Modiano et ses « Je »
p. 207-222
Texte intégral
RESTER CACHÉ, ÊTRE DÉCOUVERT
1Pour qui s’interroge sur l’autofiction, l’œuvre de Patrick Modiano représente un beau cas d’école. Étalons sur une table imaginaire la bonne vingtaine de livres qu’il a écrits susceptibles de relever plus ou moins de cette catégorie. Pour l’essentiel, qu’y trouve-t-on ?
2Un texte autobiographique, Un pedigree (2005), assez tard venu – son auteur est déjà sexagénaire. Un récit relativement succinct, gardant à l’autoportrait ainsi dessiné sa part d’ombre et de secret.
3Un texte inclassable qui pourrait relever de la collection « L’un et l’autre » de J. -B. Pontalis, Dora Bruder (1997), le récit d’une vie fantomatique, tant manquent les informations, latéralement éclairée par quelques discrètes interventions autobiographiques de Modiano. Une biographie en creux qui parvient à faire exister un sujet en dessinant seulement quelques-uns des cadres (notamment spatiaux) de son histoire. Un travail qu’on pourrait mettre en parallèle avec ceux d’historiens comme Arlette Farge ou Alain Corbin.
4Des romans – la majeure partie de l’œuvre –, presque toujours écrits à la première personne, longtemps avec pour personnage principal un jeune homme marqué souvent par un conflit autant qu’un collage avec la figure paternelle. Cet anti-héros, le même ou presque de livre en livre, a d’évidentes ressemblances avec Patrick Modiano tel qu’il se laisse entrapercevoir. Depuis quelques années, des personnages féminins se substituent à cette série de jeunes gens identiques (La petite Bijou, Des inconnues, Dans le café de la jeunesse perdue). Flottantes, indécises, raccordées de manière floue à la vie et au monde, elles en sont les sœurs jumelles. Grâce à ces doubles au féminin se laissent entendre une plainte qui n’arrive jamais à sourdre, le désarroi de vies depuis toujours à l’abandon. Tous ces romans ressortissent à un implicite refus de raconter une vie qui pourtant nous est contée par lambeaux ou fragments. Le marquage autobiographique est constant, voire souligné. Les personnages sont toujours rattachés comme par un élastique à leur auteur1, tant s’y répètent des signifiants, des épisodes, des noms propres qui se réfèrent à son histoire. Il imprime sa présence sans pourtant apparaître pleinement, mettant en porte-à-faux l’idée même de « roman autobiographique ».
5Des autofictions presque au sens désormais canonique du terme. Le personnage central s’appelle Patrick (mais jamais Modiano). On y trouve par exemple de fréquentes allusions à sa naissance (à Boulogne-Billancourt) et, plus encore, à son acte de naissance. Semblent ainsi appartenir au moins partiellement aux territoires de l’autofiction Livret de famille, De si braves garçons, Remise de peine, Voyage de noces, Fleurs de ruine, Chien de printemps, Du plus loin de l’oubli. Peut-être aussi, plus lointainement, Accident nocturne. Tous livres qui en même temps marquent leurs distances avec des marquages autobiographiques trop contraignants. Ces autofictions comporteraient des éléments d’un récit de vie sans que ce récit coagule. Modiano n’y raconte pas sa vie.
6Il dit et fait vibrer ce qui a rendu sa vie ce qu’elle fut (plutôt que ce qu’elle est). La question de la construction de soi y est pour une part éludée ou plutôt voilée. D’où sans doute l’absence de butées fermes de la plupart de ces récits, qui tiennent à l’écart les mythes de l’aveu ou de la transparence. Leur sont préférées des proliférations de l’imaginaire qui ont le pouvoir de restituer, peut-être par une forme de candeur assez contrôlée pourtant, une translucidité aux reflets légèrement indécis.
7On le voit, les distinguos entre romans saturés d’autobiographèmes et autofictions très obliques risquent vite d’être peu opératoires. Les romans comme les textes plus explicitement autofictionnels obéissent aux mêmes incitations. Le chercher. Le trouver dans ces textes parsemés de cailloux blancs prouvant et retraçant sa présence. Ne pas l’y trouver. Il est aux abonnés absents.
HAMLET MODIANO
8Comment rendre compte de ce que cherche dans l’autofiction un tel praticien de l’art de la fuite, n’exposant aussi obstinément son livret de famille et ses rondes de nuit que pour mieux s’esquiver ? Le dispositif Hamlet, le plus illustre des présents-absents de la littérature, peut aider à trouver une scène où retenir ce fantôme si prompt à se dérober alors même qu’il fait du surplace. Les clés du scénario shakespearien tournent sans trop grincer dans la mécanique Modiano.
9Comme pour le prince de Danemark, il faut commencer par le père. Autofictif à souhait. Présenté comme un homme de dérobade aux identités multiples avec un art singulier pour glisser entre les pseudonymes. Adresse qui lui assure son salut sous l’Occupation autant qu’elle l’aide à mener à bien des affaires douteuses proches de l’escroquerie. Dans l’entrelacs de ses origines, on trouve l’Italie, la Grèce, l’Espagne, l’Angleterre et même le Venezuela. Il est instamment suggéré qu’il s’est livré à des trafics louches pendant la guerre, mais, tel le père de Hamlet, c’est un coupable à protéger. Il y a quelque chose de pourri en son royaume et on ne sait quel cadavre dans ses placards. Mais ses crimes restent aussi peu clairement énoncés que ceux qui ont envoyé aux enfers Hamlet le père. C’est en même temps celui qui, par miracle et par audace, a échappé deux fois aux mortelles conséquences d’une rafle.
10La mère est autant que le père un être d’absences et d’éclipses. Cette comédienne d’origine flamande aurait à sa façon, elle aussi, trop fréquenté les Occupants. Telle la reine Gertrude, elle incarne la main qui lâche, elle est celle qui trahit et abandonne.
11Le personnage porte-parole porte-plume de l’autofiction, comment l’appeler ? Patrick ? Ce serait là une familiarité incongrue, suggérant une fausse proximité. Patrick n’a rien de Jean-Jacques2. Modiano ? Mais on risque alors de confondre l’auteur-narrateur et le personnage qui est le foyer même de l’autofiction. On se contentera de le désigner par le pronom « je », qui tout à la fois confond et sépare l’auteur Patrick Modiano et la silhouette qu’il met en scène.
12« Je » est le plus souvent représenté à l’âge hamletien, cet âge charnière entre la fin de l’adolescence et une entrée dans l’âge adulte présentée comme une difficulté quasi insurmontable. Il est répétitivement conté par ses soins comme un si brave garçon coincé dans les vestiaires de l’enfance. Il trouve sans trop les chercher les moyens d’échapper à lui-même, aux autres et aux contraintes sociales, à contourner les obstacles, à esquiver les épreuves qualifiantes.
13Ce personnage paraît n’avoir pas de for intérieur ou alors est-ce un fortin inaccessible. Il semble souvent lui substituer une « simple pellicule de faits et gestes ». Sans doute est-il trop envahi par le fantôme paternel pour pouvoir affirmer une existence autonome. Il se dépeint comme pris dans un combat à mort avec ce père qui cherche à le briser, le chasser, l’anéantir. Cette lutte donne vie à ce fils dont l’existence sinon serait de peu de consistance. Ce père, tel le Claudius de Hamlet, est un père filicide, un père coupable et criminel. Pourtant, en dépit de ses manques et de ses fêlures, il a, lui, la force et la densité nécessaires pour s’imposer. La mainmise de ce fantôme, de ce père silencieux et énigmatique, sur la psyché de son fils ne se relâche guère. Si cette emprise se défaisait, l’identité même du fils risquerait de se dissoudre.
14Un autre fantôme occupe aussi – et tout autrement, comme un évidement, un creux, ou son contraire, un trop plein… – l’espace psychique du narrateur, celui du frère. Mort à neuf ans en 1957, quand son frère aîné en a onze, c’est plus encore qu’un personnage gémellaire, une part même de la vie et de l’âme de l’auteur. « À part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur. J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. » (Un pedigree, p. 45) L’autofiction servirait ainsi à laisser circuler ces fantômes dissemblables, le lourd spectre du père et l’indiscernable présence par absence du frère, à les maintenir au fil des pages en leur vie secrète, à les protéger.
15« Je » n’a pas de corps. Enfin, très peu. Effet certain de la pudeur de Modiano. Mais le corps semble, tel le fantôme fraternel, comme en absence. Le sexe demeure voilé et lointain. Les pâles amours évoquées n’existent que sous le signe du provisoire. Les Ophélie (elles sont toutes assez égarées et comme un tant soit peu gommées) sont ici des sœurs. Cette absence de corps a pour effet que le domaine des métaphores est peu visité3. Au jeu des identifications, une seule semble insister, celle avec l’animal maltraité, le chien perdu sans collier ou le cheval de cirque épuisé (images qui affleurent à plusieurs reprises dans Un pedigree).
16Pas plus que le corps, la pensée n’impose sa présence. Sont évoquées des impressions, des sensations, de brèves échappées de l’imaginaire. L’espace mental est empli de morceaux épars d’on ne sait quel puzzle, de résonances qui persistent comme résonances et peuvent devenir des sortes de berceuses, de mots ou d’expressions venant en lieu et place des voix qui firent défaut. S’incrustent dans la mémoire des noms propres autour desquels coagulent ou non quelques images. Ils s’enracinent dans le souvenir et pourtant ne retiennent pas ce qu’ils nomment, devenant fragments de listes de fantômes.
17« Ce que j’ai dans le cœur, rien ne saurait le dire. » « Je » fait songer souvent à cette phrase de Hamlet. Les symptômes des deux héros ont des points communs. Une colère sans doute prête à surgir (Modiano sait griffer ou mordre), mais presque toujours enrobée dans une mélancolie pensive, non théâtralisée. L’évidement du for intérieur semble interdire le surgissement d’une parole. Une sorte de plainte affleure parfois, ne s’épand jamais, ne se formule que très rarement. L’identité même du sujet Modiano ne saurait vraiment se dire tant elle reste sans cesse à vérifier.
18L’objet des autofictions – ou de ces romans si envahis de la présence de « je » – est-il la quête de cette identité, d’une consistance qui le lesterait ? Même pas. Plutôt que de chercher qui il est, le personnage s’invente, comme paresseusement, un faux nom, une fausse filiation. Une discrète mythomanie empêche l’expression de certaines souffrances. Pas plus que Hamlet, « Je » n’est un être de désir. Il frôle trop le vide pour cela. Impossible qu’il raconte intus et in cute sa vie tant « je » existe peu, s’autorise peu à exister. « Être, ne pas être, dormir, rêver peut-être… » Comment mieux caractériser les tourments étouffés de ce narrateur sans visage qu’avec les oscillations indécises du prince de Danemark ?
19Pourtant le personnage fait assez aisément des rencontres. Immanquablement avec des êtres qui sont des métaphores ou des métonymies de sa propre indécision identitaire. Quelques-uns de ces personnages sont comme des doubles de la figure paternelle, mais dans la mesure où « je » reste collé à « moi-mon père », on ne sort pas de ces identifications en miroir.
20Un exemple saisissant de la porosité, de la fluidité identitaire de Modiano est donné à la fin de Chien de printemps. Le photographe Francis Jansen, avec lequel le narrateur se sent en subtile proximité, en intime résonance, demande à l’état civil son acte de naissance. On lui transmet celui d’un autre Francis Jansen, mort en déportation. « Il ne savait plus quel homme il était. Il m’a dit qu’au bout d’un certain nombre d’années nous acceptons une vérité que nous pressentions mais que nous nous cachions à nous-même par insouciance ou lâcheté : un frère, un double est mort à notre place à une date et dans un lieu inconnus et son ombre finit par se confondre avec nous. » (p. 121) Or trente pages plus tôt, le narrateur disait : « Une pensée m’accompagnait, d’abord vague et de plus en plus précise : je m’appelais Francis Jansen. » (p. 92) Sans fin, on le voit, sont ces jeux de reflet. Modiano ou l’art de s’éprouver soi-même comme un autre et pas mal d’autres comme des miroirs de ce soi lui-même virtuel.
21Beaucoup de noms propres jalonnent les parcours de Modiano. Toujours problématiques, tant ils signalent des origines embrouillées, tant ils ressemblent à des pseudonymes, ce qu’ils sont d’ailleurs souvent. D’un texte l’autre, de mêmes noms reviennent (Pacheco, Bellune, Charell, Toddie Werner, Eddy Pagnon, une ribambelle de Jacqueline…). « Les noms finissent par se détacher des pauvres mortels qui les portaient et ils scintillent dans notre imagination comme des étoiles lointaines. » (Un pedigree, p. 21) De quelle lumière brillent dans la mémoire de celui qui les énonce et les relance à nouveau ces constellations de noms propres ? Tous ces personnages sont des fictions de lui-même, pas vraiment autres, pas vraiment lui, ne relevant ni de l’autofiction ni de l’hétéro-fiction… Quelques frimeurs ou mythomanes, surtout des blessés de l’existence, abandonnés, oubliés sur les bas-côtés qui apparaissent, disparaissent d’un livre l’autre, ignorent les paroles ou les gestes de plainte, ne s’autorisent ni le procès ni l’émoi. Pas de pathos, pas de larmes. Jamais ces personnages, à commencer par le narrateur-locuteur, ne semblent avoir de rencontre possible avec leur propre douleur alors même qu’elle structure ou plutôt déstructure – on voudrait dire in-structure – leur vie. Ils sont pourtant branchés sur cette douleur fondatrice, mais sur courant faible, un mauvais voltage, une connexion qui passe mal.
22Cette excessive porosité-fluidité ne facilite les rencontres que pour mieux les interdire. Il n’y a pas de vraie altérité. Pas de questions, pas d’adresse vraie à l’autre. Le narrateur éprouve une inhibition à interroger. Ses incessantes enquêtes autour d’un « qui était vraiment… ? » n’aboutissent guère. Quant aux événements dont il est l’acteur ou le témoin premier, ils ressortissent souvent au « ça m’arrive sans m’arriver ». En porte trace leur aspect contingent ou fictionnel. Et l’autofiction est peut-être le genre le mieux à même de faire vibrer ce qu’a d’aléatoire ou de quasi fictif tel ou tel événement. « C’était donc ça, ma vie présente ? Tout se limitait donc pour moi, en ce moment, à une vingtaine de noms et d’adresses disparates dont je n’étais que le seul lien ? Et pourquoi ceux-là plutôt que d’autres ? Qu’est-ce que j’avais de commun, moi, avec ces noms et ces lieux ? » (Du plus loin de l’oubli, p. 72-73)
23En général, le personnage central n’a guère plus d’une vingtaine d’années. Disons vingt-trois ans, l’âge où Modiano publie La Place de l’étoile. À partir du moment où il est devenu écrivain, il n’y a plus rien à raconter. Il lui est arrivé d’évoquer sa vie ultérieure comme « un parc à la française ». Des parents sont trouvés : l’éditeur Gallimard, la littérature. Modiano a racine et assise. Fin de l’autofiction devenue inutile. Elle n’est plus qu’un prétexte à récit – et à réinscription dans le grand livre de l’état civil de la littérature.
LE TEMPS DEVENU TRANSPARENT ?
24Le temps modianesque est comme le temps hamletien, « hors de ses gonds » et immobilisé : le passé ne passe pas, demeure dans ce présent envahi de fantômes. Ce temps bousculé donnait toute son énergie à La Place de l’étoile, où la verve éblouissante de Modiano faisait valser en une seule et même danse tout le ballet de l’antisémitisme français de l’affaire Dreyfus à Céline, Rebatet et au-delà.
25L’autofiction semble tourner sans fin sur elle-même. Le temps n’est jamais producteur de métamorphoses. Le passé étreint, éteint, se répète. La vie psychique semble s’enrouler autour des mêmes engrenages, les traumas restent blessures mal cicatrisées engendrant l’éternel retour de la même mélancolie. On attend beaucoup dans les romans de Modiano. Semble surgir l’espoir que le temps redémarre, redevienne une lancée. Mais les rencontres qui pourraient faire sortir de cet enlisement dans le passé y renvoient. Le déjà vu – déjà vécu est là en lieu et place de la dynamique du temps sans qu’il y ait de césure entre passé et présent. « Ma mémoire précédait ma naissance. » (Livret de famille, p. 116) Avec pareille mémoire « empoisonnée », aucun projet, aucun avenir ne semble possible, aucune histoire d’amour ou d’espoir. Même la réalité des lieux ne parvient pas à remettre dans le hic et nunc. Le narrateur de Du plus loin de l’oubli attend le 63, porte de la Muette : « Le quartier m’évoquait des souvenirs d’enfance […]. Mais j’avais beau rassembler d’autres souvenirs plus récents, ils appartenaient à une vie antérieure que je n’étais pas tout à fait sûr d’avoir vécue. » (p. 135-136) Le Paris de 1960 reste le même que celui de 1940, d’avant sa naissance.
26Dans les textes d’écriture de soi, la mémoire est la grande ordonnatrice du récit et de la mise en scène. Ici elle a une couleur et une teneur particulières. Modiano évoque à plusieurs reprises un accident d’enfance (une camionnette qui le renverse à la sortie de l’école) : « le chauffeur […] me transporte chez les bonnes sœurs qui m’appliquent sur le visage, pour m’endormir, un tampon d’éther. Depuis, je serai particulièrement sensible à l’odeur de l’éther. Beaucoup trop. L’éther aura cette curieuse propriété de me rappeler une souffrance mais de l’effacer aussitôt. Mémoire et oubli. » (Un pedigree, p. 34) Le souvenir n’existe qu’encapsulé d’oubli, anesthésié ou protégé par un nuage d’effacement. La scène ou la lueur du souvenir, elle souvent suréclairée, ne peut apparaître qu’en étant préservée et isolée par ce brouillard de l’amnésie. D’où d’ailleurs ce curieux effet sur le lecteur qui parvient mal, à la lecture de Modiano, à faire cristalliser sa propre mémoire. On reste dans un état de léthargie assez suave, avec l’impression d’avoir respiré des vapeurs, quelque chose d’entêtant et de fuyant à la fois. Une sorte d’éther que le souvenir ne fixe guère. Dans la mémoire, les temps sont donc poreux les uns aux autres, l’oubli accentuant cet emmêlement des temps.
L’oubli finit par ronger des pans entiers de notre vie et, quelquefois, de toutes petites séquences intermédiaires. Et dans ce vieux film, les moisissures de la pellicule provoquent des sautes de temps et nous donnent l’impression que deux événements qui s’étaient produits à des mois d’intervalle ont eu lieu le même jour et qu’ils étaient même simultanés. Comment établir la moindre chronologie en voyant défiler ces images tronquées qui se chevauchent dans la plus grande confusion de notre mémoire, ou bien se succèdent tantôt lentes, tantôt saccadées au milieu de trous noirs ? (Accident nocturne, p. 78)
27Être dans le temps, ne pas y être, le rêver peut-être. Voici le narrateur rue de la Coutellerie, « une rue oubliée à laquelle personne n’a jamais fait attention » : « le malaise est toujours là. Ou plutôt la sensation de glisser dans un monde parallèle, en dehors du temps. Il suffit que je longe cette rue et je me rends compte que le passé est définitivement révolu sans que je sache très bien dans quel présent je vis. » (p. 79)
28En même temps, le personnage Modiano/le personnage de Modiano (toute l’autofiction se joue dans cette hésitation) est doté d’une mémoire confondante, d’une forme d’hypermnésie. Ces accroches où se sont pris les engrenages du souvenir, ces substituts de biographie ou de mémoire plus personnelle qui émergent si nombreux au fil des pages – une silhouette, un geste, une formule, un nom propre, une adresse, un n ° de téléphone – ne servent qu’à entretenir cette anesthésie-oubli. Ces cristallisations mnésiques ne sont que la monnaie d’un faux oubli, d’une obstination farouche à ne pas laisser la mémoire s’emparer vraiment du récit. Il s’agit de ne pas perdre le passé, de le fixer plutôt que de le rendre irrigation fluide du présent. Ne subsistent que des pièces de puzzle erratiques qui parviennent diversement – et souvent assez mal – à s’emboîter avec d’autres. La place essentielle doit rester celle du vide, de l’incomplétude, de la perte, de l’abandon, de l’exil. La fin des quêtes de Modiano demeure presque toujours déceptive.
LIEUX DE MÉMOIRE
29Comme pour ceux en qui la dynamique du temps a été dès le début écrasée (on songe à Perec), ce sont les lieux qui vont la métaphoriser. La trame des autofictions repose à bien des moments sur une déambulation dans les rues de la capitale et la majeure partie de l’œuvre pourrait s’intituler Le Spleen de Paris. La libido investit plus la ville, devenue métaphore du désir, que les êtres de chair. Modiano y cherche des supports mémoriels, des traces de récit (toujours pris dans la dyade mémoire et oubli). Il se fond un instant dans le décor de lieux de rencontres précaires (bars, hôtels) qui se transforment en autant d’amorces de relations éphémères. Tous ces noms de rues, d’hôtels, de garages répertoriés dans sa mémoire vont lui fournir un lexique personnel, transmissible et intransmissible. La ville semble avoir une fonction maternelle, en tout cas protectrice. Ses boulevards de ceinture interdisent l’hémorragie de l’être. La ville est un garde-fou. Elle propose des objets où s’arrête le regard « pour éviter de penser à autre chose » (Chien de printemps, p. 111). Les lieux fonctionnent comme des contenants psychiques. Toutes ces adresses, tous ces bâtiments sont des signifiants indiscutables, exacts. On peut les retrouver, à la différence des mensonges du père et des manques ou des flous entretenus de la mère. L’exact joue ici son rôle de tenant lieu du vrai.
30Les lieux sont des témoins – certes muets – de vies passées et présentes. Ils viennent dire qu’il y a eu, entre jadis et naguère, des événements, des histoires. L’univers de Modiano est un univers de métaphorisation faible et de métonymie forte. Rester campé à contempler l’immeuble où vit X ou dans lequel a résidé Y, c’est pénétrer quelque chose de son univers, ne serait-ce qu’en s’imprégnant de son absence. Ces noms et ces chiffres que la ville sème à profusion font s’amorcer des bouts de récit, des fragments de quête (rechercher une adresse, retrouver un immeuble, une rue, suivre, avant qu’il ne disparaisse dans la nuit, tel témoin des jours passés…). La présence de la ville est le meilleur stimulant de l’autofiction : Modiano y trouve à la fois un miroir et un paysage, une rencontre – enfin ? mais c’est aussi une absence de rencontre.
31La mémoire peut prendre appui sur ces traces et ces inscriptions fondatrices. Elle s’y immobilise presque aussitôt, prise dans le dédale de ces boulevards de ceinture, ces rues aux obscures boutiques, ces quartiers perdus. Si les lieux sont gages d’une assurance, semblent une promesse d’assignation et donc d’identité, cette promesse n’est évidemment pas tenue. Presque au terme d’Accident nocturne, le narrateur se campe devant un immeuble : « C’était là, à l’un de ces étages, que j’allais apprendre quelque chose d’important sur ma vie. » Non, bien sûr, il n’y apprendra rien. La ville, qui n’est peut-être qu’un décor, entretient la mélancolie. Elle a le pouvoir de retenir quelques traces, quelques fantômes, rien de plus. Elle garde et inclut autant qu’elle rejette et exclut.
DISSOLUTIONS DE L’AUTOFICTION ?
32Quelles fictions l’autofiction produit-elle ? Quelles configurations l’imaginaire dessine-t-il ? La plupart d’entre elles esquissent des histoires qui ont un même air de famille, avec pour personnage un jeune homme qui vit d’expédients financiers aux limites souvent franchies de la petite délinquance en complicité avec la grande, commise, elle, par les substituts paternels. Des rapports louches avec l’argent, donc, pas d’insertion sociale, pas de travail stabilisé. La misère sordide est quelquefois frôlée sans jamais être rencontrée : le personnage se débrouille en dépit de tout pour ne pas rester trop loin de ceux qui ont l’argent et la dépense faciles. Une silhouette sororale s’abrite, toutes ailes repliées, auprès ce héros aux couleurs voulues pâles.
33Un des thèmes favoris de la quinzaine d’aventures différentes que conte Modiano serait un avatar très édulcoré de la fugue adolescente (« Dehors, sur le boulevard Saint-Germain, j’ai éprouvé l’ivresse habituelle que je sentais monter en moi, chaque fois que je prenais la fuite. », Du plus loin…, p. 79). Ces brefs tours, détours et autres quêtes ou fuites au long des rues de Paris ou d’ailleurs contournent toujours la même impossibilité, celle de s’évader d’un certain monde à la fois mémoriel et imaginaire. L’imaginaire semble arrêté dans la même répétition ou variation de situations ou de mots. Les récits demeurent déceptifs comme le sont ces fugues où presque immanquablement on finit par revenir au point de départ. Des tragédies, des drames sont effleurés. De temps à autre, quelqu’un se suicide dans un bas de page ; on tourne aussitôt la suivante. Il semble impossible que la fiction prenne le grand départ. Hamlet ne quittera jamais durablement le royaume de Danemark.
34« Si je m’étais engagé dans ce travail, c’est que je refusais que les gens et les choses disparaissent sans laisser de trace. » (Chien de printemps, p. 35) Une des fonctions du récit (de la littérature ?) est de recueillir les marques du passé. L’autofiction accueille ces débris devenus énigmatiques, ces traces erratiques où se mêlent souvenir et réélaboration du souvenir par le fantasme qui finissent par devenir les vraies héroïnes de ces récits. « Trente ans suffisent pour que disparaissent les preuves et les témoins. » (ibid., p. 70) À défaut du récit princeps, garder les preuves qu’il y eut matière à récit. À défaut de raconter des histoires, raconter des noms, ces traces originelles, les faire scintiller un instant tout en les laissant nimbés de brouillard.
35Être, ne pas être, dormir, rêver peut-être… Écrire en style peut-être, en style être – ne pas être. Faire exister l’ombre en même temps que l’objet, le silence en même temps que la parole, l’imaginaire en même temps que sa dissolution. Donner à partager l’impossible à partager. À l’imitation (impossible…) du photographe Jansen, réussir à « créer le silence avec des mots ». Grâce à une stratégie de la délicatesse : « chacune de ses photos était d’une précision extrême […]. Il m’avait dit qu’il fallait “prendre les choses en douceur et en silence sinon elles se rétractent.” » (p. 99) Il importe de « se fondre et de devenir invisible pour mieux capter – comme il disait – la lumière naturelle. » (p. 113) Devenir invisible, se perdre dans la foule, s’y dissoudre au point de ne plus être. Fin de l’autofiction : plus d’« auto », plus de fiction, plus rien que le silence et la lumière naturelle. Rêver peut-être…
36L’indécision existentielle de Hamlet, son aspiration à la vie dormeuse ou rêveuse était sa réponse à la pourriture de la société, sa façon de survivre après des crimes mal enterrés. Les autofictions ombreuses de Modiano ne nous font jamais oublier le crime fondateur que symbolise ou métonymise la référence fréquente à la rue Lauriston et à ses salles de torture. L’idéologie sous sa forme la plus banale voudrait que nous adhérions à un en-avant, sus vers l’avenir, le passé est fait pour être dépassé. Avec son art de « prendre les choses en douceur », Modiano s’y oppose de façon cinglante. Le vrai crime est de faire disparaître les disparus. Modiano fait errer pour nous encore aujourd’hui le fantôme de Dora Bruder quelque part du côté de la gare du Nord. Et ceci n’est pas (pas seulement) une fiction.
37L’œuvre de Patrick Modiano relève-t-elle de l’autofiction ? On pourrait répondre à la question en cherchant un compromis entre autoportrait (se peindre) et autoprofération (se dire) : un autoportrait où le peintre se représenterait en réceptacle d’images et en chambre d’échos. Se peindre tout autant que se dire en faisant entendre sa voix, ses ponctuations silencieuses. Se dire : moins dire ses conflits ou sa singularité que sa musique intime, celle qui donne son timbre à la substance d’une vie et d’un imaginaire en un poème qui ne décollerait pas de la prose des traces ou des listes inachevées. Laisser sourdre comme une élégie où reviendraient les mêmes rythmes et les mêmes rimes indéfiniment modulées. L’autofiction serait alors la façon toute personnelle qu’aurait Modiano de transformer les lignes qui brisèrent ou nouèrent sa vie en une suite de poèmes en prose.
Notes de bas de page
1 Un exemple parmi bien d’autres : Vestiaire de l’enfance (1989) dont l’intrigue se déroule dans une ville qui ressemble à Tanger. Le héros s’appelle Moreno, a écrit déjà une dizaine de romans, est né en juillet 1945 à Boulogne-Billancourt, a une mère comédienne…
2 Il dit n’avoir « rien à confesser ni à élucider » et n’éprouver « aucun goût pour l’introspection et les examens de conscience. » (Un pedigree, p. 45)
3 L’imagination métaphorique est en revanche effervescente en ce qui concerne les lieux. Dans Fleurs de ruine, la rue Bonaparte descend jusqu’à la mer, les trains de ce qui fut jadis « la ligne de Sceaux » (le R.E.R. B) mènent à la plage d’Ostie. Les bâtiments de béton construits sur les ruines de la Halle aux vins, le narrateur déclare ne pas les voir.
Auteur
Claude Burgelin est professeur émérite de littérature française à l'Université Lumière Lyon 2. Spécialiste de Georges Perec, il a publié de nombreux ouvrages et articles sur la littérature personnelle.
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