La ville tissée au fil de la voix : circulation et redistribution dans la fiction de Graham Swift
p. 177-190
Texte intégral
1Certains lieux occupent une place toute particulière dans l’imaginaire de Graham Swift, et parmi eux Londres et certains de ses quartiers périphériques. La ville chez l’auteur britannique n’est en aucun cas une simple toile de fond devant laquelle le romancier ferait défiler ses personnages. Elle s’engendre petit à petit au fil du récit, sécrétée par les pensées intimes des uns et des autres, feuilletée par les souvenirs qui se croisent. Si l’espace qui se dessine ainsi gagne en épaisseur et en densité, il se donne également au lecteur de façon fragmentaire et intermittente. C’est un espace qui ne tient qu’à un fil – le fil d’une ou de plusieurs voix qui se font écho sans se répondre. Qu’il fasse le choix du récit autodiégétique, du roman polyphonique ou encore, comme dans son premier roman The Sweet Shop Owner (1980)1, d’un récit à la troisième personne dans lequel la voix des personnages n’a de cesse de bouleverser les règles de la scène énonciative, Swift entrelace la voix et le lieu : « appelé » par la voix, le lieu appelle celle-ci, éveillant les souvenirs et l’affect ; en ce lieu, la voix se mêle à d’autres voix ainsi qu’à la rumeur ambiante. En même temps que le lieu existe par la voix, la voix fait du personnage, ou de ce qu’il en reste, un lieu de transit de la parole, un espace bruissant de mots. Ajoutons que ce nouage de la voix et du lieu n’a de cesse de s’imposer sous un jour paradoxal : il se fait au prix d’un désarrimage énonciatif, d’une autonomie de la voix qui se traduit, roman après roman, par sa localisation problématique, voire par son impossible assignation dans l’espace diégétique.
2Si la ville est une puissante source d’inspiration chez Swift, c’est avant tout parce que s’y pose de façon particulièrement aiguë la question de l’« être avec », de l’« être parmi d’autres » ou de l’« être au milieu de ». Ce sont les îlots humains qui se forment çà et là dans la ville qui intéressent avant tout l’auteur, et c’est sur fond de déambulations routinières et de commerce quotidien que se tissent ses récits. Ce commerce est à entendre dans tous les sens du terme, car on voit circuler ici des dettes de toute nature, tant réelles que symboliques. Le passif accumulé est à bien des égards le moteur de la parole que l’on prend tour à tour, sans en avoir jamais vraiment terminé, car aucune explication ou aucun « compte rendu » ne saurait entièrement le solder. Tissu troué, la communauté qui se dessine au fil du texte tient en dépit de ses fractures, ou tient à tout ce qui rend les uns infiniment redevables des autres. Le sentiment d’être à la fois lié et séparé s’exprime toutefois selon une autre modalité dans les romans de Swift. La ville évoque aussi chez l’auteur la cohabitation silencieuse des individus, les secrets et les rêves que l’on partage sans jamais rien en dire. Ainsi, dans Making an Elephant (2009), recueil de souvenirs, d’essais, et de poèmes, Swift écrit :
Plus encore que pour les bords de mer, mon œuvre témoigne d’une fascination pour les faubourgs et les banlieues qui n’aspirent qu’à être semblables et ordinaires, aussi quelconques les uns que les autres. Indépendamment de toute autre chose, ces lieux sont densément peuplés : ce sont les grands dortoirs de l’humanité, fourmillant de secrets et de rêves2.
3De cette cohabitation silencieuse, l’auteur nous offre en quelque sorte un corrélat formel dans la structure polyphonique de La Dernière Tournée (1996)3, où les îlots de parole que constituent les différents monologues ne signalent pas seulement les limites de l’échange, mais créent la possibilité d’un autre rapport et d’une autre circulation. C’est ainsi à une ville double que je m’intéresserai à travers l’œuvre de Graham Swift : un enchevêtrement d’histoires que chacun vit à sa façon, où rien ne se règle tout à fait et où personne n’a le dernier mot, et, simultanément et indissociablement, une toile serrée dans laquelle les individus se fondent et témoignent d’une commune appartenance et d’une même inscription au sein des choses.
Une ville à dimension variable
4On notera d’abord un point commun entre les trois grands romans londoniens que sont The Sweet Shop Owner (1980), La Dernière Tournée (1996) et La Lumière du jour (2003)4. Chacun de ces textes s’organise autour d’un parcours linéaire resserré sur une seule et unique journée, tout en multipliant les incursions dans le passé et en prélevant çà et là autant de fragments qui, mis bout à bout, ressemblent à une vie. En nous entraînant sur les chemins de la mémoire, ou down memory lane comme le veut le cliché, le texte nous fait traverser et retraverser la ville de long en large à divers moments. Ainsi, la ville se ramifie et se stratifie, émerge peu à peu à travers une sorte de vaste collage. Dans The Sweet Shop Owner, le lecteur assiste à une journée particulière qui n’est autre que le dernier jour d’un homme : alors que Willy Chapman traverse encore une fois le parc qui sépare son domicile de son magasin, c’est le parcours de toute une vie faite de routine, de déceptions, mais aussi de bonheurs fugaces qui prend forme au fil de ses pas. Dans La Lumière du jour, George, le détective privé qui connaît la ville comme sa poche, refait mille et un trajets dans sa tête et notamment celui d’un homme assassiné par sa femme alors que le détective était chargé par cette même femme de suivre son époux. Cette reconstitution se déroule là encore au cours d’une journée particulière, alors que George a cette fois pour mission de se rendre sur la tombe du défunt et d’y porter des fleurs pour l’anniversaire de sa mort. La Dernière Tournée s’organise quant à elle autour d’un ultime voyage, dicté par les dernières volontés d’un homme. Alors que le récit reconstruit la vie d’un quartier de l’est de Londres peuplé de petites gens qui ne l’ont presque jamais quitté, ce périple d’un jour nous entraîne cette fois loin de Londres, jusqu’à Margate et la côte, au bout d’une route où quatre hommes dispersent les cendres du grand Jack. Avec ces cendres, on comprend que ce sont aussi des bouts de vie de chacun d’entre eux qui sont emportés.
5Dans chaque cas, le récit ne va de l’avant que pour mieux revenir en arrière, il se loge en un point limite à partir duquel il redistribue les cartes du temps, se contracte autour de quelques heures pour mieux se diffracter et s’éparpiller. Pas à pas, étape par étape, les vies en même temps que la ville dans laquelle elles sont tissées émergent par fragments, se dessinent et se redessinent avec leurs contours fragiles et changeants. Que l’East End de La Dernière Tournée prenne forme au prix d’un détour qui nous en éloigne ne fait qu’accentuer le mouvement paradoxal du récit : il faut un voyage exceptionnel pour parcourir cet espace familier dans lequel les histoires de chacun sont prises de façon inextricable. Dans ce même roman, un autre voyage se déroule en parallèle à bord d’un bus rouge à double étage qui emmène l’épouse du défunt de l’autre côté de Londres. Ce bus qu’emprunte Amy deux fois par semaine depuis cinquante ans pour aller rendre visite à sa fille, gravement handicapée et placée dans une institution, est dit-elle le lieu « où est sa place5 », littéralement « où elle appartient ». Elle poursuit : « Cela fait à présent des années, me semble-t-il, que je suis davantage chez moi sur la ligne 44 que nulle part ailleurs. Ni ici ni là, mais juste pendant le trajet entre les deux6. » Liée physiquement à un lieu dans lequel elle n’a pas véritablement de place, c’est dans le mouvement, dans le va-et-vient qu’Amy découvre une forme de « chez elle ». C’est aussi au-dehors que se trouve ce qui pourrait tenir lieu de foyer (« home »), au cœur même de cette grande ville dont elle n’est séparée que par une vitre du haut de son bus à deux étages.
6En mettant en œuvre une mémoire qui s’en remet aux hasards de la déambulation, l’auteur nous fait suivre des personnages habités par le souvenir et habités par les lieux qui y sont associés. Chaque monologue s’apparente à l’exploration d’une intériorité ou, pour reprendre l’image de George, le détective privé, chaque monologue « « [ôte] les toits des maisons, [soulève] leurs couvercles7 ». En même temps, le texte peut aussi se décrire comme un espace tout au-dehors, où chacun apparaît comme le réceptacle du souvenir et le lieu d’inscription d’un espace imaginaire qui s’est forgé en lui. Loin d’être simplement instrumentalisée, mise au service d’un processus de reconstitution, la voix qui porte le récit est ce par quoi il se faille et s’ouvre. Le monologue intérieur est peut-être plus immédiat qu’intérieur, il défait plutôt l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur, donne à voir un espace qui, pour être intime, s’étale à ciel ouvert. Chacun modèle la ville à sa façon et, inversement, c’est la ville elle-même qui se façonne en chacun. Tout comme le parcours des personnages est balisé, la succession des monologues est strictement régulée dans le roman polyphonique. Cela n’annule pas l’importance du hasard, de l’imprévisible, cela n’affecte pas l’expansion ni le rayonnement infini de certains points, qui font travailler le cadrage du texte et le quadrillage de l’espace. Composé de retours en arrière, de recoupements, de redites, le mouvement du texte demeure hésitant et balbutiant, accroché à certains lieux de la mémoire qu’il est néanmoins impossible de circonscrire.
Une dette qui circule
7Au fil de chacun de ces parcours, on reconnaît tout de même une orientation ou plutôt une même force motrice. Dans un article intitulé « La voix et le débit » et consacré aux Pays des eaux, autre grand roman de Swift, Marc Porée relève le rapport étroit qui s’établit entre la gestion des flux – flux de l’eau ou flux de la parole – et la dette qui voue le narrateur à une interminable confession8. Cette question de la dette trouve une inscription plus littérale encore dans La Dernière Tournée. En renouant avec le monde du petit commerce qui était celui du Sweet Shop Owner9, Swift met au premier plan la question de l’argent, des liens que celui-ci crée, supplée ou au contraire ne saurait suppléer, et amplifie sa portée symbolique et métaphorique. Dans The Sweet Shop Owner, le magasin qui est toute la vie de Willy Chapman est le symbole d’un mauvais troc, car il est le cadeau d’une femme riche mais meurtrie, qui n’a jamais pu aimer. En même temps, il est ce par quoi Willy trouve sa place au cœur de la ville, s’immerge dans le flux continu de ceux qui, matin et soir, défilent pour acheter leur journal, s’arrêtent un instant ou n’échangent que trois mots. La Dernière Tournée met plus encore l’accent sur le commerce de tout un quartier, ici Bermondsey, et sur la vie d’une petite communauté. Au centre de celle-ci se trouve Jack, le boucher. Un peu plus loin, il y a Lenny, le marchand de fruits et légumes, et, juste en face de Jack, il y a Vic et son entreprise de pompes funèbres. L’attention du lecteur est attirée sur la symétrie et cette forme d’adéquation (le terme employé est « fittingness ») qui fait que d’un côté de la rue Jack remplit ses frigos de carcasses, tandis que Vic s’occupe de « ses macchabées10 ». Ray, l’auteur de la remarque, ne vend pour sa part que des assurances mais distribue par ailleurs généreusement l’argent qu’il gagne aux courses et, grâce à sa chance exceptionnelle, a déjà tiré du pétrin chacun de ses amis. Quant à Vince, le fils adoptif de Jack, il n’a pas daigné reprendre le commerce de son père et préfère vendre des voitures plutôt que de la chair fraîche ; c’est pourtant sa propre fille, jeune et jolie, qu’il exhibe dans sa salle d’exposition.
8À travers le quotidien d’un petit bout du grand Londres, ce sont une fois de plus l’amour et l’argent qui se trouvent inextricablement mêlés. C’est aussi la proximité entre la mort et la vie que Swift met en avant, leur commerce journalier, les échanges auxquels elles donnent lieu. Tout près se trouve non pas le ventre de Londres, mais son « cœur sanglant », comme le dit Jack, les immenses abattoirs de Smithfield Market où le boucher se rend chaque jour. Lorsque Mandy, une fille du Nord, découvre pour la première fois ce lieu, l’homme qui l’a prise en auto-stop le lui présente de la façon suivante : « Smithfield Market ma grande, qu’il a dit. Viande à gogo, pleurez les veaux11. » Les histoires sont d’autant plus étroitement liées que la communauté de Bermondsey s’apparente à une grande famille dont Jack serait le patriarche, une famille aux contours fluctuants qui tantôt se rétrécit, tantôt s’élargit. Ainsi, lorsque June, l’enfant handicapée de Jack et Amy, est placée dans une institution, c’est Vince l’orphelin qui prend sa place dans le berceau. Plus tard, c’est Mandy qui, après avoir fui le nord de l’Angleterre, trouve un père et une mère d’adoption en Jack et Amy. En même temps que l’on perd et que l’on retrouve des parents, on brouille parfois dangereusement certaines limites, et les échanges qui ont cours ne se font pas toujours sans frais.
9Alors que chacun débite un petit bout de son histoire et tente, comme ses voisins de route, de démêler l’écheveau de sa vie, le lecteur voit se constituer l’histoire ordinaire d’un lieu où les mêmes motifs se répètent, varient, s’inversent ou redoublent. Le texte est fait de liens et de ruptures, de concordances et de fractures, à l’image du tissu humain formé par la communauté de Bermondsey. Comme la ville elle-même, le texte se fait espace de transfert et de circulation où, entre la tentative d’explication de l’un et l’aveu ou la confession de l’autre, le même sentiment d’être en reste se répète. Ce motif commun de la dette est renforcé par la poursuite d’une question qui resurgit tout au long du texte comme un fil rouge : l’argent que Jack avait emprunté en douce pour sauver de la faillite ce magasin auquel il était lié corps et âme a-t-il finalement pu être remboursé ? Le lecteur apprend tout à la fin que oui, par l’entremise de Ray, mais Jack est mort sans le savoir et sans avoir pu régler lui-même tous ses comptes – de même que ses amis, partis répandre ses cendres dans la mer, devront boucler leur voyage sans avoir pu répondre à tout ni de tout.
10Le lien qui se construit entre la circulation de l’argent et la circulation de la parole est encore une fois bien mis en évidence dans La Lumière du jour, où George n’a pour sa part rien d’autre à vendre que ses yeux et ses oreilles. Détective, ou comme on dit en anglais private eye, George met aussi à disposition d’autrui son écoute ; il fournit, comme il le souligne, « plus qu’un œil de privé : une oreille de privé12 ». Par ailleurs, il paye lui-même chaque jour pour avoir voulu trop vite arracher des aveux à un homme, un excès de zèle qui lui a valu d’être exclu de la police. À travers sa propre confession, solitaire, ce sont les secrets, les fautes et les désirs inavouables des uns et des autres qui trouvent à se recueillir. George se compare à une coquille vide, à la carcasse sombre d’une maison à l’intérieur de laquelle se trouve néanmoins de la lumière : « En moi, il y a une lueur. Comme si j’étais la coquille noire d’une maison, la nuit, allumée à l’intérieur13. » De la ville, il ne s’agit plus de suivre le commerce diurne, mais d’apercevoir la face cachée. « Animal nocturne14 », selon l’expression de Swift, George traverse patiemment et inlassablement les quartiers de Londres au volant de sa voiture, autre coquille et autre métaphore d’un récit qui devient le réceptacle de toutes les vies qui s’y croisent.
Redistribution
11Le récit de Swift joue ainsi sur deux plans : tout en se distribuant entre des personnages qui ne cessent de buter sur leurs limites et leurs différences, le texte opère un glissement par lequel les contours mêmes de ces personnages se brouillent et se défont sous la force des répétitions et des concordances qui apparaissent d’un fragment de vie à l’autre. Même lorsque le roman n’emprunte pas la forme polyphonique, le personnage qui prend en charge le récit devient un lieu de passage, un lieu de transit, et son récit devient le lieu d’inscription des multiples vies qui s’y entrelacent. Il est à noter à cet égard que la moitié des sections de La Dernière Tournée ne sont pas introduites par un nom de personnage, mais par un nom de lieu, lieu qui change au fil des étapes du voyage15. Le narrateur dans ces sections est toujours Ray, celui par qui passe la plus grande partie du récit, tout comme passe l’argent qu’il gagne pour ses amis et qui ne semble jamais rester longtemps entre ses mains. L’espace auquel Ray, comme George dans La Lumière du jour, est par ailleurs associé est lui aussi paradoxal, lieu clos et lieu de passage. Il y a d’abord le pub, espace emblématique, espace communautaire par excellence qui n’est pas seulement au centre du quartier, mais s’offre à la fois comme une synecdoque de la ville et comme une métaphore de ce lieu à la fois clos et ouvert qu’est le roman. Ici, chacun y va de son histoire ou de sa blague et il arrive aussi qu’on y règle ses comptes. La voiture dans laquelle les amis se retrouvent pour accompagner Jack une dernière fois ne fait d’une certaine façon que déplacer et rendre mobile le lieu de rencontre des habitués qui s’appelle d’ailleurs La Diligence (The Coach), sans pourtant n’être « jamais allé nulle part », comme le fait remarquer Ray. Toutefois, l’une des différences entre les deux lieux est qu’il y a dans la voiture de longs silences grâce auxquels les pensées muettes des uns et des autres peuvent s’entendre. La concentration de l’espace permet de mettre les personnages en vase clos et accentue en même temps la nécessité et les limites de l’échange. La parole qui passe ou ne passe pas de l’un à l’autre, tout comme l’urne qui change régulièrement de mains au cours du voyage, ne laisse pas simplement apparaître les dettes qu’ont les uns envers les autres, mais aussi ce qu’ils ont en partage, indépendamment de ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas échanger. À travers le réseau infini de motifs, d’images et de mots qu’il déploie, le texte instaure en effet un autre mode de circulation et nous convie à un parcours transversal qui ne relève pas de ce qui se communique ou non. Dans et à travers le lieu communautaire, Swift creuse la place du lieu commun, notamment par le biais des lieux communs de la langue elle-même. Il crée un espace du dire que chacun vient occuper tour à tour, à la fois à sa façon et de la même façon. Autant qu’une rencontre « de », on peut dire que c’est une rencontre « en » qui est orchestrée par son récit.
12Si la plupart des romans de Swift nous font entendre une voix plurielle, la structure formelle du roman polyphonique a l’avantage de mieux faire ressortir les limites de l’échange tout en donnant la voix en partage. Dans La Dernière Tournée, l’objet central, qui est une urne, une boîte, met au premier plan le motif de la compartimentation et le fait travailler d’une double manière. D’une certaine façon, la boîte nous est donnée comme ce qui contient artificiellement ce qui ne peut être contenu : lorsque Ray voit pour la première fois l’urne, il voit aussi que Lenny en face de lui pense la même chose que lui : « Est-ce que c’est Jack uniquement qui se trouve là-dedans, ou Jack mélangé à des bouts d’autres personnes, celles qui sont passées à la cuisson avant et celles qui y sont passées après16. » La segmentation n’empêche pas le mouvement transversal ; au contraire, en juxtaposant ce qui est éparpillé dans le temps, elle rend les limites poreuses et œuvre à une forme de redistribution. Mais c’est sur l’équivalence que la boîte permet de mettre l’accent, sur une uniformité qui fait travailler les divisions en instaurant cette fois la possibilité d’une substitution infinie. Chaque vie vaut pour une autre, chaque place peut être occupée par quelqu’un d’autre et chacun a rêvé un jour d’être à une autre place : le boucher voulait être docteur, l’épicier se voyait boxeur, le courtier aurait pu être jockey. Le motif d’un espace où chacun se retrouve dans son compartiment revient avec l’image du dortoir que Swift évoque à propos des banlieues et qu’il reprend dans l’un de ses poèmes17. Il resurgit dans la rêverie qu’il nous propose sur les petits jardins ouvriers, où l’on se sent chez soi alors que, comme son voisin, on n’en est que le locataire ou l’occupant transitoire18. Que l’on insiste sur la dispersion à laquelle œuvre le texte ou sur les équivalences qu’il instaure par le jeu des places qu’il marque, c’est toujours la façon dont les vies se retrouvent les unes dans les autres que Swift met en avant. Les derniers mots de La Dernière Tournée qui décrivent les cendres de Jack emportées par le vent sont « ce Jack dont tout un chacun nous sommes faits19 ».
13Cette dernière image rappelle que les vies qui se croisent et s’enchevêtrent dans la petite communauté de Bermondsey comme dans la grande ville de Londres ne s’envisagent pas indépendamment de la réalité du corps. Ce corps, qui est omniprésent dans les histoires des uns et des autres, qui est le quotidien de Jack le boucher ou de Vic le croque-mort, s’offre aussi comme l’image même de la ville tout entière. C’est en tout cas ainsi que la voit Amy, du haut de son bus rouge : « Parce que, si c’est vrai qu’il n’arrêtait pas de braire à tout bout de champ [...] comme quoi Smithfield est le cœur de Londres, le cœur et le sang de Londres, alors les lignes rouges des trajets de bus doivent être les artères, bon sang, et les veines20. » Dans la longue description des abattoirs qui constitue véritablement le morceau de bravoure du roman, c’est d’abord sur l’image des hommes couverts du sang des bêtes que le texte s’arrête. Mais au milieu du vacarme et alors que la spectatrice éberluée de la scène se demande si ce sont les hommes qui crient ou la chair qui proteste, celle-ci dit entendre soudain une voix et reconnaître un accent étrangement familier, ce cockney (accent de l’est de Londres) qui, d’un monologue à l’autre, résonne dans tout le roman. Le marquage de l’accent auquel se livre Swift relève de bien autre chose que d’un habile exercice d’imitation, et ce tableau dans lequel la langue semble émerger toute chaude des corps qui se mêlent témoigne d’un désir d’inscrire la parole dans la chair elle-même. Le cockney est à la fois une musique et une langue dans la langue puisqu’il invente ses propres mots selon un principe musical avec le cockney rhyming slang (argot rimé cockney), qui remplace un mot par un autre en utilisant pour seul impératif la rime (le signifiant hat se voit ainsi remplacé par tit for tat, daughter par bricks and mortar, stairs par apples and pears). En donnant du poids au signifiant, aux sonorités et au rythme, l’écriture du cockney dans le roman produit à sa façon cet écart constant par rapport au seul sens des mots et signale la présence du corps que la parole met en jeu. Dans le même temps, Swift invente à travers son texte un équivalent formel de ce lieu où les limites individuelles du corps se brouillent et deviennent indistinctes. Comme aux halles de Smithfield, c’est tout l’est de Londres qui parle dans La Dernière Tournée.
14Il faut ajouter que cet effet de défamiliarisation par lequel la parole individuelle s’entend comme fragment d’un vaste corps passe par l’écriture de la voix elle-même, voix qui n’affiche jamais mieux sa nature corporelle que lorsqu’elle est désincarnée, lorsqu’elle se détache d’un corps particulier. La coupure qu’instaure l’écriture est, là encore, ce qui permet de détacher la voix, de l’arracher à elle-même pour inscrire ceux dont elle émane dans un vaste ensemble. Contrairement à l’accent, la voix ne marque pas une appartenance, elle résiste à toute localisation précise et c’est plutôt un corps sans frontières qu’elle dessine. En même temps, en devenant cendres et poussières de voix, les personnages ne peuvent que se fondre davantage dans le brouhaha de la ville, ou dans ce qu’on pourrait appeler avec Jacques Rancière « la respiration des choses délivrées de l’empire des significations » – là où ne règne selon lui que « la démocratie moléculaire des états de choses21 ». Le texte de Swift conduit à un phénomène d’atomisation par la façon dont il détache les phrases et les mots, mots qui travaillent, qui migrent et revêtent une résonance différente au fil du texte. La parole devient bien une affaire de rythme, de respiration et aiguise une écoute à laquelle les personnages sont livrés en même temps qu’ils s’y livrent. Attentifs à chaque bruit, comme Willy Chapman dans The Sweet Shop Owner qui décrit tous les craquements, les bruissements et les souffles de son magasin, ainsi que la musique des gens qui y circulent, les personnages nous ouvrent aux bruits du monde en même temps qu’ils s’inscrivent eux-mêmes au sein de cette vaste rumeur où ils se trouvent éparpillés, dispersés en mots, cendres de voix. Sur cette toile sonore où le maillage des vies, le maillage de la vie apparaît plus dense et serré que jamais, la ville chez Swift apparaît résolument comme un entrelacs où, pour citer Merleau-Ponty, « les choses et mon corps sont faits de la même étoffe22 ».
15Par la façon dont il inscrit le corps dans l’espace, Graham Swift se situe bien dans la pleine continuité du modernisme. Son Londres, bâti au fil de la voix, croise et noue intimement les vies des uns et des autres comme le Londres de Virginia Woolf ou le Dublin de James Joyce. En même temps (et c’est ce qui lui vaut l’étiquette de postmoderniste que certains critiques apposent à son œuvre), Swift ne liquide pas entièrement les conventions réalistes et opère une sorte de grand écart : tout en affichant sa dette au modernisme, il compose un texte avec des personnages et des scénarios qui semblent tout droit sortis d’un feuilleton populaire (on peut songer au soap opera télévisé et notamment à la série britannique East Enders). Au-delà des dichotomies, c’est la géographie imaginaire de la ville que Swift met en avant, un nœud de relations qui n’a rien d’imaginaire si on veut dire par là qu’il n’a pas prise sur la réalité des corps. Comme le fait justement remarquer Claire Larsonneur, Swift nous entraîne bien loin du Londres monumental à travers sa fiction ; le pub, comme elle le souligne, est à certains égards « l’antithèse du monument23 ». Mais en mettant au cœur de la ville et du texte les abattoirs de Smithfield, le roman témoigne selon elle d’un déplacement imaginaire qui trouve à investir d’autres lieux collectifs que les lieux institutionnels offerts à la mémoire24. Il s’agit bien de dessiner les contours d’un lieu commun, d’écrire l’histoire d’une communauté, mais d’une communauté qui, comme le souligne Jean-Luc Nancy, inclut ou plutôt repose sur une « impossible communion25 ». Qu’un roman comme La Dernière Tournée opère à la fois un rassemblement et une fragmentation autour d’un corps réduit en cendres souligne bien qu’il s’agit pour le romancier de construire un lieu où, dans les entrelacs des vies et du texte, ce sont les trous autant que les nœuds qui donnent sa cohésion à l’œuvre.
Bibliographie
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Swift Graham, Making an Elephant: Writing from Within, Londres, Picador, 2009.
Notes de bas de page
1 Graham Swift, The Sweet Shop Owner, Londres, Picador, 1980.
2 « The suburbs, which, even more than the seaside, seem to exert a hold on my work, aspire to be indistinguishable and unremarkable, as bland as each other, but, whatever else they are, they’re densely populous: the great dormitories of humanity, rich with its privacies and dreams. » Graham Swift, Making an Elephant: Writing from Within, Londres, Picador, 2009, p. 295 (je traduis).
3 Graham Swift, La Dernière Tournée [Last Orders, Londres, Picador, 1996], Robert Davreu (trad.), Paris, Gallimard, 1997.
4 Graham Swift, La Lumière du jour [The Light of Day, Londres, Hamish Hamilton, 2003], Robert Davreu (trad.), Paris, Gallimard, 2004.
5 « This is where I belong, upstairs on this bus », Graham Swift, La Dernière Tournée, op. cit., p. 299.
6 « It seems to me that for years now I’ve been more at home on a number 44 that I’ve been anywhere else. Neither here nor there, just travelling in between. » Ibid.
7 « Lift off the roofs of houses [...] and what would you see? », Graham Swift, La Lumière du jour, op. cit., p. 288. Dans Making an Elephant, Swift revient sur cette image, qui, pour lui, préfigure la situation narrative de son roman suivant.
8 Marc Porée, « La voix et le débit : Waterland », Q/W/E/R/T/Y, nº 1, 1991, p. 291-318.
9 Sur le petit commerce dans les romans londoniens de Graham Swift et, à travers lui, sur le mode d’inscription d’une mémoire, voir l’article de Georges Letissier, « Shop Owning and Memory Honing in Graham Swift’s Fictions of South London: The Sweet Shop Owner, Last Orders and The Light of Day », dans Vanessa Guignery & François Gallix (dir.), Re-mapping London: Visions of the Metropolis in the Contemporary Novel in English, Paris, Publibook, 2008, p. 99-112.
10 « there was dead animals in the one and stiffs in the other », Graham Swift, La Dernière Tournée, op. cit., p. 18.
11 « Smithfield Market, love. All meat and mouth, all beef and grief. » Ibid., p. 214. On pourrait également traduire par « Ça, c’est les halles de Smithfield, ma jolie : la bidoche et le baratin, la carne et les larmes. »
12 « not just a private eye, but a private ear », Graham Swift, La Lumière du jour, op. cit., p. 50.
13 « Inside me is a glow. As if I am the black shell of a house at night, lit up inside. » Ibid., p. 320.
14 Graham Swift, Making an Elephant, op. cit., p. 295 (je traduis).
15 C’est l’une des grandes différences formelles qui séparent La Dernière Tournée de Tandis que j’agonise de William Faulkner, auquel le roman de Swift a été à juste titre comparé.
16 « I reckon he’s thinking the same things I’m thinking. Whether it’s all Jack in there or Jack mixed up with bits of others, the ones who were done before and the ones who were done after. » Graham Swift, La Dernière Tournée, op. cit., p. 16-17.
17 Voir le poème « Inmates » dans Graham Swift, Making an Elephant, op. cit., p. 234.
18 Voir le poème « Allotments », ibid., p. 264.
19 « Jack what we’re made of », Graham Swift, La Dernière Tournée, op. cit., p. 382. La phrase originale étant agrammaticale, il me semble que « Jack, de quoi nous sommes faits » serait une traduction plus juste.
20 « If it’s true what he always used to yanter on about [...] that Smithfield is the heart of London, bleedin ’eart of Lunnun, then the red lines of the bus routes must be the arteries, bleedin arteries, and veins. » Ibid., p. 300.
21 Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 35.
22 Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit [1964], Paris, Gallimard, 1985, p. 21-22.
23 « [...] the pub stands—maybe too blatantly—as the antithesis of a monument: rowdy, at times undignified, it is in a nutshell “a common place” », Claire Larsonneur, « Revisiting London’s Monuments: Sidelining Graham Swift, Ian McEwan, Martin Amis », dans Vanessa Guignery & François Gallix (dir.), Re-mapping London: Visions of the Metropolis in the Contemporary Novel in English, Paris, Publibook, 2008, p. 114 (je traduis).
24 Ce qu’elle analyse comme un glissement du monument classique à une vision élargie de la notion de patrimoine et d’héritage (« a shift from monument to heritage »), ibid., p. 121 (je traduis).
25 « La véritable communauté des êtres mortels, ou la mort en tant que communauté, c’est leur communion impossible. La communauté occupe donc cette place singulière : elle assume l’impossibilité de sa propre immanence, l’impossibilité d’un être communautaire en tant que sujet », Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée [1986], Paris, Christian Bourgois, 2004, p. 42.
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