Le pacte ambigu ou l’autofiction espagnole
p. 147-164
Dédicace
À Philippe Lejeune
Texte intégral
1Je voudrais présenter ici les traits les plus singuliers adoptés par l’autofiction espagnole : les raisons contradictoires qui expliquent son développement, son rapport étroit à l’autobiographie, sa proximité trompeuse avec le roman et, enfin, les obstacles que peut supposer l’autofiction pour le développement des deux genres.
I
2En Espagne, comme en France d’ailleurs, de nombreux récits répondent aux principes de l’autofiction définis par son créateur, Serge Doubrovsky, comme « fiction d’événements et de faits strictement réels1 ». À partir de sa proposition, il est convenu qu’une autofiction est un roman dans lequel le narrateur et/ou le personnage possèdent la même identité nominale que l’auteur. Les divergences commencent juste après, quand on veut préciser ce que chacun entend par roman et par identité. Indépendamment de l’explication et de la signification que nous accordons à ce phénomène narratif, les autofictions sont des récits hybrides, aux prémices indéterminées, occupant une place mouvante parmi les romans et les autobiographies. Les romans sont régis par la liberté d’imaginer que le genre accorde à l’auteur et au lecteur, les autobiographies par le « pacte autobiographique » et la promesse de véracité. Les autofictions sont des textes dans lesquels l’incertitude et l’ambiguïté se transforment en paradigme créatif pour les auteurs et sont un véritable défi d’interprétation pour les lecteurs.
3Les premières manifestations de l’autofiction apparaissent dans certains romans de Miguel de Unamuno et Azorin au début du XXe siècle. Ensuite elles se multiplient de manière croissante dans les trois dernières décennies du siècle dans les œuvres de nombreux écrivains2 (Juan Goytisolo, Francisco Umbral, Enrique Vila-Matas, Javier Cercas, Javier Marías…). Le phénomène de l’autofiction jouit toujours d’une grande vitalité au début du XXIe siècle. En 2007, on note quatre œuvres de romanciers de grande valeur : Finalmusik, de Justo Navarro ; Veneno y sombra y adiós, de Javier Marías ; El mundo, de Juan José Millás et Exploradores del abismo, un recueil de nouvelles d’Enrique Vila-Matas. C’était pour Navarro sa première incursion dans le monde de l’autofiction dont les autres avaient déjà exploré les chemins dans des livres antérieurs.
4La littérature espagnole des siècles précédents a aussi produit des œuvres correspondant aux prémices autofictionnelles contemporaines, même si c’était avec une conception différente de l’auteur et de l’individu. Certaines œuvres peuvent être considérées comme des exemples avant la lettre de ce qui est aujourd’hui pour nous l’autofiction. L’exemple le plus ancien se trouve au XIVe siècle avec le magistral Libro de Buen Amor, de l’Archiprêtre de Hita, un ouvrage pionnier dans la littérature espagnole pour ce qui est de la présence de l’auteur dans son œuvre. Ce texte se présente comme une autobiographie amoureuse où il est difficile de distinguer le vrai du faux, la création personnelle de l’emprunt littéraire. Il recueille une véritable summa de topiques médiévaux et leurs parodies correspondantes. Son ambiguïté réside aussi dans l’union de la doctrine chrétienne et d’une morale relâchée qui comprend et justifie la faiblesse humaine : « car pêcher est humain et s’il en est parmi vous qui souhaitent faire usage du fol amour, ce que je ne leur conseille point, ici vous trouverez des façons » (Prologue). Ce livre est une construction savamment calculée de duplicité morale, doctrinaire et biographique car, tout en affirmant l’identité de l’auteur et son caractère ecclésiastique, il se sert d’arguties pour fuir toute responsabilité morale.
5On pourrait retrouver au XVIIe siècle des exemples de certains aspects de l’autofiction dans Don Quijote, les Sueños de Quevedo, Estebanillo González, etc. Au XVIIIe siècle, il convient de citer Diego de Torres Villarroel, un de nos plus célèbres auteurs d’autofiction avant la lettre, véritable mystificateur de sa propre biographie notamment dans Correo de otro mundo (1725)3.
6Revenons au présent. Je doute que lorsque Doubrovsky a créé en 1977 le néologisme d’« autofiction » pour caractériser Fils, il ait pu imaginer les conséquences qui en découleraient. L’usage du néologisme s’est consolidé, bien au-delà de ses limites notionnelles d’origine. Il correspond aujourd’hui à un domaine à part entière au sein des études littéraires espagnoles. Ce que Doubrovsky ne pouvait évidemment prévoir est que sa trouvaille allait devenir un subterfuge pour les écrivains espagnols qui flirtent avec l’autobiographie mais qui, dans le fond, refusent l’engagement de véracité que suppose le pacte autobiographique, préférant le jeu du pacte ambigu à l’engagement autobiographique.
7En raison de son indétermination formelle et pragmatique, au moins dans sa version autofabulatrice la plus cachée, l’autofiction semblerait être un « produit » culturel français fabriqué exprès pour le « marché » espagnol, tant elle semble s’adapter à la tradition espagnole qui a fait de la contradiction son modus operandi : souscrire à une idée et faire le contraire. Si la formule de l’autofiction a tant de succès dans la littérature espagnole, en comparaison avec d’autres apports culturels français, tels ceux dérivés de la période des Lumières, c’est parce que le mécanisme autofictionnel s’adapte fort bien à quelques caractéristiques de l’histoire de l’Espagne et de sa culture. Même si dans la forme l’autofiction espagnole n’est pas sensiblement différente de celle pratiquée en France, je suis convaincu qu’en raison d’un contexte historique et culturel différent, elle ne signifie pas la même chose dans les deux pays et qu’elle remplit une fonction distincte dans la représentation du moi.
UNE LONGUE TRADITION D’AMBIGUÏTÉS
8Dans le développement de l’autofiction espagnole, je retrouve toute une série de causes, concomitantes et solidaires, qui permettent d’affirmer que nous, Espagnols, étions bien « préparés » – pardon pour l’ironie – pour faire bon accueil à cette invention française, en raison de ce qu’on peut caractériser comme une longue tradition d’ambiguïtés. L’Espagne possède, au sein de l’Europe, une histoire atypique et exceptionnelle, et conserve aujourd’hui encore des traits propres aux sociétés pré-modernes. Par sa situation géographique et les hasards de l’histoire, l’Espagne est la nation qui, sans cesser d’être européenne, a vécu pendant des siècles sous l’influence de deux religions (le Christianisme et l’Islam) et deux cultures (occidentale et orientale). Des siècles durant, la péninsule a été divisée en deux parties opposées, avec les tensions et affrontements, mais aussi les mélanges que cela impliquait. Notre situation au sein de l’Europe a été excentrique en termes culturels, politiques et religieux. Ce contexte ne pouvait donner que des caractéristiques singulières à la naissance et au développement de l’autobiographie espagnole au XVIe siècle4. Les efforts visant à nous rapprocher du centre de l’Europe ont été hésitants, faits d’avancées et de retours en arrière, souvent traumatiques, comme au XIXe siècle, lorsque les affrontements entre libéraux et traditionalistes ont donné lieu à trois guerres civiles dont les effets se prolongent, d’une certaine manière, jusqu’à nos jours.
9La gestation de la structure de l’État moderne en Espagne au XIXe siècle a été lente, difficile, en quelque sorte avortée, car elle n’a pu abolir les restes de l’Ancien Régime abandonnés dans le reste de l’Europe. Même vaincus militairement, les défenseurs du traditionalisme ont continué à exercer une influence sociale et idéologique. Une fois au pouvoir les libéraux n’ont pas été capables d’instaurer un régime proprement bourgeois et ont préféré tirer profit des vieux privilèges de leurs adversaires maintenant la majorité de la population dans la misère et l’inculture.
10En 1839 a pris fin la première guerre carliste, dispute dynastique en apparence, mais vrai conflit civil où s’affrontèrent les positions inconciliables des libéraux et des traditionalistes. La victoire des premiers sur les seconds, connus sous le nom de carlistes (en référence au prétendant au trône, don Carlos), mettait un point final aux hostilités qui ensanglantèrent le pays pendant presque six ans. Ceci n’a pas empêché la reprise de la guerre civile par deux fois, avec des résultats semblables. La loi du 25 octobre 1839, née de l’accord qui mit fin à la guerre avec la reddition carliste, loin de ratifier cette victoire libérale finit par consacrer une formule mixte qui conserve les “fueros” (certains pouvoirs et privilèges datant du Moyen Âge) des provinces du nord, Navarre et Pays Basque, « sans porter atteinte à l’unité constitutionnelle de la Monarchie5 » selon une formulation étrangement contradictoire.
11Cette solution, considérée par les historiens et les juristes comme un monument d’ambiguïté, a marqué le développement des XIXe et XXe siècles et malheureusement semble peser encore en ce début du XXIe. Cent cinquante ans plus tard, en 1978, la constitution actuelle présente une formule aussi ambiguë que celle de 1839, quand elle déclare « défendre et faire respecter les droits historiques des territoires régionaux et de soumettre leur application au cadre constitutionnel ». Le régime démocratique, établi par la Constitution de 1978, a aboli presque tous les vestiges de la dictature, mais on ne peut oublier que le rétablissement de la monarchie et du régime démocratique actuel ont été effectués à partir de lois proposées par Franco et ratifiées par les Cortes de la dictature. Les deux formules légales, celles de 1839 et de 1978, représentent un desideratum qui cherchait à harmoniser les principes de l’Ancien Régime avec ceux de l’état bourgeois et libéral. Qui suit l’actualité espagnole n’a aucune peine à comprendre que les incertitudes politiques du présent proviennent des ambiguïtés du passé.
12J’évoque ces considérations historiques pour rappeler qu’en Espagne les lois et les normes ambiguës ne semblent pas impossibles. Nous nous sommes habitués à des lois nées du désir de rendre viables des positions irréconciliables. Elles servent à couvrir par des mots des réalités gênantes : loin de clarifier les conflits, elles les maquillent. En insistant sur les aspects contradictoires de notre histoire récente, je ne voudrais pas tomber dans le déterminisme qui fait dériver le fait littéraire de circonstances historiques, mais ce type de réponses politiques finit par imprégner toute la société et produire certains effets.
13Dans « Le journal comme “antifiction” », Philippe Lejeune déclare : « J’aime l’autobiographie. J’aime la fiction. J’aime moins leur mélange. Je ne crois pas qu’on puisse vraiment lire assis entre deux chaises6. » Une telle affirmation semble normale et raisonnable dans un pays qui distingue la fiction de la réalité. Il n’en irait pas de même pour la plupart des Espagnols, éduqués comme nous l’avons été dans une tradition où il est tout à fait possible de défendre une position et d’agir de manière contraire – ceci sans porter atteinte à notre santé mentale… Cependant, notre pays souffre de graves problèmes identitaires qui ne datent pas d’hier. L’Espagne est un État moderne où subsistent de nombreux traits pré-modernes, sans que cette inconséquence, ambiguïté ou contradiction étonne la majorité des Espagnols. Il est fréquent de rencontrer, par exemple, des agnostiques, indifférents aux croyances religieuses et même des athées assumés, qui défendent ardemment les défilés de la Semaine Sainte dans une mise en scène du meilleur goût inquisitorial.
14L’homme est peut-être le seul animal capable de feindre par pur plaisir théâtral, ou par amour du déguisement, mais également par la nécessité ou la convenance sociale (hypocrite ou non) de représenter des rôles qui ne sont ni authentiques ni sincères. La simulation ou la pulsion qui nous pousse à simuler – associées selon moi à l’autofiction – n’est pas un trait propre aux Espagnols, mais chez nous l’école de la feinte et de l’hypocrisie a atteint un degré de perfection. Plus qu’un jeu, la feinte est en Espagne un besoin social, un apprentissage nécessaire pour échapper au totalitarisme qui se tapit dans nos esprits. Feindre le contraire de ce que l’on pense, simuler être celui qu’on sait ne pas être, donner à penser le contraire de ce qu’on aimerait faire, cacher nos manques, font partie des équilibres sociaux nécessaires au salut, à l’autodéfense, au camouflage. Face à une société hostile, l’individu se protège en assumant des rôles sociaux d’une façon théâtrale : manière de devenir quelqu’un d’autre face à autrui sans cesser d’être soi-même en son for intérieur.
15Pour ces raisons, on perçoit en Espagne une (ré)pression anti-autobiographique plus grande que dans tout autre pays de notre environnement culturel. Cette répression semble liée au relent inquisitorial dans la mesure où elle s’intéresse à la vie privée pour la contrôler afin de décourager ceux qui se donnent comme défi de raconter leur vie par écrit. Cette résistance face à l’autobiographie s’inscrit dans cette longue tradition, à laquelle s’ajoutent les quarante ans de manque de liberté, de censure et autocensure liés à la dictature franquiste. Depuis trois décennies, le pays tente de se défaire de ce double héritage, même si la déception a remplacé les espoirs placés dans la démocratie. Les écueils traditionalistes ont subsisté dans les revendications des nationalismes périphériques (surtout catalan et basque), et les partis politiques (surtout ceux de gauche) n’ont pas su éviter de graves contradictions. La persistance qu’ont certains secteurs de l’Église à vouloir encore exercer des tutelles, ne correspond plus aux sociétés libres qu’elle-même revendique.
16Cette esquisse de présentation met en relief les limites de l’autobiographie espagnole et explique qu’elle se soit orientée vers des formes autobiographiques plus prudentes et cachées, pré-modernes plus que post-modernes. L’adoption d’une apparence post-moderne résulte davantage d’une stratégie de simulation ou de dissimulation de soi que d’un scepticisme contemporain. Bref, c’est une excuse pour ne pas affronter les défis historiques et sociaux que l’autobiographie espagnole n’ose aborder. Par chance ou plutôt par malheur, et contrairement à ce qui a été avancé par Lejeune, nous, Espagnols, avons été élevés dans une sorte de jonglerie qui consiste à interpréter les textes de façon hésitante, incertaine, devenant maîtres en cet art difficile de « lire entre les lignes ».
17Le mépris pour l’autobiographie, qualifiée chez nous d’exhibitionniste et narcissique, devient ingratitude et presque hostilité envers ceux qui, librement, au seul prix d’une écoute attentive, « nous font cadeau du récit de leur vie7 ». S’exposer en public, sans masques ni voiles lyriques demeure chez nous un acte doublement risqué. En effet, à la difficulté intrinsèque de l’exercice littéraire, il faut ajouter encore aujourd’hui une réprobation morale aux relents inquisitoriaux. On comprend mieux la situation de l’autobiographie en Espagne si on la compare à celle de nos voisins d’Algérie et du Maroc, où des influences religieuses et culturelles ont empêché l’émergence d’un moi libre d’attaches et de déguisements. La littérature des pays maghrébins n’a pas développé la littérature autobiographique, si ce n’est sous le voile de la fiction8.
18Sauf exception, les écrivains et critiques espagnols n’apprécient pas le service que les autobiographes responsables et exigeants rendent à l’hygiène mentale du pays en acceptant le défi de s’écrire devant les autres et de partager ce qui les rend singuliers et les constitue intimement. Au contraire, ils prennent la littérature autobiographique pour un symptôme de faiblesse ou d’égolâtrie. Outre le jugement péjoratif porté en Espagne sur les autobiographies, on note une discrimination, présente aussi ailleurs, qui consiste à juger la littérature autobiographique un genre de moindre intérêt que la fiction. Écrivains – y compris ceux qui ont publié leur autobiographie – et critiques s’accordent à considérer le genre autobiographique comme une écriture de deuxième ordre, très en dessous des œuvres de fiction, qui constitueraient la véritable Littérature avec une majuscule.
19On aura beau chercher, on ne trouvera pas un écrivain espagnol qui revendique pour ses récits autobiographiques le même statut littéraire que les écrits de fiction comme le font en France Alain Rémond, Annie Ernaux ou Grégoire Bouillier. Il serait plus difficile encore d’en trouver un qui refuse que ses récits autobiographiques (sans une once de fiction) soient considérés comme des romans. Si des positions comme celles de Rémond, Ernaux ou Bouillier sont minoritaires en France, elles sont inexistantes en Espagne. Si un écrivain s’adonnait chez nous à l’exercice de sincérité et d’honnêteté accompli par Alain Rémond9, il serait pris pour un naïf ou un fou. Qui pourrait se risquer à un tel discrédit ?
II
20L’écueil moral et littéraire que rencontre l’autobiographie en Espagne donne la clé du développement de l’autofiction espagnole des dernières décennies. La multiplication des autofictions qui ne peut se comprendre sans leur lien à l’autobiographie et sans la croissance éditoriale des trente dernières années, met en évidence l’existence d’une tendance confessionnelle qui a ses limites. L’essor actuel des autofictions profite de l’intérêt croissant des lecteurs pour l’autobiographie. En outre, présenter comme romans des récits à forte teneur autobiographique, permet d’éviter les deux écueils sur lesquels bute généralement l’autobiographie espagnole : la disqualification littéraire et les risques sociaux que doit assumer celui qui affronte la vérité.
LE PACTE AMBIGU
21Pour ces raisons, les auteurs espagnols d’autofictions établissent avec les lecteurs un pacte ambigu qui suppose une déclaration de non-responsabilité qui les porte à se déguiser, à se cacher, à proposer un jeu évasif pour éviter de s’engager dans la véracité10. Ce pacte ambigu se caractérise par l’inclusion, en une même proposition, de deux termes contraires et exclusifs, réunis sous une forme paradoxale, capable de dissimuler la contradiction sans la faire disparaître. Protégé derrière des protocoles de lecture fortement antithétiques, l’auteur peut en même temps affirmer et nier son identité : « Évidemment, je n’est pas moi », « c’est moi et ce n’est pas moi », « ma vie n’a aucun intérêt et en outre je ne m’en souviens pas », affirme le narrateur de El año que viene en Tánger de Ramón Buenaventura. De la même façon, des prologues, notes d’information ou modes d’emploi s’antéposent aux textes et donnent des arguments supplémentaires pour souligner leur caractère contradictoire. Dans Escenas de cine mudo, Julio Llamazares écrit : « Ce roman n’est rien d’autre que cela, même s’il pourrait faire penser à une autobiographie (tout roman est autobiographique et toute autobiographie est fictionnelle), et s’il se situe à une époque et dans des lieux qui ont réellement existé ». Ou encore Javier Marías à propos d’un de ses romans : « Todas las almas semble un récit autobiographique ; ou il semble plutôt un faux récit autobiographique, ce qui lui permettrait d’être un vrai récit autobiographique, sans en avoir l’air. Dans le doute il vaut mieux le considérer comme un roman. » Toutes ces formules incluent une clause exprimant une contradiction dans les termes puisque, de façon calculée, elles mêlent le pacte de l’autobiographie et celui du roman.
22La combinaison d’éléments contradictoires et de propositions indéterminées débouche sur des textes apparemment autobiographiques, qui pourraient être, soit de véritables autobiographies plus ou moins camouflées (c’est-à-dire de faux romans), soit de fausses autobiographies (c’est-à-dire de vrais romans qui feignent d’être des récits autobiographiques). Malgré leur variété, cette frange textuelle entre les deux domaines se caractérise par un type d’ambiguïté qui laisse le lecteur dans l’hésitation : roman ou autobiographie ? Les deux sont possibles, suivant que l’auteur s’oriente vers l’invention ou vers la véracité. Entre ces deux extrêmes existe une infinité de degrés intermédiaires. Plus le mélange d’éléments fictionnels et autobiographiques est subtil, plus il en coûte au lecteur pour savoir à quel type de texte il est confronté. En tous les cas, le problème résidera dans la méconnaissance référentielle des faits racontés et, en conséquence, du degré de distance et de liberté pris par l’auteur.
23Illustrons ce type d’ambiguïté par la lecture de “Porque ella no lo pidió”, de Enrique Vila-Matas, tiré d’Exploradores del abismo (Anagrama, 2007). L’histoire relie deux faits de la biographie récente de l’auteur. Le texte central le plus important, en principe le plus ludique, est le récit que Sophie Calle a demandé à Vila-Matas – comme elle l’avait fait avant avec Paul Auster et d’autres écrivains – de lui écrire, afin qu’elle se charge de le « vivre ». L’autre récit, beaucoup plus sérieux, fait référence à un épisode d’insuffisance rénale aiguë qui a conduit Vila-Matas sur la table d’opération, au bord d’un coma irréversible. Mais le traitement humoristique chasse du récit toute trace d’autocomplaisance ou de dramatisme. Le recours à la fiction y contribue car dans le dénouement, tout ce qui semblait être une autobiographie transparente se révèle pure invention. Cette pirouette finale surprend le lecteur quand le narrateur révèle que le récit n’est qu’une fiction : Sophie Calle ne lui a pas demandé d’écrire une histoire. Ce tournant imprévu laisse le lecteur perplexe : est-ce un récit réel comme cela paraissait au début ou est-il inventé comme l’auteur l’assure à la fin ? Bien qu’il ait déclaré dans la presse que Sophie Calle lui a vraiment demandé ce récit et que les faits réels sont consignés dans son Dietario voluble (Anagrama, 2008), la pirouette ne parvient pas à annuler les doubles attentes créées face à la chronique d’un fait réel, prétendu fictif mais que nous savons véridique. Le récit met en scène les différentes manières de relier – de joindre ou d’éloigner – le binôme vie-littérature. Tandis que Sophie Calle aspire à faire de la littérature un livret pour sa vie et en définitive cherche une manière « performative » de rendre réel ce qui est fictif, de son côté, Vila-Matas qui dissémine souvent des éléments biographiques dans son œuvre, soumet le vécu à un tour de force, qui cherche à dé-réaliser la vie jusqu’à la transformer en une variante de la fiction. Pour Vila-Matas, au-delà de la littérature, il n’y aurait qu’un vide inhabitable. Malgré la vision optimiste que ce récit véhicule, il ne parvient pas à nous faire sortir de notre trouble ni de la conception de la vie comme un abîme.
24Dans ce cas, l’auteur est protégé par un pacte narratif « à la carte », un menu composé selon ses goûts et qui parfois devient un anti-pacte autobiographique, c’est-à-dire une façon d’obscurcir ou de détourner la théorie de Lejeune. En même temps, il peut s’agir aussi d’un hyper-pacte romanesque conduisant la liberté propre à la fiction jusqu’à ses dernières conséquences. Dans les deux cas, l’autofiction, mais aussi les autres romans à la première personne, permettent de délimiter une zone frontalière entre récits fictionnels et non-fictionnels. Depuis la périphérie de ces deux propositions de lecture, l’autofiction subvertit aussi bien les principes des récits romanesques que ceux des récits autobiographiques et même certaines idées reçues liées à leurs spécificités respectives, telle la véracité à laquelle prétendent les textes soumis au pacte autobiographique. Les autofictions se faufilent dans un pacte narratif indéterminé, régi par un recours ambigu aux deux pactes, de façon partielle et contradictoire, ce qui met en question aussi bien le caractère référentiel des autobiographies que l’autonomie référentielle des romans.
25Les interprétations qu’a suscitées l’autofiction oscillent entre une approche réaliste, celle de Doubrovsky, qui la considère comme un témoignage personnel de la vie de l’auteur, et une autre, imaginaire ou fantastique, soutenue par Colonna. Dans la première approche, l’autofiction serait une variante de l’autobiographie, mais avec une plus grande liberté dans le discours narratif que l’autobiographie traditionnelle. Dans la seconde, on considère l’autofiction comme un type de roman qui a transgressé la dernière instance réaliste qui pouvait encore l’être, en faisant un usage romanesque ou fictionnel du nom de l’auteur. Sa principale singularité consisterait à subvertir le code autobiographique et à faire tomber le dernier bastion réaliste, la valeur référentielle du nom propre, comme l’a signalé Marie Darrieussecq11. En confondant auteur et narrateur, l’autofiction abolirait la prise de distance propre aux romans par laquelle l’auteur s’efface ou se camoufle derrière la figure du narrateur.
26Privilégier une interprétation romanesque de ces récits ambigus implique la recherche d’un cadre doué d’une plus grande flexibilité formelle pour le récit, d’un moindre contrôle du lecteur, et d’une plus grande liberté pour l’auteur. L’un et l’autre ont finalement le choix de prendre pour véridiques des histoires fictionnelles ou, inversement, de prendre pour vraisemblables et inventés des événements vrais. En revanche, l’inscription de ces récits dans le pacte autobiographique entraîne la véracité et exclut la contradiction.
27Ces diverses approches situent l’autofiction à cheval entre les deux grands pactes narratifs, s’approchant ou s’éloignant soit du pacte romanesque soit du pacte autobiographique. Mais l’hésitation et la tension dans la plupart de ces récits ne pouvant être infinies, l’autofiction finit par basculer dans l’un de ces deux domaines. Parfois, elle penche vers le roman comme le paratexte l’indique, c’est-à-dire vers un récit fictif qui ne s’engage pas en dehors du texte. Parfois, l’interprétation bascule en revanche vers l’autobiographie : l’onomastique et autres données textuelles y deviennent des signes chargés d’un effet autobiographique et des promesses de vérité au-delà de l’indication contradictoire du genre porté sur la couverture. Cependant, malgré cette orientation vers l’un des deux pactes, ce qui caractérise les autofictions réside dans leur résistance à être lues selon un seul statut, dans leur prétention – réussie ou manquée – à prolonger ad infinitum l’indétermination, le doute ou le jeu pour rendre insolubles les inconnues et les mystères déployés par le texte. C’est ce que prétend faire Vila-Matas dans le récit que nous avons évoqué.
28Dans tous les cas, la lecture autobiographique est d’autant plus valide qu’on dispose de certaines clefs et données biographiques de l’auteur. Pour parvenir à sortir de l’indétermination où les ambiguïtés textuelles de l’autofiction laissent le lecteur, la connaissance de la vie de l’auteur est indispensable. Plus grande est l’information, moindre sera l’hésitation du lecteur qui disposera de repères pour mesurer l’écart du récit face au réel.
III
29Tout au long des années soixante-dix, la société espagnole a été polarisée par la politique. C’était l’époque de la longue agonie du Franquisme qui a duré bien après la mort du dictateur, pendant les années de l’interminable transition démocratique et le désenchantement qui s’en est suivi. Dans le domaine littéraire, la période a été marquée par la domination du genre autobiographique et le succès des mémoires. La littérature autobiographique d’alors a été un élément de plus de la contradiction que représentait, pour utiliser les termes de José-Carlos Mainer, le poids évident de la mémoire face à l’impossibilité de l’héroïsme individuel nécessaire pour l’affronter de manière cohérente ; une impossibilité d’autant plus évidente que les nouvelles lois du marché et le refus de mémoire s’imposaient fortement12. C’étaient des livres qui cherchaient à combler à la hâte les lacunes de la mémoire collective et individuelle. À de rares exceptions près, ils ont donné de maigres résultats. D’un point de vue formel, ils étaient trop conformes ; d’un point de vue éthique, ils étaient rétifs à assumer les défis posés par le pacte de véracité. Alors que les lecteurs demandaient de véritables mémoires et autobiographies, la réponse des auteurs a été, sauf exception, craintive et pauvre, comme s’ils étaient incapables de dépasser le préjugé pesant sur cette pratique littéraire. C’était là le dernier stade d’une longue tradition d’ambiguïté dans l’histoire espagnole. Pour bien des écrivains, l’autofiction a été un choix commode : elle leur permettait de monnayer leur engagement autobiographique tout en revendiquant le statut littéraire de leurs récits.
30En diluant le vécu dans la fiction, le romancier autofictionnel se cache du regard des autres et évite leur jugement. En même temps, il prend le risque de se perdre lui-même dans sa cachette, à force de confondre le réel et l’invention. L’autofiction pourrait être un point de vue privilégié pour sonder les effets, altérations et subversions que produit dans nos vies la rencontre aléatoire d’un matériel biographique avec un autre, plus romanesque, mais la tendance espagnole à la fabulation du moi l’éloigne de cet objectif. En choisissant de tout observer en termes de fiction, l’auteur d’autofiction est incapable de parfaire sa compréhension du vide du réel et des supercheries de la fiction. Le rapport entre le vécu et l’écrit, intense et hésitant, se trouve ainsi dilué, réduit à une construction qui, par ricochet, amenuise l’intérêt pour des mondes vraiment fictionnels. Lorsque l’autofiction se réclame seulement de la fiction, on retrouve un regard complaisant et asservi à la réalité. Par contre, quand elle revendique également le réel, elle interroge à parts égales la réalité de la fiction et la fiction de la réalité. Donald Winnicott soutient que dans le jeu de cache-cache, outre les valeurs éducatives et symboliques, l’enfant découvre l’immense plaisir de se cacher, mais prend aussi conscience du danger à ne pas être découvert. Il en est de même dans l’autofiction, il y a l’attrait mais aussi le danger.
31L’autofiction, selon la formule inventée par Doubrovsky, deviendra peut-être un jour un choix autobiographique valide en Espagne. Aujourd’hui elle reste surtout un choix romanesque, une occasion pour inventer ou réinventer sa vie et son identité. Bref, l’autofiction en Espagne est une aubaine pour faire semblant, se faufiler, continuer à jouer à cache-cache avec soi-même, « jeter la pierre et cacher le bras ».
Notes de bas de page
1 Fils, Galilée, 1977.
2 Cf. Manuel Alberca, “Esbozo de inventario: autoficciones españolas e hispanoamericanas (1898-2007)”, El pacto ambiguo. De la novela autobiográfica a la autoficción, Madrid, Biblioteca Nueva, 2007, p. 301-307.
3 Guy Mercadier, “Diego Torres de Villarroel (1694-1770) : une autobiographie permanente”, Individualisme et autobiographie en Occident, Colloque de Cerisy, Éditions de l’Université Libre de Bruxelles, 1983, p. 127-142 ; “Los albores de la autobiografía moderna : el Correo del otro mundo de Diego de Torres Villarroel”, La autobiografía en la España contemporánea, Anthropos, 125, diciembre 1991, p. 32-35.
4 Voir Randolph Pope, La autobiografía en España hasta Torres de Villarroel, Frankfurt/Bern, Peter Lang, 1974.
5 Josep Fontana, La época del liberalismo. Historia de España (vol. 6), Barcelona/Madrid, Crítica/Marcial Pons, 2007, p. 173.
6 Poétique, no 149, février 2007, p. 3-14.
7 Manuel Alberca, “Entrevista a Philippe Lejeune”, Cuadernos Hispanoamericanos, 649-650, julio-agosto 2004, p. 272.
8 Miguel Hernando de Larramendi (dir.), Autobiografía y literatura árabe, Toledo, Escuela de Traductores/Universidad de Castilla-La Mancha, 2001.
9 A. Rémond, Je marche au bras du temps, Le Seuil, 2006.
10 El pacto ambiguo. De la novela autobiográfica a la autoficción, op. cit.
11 « L’autofiction, un genre pas sérieux », Poétique, no 107, septembre 1996, p. 371-373.
12 Tramas, libros, nombres, Barcelona, Anagrama, 2005.
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