’homme ». Les preuves ? elle peut tenir commerce, maison de banque, comparaître devant les tribunaux « et au besoin exposer sa cause elle-même » ; la veuve a tous les droits sur ses enfants. Certes, les femmes n’ont pas de droits politiques : mais elles peuvent obtenir « une direction de poste ou un bureau de papier timbré » ; elles peuvent aussi se livrer à15 l’enseignement. Du reste, les mœurs l’emportent sur les lois : « comme la femme reçoit16 la condition de son mari, il en résulte qu’elle a le même rang que lui » : ainsi, la roturière épousant un noble « participe au titre de son mari, et est appelée princesse, duchesse, marquise, comtesse... » selon que son mari est prince, etc. ; la femme d’un maréchal de France prend le titre de maréchale.
12On doit ici se reporter à l’article Ouvrier (tome de 1874). On y apprendra que l’ouvrier des villes peut, aujourd’hui, « devenir grâce au suffrage universel, le groupe le plus influent de l’Etat » ; que, surtout, le travail de la femme en atelier, moins rétribué (souvent 2 F par jour contre 4 ou 5 F l’heure), crée une concurrence malsaine entre l’épouse et l’époux ; que « la morale et l’hygiène protestent contre l’introduction des femmes dans les ateliers » ; qu’aux « philanthropes » répondant que 2 F par jour ne sont pas négligeables dans un ménage ouvrier, il faut rétorquer que « la femme mère ou fille doit travailler chez elle ».
13Une troisième partie, philosophique, couronne l’édifice Femme du Grand Dictionnaire. C’est un historique des philosophies qui se sont, au XIXe siècle, intéressées à la femme. D’abord, examen des droits de la femme d’après l’école saint-simonienne. Longues colonnes sur Bazard, Enfantin et surtout sur Fourier. Tout ce qui concerne Fourier contredit les colonnes précédentes de l’article : si la femme est inférieure en force physique, l’infériorité intellectuelle et morale n’est qu’un produit artificiel ; l’homme, dans un même état social d’infériorité, perdrait aussi sa supériorité : s’il existait un sexe hermaphrodite plus fort que l’homme, il triompherait de l’homme, et l’homme se plaindrait. La question des femmes savantes17 et des femmes auteurs ? elles n’ont pas su défendre et affranchir leur sexe. Critique du mariage. La théorie de Fourier est ainsi largement exposée. Puis, le Grand Dictionnaire passe à la femme dans la théorie positiviste : occasion d’opposer à Fourier l’éloge d’un mariage institutionnel. Puis mention des théories de Proudhon, grand pourvoyeur d’antiféminisme au XIXe siècle et jusque dans la classe ouvrière : elles postulent sans nuances ni ambages l’infériorité physique, morale, juridique de la femme. N’insistons pas. On voit comment se marient « l’objectivité » et l’idéologie dans le Grand Dictionnaire : la défense de la femme est au compte d’auteurs et d’écrivains, du reste dûment équilibrés ; la misogynie se dissimule, parfois, plus encore dans le discours scientifique et médical que dans le discours proprement littéraire ou philosophique ; ou plutôt le discours scientifique et médical glisse volontiers au littéraire et au philosophique qui ne s’avouent pas. C’est la science, de fait, qui sert de parure au reste.
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14Il y a encore, dans l’article du Grand Dictionnaire, une longue divagation « historique » sur les femmes envisagées dans certaines conditions : la plus étonnante et la plus fournie (trois colonnes) concerne « la femme de chambre » ; sa position est originale dans la domesticité : par rapport aux maîtres, par rapport aux autres domestiques. Seconde catégorie : les femmes guerrières, avec les inévitables Amazones. Troisième catégorie, soutenue par la mythologie propre au XIXe siècle mais assortie d’un historique « pogonologique » de l’Antiquité au XIXe siècle : les femmes à barbe.
15L’article ne se clot point pour autant. Reste, selon la bipartition chère au Grand Dictionnaire, une liste « d’ouvrages pour ou contre les femmes », depuis le XVIe siècle ; un seul ouvrage est noté pour le XIXe : La Femme jugée par les grands écrivains des deux sexes ou la Femme devant Dieu, la nature, la loi et la société (1855), de J. Larcher !. Un rappel de journaux, non pas rédigés par des femmes, mais, comme dit le Grand Dictionnaire, de « journaux sur les femmes » : La Femme libre et La Femme nouvelle (1830-1834) ; La Gazette des femmes, « journal de jurisprudence et de législation » (1836-1837) ; et La Femme, organe de la Société-mère, protectrice de la femme (1860). C’est tout.
16Enfin, une galerie des femmes célèbres, classées par nation : la liste-alibi. Une somme de proverbes, de vers, de paroles, concernant les femmes : on voit ce que « la sagesse des nations » a pu accumuler et que le Grand Dictionnaire consigne pieusement et copieusement. Pour finir, tous les essais, œuvres, opéras, etc... dont le titre comporte le mot « femme », depuis les farces du Moyen Age jusqu’aux Femmes savantes et à La Femme de Michelet (1859).
Notes de bas de page
1 15 tomes, 2 tomes de supplément : le Premier « Supplément » est de 1878 ; le second de 1890.
2 Les tomes du Dictionnaire paraissent à peu près à raison d’un par an : le tome contenant l’article Femme est de 1872.
3 Voir André Rétif, Pierre Larousse et son œuvre (1817-1875), Larousse, 1975.
4 Les journaux de Pierre Larousse sont aussi révélateurs sur la femme ; celle-ci peut être instruite, mais son instruction doit orner la vie de l’homme. « Dans la société, la femme est l’œil, l’homme est le bras — mais avec une telle dépendance que c’est de l’homme que la femme apprend ce qu’il faut voir, et de la femme que l’homme apprend ce qu’il faut faire » (L’Emulation).
5 Précision empruntée à André Rétif, Pierre Larousse et son œuvre.
6 Ce qui n’empêche pas toutes sortes de contradictions internes au Dictionnaire. N’oublions pas que collaborèrent pour certains articles, non seulement des républicains comme Chassin, mais aussi de futurs Communards : Vermorel, Jules Andrieu, peut-être Vallès (même si Pierre Larousse refusa en 1869 un grand article « iconoclaste » sur Waterloo).
7 Voir notamment l’article Etudiante par rapport à l’article Etudiant : on y lira comment le « murgérisme » dissimule, en la décorant aimablement, la profonde misogy nie (Etudiante : « petit mammifère rongeur à museau rose, etc. »). Le mot féministe n’est pas dans le Grand Dictionnaire (bien que, selon Dauzat, datant de 1837).
8 On en trouve un assez copieux extrait dans l’édition 10/18 des Pages du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle (1975).
9 Voir à ce sujet, et nous nous y référons souvent, l’article d’Yvonne Knibiehler, « La nature féminine au temps du Code Civil » dans Les Annales, juillet-août 1976, p. 824-845.
10 Voir le même article, p. 829.
11 C’était une idée-force chez Virey et avant lui (notamment chez Pierre Roussel, prédécesseur de Virey, voir ibid. p. 830).
12 Cette évaluation arithmétique est tirée textuellement de Virey : voir ibid. p. 833.
13 Ibid. p. 833.
14 On jettera, pour confrontation, un coup d’œil sur l’article « Femme » d’un autre dictionnaire, réputé beaucoup plus « progressiste », le Nouveau Dictionnaire Universel de Maurice Lachâtre, paru en 1854-1856 ; la femme y ressent fortement les climats : « Chétive et dégradée sous les climats rigoureux des pôles, elle acquiert au contraire, sous les zones tempérées, toute la splendeur de la beauté (...). Type charmant de la nature humaine, elle a surtout besoin de soleil pour s’épanouir ». Enfin, la femme y sent et y voit par images ; donc elle « n’entrevoit les idées que sous les formes les plus flottantes et les plus indécises ».
15 Voir encore les excellentes pages 837-838 d’Y. Knibichler, art. cité.
16 Souligné par nous.
17 On pourra lire, dans le Grand Dictionnaire, l’article « Bas-Bleu ». Il explique que, selon l’opinion admise, « quand une femme veut être savante, elle devient un homme » ; donc, libre à elle de porter les bas-bleus, c’est-à-dire les bas du paysan. « Cette explication, ajoute le Grand Dictionnaire, scandalisera peut-être quelques uns de nos réformateurs modernes qui veulent émanciper la femme, comme ils disent, qui la poussent à cultiver toutes les carrières, à se faire recevoir bachelière et doctoresse, qui voudraient la voir professer dans les chaires publiques (...) ; nous le regretterions bien sincèrement, mais nous devons faire observer que c’est le peuple, c’est-à-dire tout le monde, qui crée les locutions nouvelles, et tout le monde n’est pas encore convaincu que la femme doit renoncer à charmer l’homme par sa douceur, par sa grâce, par sa beauté. »
Auteur
Université de Lyon II
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014