Chapitre 2
Jeter la première pierre... et les suivantes
p. 39-52
Texte intégral
« Dans nos sociétés, l’exclusivité existe entre partenaires et inconsciemment est souhaitée la multiplicité de ceux-ci. Chez les Na c’est l’inverse, liberté sexuelle et multiplicité existent, l’attrait réside dans l’exclusivité et la possession interdites par la norme. » (Hua, 1997, p. 197)
Petite histoire de l’adultère
Des sanctions genrées
1Certains travaux anthropologiques, dont j’ai fait état dans le premier volet d’Amours clandestines, montrent que les normes de fidélité ou d’exclusivité sexuelles ou affectives varient fortement selon les cultures. Une société comme les Na de Chine ne connaît par exemple pas le mariage et la fidélité y est considérée comme une honte sociale (Hua, 1997). À la lumière de l’anthropologie, on constate ainsi que « conformité » et « transgression1 » sont parfois conçues de manière totalement opposée selon les cultures. Un détour du côté de l’histoire permet, ici, de prendre encore un peu plus de distance avec les représentations occidentales – et plus spécifiquement françaises – de l’adultère ou de l’infidélité. Nous choisirons une approche genrée afin de rester centrés sur l’objet de ce livre.
2L’histoire de l’adultère est marquée – comme l’ensemble de l’histoire de la sexualité (Sohn, 1996) – par le traitement inégalitaire des femmes et des hommes. En France, la répression de l’adultère a été constante depuis qu’elle s’est imposée à la fin du xvie siècle. Jusqu’en 1792, les femmes adultères encouraient la peine de « l’authentique » (consistant en l’enfermement dans un couvent jusqu’à la fin de leur vie et à la privation de leur dot). Ensuite, elles pouvaient être condamnées à la réclusion dans une maison de correction durant une période allant de trois mois à deux ans. Un mari pouvait demander le divorce pour cause d’adultère, alors que sa femme ne pouvait y recourir que si son conjoint entretenait une concubine sous son toit. Le Code civil de 1804 introduit une sanction pour les maris infidèles, sans toutefois revoir l’inégalité des sanctions selon le sexe.
3Concernant les représentations2 de l’adultère aux xviiie et xixe siècles, un « honnête homme » ne devait pas traiter son épouse comme une maîtresse. Il était responsable de la moralité de sa femme et devait lui éviter les « affres de la nymphomanie » en lui proposant une sexualité « bien tempérée », car toute femme était considérée comme une « terrible jouisseuse » en puissance (Corbin, 1987, p. 541, 543) : « La jeune femme chaste, ayant appris, dans le lit conjugal transformé en lupanar, les odieux stratagèmes de la débauche, ne se contentera plus des caresses de son mari, et voudra connaître d’autres hommes. » (Adler, 1983, p. 145)
4Ainsi, l’érotisme ne devait pas entrer dans le foyer. Il était réservé aux maîtresses, considérées comme nécessaires à la bonne marche des familles bourgeoises. Les infidélités masculines – dont les épouses avaient souvent connaissance – n’excluaient pas, loin s’en faut, l’expression des sentiments entre époux. L’époque révolutionnaire est en effet marquée par la production d’un répertoire sentimental foisonnant entre les époux au sein de la bourgeoisie :
On s’aime à chaque lettre [échangée entre époux], et s’il faut parler de contrainte conjugale, on peut dire que c’en est une, bien qu’elle ne ressemble pas à la triste idée qu’on se fait des obligations conjugales de l’époque. S’aimer est sérieux, le dire l’est tout autant, car il n’est pas d’amour sans preuve d’amour, et les mots en sont une lorsque seul le papier circule entre nous. (Verjus & Davidson, 2011, p. 67)
5Le ménage à trois fonctionnait effectivement avec « une efficacité bourgeoise », permettant « de calmer les sens, de jouir dans le confort d’une volupté que [venait] pimenter le secret, il évit[ait] de compromettre sa santé et sa réputation » (Corbin, 1987, p. 542, 545). À l’inverse, l’adultère féminin était perçu comme un crime dégradant la famille et par là même l’État. Les femmes étaient considérées comme foncièrement lubriques, mais censées canaliser leurs pulsions sexuelles en s’élevant moralement, notamment grâce au mariage et à la maternité. Cela dit, l’adultère féminin était parfois interprété comme le symptôme d’un dysfonctionnement du couple. La femme était alors perçue comme cherchant à se consoler dans les bras d’un amant qui, lui, n’avait d’autre motivation que la rencontre sexuelle. Les romans de l’époque mettent ainsi en scène une femme déçue par le mariage et rencontrant un amant doux et attentionné avec lequel elle rêve d’un amour splendide. Mais au fil du temps, cet homme ne lui procure que des rencontres sexuelles dépourvues des confidences, de l’amabilité et du charme des premières rencontres. En ce qui concerne les ouvriers et les ouvrières, ils étaient souvent trop pauvres pour se marier et les promiscuités dans les logements exigus empêchaient la construction d’une intimité conjugale. Mais au cours du xixe siècle, des campagnes idéologiques visant à les conduire à fonder des familles sur le modèle de la bourgeoisie ont commencé à être diffusées (Zeldin, 1978).
De « l’adultère » à « l’infidélité conjugale »
6Lorsque j’ai commencé à travailler sur la question des amours cachées, j’usais assez souvent, pour des convenances d’expression, de la notion d’adultère, tout en précisant que je ne l’utilisais pas dans un sens strictement juridique. Mais un confrère me fit remarquer que la notion était désuète et il pensait qu’elle ne correspondait pas vraiment au fait social étudié. Je pris sa remarque au sérieux et je revins sur l’histoire récente du couple pour tenter de trouver un terme adéquat. J’ai ainsi pu constater qu’en France, au cours du xxe siècle, on était passé de l’adultère comme délit à l’infidélité comme transgression normative.
7Le processus est complexe, car il conjugue différentes transformations économiques et sociales des sociétés occidentales. Comme l’explique la sociologue Florence Vatin (2002), la répartition des rôles entre maîtresse et épouse fonctionnait dans le couple bourgeois du xixe siècle. Époux et épouses menaient des existences séparées et les hommes avaient des relations extraconjugales sans avoir à se cacher ni à se justifier. En revanche, l’émergence d’une petite bourgeoisie, dès la fin du xixe siècle, dont la situation économique a obligé les époux à mener une existence commune, à vivre en circuit fermé et replié sur lui-même a mis à mal ce système. La sexualité a dû alors être « gérée » en commun. C’est ainsi que s’est dessiné le modèle du couple amoureux que nous connaissons aujourd’hui. Dans ce modèle, la femme revêt non seulement les rôles d’épouse et de mère, mais aussi celui de maîtresse. La recherche du plaisir entre époux est devenue centrale dans ce nouvel ordre conjugal où l’on doit par exemple « apprendre à faire l’amour » (Martin-Fugier, 1983, p. 131).
8La Grande Guerre a contribué à la réunion du sentiment amoureux et de la sexualité dans les couples : « Les individus malmenés par le conflit aspir[ai]ent à un idéal de vie conjugale et familiale. Parce qu’elle génér[ait] des frustrations sexuelles et affectives, la guerre stimul[ait] un questionnement sur l’intime. » (Rebreyend, 2008, p. 232) Ces transformations se sont conjuguées avec les modifications de la condition et du droit des femmes. Au cours de la seconde moitié du xxe siècle, les femmes ont commencé à travailler à l’extérieur du foyer et le mariage n’a plus été une condition de leur respectabilité. L’idéal du couple égalitaire s’est imposé petit à petit dans les milieux culturellement dotés. Mais ces changements n’ont pas sonné le glas de l’adultère que l’on nomme aujourd’hui plutôt « infidélité conjugale ». Cette expression a remplacé celle d’« adultère » dans un contexte où il n’est nul besoin d’être marié pour être en couple et où la transgression des normes d’exclusivité engage non seulement des dimensions sexuelles, mais aussi affectives3. L’obligation de fidélité n’existe pas dans le concubinage. Dans le cadre du mariage, le droit est plus ambigu : en France, l’adultère n’est plus une faute pénale depuis la loi du 11 juillet 1975, mais il demeure une faute civile. Le juge peut ainsi l’écarter, voire l’excuser, au regard des fautes de l’autre conjoint.e. Cependant, la méconnaissance des obligations énoncées à l’article 212 du code civil (« Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance ») constitue une faute qui peut être sanctionnée dans le cadre d’une procédure de divorce pour faute, lorsque l’infidélité de l’un.e des conjoint.e.s devient une « violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage, et rendant intolérable le maintien de la vie commune4 ». L’infidélité est donc de moins en moins définie par les institutions et relève de plus en plus des interprétations de chacun.e. Pour certaines personnes, pour qu’il y ait infidélité, il faut qu’il y ait pénétration (la fellation et autre masturbation n’étant pas toujours considérées comme telles), pour d’autres personnes, il faut qu’il y ait des sentiments.
La chasse aux mythes
Pour en finir avec la biologisation de l’infidélité
9La sexualité adultère est interprétée dans les médias, des discours pseudo-scientifiques et une large partie de leur public comme le fruit de prédispositions biologiques de l’espèce humaine. La thèse de la compétition spermatique chez les êtres humains est ainsi largement développée dans le domaine de la sociobiologie. D’après elle, la compétition des spermatozoïdes a joué un rôle essentiel dans la sélection naturelle, pendant l’évolution humaine. Elle se poursuivrait aujourd’hui sous la forme d’excitations sexuelles spécifiquement masculines qui iraient du fantasme d’une femme copulant avec plusieurs hommes (ce qui, selon cette théorie, serait un effet de la compétition « naturelle » entre mâles pour l’insémination d’une femelle) au changement régulier de partenaires sexuelles (femmes) afin d’accroître la qualité du sperme.
10Cette image d’un homme inséminateur en concurrence avec ses congénères est très répandue dans les représentations ordinaires de la sexualité dans notre société. Il s’agit d’une représentation qui prend pour point de départ l’idée que les êtres humains seraient avant tout des animaux socialisés. Partant de ce postulat – qui nie les millénaires de construction de l’être humain comme être social doté d’une pensée symbolique –, la sociobiologie propose une interprétation de la sexualité humaine dérivée d’une comparaison abusive avec des stratégies de reproduction qui ont eu cours parmi les hominidés ou par analogie avec les grands singes ou autres mammifères. On a affaire à une forme d’importation de la pensée darwiniste appliquée aux faits sociaux :
L’importation de grilles d’analyses et d’actions inspirées par les sciences biologiques touche en effet un nombre grandissant d’univers, des débats autour du genre, de la race, du transhumanisme ou de la souffrance sociale, aux pratiques en mutation dans les domaines de la santé mentale, du sport, de l’éducation, du marketing ou du droit. (Lemerle & Reynaud-Paligot, 2017, 4e de couverture)
11La sexualité est un domaine privilégié de cette biologisation du social. Elle est couramment expliquée par une biologie réelle ou fantasmée qui légitime des manières de penser, de dire et d’agir, le plus souvent conservatrices. Or, d’une part, « la biologie est, elle aussi, une science sociale » (Nieto-Piñeroba, 2008, p. 55 ; je traduis) et d’autre part, si la sexualité pouvait être expliquée par des « lois de la nature », elle serait organisée de manière identique dans toutes les sociétés. Or, il n’en est rien. Le système social de genre ne se constitue pas de la même manière en tout temps et en tout lieu. Il est relativement arbitraire dans la mesure où si effectivement toutes les sociétés semblent avoir tenu compte – de manières différentes – du fait qu’une partie de la population détient un potentiel d’engendrement (les femmes) durant une partie de sa vie, alors que l’autre ne le détient pas (les hommes)5, toutes ne perçoivent pas deux sexes et seulement deux (Saladin d’Anglure, 2006, p. 18). Les activités sexuelles ne sont pas systématiquement orientées vers la procréation, les rapports sexuels ou amoureux considérés comme normaux ne sont pas toujours et partout hétérosexuels, la parenté prévaut dans nombre de sociétés sur la famille (telle qu’on l’entend en Occident), la polygamie6, et notamment la polygynie, est une norme répandue, et enfin, la question du lien biologique (Fortier, 2012, p. 106) semble se poser seulement dans les sociétés où la biologie a pris le pas sur d’autres conceptions du monde et de la vie. En somme : la nature est une construction sociale ; son interprétation aussi.
12Pourtant, le mythe sociobiologique est coriace. Il est au principe de l’idée selon laquelle les hommes seraient « par nature » plus infidèles que les femmes. En 2016, Brigitte Lahaie affirmait par exemple sur le site de BFM TV :
L’homme est naturellement – au sens de la nature – plus infidèle que la femme. C’est vrai que ça a tendance à agacer certaines féministes qui y voient une sorte de rejet de l’égalité homme / femme. Mais je crois qu’il faut rappeler que l’égalité n’exclut pas les différences sur la question sexuelle, l’homme a un comportement différent de celui de la femme – même si en chaque homme il y a une part féminine et une part masculine en chaque femme. (Lahaie, 2016)
13La chroniqueuse étayait ses affirmations en prenant appui sur l’« effet Cooldige » : on a en effet constaté que chez les volailles, la pulsion sexuelle des mâles augmente avec la conquête de nouvelles partenaires. Le penchant des hommes à se comporter de la sorte trouverait donc un début d’explication biologique. Toutefois, pour adhérer à ces thèses, il faudrait croire qu’il y a plus de ressemblances entre les êtres humains et les volailles qu’entre les différentes cultures humaines ! La comparaison entre les femmes et les poules d’un côté et les hommes et les coqs de l’autre pour expliquer le supposé « besoin de dispersion des hommes » ne peut que faire tristement sourire (ibid.).
14Si la nature humaine existait et si elle n’était qu’une forme policée de la nature animale, nous ne pourrions espérer de transformations des comportements humains et nous ne pourrions concevoir que chaque société organise différemment la sexualité. Or les pratiques sexuelles diffèrent – parfois radicalement – d’une société à l’autre. Il suffit en effet de se tourner du côté de l’histoire ou de l’anthropologie pour constater que selon les époques et les lieux, elle est perçue, vécue, organisée, pensée de manières radicalement différentes :
Partie intégrante de l’ensemble formé par l’imaginaire et les pratiques sociales, les sexualités, dans leurs constructions sociales et historiques, sont influencées par des principes déterminés (et par certaines contradictions) qui traversent le tissu culturel, y compris au niveau du pouvoir. (Mendès-Leite, 2016 a, p. 23)
Pour en finir avec la psychologisation de l’infidélité
15Les thèses expliquant l’infidélité par les besoins biologiques des hommes se confrontent au fait que les femmes, elles aussi, sont infidèles. Elles se heurtent également aux infidélités qui nous intéressent ici et qui se caractérisent par un faible nombre de partenaires sexuels puisque, dans la plupart des cas, ils se limitent à deux : l’officiel et le clandestin. D’autres explications non scientifiques sont alors convoquées pour expliquer ces infidélités « contre nature » (notons l’ironie de cette expression, il n’y aucune « nature » dans la fidélité ou dans l’infidélité) : la pseudo-psychologie.
16Ce domaine qui envahit les médias et les rayons des librairies depuis quelques années trouve sa source dans la psychologisation de la vie sociale amorcée au début du xxe siècle. Il s’est développé au cours d’un processus de filiation-vulgarisation de la psychanalyse. Il a donné naissance à des sortes de « thérapies pour gens normaux », autrement dit, destinées à des personnes qui ne sont pas malades. Comme l’expliquent les sociologues Robert Castel, Eugène Enriquez et Hélène Stevens, « à travers ces pratiques, se diffusait une sorte de “culture psychologique”, impliquant que tout est relationnel, que non seulement il y a le développement de soi-même, le travail sur soi, etc., mais aussi, par extension, que la vie sociale tout entière est conçue comme un ensemble de réseaux d’interactions entre des individus. » (2008, p. 16)
17Ce déplacement de la psychiatrie et de la psychanalyse vers des formes popularisées, rapides et peu onéreuses de thérapie a donné lieu à une « culture psy ». Celle-ci a d’abord trouvé un terrain fertile pour son expansion dans le monde du travail. En effet, la fin du capitalisme industriel a ouvert sur un processus de décollectivisation du travail. Celui-ci se caractérise par l’injonction pour le travailleur (quel que soit son poste) d’être en mesure d’assumer des changements organisationnels, de faire preuve d’initiative, d’adaptabilité, de souplesse, etc. La centration sur l’individu au détriment de l’organisation et plus largement des structures économiques a ainsi inversé l’ordre des causes et des effets. Ce sont les personnes et non plus les organisations qui sont considérées comme dysfonctionnelles. Par exemple, la cause des difficultés rencontrées par les individus dans leur univers professionnel est recherchée, par eux-mêmes, les coaches, les professionnels de la santé mentale, les collègues, etc. dans leur histoire familiale, leurs failles, leurs incomplétudes. Ce mode de pensée nie les facteurs économiques, financiers ou (géo)politiques qui trament les difficultés au travail. C’est sur cette conception de la relation entre individu et travail que s’est développé le coaching en entreprise, le management moderne et probablement les pathologies liées à la souffrance au travail.
18Ensuite, la « culture psy » est entrée dans la vie privée. Elle est apparue, au cours des années 1970, comme une solution alternative à la morale religieuse pour donner des réponses aux couples en difficulté. L’intervention des psychologues dans le domaine conjugal a ainsi changé les modèles conjugaux dominants. Elle a contribué à l’avènement de l’idéal conjugal comme amour partagé entre des époux considérés comme des partenaires dans une relation relativement égalitaire censée être fondée sur la communication. Mais l’influence considérable des thérapeutes semble avoir contribué aussi au « refroidissement » de la vie intime. La dissection du sentiment amoureux dans un jargon pseudo-scientifique a, en effet, introduit la raison dans le monde des passions. Le discours thérapeutique semble avoir conduit au désenchantement de l’amour et à la standardisation du rapport sexuel.
19Ce discours n’a pas épargné l’infidélité, bien au contraire. Celle-ci en a même constitué et en constitue encore une thématique de prédilection. Effectivement, le couple, son épanouissement, sa longévité, sa santé nourrissent un marché éditorial et thérapeutique florissant. Les articles, sites internet, forums ou livres proposent de traiter les problèmes de l’infidélité avant tout comme un problème de couple. La logique argumentaire est toujours la même : elle part du postulat qu’une infidélité révèle un problème au sein du couple et qu’en traitant celui-ci, l’infidèle mettra fin à ses frasques. Quand le discours s’adresse au conjoint ou à la conjointe trompé.e, il propose le pardon et la reconstruction du couple, quand il s’adresse à l’infidèle, il rappelle que le véritable amour est dans la durée et dans ce qui a été construit, qu’une relation clandestine n’est passionnante que parce qu’elle est cachée et qu’on ne bâtit rien sur du mensonge. Bien entendu, il existe des variantes dans ces argumentaires. Par exemple, on trouve de manière plus ou moins insidieuse la condamnation morale d’un comportement jugé inconséquent :
Ayant suivi pendant de longues années les nombreux couples que j’ai rencontrés dans ma carrière et qui avaient opté pour toutes sortes d’options en la matière, je n’ai jamais eu à connaître d’une infidélité ou d’une rupture qui n’ait produit d’intolérables douleurs quand ce n’était pas de profonds, voire très profonds dégâts. (Naori, 2006, p. 11)
20Ces propos tenus par un pédiatre qui parle de « pulsion adultérine » brillent par leur faiblesse scientifique (aucune donnée produite scientifiquement n’est fournie dans l’ouvrage) et leur puissance morale. On apprend notamment dans le livre, Adultères, que les mères seraient au principe des infidélités de leurs enfants devenus adultes (p. 25, 109-116). La culpabilisation des mères dans la pseudo-psychologie n’est pas nouvelle, car elles sont considérées comme étant à la source du lien d’attachement, estimé lui-même comme étant à la source de tous les biens et de tous les maux. En outre, bien que l’auteur s’en défende, on retrouve dans cette analyse de nombreuses idées justifiant l’organisation sexuée du monde, notamment par un recours récurrent au traitement de l’adultère dans la Bible.
21On retrouve également dans ces discours pseudo-psychologiques l’idée que les personnes infidèles sont infantiles ou incomplètes. On ne se pose pas la question de savoir, d’une part, pourquoi cette forme d’immaturité traverse les temps et les espaces, même dans les sociétés qui punissent par la peine de mort l’adultère (féminin en particulier), et d’autre part, en quoi la fidélité serait – si l’on écarte les considérations morales judéo-chrétiennes – une preuve d’équilibre psychique. L’adultère désorganise l’ordre moral et, par conséquent, il est perçu comme dangereux. Quand ce n’est plus au nom de Dieu qu’il est condamné, c’est au nom de l’inconscient et même de la nature, notamment quand il s’agit de l’adultère féminin (jugé particulièrement contre nature).
22Les amours clandestines sont ainsi souvent pensées comme le fruit d’une pathologie, d’un trouble psychique ou d’un problème de couple, faisant porter le poids de la dualité qu’elles supposent sur les individus. Combien de fois ai-je entendu ou lu que « si on va voir ailleurs, c’est qu’il y a un problème dans le couple » ? Combien de fois les termes « lâcheté », « immaturité », « égoïsme », « problème psychologique » sont-ils employés pour expliquer le comportement des personnes qui ne quittent pas leur conjoint.e pour leur amour caché ou bien qui ne mettent pas fin à leurs « écarts » pour leur conjoint.e ou leur famille ? L’adultère n’est plus un délit dans nombre de sociétés occidentales, il n’en reste pas moins moralement condamné, notamment quand il s’agit de la poursuite durable d’une relation clandestine.
23Les interprétations pseudo-psychanalytiques de l’infidélité sont fréquentes. Elles annoncent qu’il s’agit d’un « raté » dans le développement psychique, d’un « problème œdipien » ou autre. Naouri (2006) affirme par exemple que l’individu adultérin souffre et fait souffrir son entourage. Mais l’adultère n’est pas seul à provoquer de la souffrance psychique dans les familles, et s’il cessait d’être pathologisé, les souffrances seraient sans doute atténuées. La norme dominante – la fidélité –, elle, n’est jamais remise en question. La transgression de la norme morale d’exclusivité dans le couple est sans doute beaucoup plus routinière que l’éthique de la véracité7 ne le laisse penser. En attribuant l’origine du développement des amours clandestines à des pathologies individuelles, on conçoit cette « déviance » comme exceptionnelle et l’on conforte la croyance en la sûreté et le bien-être que représentent la famille et le couple.
Notes de bas de page
1 Les définitions de « conformité » et de « transgression » conduisent à considérer la première comme une adhésion aux normes et règles dominantes et la seconde comme un écart par rapport à ces normes et règles. La transgression joue avec les limites sans toutefois les dépasser, à la différence de la déviance qui, elle, concerne des actes ou des pratiques dépassant les limites du tolérable ou de la légalité (voir Pesqueux, 2010).
2 La notion de « représentation » est ici un raccourci de « représentations sociales ». Elle prend appui sur la notion de « représentations collectives » définie par Émile Durkheim (1898) comme des valeurs et croyances communes à tous les membres d’une société. La sociologie contemporaine montre cependant que plusieurs représentations d’une « même réalité » coexistent à l’intérieur de nos sociétés (voir Danic, 2006).
3 Le terme « adultère », du point de vue juridique, ne concerne que la dérogation à l’obligation d’exclusivité sexuelle avec son conjoint ou sa conjointe.
4 Notons également que l’ordonnance du 4 juillet 2005 a supprimé toute notion « d’enfant adultérin » dans le Code civil.
5 L’anthropologue Françoise Héritier a suivi l’hypothèse selon laquelle la « valence différentielle des sexes » (« domination masculine ») qui organise l’ensemble des sociétés répond à une volonté de contrôle de la reproduction de la part de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier (voir Héritier, 1996, p. 23).
6 « La polygamie repose sur un système matrimonial complexe qui met notamment en jeu l’entrée en union des femmes et des hommes, l’appariement conjugal et l’accès au marché matrimonial. Elle présente ainsi différentes facettes selon que l’on s’intéresse à l’accès à la pratique (proportion d’individus concernés, âge à l’accès), à sa réversibilité (rupture de la situation polygamique, retour ultérieur à la pratique) ou à l’organisation du marché matrimonial (quelles sont les femmes qui alimentent le marché des polygames, comment s’organise l’appariement). » (Hertrich, 2006, p. 39-40)
7 Dans Amours clandestines (Garcia, 2016 a), je montre que l’infidélité est condamnée notamment parce qu’elle déroge à l’idéologie de la transparence (« on se dit tout ») entre partenaires.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Moment politique de l’homosexualité
Mouvements, identités et communautés en France
Massimo Prearo
2014
Des mots, des pratiques et des risques
Études sur le genre, les sexualités et le sida
Rommel Mendès-Leite Maks Banens (éd.)
2016
Campagnes anti-genre en Europe
Des mobilisations contre l’égalité
Roman Kuhar et David Paternotte (dir.)
2018
Amours clandestines : nouvelle enquête
L'extraconjugalité durable à l'épreuve du genre
Marie-Carmen Garcia
2021