« Qui dit ça ? »
p. 25-34
Texte intégral
1Lorsqu’Isabelle Grell m’a proposé pour la première fois de participer à ce colloque sur l’autofiction, au printemps 2007, j’ai hésité. En effet, je n’aime pas être rangée dans un tiroir, surtout quand il s’agit d’un tiroir où une grande partie de la critique jette avec mépris livres et auteurs comme de vieilles chaussettes. En dehors de Cerisy, le mot est galvaudé, décrié, presque toujours péjoratif. En outre, je traîne presque toutes les casseroles du genre : un procès (gagné) pour atteinte à la vie privée, de multiples accusations de « déballage », et même, récemment, le reniement de mon éditeur, dénonçant dans les colonnes du Monde « les impasses de l’autofiction ». J’aurais donc tendance, spontanément, à m’emparer de tout autre mot que celui-là – l’expression « roman vécu », par exemple, me convient très bien. Cependant, j’ai accepté l’invitation à en débattre. Je l’ai fait d’abord par amitié, ensuite parce que je venais de passer trois ans à écrire Ni toi ni moi, autofiction qui m’avait opposé beaucoup d’obstacles concrets et moraux, notamment autour du secret. Le personnage masculin de ce roman m’avait en effet, dans la « vraie vie », confié un secret terrible, tragique, qui rejoignait le mythe antique, tout en accompagnant sa confidence intime d’une demande pressante : « Surtout, ce que je viens de te dire, ne l’écris jamais ». À l’époque, j’envisageais donc de m’intéresser ici à cette question du secret – le nôtre, celui d’autrui – dans l’autofiction : peut-on tout dire, tout dévoiler ? L’auteur est-il un secrétaire du réel ou doit-il préserver une secrète aire, taire le secret ? D’ailleurs, a-t-il accès au secret de l’autre, même lorsque celui-ci le lui révèle ? Que signifie au juste la formule de Philippe Lejeune : « nous sommes copropriétaires de nos vies » ? Mais ce n’est pas cette communication que vous entendrez aujourd’hui, même si je compte y revenir par la bande. Car entretemps, il y a eu cette polémique à laquelle, je pense, vous avez eu du mal à échapper, qui m’a opposée à Marie Darrieussecq après que j’avais fait paraître dans la Revue Littéraire un article consacré à son dernier roman, Tom est mort. La polémique journalistique s’est concentrée artificiellement sur un seul aspect de mon article, le fameux « plagiat psychique ». Je n’y reviens pas pour l’instant, d’autant que cette affaire pose bien d’autres questions. Étrangement, ce débat violent a relancé en moi le désir de défendre l’autofiction, qui me semble la cible désignée d’un roman tel que Tom est mort. Aussi je me propose de réfléchir à voix haute avec vous, de suivre quelques pistes interrogatives à partir de cette polémique.
2Je rappelle brièvement les faits. Marie Darrieussecq publie en août 2007 chez P. O. L un roman intitulé Tom est mort, qui se présente comme le récit à la première personne d’une mère qui a perdu son enfant. J’y reconnais des phrases décalquées de Philippe, récit autobiographique que j’ai publié après la mort de mon enfant, en 1995, chez le même éditeur. Mais ces phrases empruntées ne sont pour moi que la partie émergée de l’iceberg, elle ne forme pas l’essentiel de ma révolte, dont le cœur est à la fois plus intime et plus général. Je n’en aborderai aujourd’hui que le versant théorique et littéraire ; car bien qu’aucun des deux livres en cause ne relève du genre autofictionnel, Tom est mort portant la mention « roman » en couverture et Philippe étant un texte autobiographique, leur confrontation pose plusieurs questions.
3La première de ces questions, je la trouve exprimée par Nathalie Sarraute dans L’Ère du soupçon. Elle évoque « ces états complexes et ténus qu’il [le romancier] cherche à découvrir » et qui sont « comme ces phénomènes de la physique moderne, si délicats et infimes qu’un rayon de lumière ne peut les éclairer sans qu’il les trouble et les déforme. Aussi, dès que le romancier essaie de les décrire sans révéler sa présence, il lui semble entendre le lecteur, pareil à cet enfant à qui sa mère lisait pour la première fois une histoire, l’arrêter en demandant : “Qui dit ça ?” ».
4Cette question faussement naïve, le lecteur la pose face à un roman dont l’auteur est à la fois omniscient et effacé, il se la pose aussi lorsqu’un Je raconte une histoire comme s’il en savait tout, sans jamais s’interroger sur son propre regard, et je me la suis posée en lisant Tom est mort : « je souffre », « je suis malheureuse », « la mort d’un enfant, c’est incommensurable », est-il dit à longueur de pages. Mais qui dit ça ? Qui dit ça ? J’arrête ma lecture et je demande : « Qui dit ça ? »
5Qui dit ça ? cela signifie avant tout : D’où vient cette parole ? Qui parle ? D’où ça parle ? comme on disait il y a quelques décennies. Une telle interrogation est liée au sentiment que la langue, fût-elle écrite, est issue d’un corps, et l’on me persuadera difficilement que ce qu’on écrit n’a aucun rapport avec le corps qui l’écrit. C’est particulièrement vrai lorsque l’écrit concerne des événements du corps tels que la jouissance, l’accouchement, la maladie, la souffrance ou la torture physique, l’agonie, la mort. On pourrait considérer qu’il y a alors deux positions d’écriture, telles que les définit le psychanalyste Paul Mathis dans Le Corps et l’écrit :
- Soit on écrit depuis, on interroge la source, l’origine
- Soit on écrit sur, en restant à distance.
6Paul Mathis soutient que la première posture est d’essence féminine, car « la femme ose dire quelque chose de la vérité du corps » tandis que l’homme reste guidé par une volonté de maîtrise, d’observation efficace. À l’appui de cette thèse, il cite Hélène Cixous, dans La Venue à l’écriture :
J’écris pour, j’écris depuis, j’écris à partir : de l’amour.
J’écris d’Amour. Écrire, vivre : inséparables.
7Il faut évidemment relativiser, et considérer qu’il s’agit moins ici d’une sexuation de l’écriture (écriture féminine et écriture masculine) que d’un genre, d’une essence. En ce sens, tous les écrivains d’autofiction seraient féminins, même les hommes. Car l’autofiction dans ce qu’elle a de plus intéressant, de plus novateur n’est-elle pas cette manière d’engager le corps du sujet écrivant… ? « Écrire, vivre : inséparables ». Et c’est la première chose qui m’a fait violence à la lecture de Tom est mort : Marie Darrieussecq écrit sur le deuil, et non depuis, tout en orientant le lecteur vers un faux pacte, le Je, pronom de la présence, impliquant un ici et maintenant, une incarnation. Or, comme le dit Roland Barthes, « écrire sur quelque chose, c’est le périmer ».
8Bien entendu, ce n’est pas si simple. Écrire, ce n’est pas danser ; le corps est absenté du fait même de l’écriture, et ce serait une illusion stupide de croire à un langage « authentique », à une vérité « à la lettre », ancrée dans la chair, qui fasse correspondre le corps et le signe. Le je s’éprouve comme fiction, c’est une construction imaginaire, et comme a cru utile de me le rappeler Marie Darrieussecq dans une interview au journal Libération, « on n’écrit pas qu’avec ses tripes ». Nous sommes d’accord sur ce point, et je n’aime pas l’idée, visuellement, fantasmatiquement, d’écrire depuis ses tripes. Après tout, le cerveau est aussi une partie du corps. À cette image des tripes, j’en préfère une autre, que m’inspire la lecture de Vie secrète, de Pascal Quignard. Celui-ci rappelle que le mot « secret » a la même origine que « sécrétion », et qu’il existe donc des « secreta du corps et de l’âme ». Secreta du corps : la sueur, les larmes, le sperme ; secreta de l’âme : les rêves, les fantasmes, les désirs, les chagrins, les peurs. Et qu’est-ce que la langue, sinon une sécrétion : qui dit ça ? D’où ça sort ? Car la langue provient d’un corps, d’un seul corps, elle est unique comme une empreinte digitale1 – elle est une sécrétion qui permet de dire un secret. De le dire en partie seulement, car tout ne peut être dit, il y a de l’impossible. Ce secret, celui d’une expérience humaine singulière, c’est ce à quoi s’attache l’autofiction : quelque chose de soi dont on sait qu’en l’exprimant on le rate, mais vers la formulation de quoi on tend, et qui est le réel. Certes, le livre qui en découle est une symbolisation, mais cette démarche demeure « un va-et-vient entre ce qui est écrit dans la fiction du livre et ce qui s’écrit dans le réel du corps » (Paul Mathis). L’autofiction a souvent à voir avec le trauma – maladie, inceste, crime, deuil – et s’attache à dire comment le sujet en est affecté, ce qui le blesse.
9Dans cette optique, quel sens y a-t-il, pour un écrivain, à raconter comme s’il l’avait vécu, de façon monolithique et obsessionnelle, le deuil après la mort d’un enfant ? Marie Darrieussecq répond en revendiquant le droit à l’imaginaire, au fantasme. Perdre un enfant, dit-elle, est un fantasme universel. Soit. Mais alors, ce qui pourrait (devrait) s’incarner dans et à travers sa langue, c’est ce fantasme, justement. Cela aurait certes été très intéressant d’écrire un livre depuis ce fantasme, en montrant comment cette peur modifie le récit, en l’interrogeant. La force principale de l’autofiction est là : c’est réfléchir à l’individu, y compris à l’individu qui écrit. C’est la compréhension de soi à l’ère du soupçon. Je reviens à Nathalie Sarraute : les états complexes que le romancier cherche à découvrir sont « comme ces phénomènes de la physique moderne, si délicats et infimes qu’un rayon de lumière ne peut les éclairer sans qu’il les trouble et les déforme ». La physique quantique souligne en effet qu’une expérience est modifiée par les conditions de l’expérience. Qui fait l’expérience ? À quel moment ? Dans quel contexte ? L’équivalent dans la littérature, c’est « qui dit ça ? ». Qui écrit Tom est mort ? Quelqu’un qui a perdu un enfant ou quelqu’un qui a peur de perdre un enfant ? Est-ce que c’est la même chose ? Est-ce que le résultat est le même ? Est-ce que le corps qui écrit éclaire de la même façon une scène fantasmée et une scène vécue ?
10Je n’ai rien contre l’Imaginaire, bien au contraire, et je ne conteste pas à Marie Darrieussecq le droit à l’imagination. Mais dans ce cas précis, son Imaginaire est mon Réel. Qu’est-ce que le Réel ? C’est ce qui échappe au langage, c’est un reste, un reste impossible, « qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » et qui pourtant a eu lieu. Le Réel a eu lieu, le réel a un lieu, et ce lieu est un corps. Le corps qui écrit en deuil secrète une langue du manque, une langue manquante, une langue travaillée par le vide, l’impuissance. « On peut bien dire qu’on est malheureux, mais on ne peut pas dire le malheur. Il n’y a pas de malheur dans le mot malheureux. Tous les mots sont secs. Ils restent au bord des larmes. Le malheur est toujours un secret. », dis-je dans Philippe. Le corps qui imagine un deuil, lui, mime la langue du deuil, il ne la sécrète pas, il l’exprime, la naturalise, la fabrique, l’imite ; comme l’a très bien dit Catherine Cusset, « il la reproduit sans la produire ». Pour s’approcher au plus près des secreta du corps et de l’âme, il emprunte la langue des autres, essaie de nourrir son imagination avec le réel d’autrui, sans mettre à nu sa propre déficience – l’expérience d’un point qui ne s’atteint jamais, il triche, exprime des « sentiments de confection » (Sarraute), il fait croire qu’il est dans le secret. Mais il y a une différence entre « je mime » et « je m’y mets ». Le « dire » se limite à un « dit », voire un « bien dit », un « bien écrit », et je laisse Michel Leiris formuler ce que j’en pense :
Ce qui passe dans l’écriture n’est-il pas dénué de valeur si cela reste « esthétique » […], s’il n’y a rien, dans le fait d’écrire une œuvre, qui soit un équivalent […] de ce qu’est pour le torero la corne acérée du taureau, qui, seule – en raison de la menace matérielle qu’elle recèle – confère une réalité humaine à son art, l’empêche d’être autre chose que grâces vaines de ballerine ?
11Le secret-sécrétion a aussi à voir avec l’excrétion, et je renvoie à la belle citation de Céline qu’a faite Philippe Forest : « Le lyrisme exige le Je, mais ce Je doit être soigneusement enduit de merde avant d’être présenté au lecteur ». Donc, les tripes, un peu quand même ! On est bien loin du lyrisme frelaté de Marie Darrieussecq.
12On pourra m’objecter aussi que l’artiste, et particulièrement l’écrivain, prend en charge ce que les autres ne peuvent pas dire, et que par conséquent le romancier peut et même doit traduire en mots les silences les plus douloureux d’autrui, ou leurs abîmes obscurs. C’est tout à fait juste. Avec Les Bienveillantes, Jonathan Littell a donné sur près de mille pages la parole à un bourreau nazi, sans que cela soit son réel. Il s’est documenté pendant cinq ans pour restituer au plus juste le secret de ce personnage. Mais un bourreau nazi avait-il déjà écrit un texte littéraire pour raconter son expérience ? Cette expérience unique du Mal s’était-elle déjà incarnée à travers une langue singulière ? Non. Cela a donc un sens, une justification. À l’inverse, quel sens y aurait-il à imaginer un roman dont le narrateur aurait le sida et décrirait longuement ses souffrances physiques et morales quand Hervé Guibert l’a fait ? Hervé Guibert écrit depuis le sida, un autre écrirait sur le sida. Comme le résume Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux : « ce que l’écriture demande […], c’est de sacrifier un peu de son Imaginaire, et d’assurer ainsi à travers sa langue l’assomption d’un peu de réel ».
13Philippe Forest voit dans le roman la meilleure voie d’accès au Réel – je n’en suis pas sûre. Je pense que la littérature a beaucoup à attendre de l’autofiction dans ce domaine. Il y a dans l’autofiction une pulsion du dire, un désir d’une langue incarnée, chevillée au corps, « on fait cela pour pouvoir respirer », dit Beckett, ou bien on ne le fait pas. On voit bien les liens qui unissent l’autofiction à la psychanalyse. Personnellement, je suis venue à l’autofiction après Philippe. Tous mes livres depuis Philippe s’enracinent dans le réel, la langue a ce point d’ancrage, d’un livre à l’autre j’y engage ma propre vie, c’est pourquoi le roman de Marie Darrieussecq, ce simulacre, violente l’idée même que je me fais de la littérature. Il y a une différence entre « je mime » et « je m’y mets », entre le bien dit et la pulsion du dire. La force de l’autofiction, pour moi, vient de sa confrontation courageuse au réel, de sa prédilection pour le vrai « qu’au fond de son cœur chacun de nous éprouve ». Nathalie Sarraute en voyait déjà la beauté quand elle écrivait dans L’Ère du soupçon :
Le lecteur moderne s’est mis à douter que l’objet fabriqué que les romanciers lui proposent puisse receler les richesses de l’objet réel […]. Le « petit fait vrai », en effet, possède sur l’histoire inventée d’incontestables avantages. Et tout d’abord celui d’être vrai. De là lui vient sa force de conviction et d’attaque, sa noble insouciance du ridicule et du mauvais goût, et cette audace tranquille, cette désinvolture qui lui permet de franchir les limites étriquées où le souci de la vraisemblance tient captifs les romanciers les plus hardis et de faire reculer très loin les frontières du réel. Il nous fait aborder à des régions inconnues où aucun écrivain n’aurait songé à s’aventurer, et nous mène d’un seul bond aux abîmes.
14L’autofiction ne revendique pas niaisement le « vrai » comme un gage d’authenticité, de sincérité, mais au contraire comme ce qui mène aux abîmes et ouvre donc sur « la vraie vie », « la vie à laquelle en fin de compte, tout en art se ramène » (« cette intensité de vie qui, décidément, disait Gide, fait la valeur d’une chose »).
15« Aujourd’hui, poursuit Nathalie Sarraute, chacun se doute bien que “Mme Bovary, c’est moi”. Et puisque ce qui maintenant importe, c’est […] de rendre, dans la mesure du possible, la richesse et la complexité de la vie psychologique, l’écrivain, en toute honnêteté, parle de soi. »
16Dans la polémique avec Marie Darrieussecq, de nombreux journalistes ont glosé sur les droits imprescriptibles du romancier en rappelant cette phrase de Flaubert. Je sais donc gré à Nathalie Sarraute de rappeler que « Mme Bovary, c’est moi » signifie d’abord et par-dessus tout « ce n’est personne d’autre que moi ». Un moi fragmenté, tout en vertiges et jeux de miroirs, moins effacé que tremblé, moins dissous que démultiplié, renforcé par la langue dans sa présence au monde, un moi qui vit, qui raconte, qui agit, qui regarde, qui interpelle le lecteur dans une espèce de corps à corps. Un moi éclaté, comme Mallarmé devant son fils mort :
Mère, pleure
Moi, je pense
17Mais un moi vivant, incarné dans la langue. Qui dit ça ?
18Ce sont moi.
Bibliographie
Bibliographie
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Le Seuil, 1977.
Michel Leiris, L’Âge d’homme, Gallimard, 1945.
Paul Mathis, Le Corps et l’écrit, Aubier-Montaigne, 1981.
Pascal Quignard, Vie secrète, Gallimard, 1998.
Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, Gallimard, 1956.
Notes de bas de page
1 Cf. Maryline Desbiolles dans une interview au Matricule des Anges, à propos des Draps du peintre : « Une des grandes obsessions des années 70 était de ne pas peindre, mais d’imprégner. De ne pas cacher le matériau, la toile, le tissu, mais de les modifier par l’imprégnation, l’empreinte du corps, sa présente absence. C’est très fort. Ce qui a été caché depuis tout temps, ce qui est enfoui comme le déchet, est désormais exposé aux yeux de tous. Qu’est-ce que la visée de la peinture, de la littérature, de l’art, sinon celle-là ? »
Auteur
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