Introduction
Pour une vue d’ensemble des ecclésiastiques parlementaires
p. 7-18
Texte intégral
1Le serment du Jeu de Paume, acte de fondation de la représentation nationale, prend sous l’inspiration de David la forme d’une accolade, au premier plan, entre Dom Gerle moine chartreux, l’abbé Grégoire et le pasteur Rabaut Saint-Étienne1. À rebours d’une histoire nationale souvent résumée en un affrontement irréconciliable entre politique et religion, jusqu’à aboutir au « régime de séparation le plus radical du monde », comme l’écrivit Jean-Marie Mayeur2, la présence d’ecclésiastiques, catholiques et protestants, au Parlement français depuis 1789 a été un fait minoritaire, se réduisant parfois à une ou deux individualités par mandature, mais constant. Dans la mémoire collective reste l’image archétypale des représentants du bas clergé, des abbés démocrates et des pasteurs républicains, de la robe de Lacordaire et de la soutane du chanoine Kir, de la morgue des pairs-ecclésiastiques et de la gouaille de l’abbé Lemire...
2Cette histoire particulière révèle une toile prosopographique tissée de figures d’exception qui interroge l’histoire de France à beaucoup de niveaux. Tout d’abord, cette masse révèle une élite sociale qui fait entendre la voix du peuple. Cela s’explique par la place du clergé dans la société globale, mais aussi les sociabilités provinciales qui servent de cadre aux circonscriptions électorales. C’est très visible après 1848 du fait du suffrage universel masculin et dans l’outre-mer, ainsi que dans le clergé de 1789, qui non seulement se sent investi de la défense du premier ordre du royaume, mais qui a également le souci paternaliste de ses ouailles. On a donc à la fois les membres d’une élite qui a sa propre hiérarchie – et elle est particulièrement prégnante dans le catholicisme – et un acteur social capable d’être en contact avec les plus humbles.
3Ce sujet porte en outre sur l’inclusion de la religion dans une vision d’ensemble du pouvoir, à un moment où – par le serment du Jeu de Paume – la royauté sacrée cesse d’être la source de la souveraineté. Les différents régimes connaissent souvent un prurit d’onction religieuse3. La Révolution française se trouve ainsi incapable d’imaginer une autorité politique sans une religion qui en soit la béquille, avec des modes extrêmement divers qui vont de la nationalisation du clergé à la théophilanthropie, mais qui expliquent la prégnance d’un abbé Grégoire. De même, l’impossible monarchie restaurée qui dit « renouer la chaîne des temps » mais refonde 1789 a besoin d’une forte présence ecclésiale dans la Chambre des pairs pour mimer une monarchie qui a du mal à s’imaginer sans sacre (Louis XVIII n’y a renoncé que pour des raisons de santé). L’instrumentalisation transparaît assez nettement à l’époque de Napoléon III, dont on connaît la valse-hésitation avec les catholiques français. Cependant, rien n’empêche de retrouver ce besoin de lier la religion à la République dans le choix d’adjoindre des hommes de Dieu dans l’Assemblée consultative d’Alger puis de Paris et même dans l’heureuse circonstance – la Providence y a veillé – de l’ouverture de la première session de la Ve République qui se fait sous les auspices de la prière propitiatoire du chanoine Kir.
4Enfin, ces cohortes de représentants issus des Églises illustrent le combat que peut mener la religion contre l’État, et la nécessité de s’engager dans la politique pour défendre les droits de la foi. L’instrumentalisation cède alors la place à l’affrontement, mais la ligne de partage n’est pas toujours aussi nette. Et le combat mené par les prêtres et les pasteurs ne peut se réduire à un pur apostolat, car bien entendu, leur engagement relève aussi d’une profonde vision politique. C’est donc tout l’engagement politique du monde croyant qui se révèle ainsi dans sa pointe extrême.
Une approche chronologique
5La Constituante, héritière des États généraux, compte en son sein 330 députés ecclésiastiques (295 députés et 35 remplaçants). Leur nombre diminue rapidement : ils ne sont plus que 28 à la Législative (dont 10 évêques) mais 39 au début de la Convention4. En raison des nombreuses renonciations au ministère ecclésiastique sous la Terreur, ils ne sont plus que 4 en 1794 (Fauchet, Grégoire, Royer, Saurine). Pour les pasteurs, toutes proportions gardées, c’est l’évolution inverse : il n’y en avait qu’un à la Constituante (Rabaut Saint-Étienne, officiellement propriétaire foncier), 2 à la Législative (Jay et Lasource), 9 sous la Convention (Bernard Saint-Affrique, Dentzel, Jeanbon Saint-André, Julien de Toulouse, Lasource, Jay, Lombard-Lachaux, Rabaut-Pommier, Rabaut Saint-Étienne, ainsi qu’un ancien pasteur : Grimmer5). S’ouvre ensuite une période creuse : le Directoire, le Consulat et l’Empire ignorent massivement les prêtres – mais non les anciens prêtres et prélats abdicataires6, dont certains poursuivent leur carrière du Conseil des Cinq-Cents, jusqu’au Corps législatif, au Tribunat ou au Sénat, voire au-delà (Thibaut, Sieyès, Drulhe, Villers, Guiter, et Daunou qui sera député de 1819 à 1822, de 1828 à 1834 et pair de France). Grégoire représente une exception de taille, avec ses nombreux mandats7 : député en 1789, membre de la Convention, député au Conseil des Cinq-Cents et au Corps législatif, membre du Sénat conservateur, député en 1819.
6Sous le Directoire, le Conseil des Cinq-Cents compte de manière sûre et certaine 3 députés ecclésiastiques (Grégoire, Saurine, Royer) et probablement 31 anciens ecclésiastiques, qui ont apostasié ou renoncé à leurs fonctions pendant la Terreur. Le Conseil des Anciens ne compte que 2 prêtres défroqués. Le Consulat et l’Empire ne sont pas des régimes très ouverts. Tout juste le Sénat conservateur accorde-t-il quelques places à des cardinaux ou des prélats ès qualités, ou particulièrement en vue (Fesch, Cambacérès), ainsi qu’à des ecclésiastiques issus de la péninsule italienne. Il faut attendre la Restauration pour voir le nombre de parlementaires ecclésiastiques croître significativement, mais par la volonté de Louis XVIII et Charles X, puisqu’il s’agit quasi exclusivement de pairs8. La Monarchie de Juillet est une nouvelle éclipse, avant que l’Assemblée constituante de la IIe République ne voie réapparaître en force la figure de l’ecclésiastique parlementaire avec 18 élus, dont 3 évêques (Fayet, Graveran, Parisis) et un pasteur (Coquerel). Mais elle recule tout aussi vite une fois cette République installée. On entre ensuite dans des eaux plutôt basses de la représentation sacerdotale et épiscopale, presque exclusivement à la Chambre basse. Le Second Empire modifie un peu la donne, mais ici aussi, par le biais de la Chambre haute, puisque les cardinaux sont membres de droit du Sénat – et les archevêques de Paris pratiquement, du moins selon la volonté de Napoléon III. Toutefois, on ne compte aucun élu au Corps législatif mais 11 sénateurs, de droit ou nommés. La IIIe République est marquée par la présence quasiment sans interruption d’au moins un pasteur ou un prêtre à la Chambre. Un évêque (Dupanloup), 2 prêtres (Jaffré, du Marhallac’h) et un pasteur (Pressensé) ont été élus à l’Assemblée nationale en 1871. Après 1876, la Chambre a compté parmi ses membres 2 pasteurs ou anciens pasteurs (Desmons, Steeg) et le Sénat 3 (Pressensé, Desmons, Dide) ; 5 prêtres ou évêques catholiques ont été élus députés (Dagorne, Freppel, d’Hulst, Gayrault, Lemire) et un évêque a siégé au Sénat (Dupanloup). L’après-Première Guerre mondiale marque une période plus faste avec 14 élus : 8 prêtres catholiques ont siégé à la Chambre (Lemire, Hackspill, Louis, Muller, Wetterlé, Bergey, Desgranges, Polimann) et 3 au Sénat (Muller, Delsor, Collin) ; 5 pasteurs ont été députés (Altorffer, Scheer, Autrand, Soulier, Lambert). Vichy leur fait une place modeste avec seulement 3 ecclésiastiques, dont un pasteur, nommés au sein du Conseil national. Les assemblées consultatives du CFLN puis du GPRF font place à deux représentants de l’Église catholique (père Carrière et père Philippe). La IVe République perpétue la tradition avec 4 députés ecclésiastiques catholiques (Grouès, Gau, Kir, Viallet), un pasteur sénateur (La Gravière) et 4 représentants des territoires ultramarins (Aupiais, Bertho, Boganda et le pasteur Vernier). En 1958, quand commence la Ve République, l’Assemblée nationale compte 3 prêtres députés (Kir, Viallet, Laudrin) ; en 1967, il n’y en a plus qu’un (Laudrin) qui meurt en 1977. Le Sénat, qui n’en avait jamais compté depuis 1958, voit l’arrivée d’un congréganiste (Laufoaulu) en 1998.
Une approche téléologico-théologique
7Au total, on peut donc compter 490 prêtres et évêques parlementaires de 1789 à 1977. La répartition chronologique est frappante9. Un peu plus de 70 % d’entre eux ne furent chargés que d’un seul mandat, à l’Assemblée nationale constituante. Cela peut s’expliquer par la situation sociojuridique : un des trois ordres de la société, le clergé, était représenté en tant que tel aux États généraux, qui se transformèrent en Constituante. Si certaines des assemblées françaises n’eurent point ou si peu de membres ecclésiastiques (Conseil des Anciens, Conseil d’État du Consulat et de l’Empire, Chambre des représentants de la Première Restauration, Corps législatif du Second Empire), l’explication est à chercher du côté de l’usage politique des modes de recrutement et des circonstances politiques. Les nominations, les candidatures officielles ou officieuses et le scrutin censitaire permettent en effet de filtrer assez nettement la composition des assemblées, non seulement socialement ou politiquement (ce qui est un des objectifs fondamentaux), mais aussi du point de vue des statuts et de l’image qui leur est associée par les autorités. Ainsi, Napoléon intègre-t-il des ecclésiastiques dans le cadre du Grand Empire et de sa politique de notabilités liées aux fonctions exercées, tendance que Napoléon III reproduit en plaçant au Sénat impérial les cardinaux et les archevêques de Paris. On constate également que la place des ecclésiastiques parlementaires est plutôt faible dans les régimes qui ont besoin d’affirmer leur identité ou de s’enraciner : Restauration, Monarchie de Juillet (ces deux derniers ayant d’ailleurs des règles électorales limitant la possibilité pour le bas clergé, le plus nombreux, de se présenter), IIIe République en ses commencements.
8L’instauration du suffrage universel masculin en 1848 marque une césure importante : à partir de cette date, c’est un total de 70 ecclésiastiques, dont 13 pasteurs ou anciens pasteurs, qui ont siégé au Parlement, par la grâce d’une élection au suffrage direct ou indirect. Lors du printemps de 1848, le gouvernement républicain n’est pas opposé à l’élection de clercs. Hippolyte Carnot, dans une circulaire aux évêques le 11 mars, leur demande de rappeler à leurs prêtres que « citoyens par la participation à l’exercice de tous les droits politiques, ils sont enfants de la grande famille française et que, dans les assemblées électorales, sur les bancs de l’Assemblée nationale, où la confiance de leurs concitoyens pourrait les appeler, ils n’ont plus qu’un seul intérêt à défendre, celui de la patrie intimement uni à celui de la religion10 ». Plus d’une centaine de candidatures ecclésiastiques se font jour. En 1870-1871, même si le nonce s’oppose aux candidatures d’évêques à l’Assemblée, le pape et le secrétaire d’État leur laissent la plus grande liberté et trouvent même « très juste que les évêques français cherchassent à concourir au salut de leur pays dans les circonstances actuelles11 ». Sous la République anticléricale, si les pasteurs ne cachent pas leurs convictions républicaines parfois avancées, les prêtres catholiques utilisent le suffrage populaire soit pour exprimer leur franche hostilité à la législation, comme l’abbé Le Saout en 1891 dans le Finistère, soit pour démontrer au contraire la compatibilité entre le sacerdoce et la démocratie représentative, comme l’abbé Sanvert candidat en Saône-et-Loire en 1881, 1885 et 1889. Pas moins de 8 ecclésiastiques catholiques sont candidats aux élections de 1898 : le ralliement prôné par Léon XIII facilite un positionnement à la fois républicain et catholique, sous l’épithète libérale, qui ne cache pas son hostilité aux radicaux, aux francs-maçons et éventuellement aux juifs. Il est intéressant de constater que la Chambre haute, jugée plus conservatrice, ne compte aucun ecclésiastique catholique avant 1919 : seul Mgr Dupanloup, élu représentant du Loiret en 1871, siège au Sénat en tant que sénateur inamovible, de 1875 jusqu’à sa mort le 11 octobre 1878.
9C’est donc l’image usuelle de l’ecclésiastique parlementaire qu’il faut réviser : Mgr Freppel, les abbés Lemire et Gayraud, l’abbé Desgranges, le chanoine Kir n’en furent pas le tout, loin de là. On peut ainsi distinguer parmi les ecclésiastiques parlementaires ceux qui participent à une exceptionnalité politique, concentrée dans le temps, de ceux qui s’inscrivent dans une normalité routinière, de plus long terme. L’instabilité politique française depuis la Révolution fait que le nombre des premiers est élevé, celui des seconds plus limité (Freppel, d’Hulst, Lemire, Gayraud, Polimann, Desgranges, Gau, Viallet, Laudrin, ainsi que les ecclésiastiques alsaciens-mosellans, dont certains ont entamé une carrière sous le Reich : Wetterlé, Muller, Altorffer, Hackspill, Delsor) et rares ceux qui conjuguent les deux approches (l’abbé Grégoire, le chanoine Kir) ; mais il est vrai que les changements brutaux de régime avec épuration du personnel politique ou les circonstances politiques ont pu empêcher certaines vocations de s’épanouir. Il en est ainsi de l’abbé Fayet, élu député ultra de la Lozère en 1827, mais qui renonce à siéger dans une Chambre libérale, ou de l’abbé de Lespinay, qui candidate sans succès contre un candidat officiel du gouvernement en 1852. Plus frappant devrait apparaître un fait simple : les ecclésiastiques participèrent assez nettement aux fondations des régimes parlementaires français. En effet, si on laisse de côté la Chambre haute (dont la composition fut, sous l’Empire, la Restauration, le Second Empire, largement entre les mains des souverains), les régimes qui contrôlèrent au plus près la ou les chambres basses (Premier Empire), et le fonctionnement normal des régimes, les ecclésiastiques constituants eurent une place proportionnellement plus importante que dans la société. En ignorant les États généraux et la situation particulière de 1871, on ne peut que relever les 28 législateurs (3,75 % des députés), les 53 conventionnels (7 % de l’assemblée), les 15 constituants de 1848 (1,7 % des membres), les 6 de 1945 (1 % des élus). On pourrait alors même considérer que les élections de 1919, en envoyant 6 députés ecclésiastiques à la Chambre (soit trois fois plus qu’il y en avait aux élections de 1910, ce qui fait 1 % des députés), participent à leur manière d’une refondation de la République après la Première Guerre mondiale (notamment la récupération de l’Alsace-Moselle).
10Cette reconnaissance d’un certain rôle de fondation ou d’onction de fondation exercé par le clergé disparaît à mesure que la sécularisation politique s’accentue. Le religieux devient alors une ressource moins susceptible de participer à l’établissement du politique. En même temps, sa disparition relève d’un moindre souci de sa part de le faire. Avec Vatican II, une partie du catholicisme a choisi de rompre ses liens avec l’État, le laissant (en partie) désemparé. La disparition des ecclésiastiques parlementaires signerait ainsi une évolution conjointe, celle du politique français, sécularisé en ses fondements si ce n’est en ses obsessions discursives, et celle du catholicisme français, retirant au politique toute fonction instrumentale en vue du salut – et il n’est pas impossible que la seconde évolution n’ait pas un rapport avec la première, à voir la concomitance de la sécularisation politique accentuée dans les années 1960-1970, traduite spécialement dans la législation en matière de mœurs, et la fin des parlementaires ecclésiastiques.
Une approche géographique : des candidatures périphériques ?
11La cartographie électorale des députés et sénateurs ecclésiastiques montre une surreprésentation des périphéries du territoire national12. Depuis 1848, la Bretagne a envoyé 13 prêtres au parlement (6 pour le Morbihan, 5 pour le Finistère, 1 pour les Côtes-du-Nord et 1 pour la Loire-Inférieure), suivie par l’Alsace-Moselle avec 9 ecclésiastiques (7 prêtres, 2 pasteurs) – auxquels on peut ajouter 2 autres parlementaires lorrains (Meuse et Meurthe-et-Moselle). La bordure pratiquante du Massif central (la Lozère, l’Aveyron, le Tarn et l’Ardèche) a fourni 5 députés ecclésiastiques et les Cévennes protestantes du Gard 2 pasteurs parlementaires. D’autres départements des confins ont envoyé chacun un représentant ecclésiastique : le Calvados, le Pas-de-Calais, le Nord, l’Aude, la Vendée. La représentation cléricale ne correspond donc qu’en partie à la carte de la pratique religieuse, puisque certaines terres de chrétienté, Franche-Comté, Savoie, le Pays basque..., n’en ont jamais élu. Après la Deuxième Guerre mondiale, les territoires d’outre-mer envoient 5 représentants : l’abbé Boganda pour l’Oubangui-Chari, le père Aupiais remplacé par le père Bertho pour le Dahomey-Togo, le pasteur Vernier pour les établissements français du Pacifique et plus récemment, frère Robert Laufoaulu pour Wallis-et-Futuna.
12Si les périphéries sont surreprésentées, il ne faudrait toutefois pas considérer que cela correspond forcément à l’expression d’un régionalisme politique. Les députés ecclésiastiques bretons sont soit extérieurs à la province (Parisis, Freppel, Gayraud), soit bien peu bretonnants (Jaffré). Après la Première Guerre mondiale, les pasteurs Scheer et Altorffer se montrent favorables à l’extension de la législation républicaine dans les départements alsaciens-mosellans recouvrés par la France. De par leur origine sociale, de par leur immersion dans le monde rural ou urbain, les prêtres sont souvent proches des milieux populaires dont ils entendent porter les revendications et dont ils maîtrisent la langue : l’abbé Lemire parle en flamand, les pères Aupiais et Bertho connaissent les langues dahoméennes. Mais cet attachement aux petites patries et à leurs langues13 exclut chez eux toute revendication autonomiste, que ce soit en raison de leurs convictions républicaines, comme le député alsacien Stoecklé élu en 1848 qui se montre hostile à toute forme de fédéralisme, ou de leurs convictions conservatrices. Ce n’est qu’avec la démocratie chrétienne – et l’expérience du Reichsland avec la formation d’un parti régional aux tendances hétérogènes, francophiles ou autonomistes – que s’affirme en Alsace un authentique régionalisme d’expression catholique ou protestante avec Wetterlé, Muller, Delsor, Hackspill... qui se retrouveront après 1918 à la Chambre ou au Sénat. Après 1945, le MRP, reprenant l’héritage du PDP, se montre officiellement plus réceptif aux idées régionalistes, mais son discours reste largement velléitaire en raison du contexte de guerre froide et de décolonisation. Il n’empêche que sous la IVe et la Ve République, la géographie électorale des députés ecclésiastiques connaît, même si elle s’est érodée, une certaine permanence avec le maintien d’un siège pour le Finistère, la Lozère, l’Aude, et l’outre-mer.
13En 1977 est mort le dernier député ecclésiastique – le congréganiste Robert Laufoaulu élu en 1998 se présente comme « enseignant ». Faut-il penser que cette évolution aurait pu se produire bien plus tôt ? Le devenir des prêtres et évêques députés de la Révolution inciterait à le penser. Le phénomène massif de l’abandon du sacerdoce au profit d’une fonction politique, et parfois d’une carrière politique, est, à sa manière, le règlement définitif de l’interrogation sur l’articulation entre la citoyenneté et le sacerdoce. Les États généraux comptèrent 330 députés ecclésiastiques dont un cinquième provenait du haut clergé et les trois quarts du clergé paroissial. Cet ensemble n’était pas homogène, traversé de clivages entre haut et bas clergés, notamment dans les régions périphériques du royaume, entre clercs patriotes et clercs peu engagés, et, in fine mais pas le moins important pour la suite, entre clercs ayant incorporé leur état et ses habitus et ceux ne l’ayant jamais vraiment intégré – Talleyrand ou Sieyès en étant des exemples prototypiques. Si le ralliement du clergé au Tiers permit d’enclencher le processus révolutionnaire, l’engagement des clercs dans la vie d’une assemblée naissante fut faible. Les députés issus du clergé prirent dans l’ensemble rarement la parole, et ceux d’entre eux qui la prirent furent essentiellement des membres du haut clergé. Ils fournirent peu de cadres des diverses commissions et participèrent faiblement à celles-ci. Enfin, les clercs, y compris les curés plus nombreux dans le camp patriote, glissèrent progressivement vers l’hostilité au nouveau cours des choses, notamment avec la nationalisation des biens du clergé. Une certaine mise en retrait des activités des séances de l’Assemblée constituante en fut la traduction. Seule une minorité, en fin de compte, s’engagea pleinement dans le processus révolutionnaire14. Cet effacement volontaire, au niveau de l’implication et de l’adhésion, peut aussi être compris comme l’effet des habitus ecclésiastiques. Faut-il alors s’étonner que les députés du clergé – même s’ils ont pu être politisés et bien que plus de la moitié d’entre eux avaient eu une expérience de délibération dans les assemblées convoquées avant 1789 (assemblées du clergé surtout, mais aussi assemblées de notables, provinciales et électorales) – aient finalement pris leur distance avec une vie politique où les pratiques et valeurs qui s’imposent ne sont pas les leurs, et qu’ils ne se soient déterminés que lorsque les affaires ecclésiastiques étaient traitées ?
14Après cette date, la présence des prêtres catholiques au Parlement n’aura réellement de substance que lors des périodes de refondations politiques (en 1848, en 1919, en 1945). Pour les pasteurs protestants, elle n’en aura que dans les années 1880 et les années 1920, à l’acmé de la République laïque. Aucun rabbin ne tentera de se faire élire. Aucune religieuse non plus après l’obtention du suffrage féminin.
15Plus que de parler d’un déclin, de « la fin d’un cycle », peut-être faut-il interpréter l’effacement de la figure de l’ecclésiastique-député comme un passage de relais au profit du militant catholique laïc, qui révèle moins la sécularisation des structures politiques que la mutation des organisations ecclésiales. De même, si le système des cultes reconnus accorde aux Églises une position et parfois une représentation parlementaire officielles à part, le régime de séparation donne à leurs membres plus d’autonomie, mais aussi un surcroît d’intégration dans le corps social. L’élection populaire est un précieux mais délicat gage d’indépendance et de légitimité vis-à-vis de l’État, comme de l’épiscopat et de la papauté. Ce qui explique que ni les évêques ni Rome n’aient été systématiquement favorables à la présence de clercs dans les assemblées parlementaires.
16C’est donc à une approche globale, à la fois centrale et décalée par rapport au champ de l’histoire religieuse et à celui de l’histoire politique qu’invite cette étude qui n’a pas de réels précédents15.
17Les auteurs de chacune des contributions ont été laissés libres dans leurs analyses et de leurs opinions, ce qui explique qu’elles peuvent être parfois divergentes.
Bibliographie
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Blenner-Michel Séverine, « Des évêques à la Chambre des pairs (1814-1830) », dans Matthieu Brejon de Lavergnée & Olivier Tort (dir.), L’Union du Trône et de l’Autel ? Politique et religion sous la Restauration, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2012, p. 207-232.
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Notes de bas de page
1 Warren Roberts, The Public, the Populace and the Images of the French Revolution: Jacques-Louis David and Jean-Louis Prieur, Revolutionary Artists, Albany, State University of New York Press, 2000 ; Juliette Trey & Antoine de Baecque, Le Serment du Jeu de paume ou quand David récrit l’histoire, Paris, éditions Art-Lys, 1999 ; Claude Langlois, « Le serment révolutionnaire. Archaïsme et modernité », dans Jean-Clément Martin (dir.), Religion et Révolution : colloque de Saint-Florent-le-Vieil 13-14-15 mai 1993, Paris, Anthropos, 1994, p. 25-39.
2 Philippe Portier, L’État et les religions en France : une sociologie historique de la laïcité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 314 ; Jean-Marie Mayeur, La Séparation de l’Église et de l’État (1905), Paris, Julliard, « Archives », 1966, p. 184.
3 Vincent Petit, God save la France : la religion et la nation, Paris, Éditions du Cerf, 2015.
4 Aulard cite 26 évêques, 10 vicaires épiscopaux, 26 prêtres ou moines : Alphonse Aulard, Histoire politique de la Révolution française, origines et développement de la démocratie et de la République (1789-1804), Paris, Armand Colin, 1901, p. 321 n. 3.
5 Voir les tableaux présentés en annexe à la fin de l’ouvrage.
6 Ruth Graham, « The Revolutionary Bishops and the Philosophes », Eighteenth-Century Studies, vol. 16, nº 2, 1982-1983, p. 117-140, et « The Secularization of the Ecclesiastical Deputies to the National Convention, 1792–1794 », Consortium on Revolutionary Europe, 1750-1850, nº 3, 1974, p. 65-79.
7 Dans une bibliographie particulièrement chargée, nous renvoyons à Bernard Plongeron, L’Abbé Grégoire (1750-1831) ou l’Arche de la fraternité, Paris, Letouzey & Ané, 1989 ; Rita Hermon-Belot, L’Abbé Grégoire, la politique et la vérité, Mona Ozouf (préf.), Paris, Éditions du Seuil, 2000 ; et Caroline & Paul Chopelin, L’Obscurantisme et les Lumières : itinéraire de l’abbé Grégoire, évêque révolutionnaire, Paris, Vendémiaire, 2013.
8 Séverine Blenner-Michel, « Des évêques à la Chambre des pairs (1814-1830) », dans Matthieu Brejon de Lavergnée & Olivier Tort (dir.), L’Union du Trône et de l’Autel ? Politique et religion sous la Restauration, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2012, p. 207-232.
9 Voir le tableau en annexe.
10 Hippolyte Carnot, Le Ministère de l’Instruction publique et des Cultes : depuis le 24 février jusqu’au 5 juillet 1848, Paris, Pagnerre, 1848, p. 41.
11 Lettre de Mgr Lavigerie à Mgr Dupanloup du 22 février 1871, citée dans Jacques Gadille, La Pensée et l’action politiques des évêques français au début de la IIIe République, 1870-1883, Paris, Hachette, 1967, vol. 1, p. 216.
12 Voir la carte 2 en annexe.
13 Gérard Cholvy, « Enseignement religieux et langues maternelles en France au xixe siècle », Revue des langues romanes, vol. LXXII, 1976, p. 27-52 ; et « Régionalisme et clergé catholique au xixe siècle », dans Christian Gras & Georges Livet (éd.), Régions et régionalisme en France du xviiie siècle à nos jours, Paris, Presses universitaires de France, 1977, p. 187-201 ; Michel Lagrée (dir.), Les Parlers de la foi : religion et langues régionales, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995.
14 Sur tout ceci, on suit de près Timothy Tackett, « Le clergé à la Constituante, 1789-1791 », dans Claude Langlois, Timothy Tackett & Michel Vovelle (dir.), Atlas de la Révolution française, 9. Religion, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1996, p. 30-31 ; Edna Hindie Lemay, « Les révélations d’un dictionnaire : du nouveau sur la composition de l’Assemblée nationale constituante (1789-1791) », Annales historiques de la Révolution française, nº 284, 1991, p. 159-189.
15 Le livre de Jean Pascal, qui fut le suppléant de l’abbé Laudrin, Les Ecclésiastiques parlementaires français, 1848-1977, au-delà de ses mérites et de son sérieux, est plus une nomenclature qu’une étude scientifique (Jean Foyer [préf.], Pontoise, Edijac, 1988).
Auteurs
Paul Airiau, agrégé et docteur en histoire, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, spécialiste d’histoire politique et religieuse des XIXe-XXe siècles, a notamment publié L’Église et l’Apocalypse en France : du XIXe siècle à nos jours (Berg International, 2000), et Cent ans de laïcité française, 1905-2005 (Presses de la Renaissance, 2005).
Laurent Ducerf, agrégé d’histoire, est l’auteur d’une thèse sur François de Menthon (Éditions du Cerf, 2006) et a codirigé le volume Franche-Comté du Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine (Beauchesne, 2016). Il enseigne en classe de première et de lettres supérieures au lycée Pasteur de Besançon.
Vincent Petit est professeur agrégé et docteur en histoire contemporaine (Sorbonne Université / Université de Fribourg). Spécialiste d’histoire religieuse et politique du XIXe siècle, il a publié Église et nation : la question liturgique en France au XIXe siècle (Presses universitaires de Rennes, 2010), God save la France. La religion et la nation (Éditions du Cerf, 2015) et, plus récemment, Napoléon saint : l’Empereur au Paradis (Cêtre, 2021).
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