Pour l’autofiction
p. 5-21
Texte intégral
MÉPRISES, MÉPRIS
1Autofiction. Le mot a peu d’éclat et n’enthousiasme guère. « Un genre complaisant qui excite depuis longtemps ma mauvaise ironie » ricane Éric Chevillard – et, comme lui, bien des écrivains à la griffe sûre. La cohorte des journalistes littéraires n’est pas en reste : le mot n’est souvent prononcé que lèvres pincées, avec une moue de mépris…
2Autofiction, le terme le dit : un genre bâtard, qui sent le mélange et le compromis. Le néologisme est né sous la plume d’un écrivain, Serge Doubrovsky, qui avait le tort d’être aussi un universitaire. Est-ce le péché originel du mot ? Garde-t-il quelque chose de besogneux, sentirait-il trop l’école, son obsessionnel besoin de classer et d’étiqueter ?
3Une catégorie tard venue dont on se passait fort bien alors même que l’autofiction était, pour peu qu’on en déverrouille la définition, pratiquée depuis belle lurette. Le mot naît en 1977. Au terme d’un siècle où se sont imposés des discours de radicalité sur la littérature, sommée d’aller vers sa part de nuit, son versant de mutisme et d’effacement. L’écriture comme sacralisée devient justification, instrument de salut, en même temps qu’en sont dénoncées postures et impostures. Une dominante des années 70 est un attrait pour les structures et leur ironie transcendante, les lignes d’abstraction, les énonciations désubjectivées, des fascinations intermittentes pour le mythe de la mort de l’auteur.
4Face à ces propos de hauteur et de rigueur, l’« autofiction » ne ferait pas le poids. Dans ce mot pourtant fraîchement éclos, l’oxygène neuf soufflerait peu. La littérature s’y réassignerait à des horizons petits-bourgeois. Le mot signifierait – en consonance avec l’air du temps – enfoncement ou engoncement dans la médiocrité de la prose des jours, indulgence molle à des histoires de peu. Subrepticement, il en appellerait à la réparation narcissique, à la sempiternelle demande d’amour, à l’exhibitionnisme satisfait. Un mot éteignoir ? Serge Doubrovsky, dans l’acte de naissance du terme, le rapprochait d’autofriction, ajoutant par là même une pièce au procès. L’autofiction, un genre masturbatoire, suscitant, dixit récemment encore une journaliste du Monde, un « plaisir louche » ? En s’abandonnant à ce mot sans lointains ni perspectives, la littérature s’engluerait ou s’asphyxierait, comme on a pu le dire d’elle aux beaux temps du naturalisme. Sur un autre plan, l’essor de l’autofiction signerait une sorte de défaite intellectuelle des années structuralistes ou tel-queliennes. Après les stimulants moments de tabula rasa et d’ères du soupçon, repousserait tel un chiendent une écriture égolâtrique sans ambitions autres que narcissiques.
5« Auto… », le mot commence-t-il mal ? Direction bloquée, sens trop fléché ? Dans le domaine narratif, ce qui relève de ce préfixe, provoque – souvent… – malgré (à cause de ?) Rousseau, phobie, sarcasme, rejet. En dépit de Stendhal, Leiris, tant d’autres. « Autobiographie » reste un mot encombrant, désignant un genre contraint, affichant ses limites – un mot qu’esquivent nombre de ceux qui la pratiquent. La narration autobiographique, fût-elle relookée en autofiction, s’embourberait dans des ornières mille fois creusées. Faire récit de ses misères, moudre sa plainte ou sa colère, étaler son tas de secrets (misérable, bien sûr, Malraux oblige), reprendre à son compte la énième version d’un roman familial ne saurait être la visée ultime de la littérature. L’imagination, reine des facultés, n’y trouve pas son compte. Sonder l’inconnu, créer l’inouï ? Des mythes de l’envol créateur, l’autofiction ne semble guère porteuse. Le nombril avec ses plissures et ses recoins contre le rêve, les vents du large, l’esprit d’aventure, l’air à larges goulées ?
6L’autofiction ne ferait-elle qu’amollir la discipline auto-biographique ? Au moins Jean-Jacques gardait-il par-devant lui la vérité comme étoile polaire, comme surplomb, une âpre exigence avec laquelle il affirmait ne pouvoir transiger, en dépit de quelques accommodements. Avec l’auto-fiction, l’aveu serait passé qu’on brouille les cartes, qu’on trichotte. Un peu ou beaucoup. On travestit, on farde, on arrange et on s’arrange. La morale élémentaire se mêle vite de cette affaire de maquillage narratif. S’émousserait ce qui faisait aiguillon et tranchant dans l’autobiographie. On lime la corne de taureau. L’autofiction serait un genre sans sur-moi, en quelque sorte. Un genre faux jeton ?
7Qui pis est, la notion d’autofiction reste un concept mal défini, à extension variable. Ses frontières avec le roman dit autobiographique se brouillent tôt ou tard. La démarche autofictionnelle resterait soupçonnée de n’être une façon détournée – et lâche ? – de pratiquer un autobiographisme sans contours. Par ce qu’il contient de virtuellement contradictoire, entre respect de la vérité d’un témoignage ou d’un rapport sur soi et invention romanesque, le mot introduit un malaise intellectuel avec cette ambiguïté si affichée.
8L’autofiction serait enfin une spécialité bien trop française (le mot continue à surprendre les Anglo-Américains). Spécificité dont il n’y aurait pas lieu de se vanter : elle signerait une incapacité tout hexagonale à inventer des histoires, à créer des personnages ou des mythes. Elle témoignerait d’un repli sur soi, corroborant le diagnostic d’étiolement que tant de bonnes âmes sont prêtes à porter sur la culture française. De grands romans s’écrivent presque partout sur la planète, tandis que nous resterions le regard et le stylo rivés à l’horizon de ces histoires immanquablement qualifiées de « petites ». Petites musiques sur de petits sujets.
ÉLOGE DE LA BÂTARDISE
9Voici donc un genre mal aimé et un mot décrié. Qu’il récolte autant de mauvais points serait plutôt bon signe. Il gêne. Il ne serait pas conforme à ce que l’on attend de la littérature. Elle se compromettrait en s’enfermant dans les tourments de Narcisse ? La vulgarité, l’insignifiance, la complaisance la menaceraient ? Tout cela n’est pas forcément de mauvais augure.
10Aux siècles classiques, on s’excusait d’écrire des romans, genre réputé frivole ou pataud, forme paresseuse et sans contours, manquant de lettres de noblesse, s’enlisant dans l’immanence bourgeoise ou la trivialité populaire. Le roman connut l’essor que l’on sait, échappant au fil des siècles à toute définition stabilisante. Aujourd’hui, l’autofiction subit un procès en bâtardise comparable, un même grief de métissage. Avec « auto… » pour emblème premier, le genre se rangerait sous le signe de l’ego roi – et sitôt diagnostiqué symptôme révélateur de l’esprit du temps. Mais est-ce là son crime ?
11La pièce essentielle du procès ne serait-elle pas – l’accusation n’est pas sans poids – le crime contre la littérature ? L’autonarration corromprait vite l’exigence littéraire, sacrifiant trop à un psychologisme court ou poisseux. Querelles, misères du corps, passages obligés du souvenir d’enfance, deuils remâchés, peines d’amour sitôt vécues sitôt narrées. Et pathos non seulement conté, mais festonné et brodé, autofiction oblige. La littérature, à tant avoisiner une matière déjà surexploitée par les médias, y perdrait ce qui lui reste d’âme. D’autant que l’autofiction deviendrait un genre proliférant, faisant se multiplier les livres sans étoffe ni ambition.
12Griefs loin d’être injustifiés. Mais on n’accable pas le roman sous prétexte qu’il s’en écrit beaucoup de mauvais. De fait, l’autofiction est un genre dangereux, où « fiction » semble plombé par « auto ». S’y livrer, c’est souvent prendre le risque de narrer des histoires grisâtres, lestées par la lourdeur sociale, le nœud de vipères familial, le réel qui prend au collet. Et donc se charger de toutes sortes d’impedimenta, de realia sans relief. C’est d’être une écriture à contraintes qui rend le défi passionnant : faire écriture, avec ce qui a priori la décourage, avec ce matériau d’apparence si piètre.
13Règnerait peut-être toujours ce fantasme ascensionnel d’une littérature de hautes cimes qui récuserait les écritures trop piétonnières, enfoncées dans les vallées et leurs replis. Mais pourquoi s’avilirait-elle ou se médiocriserait-elle en se débattant avec des histoires tout en scories et nodosités, en cherchant mots et rythmes pour en dire le grain ou l’informe, la rugosité ou le fuyant ? Et usant des ressources de la fiction pour aller au-delà ou en deçà de cet engluement ? En récusant le projet et l’écoute d’histoires trop malmenées ou abîmées, c’est souvent de l’Histoire, de ce qu’ont tranché sa hache ou ses coups de ciseaux, qu’on détourne les yeux. On voudrait esquiver les récits du bas-côté, rejetés dans les fossés. Comme aussi les histoires du corps, ce corps de trop de nerfs, d’humeurs et de misères.
14Never complain, never explain. Ni plainte ni ratiocinations. Soit. Belle maxime d’élégance et de savoir-vivre. Mais ces cuirasses ne sont parfois que de la quincaillerie ou de la parade, l’introversion mutique une névrose de peu d’intérêt et de risque, le refus d’explication une dérobade, le dédain des histoires sans panache une forme de mépris et de méprise. La mélancolie est souvent une assez bonne inspiratrice et l’art de faire bourgeonner et s’embroussailler les significations à partir de peu un des accomplissements de la littérature.
UNE AVENTURE DE L’INTELLIGENCE
15L’autofiction s’inscrit dans le sillage ouvert par Proust. L’aventure de la connaissance, La Recherche la mène dans le dédale de la psyché. Intermittences du cœur et de la mémoire, illusions de la perception, égarements des sensations, pièges des représentations, obnubilations, pouvoirs d’obscurcissement ou d’illumination des impressions et des mots, latences ou aveuglements des émotions, autant de voies ou d’impasses à parcourir, explorer, délabyrinther – avec les moyens du roman. La conscience interprète ou réinterprète la polyphonie de signes, les ballets de la vérité et du mensonge dont sont le théâtre la cuisine de Combray ou le salon des Guermantes. La subjectivité avec ses discordances et ses variations de registre est devenue l’actrice et l’héroïne de la narration. Depuis Proust, depuis Freud tout autant, les porte-à-faux, les errances ou les inventions de ce sujet décentré ou multiplement excentré ourdissent la trame la plus solide et la plus fine du tissu narratif. Conter par quels tours ou détours une conscience a réfracté, analysé, affabulé le monde, l’Histoire, le langage. La question de l’autofiction se trouve ainsi au cœur de l’impressionnant chantier qu’ont ouvert les écritures du « je » depuis quelques décennies. C’est là que se sont bâties les constructions narratives les plus originales ou subtiles, les mieux à même de rendre compte des abysses ou des substructures piranésiennes que recouvrent les deux lettres de « je ». À partir de Leiris, Genet, le Sartre des Mots, Perec, Barthes, les grands noms du Nouveau Roman (eh oui : Robbe-Grillet, Sarraute, Simon, Duras…), Doubrovsky, Gary, des Forêts… La décade s’est nourrie de l’apport d’écrivains que sans doute seul l’aimant du mot d’auto-fiction pouvait rassembler : Serge Doubrovsky, bien sûr, mais aussi Georges-Arthur Goldschmidt, Hubert Lucot, Régine Robin, Philippe Forest, Chloé Delaume, Camille Laurens, Catherine Cusset, Philippe Vilain. On aurait eu envie de poursuivre le débat avec d’autres encore… Notre espace littéraire est largement dessiné par la constellation de ceux qui en sont passés par le je, quitte à lui faire jouer toutes sortes de jeux, prendre toutes sortes de masques – ou pas, ou peu. Bien des écrivains de l’hier proche ou d’aujourd’hui ont été amenés à se débattre avec les requêtes d’un je qui cherchait à se dire et à entrer en scène d’une manière toute spécifique. En style néo-réaliste, façon arte povera ? en peintre cubiste, modifiant angles, surfaces et volume ? en épaississant ou en brouillant les contours ? Utilisant les artifices de la fiction et de toute représentation pour se faire mieux témoin de soi, meneur de jeu, héros de la pièce, voix off qui la raconte. Et se trouvant forcé, par cet impératif même, à agencer des dispositifs originaux ou des praticables inattendus pour faire entendre sa différence – sa voix et sa voie. Bien sûr, certains auteurs ne se reconnaissent qu’à contrecœur dans ce mot d’autofiction – mal ajusté ? trop serré et trop lâche à la fois ? trop ligoté par « auto » ? Il n’empêche : la contradiction dynamique qu’implique ce terme a un effet propulseur.
16Je est un autre, l’étincelle de Rimbaud est devenue idée reçue, syntagme ressassé. Je est un autre, beaucoup d’autres, sans pour autant être vraiment quelqu’un d’autre. Le moindre blogueur le sait, jouant avec les identités, essayant des masques, s’inventant des parcours de vie fictifs – pour arriver à être mieux soi-même ? « Je » deviendrait même cette aptitude baroque à la métamorphose, s’amusant de ses dédoublements, de cette multiplicité de visages ou de costumes. Au risque de se perdre dans cette multiplication de reflets et de devenir un être tout autofictif ? Mais toujours rattrapé par ces mensonges qui disent obscurément les vérités que « je » énonce grâce à cette feinte. « Le bal masqué démasque » (Cocteau). Dans ces jeux avec l’identité, le « je » autofictionnel retrouve – « le rêve est une seconde vie » – ce que lui propose chaque nuit cette boutique obscure dont le commerce est de faire advenir des figurations masquées et sans cesse renouvelées du moi. Ces rêves qui sont voies royales vers des vérités mal dicibles alors même qu’ils en passent par les détours les plus obscurs, carnavalesques, retors de la fiction…
17Je est un autre que la contrainte sociale, familiale, clanique forme et déforme. La notion de « faux self » s’est implantée non sans raisons dans le lexique psychologique. « Je » se bétonne ainsi de sa méconnaissance. « Je » sonne faux, mais, d’une certaine façon, sonne juste de résonner faux, tant il dit là la contradiction qui l’enclôt. Ouvrant ainsi un espace sollicitant à la méditation, à l’ironie, à l’écriture. « Tout homme est deux hommes et le plus vrai est l’autre » (Borges). Partie de cache-cache sans fin qui peut rendre si prenante, si riche d’ambiguïtés et de lignes de fuite, l’écriture autofictionnelle. « Moi » invente et s’invente, « je » le prend au piège. « Moi » s’immobilise dans ses postures, « je » le déloge et donne à sa vie une étoffe plus ample, une autre ou plutôt la même et une autre. « Il ne peut écrire je sans immédiate substitution. » (Robert Pinget) Vérité et mensonge fluctuant, indécrochables l’un de l’autre. « Faire du mensonge sincérité est la souffrance d’un petit nombre d’élus. », écrit encore Pinget. De quels vertiges, de quelles traversées, de quelles transgressions « je » n’est-il pas le sujet et l’objet en se laissant jauger, tourmenter, décortiquer, déplacer par le sujet en quête de sens et de véridiction, par des ego expérimentaux, par je témoin de je, par je masquant ou démasquant je, par un je qui écrivant observe le je qui n’écrit point, par je qui regarde avec ironie ce je en train d’« écrire », par un je qui a mesuré ce qu’il y a de fictif dans tout propos de soi et qui écrit de lui à partir de cette contradiction ou cette posture instable ? Les vertus philosophiques de l’autofiction peuvent être redoutables tant s’y trouvent en tangage les distinguos cartésiens et les fausses sécurités des frontières.
18L’autobiographe engage sa signature, sa chair, son nom propre, son identité sociale. Est-ce pour échapper un tant soit peu à cette contrainte que se pratique l’autofiction qui aurait comme implicitement partie liée avec la pseudonymie ? Un pseudonyme se prend pour échapper aux rets d’un entrelacs familial, d’une généalogie trop prégnante, aux pesanteurs d’un nom chargé de visibles ou d’invisibles chaînes. Et se permettre ainsi une plus grande liberté d’écriture. Pourtant, l’auteur caché sous son pseudonyme (en général, un secret de Polichinelle) peut accepter, tout autant que d’autres rivés à leur nom propre, d’offrir son visage et pas mal de livres de chair à la scène médiatique. Mais le pseudonyme indique une sorte de noli me tangere : la main à la plume s’exerce sur un autre théâtre que l’arène sociale. De même, l’auteur qui pratique l’autofiction donne par là à entendre que les fragments de vie qu’il met en scène sont d’abord issus de l’immémoriale fabrique des récits. Mots et phrases écrits par quelqu’un qui se refuse à n’exister que dans les données usuelles des assignations sociales et ce qu’elles ont de mutilant. Et qui en général se contente du « plus éprouvé des pseudonymes : son propre nom : le Nom Propre » (Roland Barthes). Le « Marcel Proust » imprimé sur des couvertures de livre n’a pas à être confondu avec le fils du Dr Proust. L’auteur d’autofiction se glisse dans ce dédoublement. Il peut désigner ses feintes ou laisser entrevoir ses ruses et parades narratives, affirmant ainsi l’autonomie de l’écrivain, alors même qu’il se contraint à narrer des événements dont il se refuse à transformer les lignes significatives.
19Si on fait récit de sa vie, les possibilités d’en changer faits et teneur sont minces, à moins d’être mythomane ou affabulateur. Face à ces contraintes peu flexibles, l’autofiction reprendrait les choses en main. En en étoffant le tissu, en gardant la maîtrise de l’orchestration, en suivant les fils d’une existence, mais en donnant du jeu aux nouages. En ne laissant pas les portes se fermer (événement hâtivement étiqueté, sens trop vite déterminé), mais en les gardant entrebâillées, pour que circulent des souffles inattendus, de l’inspiration, un air neuf. À ce qui fut destin, opposer, mais comme en douce, la liberté de l’interprétation, de la formulation. De la reprise par l’imaginaire – ou la mémoire, qui n’est qu’une province de l’imaginaire. De ce dosage subtil entre réel et irréel qui a toujours fait la substance de la littérature. « Quand je crois me regarder, je m’imagine. C’est plus fort que moi, je m’ordonne », écrit Aragon dans Le Mentir-vrai. S’examiner et s’imaginer en un même regard pour se structurer. Composer un ordonnancement de soi en mêlant autoscopie et dérive, en dépassant les limites de l’introspection ou de la reviviscence. Qu’on songe à la façon dont Rousseau ou Stendhal donnent pouvoir à l’imaginaire pour sans cesse aller et venir entre les arrière-fonds et les au-delà.
20« Je suis fait des mots des autres » (Beckett). « Le mal, c’est le rythme des autres » (Michaux). Infléchir ces mots des autres, se dérythmer d’eux, trouver la possibilité de sa propre musique, dissocier les enchaînements verbaux dans lesquels on se trouve pris : l’exploration de soi suppose cet art de défaire et refaire les liens. L’écriture du « je » est, de ce point de vue, contrairement à ce qui se dit parfois, une des plus astreignantes dès qu’elle se fait exigence d’écriture juste, de traversée des apparences, de véridiction. D’une véridiction qui dépasse les frontières de l’exact pour aller à des vérités plus fondamentales. L’autofiction élargit le champ de l’exploration de soi, le laboure et l’ensemence autrement sans pourtant quitter vraiment les traces et les sillons des faits. En faisant entendre à toutes sortes de niveaux ce qui peut se jouer entre exactitude objective et vérité subjective, elle devient une aventure de la langue, de l’imagination, de l’intelligence particulièrement stimulante.
UNE HISTOIRE DE CE TEMPS
211977. Moment inaugural. Le mot d’autofiction vient sous la plume d’un homme dont l’histoire a pour résonances premières et dernières Auschwitz. Avoir échappé au génocide voue à un destin de survivant, à une existence comme autofictive.
22Trois traits essentiels marquent l’advenue du mot dans le livre de Serge Doubrovsky. Un des contextes est la séance de psychanalyse, de ce moment où le narrateur tente d’y voir plus clair dans ses dédoublements et impostures. Le terme d’« autofiction » se colore aussi dans Fils de l’expérience de l’étranger, des discordances de soi à soi que ressent un francophone dans ce contexte américain, où le sujet se pose et s’éprouve de tout autre façon qu’auprès des anciens parapets d’Europe. Enfin, la méditation sur la littérature traverse le livre : la fiction racinienne (un passage de Phèdre) vient éclairer le professeur-analysant-narrateur sur les tenants et aboutissants de ses liens névrotiques. Les expériences du divan, de l’exil, du déplacement imaginaire de soi par la lecture et la confrontation au mythe donnent au mot d’autofiction ses racines secrètes – trois épreuves du décentrement de soi – en même temps qu’elles replongent l’auteur dans ses relations fondatrices à ses origines, à l’Histoire, à la mort. L’autofiction matricielle a, on le voit, bien d’autres horizons que des arabesques autour des doléances et satisfactions de Narcisse, même si Doubrovsky en passe par les tourments ou les emberlificotages de son ego, sur lesquels il est le premier à jeter son acide et exercer sa verve.
23L’autofiction est née de l’Histoire. Du besoin qu’ont eu tant d’écrivains (souvent eux-mêmes enfants de l’ailleurs, d’une terre ou d’une langue perdue) de donner trace, sens, cadre, parfois sépulture à l’histoire des leurs – et d’eux-mêmes mis en pièces ou en porte-à-faux par cette histoire. Ce qui submerge, l’organiser pour que les morceaux épars se rassemblent, pour que les pièces de puzzle s’ajointent. Pour recoller mémoire et imagination, souvenir et oubli, faits et fantasmes, instants de coagulation et moments d’échappée, présent et irréel du présent ou du passé. L’acte de naissance « officiel » de l’autofiction date d’une trentaine d’années après la Seconde Guerre mondiale. C’est une écriture de l’après coup. D’après le temps des reconstructions, de la vie réinstallée, des silences trop longuement traversés. Après que l’Histoire de ce qui a détruit l’Europe s’est peu à peu établie et fixée, pouvait s’entendre comment elle s’est répercutée dans des vies singulières, qui souvent l’éclairent autrement, quelquefois la contredisent. Dans des imaginaires, des façons de vivre le corps, les relations amoureuses, le souvenir, la langue, le mythe. La mémoire des temps d’étoile jaune, de cache, d’angoisse colore toute la vie affective de Serge Doubrovsky comme celle des années de traque, de corps mortifié celle de Georges-Arthur Goldschmidt. La force d’emprise du W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec vient de ce qu’il a su restituer la mémoire de son enfance, quelques pièces de puzzle erratiques, tout en greffant sur elle les mythes et fantasmes qui font buissonner cette histoire. Autobiographie et texte de fiction n’étant dissociés typographiquement que pour mieux constituer une même scène narrative « comme si de leur rencontre seule, de cette lumière lointaine qu’ils jettent l’un sur l’autre, pouvait se révéler ce qui n’est jamais tout à fait dit dans l’un, jamais tout à fait dit dans l’autre, mais seulement dans leur fragile intersection. » Aucune génération n’a sans doute été amenée autant à méditer sur ce qui l’a précédée et lui fait porter toutes sortes de défroques passées. « Ma mémoire précédait ma naissance » (Modiano). Les legs trop lourds, détresses, exils des parents, des parents de leurs parents, tourmentent diversement leurs descendants, dessinent leur identité, assignent des missions. Les autofictions contemporaines voient passer bien des Télémaque en quête de leur père ou plus d’une Antigone cherchant à donner sépulture aux siens. Morts à inhumer ou exhumer, revanches à prendre, justice à rendre, deviennent part même d’une identité envahie par les ombres… Notamment dans le dernier tiers du vingtième siècle, où « je » a eu si souvent à comprendre comment l’Histoire avait gravé au plus intime son histoire et à régler ses comptes avec l’héritage de deux guerres aux conséquences effroyables. Et, fonction même de la littérature, à mettre des mots sur des silences, en désigner l’opacité. Ou à détricoter des mensonges, laisser surgir une colère. Ou simplement témoigner, tant bien que mal, de ce qui fut dans les faits comme dans l’imaginaire architecturé par tout ce passé.
24On a parfois parlé, à propos des dernières décennies du siècle passé, de « moment freudien de la littérature ». L’expression peut faire sourire et le fantôme de Freud continuer imperturbable à guider la main de qui écrit. De fait, l’essor de l’autofiction correspond à une période où bon nombre d’écrivains ont fait des parcours en analyse, où l’esprit du temps a été marqué par tout ce qu’a aimanté le mot de « psychanalyse ». Cela plus fortement en France qu’ailleurs. Peut-être parce que la question des mutations identitaires y a été vécue de façon plus intime, plus introvertie et réflexive que dans d’autres contextes culturels. L’interrogation sur les dédoublements, sur le pouvoir et l’impouvoir du langage, sur les rapports du corps et de la lettre, sur les ravages des non-dits et des mots assassins a été menée, dans cette aire et en ce temps, avec une singulière acuité.
25L’autofiction, cette notion trouble et ouverte aux contradictions, est une voie d’accès à la vie intérieure, là où se répercutent les émotions et où elles colorent ou métamorphosent ce qui eut lieu, là où se nouent l’affect et la pensée, la présence à l’instant et les arrière-fonds de la mémoire, l’appel des mots et des rêves d’aujourd’hui et leurs résonances passées. C’est là une haute ambition littéraire qui a peu à voir avec le nombrilisme, ce procès dérisoire souvent intenté à qui essaie d’aller, tel Jean-Jacques, intus et in cute.
NÉCESSITÉ ÉTHIQUE, NÉCESSITÉ POÉTIQUE DE L’AUTOFICTION
26Pour clore ce propos, deux rappels.
27L’autofiction a volens nolens à obéir à une obligation éthique. Écrire de soi mène vite au meurtre ou à la dévoration cannibale puisque cela suppose écrire des autres, à commencer par les proches sur lesquels sont inévitablement tenus des propos avec lames et tranchants. Désigner des meurtrissures, évoquer des étouffements, suppose de dire qui a manié le couteau, le fouet ou le bâillon. Il y a toujours quelque violence à s’emparer de fragments de la vie des autres pour nourrir son récit, mettre la main sur l’existence d’autrui pour mieux rendre compte de la sienne. Comment parler de ce que nous ont fait vivre les autres, sans que cela tourne à une forme, discrète ou non, de prédation ?
28Entre souci de vérité et maintien de certaines frontières, la voie peut être terriblement étroite. La narration autobiographique stricto sensu laisse parfois beaucoup de blessés sur sa route. Cette question des limites imposées au propos autonarratif a été un des enjeux de cette décade. L’avocat Emmanuel Pierrat a rappelé les contraintes de la loi et comment elle protège de façon très astreignante la vie privée. L’autofiction devient là une nécessité. Impossible de lancer des noms sans les déformer, sans transformer un tant soit peu histoires et faits. Brouiller les pistes comme le fait l’autofiction n’est pas qu’une conduite de survie. Ce devient une contrainte sociale, sinon éthique – et une obligation légale, faute de laquelle il peut y avoir matière à procès. Le mensonge ou l’affabulation sont conditions d’une parole qui trouve le compromis entre ce qu’imposent la loi, un respect minimal d’autrui et l’intime nécessité d’aller vers les obstacles en les situant et les nommant.
29L’autofiction est peut-être enfin un des biais poétiques que nous ayons pour réenchanter nos vies. Pour tirer de l’univers répétitif qui nous constitue une musique. Pour extraire de l’ordinaire de nos jours ou de leur brisure une basse continue ou une ligne de chant. Bien sûr, celle dont les mesures fondamentales se sont modulées dans nos premières années et que nous retrouverons comme des leitmotiv au long de nos vies. « Nous vivons dans les rappels de notre enfance qui se fondent et se répercutent tout au long de notre existence à l’instar des éclats de verre qui, dans un kaléidoscope, réapparaissent sous de nouvelles formes, pareils à des chansons avec leurs refrains et leurs rimes, pour constituer un unique monologue », écrit Michael Ondaatje. Pratiquer l’autofiction, c’est dessiner le kaléidoscope, donner de nouvelles orchestrations à d’anciennes musiques. Rendre le monologue un peu moins soliloque ?
30Comme beaucoup de mes contemporains, j’ai besoin de lire des textes de mémoire engagée, de relation subjective d’expériences, des livres où « je » se met en travail, en question, en expansion. Parce qu’une voix y interpelle autrement que dans la plupart des romans, si prenants puissent-ils être. Quelqu’un a cherché mots et phrases pour dire : « j’ai vécu cela ainsi, mon imaginaire s’est noué ou s’est cassé sur tel événement, j’ai subi telle étrangeté qui m’a rendu moi-même étrange ou telle contingence que j’ai vécue comme inapprivoisable... » Et cette voix, parce qu’elle conte une trajectoire spécifique avec des intonations inimitables, des modulations uniques, donnant à des événements de vie une sonorité ou un retentissement inattendus, stimule mon imagination, réveille ma mémoire, lance en moi des étincelles. La confession ou l’ouverture intime de soi ne sont pas que troublantes – émouvantes ou gênantes selon leur formulation. Elles provoquent souvent un arrêt sur image, une percée de l’imaginaire, une sorte de révélation ou d’illumination, un dévoilement, un effet de réel surprenant ou déchirant. Quand le courant qui électrise l’histoire d’une vie vient court-circuiter ou transférer son énergie dans celle de son lecteur, la nécessité de la littérature s’en trouve refondée.
31Définir l’autofiction est devenu travail de Sisyphe (quand on croit y être, il faut recommencer sur de nouveaux frais) ou supplice de Tantale (on est au bord de la tenir, cette formulation comblante, sans jamais l’atteindre). La décade a parfois bousculé la formule qu’en proposa Doubrovsky – façon de rendre hommage au père fondateur qui, lui-même, n’a cessé de lui donner de plus souples extensions. C’est devenu un « mot-récit » (Vincent Colonna) dont Philippe Gasparini a su se faire le conteur-archiviste. Plusieurs interventions ont montré comment des chapitres innovants allaient s’ajouter à ce qui est devenu une saga vite fertile en épisodes. Ce mot-récit est un roman inachevé. Puisse-t-il le rester longtemps.
Auteur
Claude Burgelin est professeur émérite de littérature française à l'Université Lumière Lyon 2. Spécialiste de Georges Perec, il a publié de nombreux ouvrages et articles sur la littérature personnelle.
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