Chapitre 7
Immigrés et syndicalistes : obstacles, contraintes et reconfigurations
p. 145-174
Texte intégral
1Les grèves et les conflits des années 1980 dans les usines de Citroën et de Talbot représentent un moment de syndicalisation particulièrement massive. Cela constitue un phénomène nouveau à divers égards. Tout d’abord, en raison de l’histoire de ces entreprises, considérées jusqu’alors comme des lieux où l’engagement syndical, a fortiori pour des ouvriers spécialisés (OS) immigrés, est très difficile. Ensuite parce que la prise en charge des travailleurs immigrés par le mouvement syndical n’a jamais été évidente, ces derniers ne constituant pas nécessairement un enjeu de premier plan pour les organisations syndicales. Enfin, parce que malgré la vague d’insubordination ouvrière des années 1968 les travailleurs de Citroën et de Talbot n’ont pour la plupart pas connu d’expériences de grève ou d’action syndicale collective avant les années 1980.
2Soudaine et rapide, cette syndicalisation massive n’efface pas pour autant les différentes contraintes qui pèsent sur l’activité syndicale, qu’elles soient internes ou externes aux entreprises, mais elle les reconfigure en partie. Si la séquence ouverte en 1982 présente des caractéristiques inédites, elle fait écho à des aspirations perceptibles dès les années 1968. On assiste alors à une remise en cause des modes d’encadrement des ouvriers immigrés qui, sans être totale, permet une renégociation avec certaines figures d’autorité tout en héritant des pratiques antérieures.
3On verra dans un premier temps comment la vague de syndicalisation opère des ruptures avec le syndicalisme chez Citroën et chez Talbot, dont les difficultés sont patentes après mai 1968, et comment les organisations syndicales sont bousculées par cette arrivée rapide de nouveaux adhérents. Ces structures mettent alors en œuvre, non sans tensions et critiques, de nouvelles formes d’organisation collective qui interrogent les processus de représentation des ouvriers immigrés, tant à travers le militantisme quotidien des délégués de base que par la mise en place de nouveaux dirigeants à la Confédération générale du travail (CGT).
Syndiquer les ouvriers immigrés après 1968 : faiblesses et renouveau
4Le monde ouvrier connaît après 1968 une phase de luttes sociales d’ampleur dans laquelle sont rendus visibles de nouveaux acteurs parmi lesquels les ouvriers immigrés, notamment issus des anciennes colonies françaises. La question immigrée « apparaît progressivement comme un “problème politique” et un enjeu » (Zancarini-Fournel, 2002, p. 3) et traverse le syndicalisme. Au cours de la grève de mai-juin 1968 à Renault-Billancourt, les ouvriers immigrés rédigent une plate-forme revendicative dénonçant « le cantonnement des ouvriers immigrés aux emplois d’OS », mais la CGT refuse qu’ils prennent la parole lors des meetings quotidiens (Pitti, 2006). Chez Citroën, de nombreux travailleurs espagnols et portugais sont présents parmi les grévistes en mai et juin 1968, l’un d’entre eux est d’ailleurs expulsé à la suite de la grève, ainsi qu’un ouvrier algérien (Gordon, 2012)1, et une partie d’entre eux participe aux tentatives pour prolonger le conflit après la reprise du travail. La grève révèle également les immigrations plus récentes, comme celles des Yougoslaves ou des Marocains. L’implication croissante des travailleurs immigrés dans les luttes sociales pose la question de leurs relations avec le mouvement ouvrier organisé et de leur autonomie.
Tensions dans l’universel ouvrier
5Alors que le recours à l’immigration se massifie dans les entreprises, le syndicalisme demeure hésitant sur les démarches à entreprendre. Dans les années 1960, les analyses de la CGT sont parcourues d’une tension entre particularisation des travailleurs immigrés et universalisation de la condition ouvrière au-delà des différences nationales. Les immigrés sont, avec les femmes et les jeunes, évoqués comme des catégories spécifiques, appelant donc une intervention syndicale particulière car « différents de nous et différents entre eux2 ».
6Des questionnements concernant un éventuel particularisme immigré se font jour en même temps que se pose le problème des moyens de l’intervention syndicale auprès des immigrés et d’un supposé intérêt limité de ces derniers pour le syndicalisme. Aucune approche définitive et cohérente n’apparaît véritablement et le travail syndical, qui pâtit d’une faiblesse d’implantation parmi la main-d’œuvre immigrée, semble plutôt être fait de tâtonnements et de bricolage.
7Dès 1962, dans une étude de la CGT consacrée à la métallurgie parisienne, les syndicalistes se disent très préoccupés par l’augmentation rapide de la main-d’œuvre immigrée3. La fédération de la métallurgie s’oppose alors à toute nouvelle introduction de cette main-d’œuvre qui « ne peut que servir [...] les visées du patronat français contre les revendications des travailleurs de la métallurgie », tout en défendant les travailleurs immigrés, « frères de lutte ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs que les travailleurs français4 ». Cependant, cette attitude semble évoluer après 1968 et les organisations syndicales accordent plus d’attention aux ouvriers immigrés, qu’ils voient plus comme des travailleurs surexploités que comme des concurrents des travailleurs français (Tripier, 1972). Chez Citroën et chez Simca, en raison notamment de leur faible implantation, la prise en charge des travailleurs immigrés par les syndicats apparaît à la fois comme une nécessité et comme une tâche difficile. En janvier 1970, le texte de congrès du syndicat CGT Citroën du 15e arrondissement déplore le peu de participation des militants à la commission main-d’œuvre immigrée (MOI) qui organise l’activité en direction des immigrés dans les différentes usines Citroën. Face aux succès rapides du syndicalisme indépendant, la CGT remarque que « les idées de collaboration de classe ne sont pas sans prise sur les travailleurs, et si l’on tient compte de la composition de l’entreprise, [et de la] présence de nombreux immigrés, il n’est pas incompréhensible qu’il en soit ainsi5 ». Il y aurait donc une propension quasi naturelle des travailleurs immigrés à la collaboration de classe, qui s’expliquerait notamment par un manque de connaissance du monde de l’usine et du mouvement ouvrier français. Certains syndicalistes relativisent cependant cette idée. À Poissy, la lente renaissance de la CGT après 1968 est d’ailleurs due en bonne partie aux afflux, certes modestes, d’ouvriers immigrés qui « participent plus ou moins régulièrement aux travaux du syndicat6 ». Si cette activité doit se poursuivre, l’objectif des responsables du syndicat est également d’« amener les syndiqués européens, notamment les Français, à jouer un plus grand rôle7 ». Ils ajoutent en outre :
Malheureusement parmi nos militants d’origine nord-africaine certains ne pourront participer à ce genre de stage [de formation syndicale], l’incompréhension théorique de notre langue rendant
impossibletrès difficile pour ces camarades de suivre un stage sous cette forme. Ce problème de la formation syndicale des militants d’origine étrangère (Nord-Africains, Portugais, etc.) se pose de façon constante et ne semble pas pour l’instant pouvoir se régler au niveau de la localité ni du département8.
Le syndicat CGT de Poissy exprime alors un certain fatalisme quant à la capacité des immigrés à acquérir le minimum de formation syndicale, mais sans interroger les formes mêmes de cette formation. Si la prise en charge des ouvriers immigrés n’est pas négligée, loin de là, elle n’est pas non plus présentée comme prioritaire. Le choix est plutôt celui d’une orientation syndicale en direction des différentes catégories, dont les immigrés, mais également des catégories non ouvrières de l’usine. Ainsi, les journaux à destination des employés, techniciens, dessinateurs, agents de maîtrise, ingénieurs et cadres sont plus nombreux que ceux destinés aux ouvriers immigrés.
8Les formes d’organisation des immigrés au sein des syndicats (par nationalités ou par groupes de langue plutôt qu’au sein des structures classiques) reflètent ces hésitations, de même que le choix de tracts généraux, s’adressant à tous les salariés, ou de tracts spécifiques pour les immigrés tout comme la distinction entre les travailleurs immigrés selon leurs nationalités, voire selon un clivage entre Européens et non-Européens. Les groupes de langue sont une pratique relativement ancienne à la CGT et sont créés chez Citroën en 19719. La Confédération française démocratique du travail (CFDT) est plus rétive à de telles formes d’organisation et met en garde contre « le danger des structures parallèles10 ». Elle organise cependant au niveau confédéral des réunions de syndiqués par nationalités. Chez Citroën et chez Simca-Chrysler, les Marocains font l’objet d’une attention particulière du fait de leur nombre. Mais alors que dans les années 1968 la CGT ne parvient pas à les syndiquer, à quelques exceptions près, elle se tourne vers d’autres nationalités, en particulier les Turcs. Dès 1972, la CGT édite un bulletin en langue turque, KOK, au sein des usines parisiennes de Citroën et ouvre une permanence à destination des ouvriers turcs dans le 13e arrondissement. En 1975, à Citroën-Aulnay, la CGT confie par exemple un poste à responsabilité syndicale à un ouvrier turc, ce qui entraîne 11 adhésions parmi ses compatriotes, tandis que la CFDT se tourne plutôt vers les Yougoslaves11. Les liens avec les ouvriers turcs ne s’établissent pas seulement dans l’usine, ils s’appuient sur des réseaux politiques et syndicaux au niveau de la localité ou du département et bénéficient également des relations entre organisations françaises et turques. À Poissy, au début des années 1970, les ouvriers turcs sont la seule nationalité à bénéficier d’un journal spécifique édité par le syndicat de l’usine.
9Malgré quelques expériences de cet ordre, la syndicalisation des ouvriers immigrés demeure faible dans ces usines. Un repérage non exhaustif des adhérents de la CGT dans les usines Citroën du 15e arrondissement en 1973 montre que sur un échantillon de 130 syndiqués moins d’un quart sont nés hors de France métropolitaine et la majorité de ceux qui sont dans ce cas sont européens12. Un état de la situation des syndicats dans chaque usine Citroën en 1975 établi par la CGT montre également que les travailleurs immigrés sont faiblement représentés parmi les élus, alors que le nombre d’ouvriers spécialisés et d’ouvriers professionnels (OP) y est relativement équilibré : sur 27 274 salariés, dont 18 531 ouvriers, on compte entre 266 et 351 syndiqués, parmi lesquels 11 immigrés ont un mandat d’élu13. À Poissy, la semi-clandestinité des équipes syndicales qui prévaut encore tout au long des années 1970, bien que de façon atténuée, est également un frein à la syndicalisation et à l’engagement des ouvriers immigrés. L’ambiance dans les usines et la surveillance permanente des syndicalistes obligent ces derniers à chercher d’autres voies de contact avec les ouvriers immigrés, notamment grâce aux permanences installées dans les unions locales et organisées par nationalité ou en diffusant le matériel syndical dans les trains empruntés par les salariés et dans les foyers de travailleurs immigrés. Plus généralement, les lieux de vie, les cafés, les quartiers immigrés sont des espaces où les syndicalistes peuvent s’adresser aux ouvriers avec plus de liberté, bien qu’ils ne soient pas à l’abri de toute surveillance ou autre forme de contrôle.
10Avant 1982, la rareté des conflits illustre l’extrême confinement de la conflictualité sociale dans les usines Citroën et Simca-Chrysler, ainsi que l’efficacité tant des formes d’encadrement des travailleurs que du poids du syndicalisme indépendant. Néanmoins, des conflits très localisés soulèvent des questions propres au quotidien des usines qui font écho à celles qui s’expriment au début des années 1980 : la dignité, le boni (prime au rendement), dont la suppression sera effective chez Citroën en 1982, les cadences de travail, dont les grévistes de Citroën et de Talbot obtiendront l’affichage et que certains parviendront à faire baisser, la feuille de paie et l’établissement d’une grille salariale, etc. Ces questions d’usine traversent donc la période des années 1968 jusqu’aux conflits de 1982, en suscitant des réactions modestes et souvent rapidement réprimées dans lesquelles sont impliqués les ouvriers immigrés. D’autres problèmes sont rendus visibles à travers des mobilisations de travailleurs immigrés, chez Citroën surtout, qui ne concernent qu’indirectement les usines, en particulier la législation sur l’immigration et le racisme. Ainsi, en février 1973, après la publication des circulaires Marcellin-Fontanet14, et alors que la cause des sans-papiers est portée dans l’espace public par les grèves de la faim (Siméant, 1998), 13 ouvriers tunisiens de Citroën, soutenus par l’Union nationale des comités de lutte d’ateliers (UNCLA)15 par le Comité de défense de la vie et des droits des travailleurs immigrés (CDVDTI)16 puis par la CFDT, dénoncent l’imbrication des politiques migratoires et des pratiques d’embauche et de mise au travail de la main-d’œuvre immigrée :
Nous avons été embauchés en Tunisie par l’Office national d’immigration et Citroën avec les promesses de cartes de travail de 6 mois. [...] Arrivés en France on nous a mis OS montage. Et ce n’est qu’au bout d’un mois et demi, après protestation de notre part, que nous avons obtenu notre carte de séjour d’un an. [...] Malgré toutes nos démarches auprès de nos contremaîtres et chefs d’atelier, on refuse de nous donner le papier de présence au travail nécessaire pour l’obtention de la carte de travail. Si nous n’obtenons pas de carte de travail d’ici le 28 février, nous serons tous refoulés en Tunisie17.
Ils menacent par conséquent d’entamer une grève de la faim s’ils n’obtiennent pas leur titre de séjour et de travail, d’autant plus qu’à la perte possible de leur emploi s’ajoute celle de leur logement. Le 22 février, 14 ouvriers tunisiens sont en effet expulsés de leur foyer par Citroën, qui refuse de les embaucher définitivement. N’ayant pas mis leur menace de grève de la faim à exécution, c’est en occupant le bureau du directeur régional du travail et de la main-d’œuvre qu’ils obtiennent des promesses d’embauche leur ouvrant la voie à un titre de séjour.
11Une autre action menée par des travailleurs immigrés revêt des caractéristiques proches et illustre une connaissance par certains d’entre eux d’initiatives militantes extérieures à l’entreprise. En septembre 1973, le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) organise une grève contre le racisme (Hajjat, 2006) qui se développe inégalement selon les localités et les entreprises. Un tract du MTA évoque une grève générale dans les usines Citroën18, quand les Renseignements généraux comptabilisent 27 participants19 parmi lesquels 18 Algériens, six Marocains et trois Tunisiens. Ils seront pour la plupart licenciés ou sanctionnés. Cette extension du domaine de la lutte au racisme qui sévit alors en France vise à réintroduire dans les pratiques militantes usinières une exigence d’égalité qui ne se réduit pas aux strictes questions de travail.
12Cependant, la faiblesse de ces mobilisations et les limites de l’activité syndicale au sein de Simca-Chrysler et de Citroën freinent fortement, voire empêchent, la syndicalisation des ouvriers immigrés. De plus, l’absence apparente de transmission de ces expériences rend aléatoire l’idée d’une continuité entre les années 1968 et les événements de 1982. Mais, aussi furtives et minoritaires soient-elles, les expériences de conflits et de syndicalisme dans les années 1968 dessinent des enjeux autour desquels les ouvriers immigrés vont se mobiliser dans les années 1980 et qui touchent à la manière dont s’articule leur condition de travailleurs et d’immigrés, avec en toile de fond une exigence d’égalité.
D’un mai à l’autre
13De nombreux commentaires, pour s’en féliciter ou le déplorer, évoquent l’arrivée soudaine des travailleurs immigrés dans les rangs syndicaux des usines automobiles de la région parisienne. Les Renseignements généraux consacrent ainsi plusieurs notes décrivant les ressorts et les formes de mobilisation de ces ouvriers ainsi que leurs influences politiques pendant et après le printemps 198220. Ce phénomène inédit qui voit des OS immigrés protester, intégrer les syndicats, en bouleverser les structures et en perturber les modes d’action est perceptible lors du meeting qui précède la reprise du travail à Citroën-Aulnay. L’affirmation massive de l’adhésion à la CGT se manifeste par les milliers de cartes syndicales tendues par les participants au meeting, leurs cris « CGT, CGT » et le passage de témoin entre le secrétaire du syndicat, français, et son successeur, marocain. Derrière le cérémonial syndical bien contrôlé, ce rituel protestataire que constitue le meeting renforce l’adhésion et fait office d’affichage de l’unanimisme syndical. Dans le moment fusionnel qui marque l’existence d’un collectif conscient de lui-même, « le syndicat et les ouvriers coïncident » (Vigna, 2007, p. 201), illustrant un processus d’appropriation du syndicat par les ouvriers. Le phénomène rendu visible lors de ce meeting confirme la dynamique apparue dans l’usine quelques mois avant la grève autour de l’émergence de nouveaux candidats de la CGT : alors que les ouvriers professionnels français, très minoritaires dans l’usine, occupaient jusque-là une position prépondérante dans l’animation du syndicat et lors des élections de représentants du personnel, ils sont désormais relativement minorisés.
14On constate également à travers cette nouvelle participation au syndicalisme les changements à l’œuvre dans la population ouvrière immigrée : le turn-over des années 1970 s’estompe, l’ancienneté des ouvriers s’en ressent, de même que les aspirations, qui ne sont plus uniquement financières dans la perspective d’un retour rapide au pays, mais sont liées à l’installation de la famille, au logement, à la progression de carrière, etc. Après mai 1981, pour la CFDT, « si les immigrés se battent aujourd’hui, c’est finalement pour leur place en France21 ». De même, pour la CGT, « de plus en plus nombreux, ils [les travailleurs immigrés] refusent la notion d’assistance, exprimant de nouvelles revendications concernant notamment le respect de leur dignité et de leur personnalité, ils prennent des responsabilités à tous les niveaux de la vie syndicale », ce qui doit inciter le syndicat à « leur donner à tous les niveaux de l’organisation syndicale la place qui leur revient22 ». Les « dix, quinze, vingt nationalités différentes, mais [faisant toutes partie] d’une même et unique classe, la classe ouvrière23 » constituent donc un nouvel acteur syndical capable de « permettre à toutes les catégories de travailleurs de pouvoir discuter librement, de [s’]exprimer et de revendiquer24 ». Aux yeux du secrétaire de la fédération de la métallurgie CGT, ils prennent ainsi place « aux premiers rangs du combat de la classe ouvrière25 ».
15Les quelques syndicalistes qui ont vécu mai 1968 dans les usines Citroën signalent les différences dans l’engagement et le sens donné par les acteurs à leur participation aux conflits de 1982. Yves Léger, l’un des deux cégétistes français encore présents alors à l’usine d’Aulnay, rentre chez Citroën en 1961 à 28 ans, après diverses expériences professionnelles. Il y devient rapidement P2. Il se syndique à la CGT, adhère au Parti communiste français (PCF) en 1968 et participe à l’occupation de son usine dans le 15e arrondissement. Il souligne les différences entre le mouvement de 1968 et celui de 1982 :
En 68, il y avait le contexte national, on luttait pour les salaires et pour la reconnaissance du syndicat dans l’entreprise. Le contexte national a permis... Dans un contexte autre, Citroën aurait pas fait six semaines de grève. Tandis que là, notre mai à nous, à Aulnay et à Saint-Ouen, Levallois, Asnières, c’était la non-application de la reconnaissance qu’on avait obtenue en 68. Il y avait la question des salaires, conditions de travail et dignité de l’homme. On peut pas dire qu’en 68 les travailleurs étaient brimés comme ils étaient brimés à Aulnay. Le « si t’es pas content t’as qu’à rentrer dans ton pays », je dis pas qu’en 68 ça se disait pas, mais pas à ce niveau-là. On disait pas en 68, « t’es qu’un travailleur, ferme ta boîte, si t’es pas content, tu t’en vas ». Et puis le contexte national avait changé, depuis le 10 mai. En France, on voyait des tas de choses qui bougeaient, et chez Citroën, pas. Les militants, on a peut-être accéléré les choses, mais ça a été une explosion. Et une explosion de joie, de tous ces travailleurs, de toutes ces ethnies, mêlés à des Français, c’était une explosion, que nous n’avions pas connue en 68. 68, c’était le rassemblement devant l’usine, calme, aujourd’hui comme tout le reste en France, on est en grève, on a un programme, la CGT, à défendre... Mais là, c’était le saut par-dessus les grilles, le passage sous le grillage parce qu’ils avaient fermé les portes. [...] C’était très poignant. [...] Ça prenait aux tripes26...
16Le syndicaliste souligne ici les évolutions négatives que le traitement des salariés a connues, en particulier les ouvriers immigrés entre 1968 et 1982, mais surtout les éléments qui distinguent les deux grèves. D’une part, en parlant de « notre mai à nous », il pointe l’appropriation de la grève par les salariés de Citroën, en dehors de tout contexte national poussant au conflit. En quelque sorte, en 1968, la grève s’impose aux salariés alors qu’elle est mise en œuvre par eux en 1982. Mais, en même temps, il souligne un lien entre ces deux moments, comme si 1982 venait achever ce qui avait été commencé par les grévistes de 1968. Un deuxième aspect concerne la subjectivité gréviste et les formes de l’action. Yves Léger décrit le calme maîtrisé des cortèges syndicaux de 1968, la défense du programme revendicatif comme dans toute grève ou toute autre entreprise. En 1982 en revanche, l’émotion domine l’action, et le comportement des grévistes est au diapason de cette émotion, bien loin du respect de l’ordonnancement syndical classique. « L’explosion » de 1982 tient autant du geste de défi à l’égard de la maîtrise – on saute par-dessus les grilles – que de la libération de la parole. Enfin, un autre grand changement est de nature sociologique. En mai 1968, malgré la présence de travailleurs arabes dans les usines Citroën, les immigrés qui participent à la grève sont majoritairement portugais ou espagnols ; quant à la CGT, elle est surtout composée de Français. En évoquant les travailleurs de « toutes ces ethnies » mêlées aux Français, le syndicaliste signale, dans un registre ethnoracial, les nouvelles figures de grévistes que sont les travailleurs immigrés issus des anciennes colonies.
Prescriptions syndicales et transformations du syndicalisme
17Chez Citroën et chez Talbot, c’est d’abord l’expérience gréviste qui donne lieu à un investissement militant, ce qui a des effets sur les modes d’appropriation des pratiques syndicales. L’apprentissage syndical est fait de prescriptions et d’appropriation de représentations et de pratiques secrétées à travers les expériences accumulées et l’histoire syndicale, il vise à faire intérioriser « une manière “syndicale” de voir le monde » (Rimbert & Crespo, 2004, p. 44). Or, chez Citroën et chez Talbot, le peu de poids du syndicalisme CGT et CFDT et les politiques antisyndicales ont amoindri ces expériences. C’est donc dans un cadre peu rigide du fait de sa relative faiblesse qu’entrent les ouvriers immigrés en 1982.
Tensions et limites de l’apprentissage syndical
18La prise de parole des ouvriers immigrés a été remarquée durant les grèves de mai et juin 1982. Cette sortie du silence se poursuit à la reprise du travail et marque un changement d’attitude entre collègues et une reconnaissance mutuelle qui modifie la position symbolique des syndicalistes. Avant 1982, l’absence de résultats mais aussi de rétributions symboliques (Gaxie, 1977) pèse sur l’activité syndicale, lui ôtant une part de sa signification et amenant à faire douter les militants de leur utilité. Pour Mehdi, l’une des difficultés d’être syndicaliste au sein de Citroën, outre les aspects répressifs, tient au fait que l’« on sent qu’on envoie la balle qui ne revient pas. C’est-à-dire, même si tu as fait quelque chose pour les travailleurs, tu sens que c’est froid. C’est comme quand tu rends service à quelqu’un, tu sens qu’il s’en fout un peu ou beaucoup quelquefois. Alors tu es découragé quelquefois27 ».
19A contrario, l’esprit de fête présent après la reprise du travail illustre le nouvel état d’esprit et les relations qui se tissent entre salariés, la fin de la méfiance réciproque et la légitimité récente des syndicalistes qui se traduit par des sollicitations et des discussions permanentes. Ayoub, cariste à Citroën-Aulnay, s’est syndiqué quelques semaines avant le déclenchement de la grève et il souligne les changements advenus :
Moi, personnellement, je regrette rien, parce que j’ai vu les gens avant 82, comment ils étaient, et après 82, comment ils étaient. Parce que, avant 82, les pauvres, ils peuvent pas parler, ils peuvent pas discuter avec toi, ils connaissent que ça, le travail-la maison, la maison-le travail. Il n’y a personne qui a confiance en l’autre. Maintenant, on est libre, on discute avec n’importe qui. [...] C’était pas comme dans le temps où on marchait comme des gens aveugles, on voyait rien. Là, c’était autre chose. La grève de 82, ça a fait beaucoup de choses28...
Ces modifications dans le fait de pouvoir parler entre salariés, de prendre confiance collectivement, s’accompagnent d’une contestation des pratiques hiérarchiques illégitimes ; elles dépassent parfois la simple mise aux normes des relations sociales dans l’entreprise, agissant comme une délégitimation symbolique de la fonction de chef.
20Les anciens syndicalistes évoquent donc souvent dans leurs souvenirs l’idée d’un changement profond qui permet de nouvelles sociabilités entre ouvriers. Pour d’autres, la période est plus contrastée, et des difficultés à mener une véritable activité syndicale apparaissent. Les constats a posteriori sur cette période ne sont donc pas unanimes et posent la question du passage aussi rapide entre deux formes de structuration collective et de rapport au syndicalisme – l’une fortement délégataire, pour ne pas dire paternaliste et clientélaire, l’autre de nature plus agonistique. Ils posent aussi la question du maintien ou non des structures de pensée, dont on peut estimer qu’elles ne s’effacent pas si rapidement après des années passées dans un système solide fondé sur la prééminence du syndicalisme indépendant. S’il est indéniable que le syndicalisme et la contestation ouvrière prennent de nouvelles formes et bouleversent l’ordre politique des usines Talbot et Citroën, l’hypothèse d’un transfert de la Confédération des syndicats libres (CSL) vers la CGT des modes de relation entre les salariés et l’organisation n’est pas à écarter, comme le souligne un responsable de la CFDT à propos des ouvriers immigrés qui, « marqués par 20 ans de CSL [...] ont tendance à attendre qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire29 ». La nouvelle situation syndicale et l’héritage des relations sociales organisées autour de la Confédération française du travail (CFT) puis de la CSL conduit une organisation comme la CGT à devoir répondre à des injonctions contradictoires oscillant entre rupture avec le système ancien et reproduction partielle de certains de ses aspects. A posteriori, des critiques émanant d’anciens militants pointent le problème des raisons de l’adhésion aux organisations syndicales et du passage de la CSL à la CGT ainsi que celui des effets de la nouvelle situation syndicale sur les militants. François a été l’un des animateurs de la CFDT pendant la grève de 1983-1984 chez Talbot ; il décrit les changements qui s’opèrent chez les délégués après 1982 et les raisons d’une partie des adhésions à la CGT ou à la CFDT :
Il y avait des bases d’adhésion un peu curieuses. Les délégués historiques, à partir du moment où ils avaient pris un peu d’importance, arrivaient en costard sur les chaînes. Ces mecs-là sont devenus un peu des notables. Et il y avait derrière... ils avaient leurs gens et eux s’appropriaient une sorte de monopole sur la réflexion des gens. La démocratie, c’était pas leur truc30.
Le syndicaliste fait remarquer ici la position symbolique des nouveaux délégués illustrée par la distance prise avec les codes vestimentaires ouvriers, à l’image des responsables immigrés de la CFT-CSL. La critique concerne également les relations de ces délégués avec les autres salariés, décrites comme celles de « notables » avec « leurs gens », ces derniers se situant dans un rapport de subordination et de dépendance vis-à-vis des délégués qui tirent leur pouvoir, symbolique tout au moins, de leur position syndicale. La massivité des adhésions dans les usines de Citroën et de Talbot fait donc douter certains syndicalistes de la légitimité d’une partie de celles-ci. L’un des responsables de la CGT à Poissy depuis le début des années 1970 décrit ainsi les limites de cette vague de syndicalisation :
Jean-Marie – On a fait 4 000 adhésions à la CGT ce mois-là, mais on était conscients que ça allait pas durer. On a fait des adhésions d’immigrés pas très cultivés, qui pensaient que maintenant c’est la CGT qui va prendre le pouvoir, vaut mieux être bien avec la CGT, avec la CGT on va tout avoir... On avait beau leur expliquer que non, [que] c’était une lutte collective, que c’est le patron qu’a toujours les rênes de l’entreprise... C’était compliqué pour nous.
Vincent G. – Mais est-ce qu’ils reproduisaient les rapports qu’ils avaient pu avoir avec la CSL ?
Jean-Marie – Exactement. Alors, les premiers jours, on avait un local syndical, il y avait une queue de 150 mètres : « alors moi, j’ai pas eu de rallonge », « moi, j’ai pas eu de logement »... Tout ce qu’on pouvait pas satisfaire. Et la direction en jouait, elle envoyait des mecs dans le mouvement pour accentuer ça. [...]
Vincent G. – Mais du coup, la confiance que vous aviez créée après la grève de 1982, est-ce qu’elle était maintenue ?
Jean-Marie – Non, il y a tellement de gens qui ont cru à la CGT, que la CGT allait tout leur amener, ils avaient pas compris que le pouvoir était toujours du côté de la direction, c’était pas un délégué qui allait régler les problèmes. Et tous ceux qui ont cru à ça, ils ont été déçus de la CGT, ils voyaient la CGT autrement31...
Le syndicaliste décrit ici un conflit d’interprétation de la fonction de l’organisation syndicale. Appartenir à une institution, en adhérant à un syndicat par exemple, implique « l’acceptation minimale de la logique de ses activités, héritée de son histoire et inscrite en quelque sorte dans ses pratiques les plus ordinaires comme dans les représentations qu’on en a » (Lagroye & Offerlé, 2010, p. 17). Or les pratiques et les représentations sont, dans ce cas précis, héritées du système CSL et se confrontent à celles qu’essaient d’inculquer les responsables syndicaux. Les caractéristiques du public concerné, des immigrés sans expérience militante, semblent rendre difficile aux yeux du syndicaliste une appropriation des schèmes d’interprétation cégétistes du monde du travail, pensé sur un mode nécessairement conflictuel et dans lequel intervient le rapport de force. L’incapacité de la CGT à répondre à un certain nombre de demandes individuelles ne peut alors que conduire à des déceptions et à des défections. Cependant, ce regard rétrospectivement critique est sans nul doute dû en partie à la crise de désaffection que connaît la CGT après les licenciements de 1984. D’autres militants portent d’ailleurs un regard plus enchanté sur ce moment de syndicalisation et les efforts mis en œuvre par le syndicat pour s’adapter à ses nouveaux adhérents.
Incarner et représenter la diversité
21Le syndicalisme qui émerge après 1982 implique donc une transformation des structures syndicales. Parmi celles-ci, la prise en compte des différenciations nationales ou ethniques, ou du moins perçues comme telles, oriente les modes de représentation, d’expression et d’organisation des syndicats. Ainsi, le 28 mai 1982, lors d’un meeting précédant la reprise du travail à l’usine Citroën-Aulnay, la CGT prend soin de rendre visible la diversité de ses nouveaux délégués en faisant intervenir chacun à leur tour à la tribune un Marocain, un Turc, un Mauritanien32... De même, la propagande syndicale peut mettre en scène cette diversité qui se solidarise et s’unifie sous l’égide de la CGT. À l’occasion des élections du comité d’entreprise (CE) de Citroën-Aulnay en décembre 1982, le tract d’appel au vote titré « Quand plusieurs gars du monde font une table ronde parlant de leurs problèmes, ils parlent CGT » donne la parole à plusieurs ouvriers : un Vietnamien, un Africain subsaharien, un Portugais, un Français qui n’a pas fait grève, un musulman et un Turc incarnent dans leurs témoignages la diversité du syndicat et la façon dont celui-ci peut répondre à des exigences variées, la CGT étant le moyen de dépasser les particularismes nationaux ou culturels sans les nier33. Le souci de ne pas masquer la diversité des travailleurs, mais de la subsumer parfois dans la catégorie d’ouvriers ou d’OS, permet à la CGT de se poser à l’articulation du particulier et de l’universel, ce qui ressort également des formes d’organisation interne. Lors de son congrès de juin 1983, le syndicat CGT de Talbot met en place différentes commissions, les plus nombreuses concernant les travailleurs immigrés : une commission pour les travailleurs nord-africains, une pour les Turcs, une pour les Africains, une pour les Espagnols34. Alors que les groupes de langue ont disparu des formes d’organisation syndicale, la CGT réintroduit des structures proches, qui remplissent certes une fonction pratique – s’adresser aux immigrés dans leur langue d’origine –, mais organisent également les salariés en groupes distincts, partant du postulat qu’ils connaissent des problèmes spécifiques35. De même, la CGT organise des réunions à destination des Africains noirs de Citroën, en plusieurs langues (sarakolé, wolof, français, bambara, peul, toucouleur) qui visent à recenser les Africains de l’entreprise, à les faire se connaître mutuellement, à ce qu’ils rencontrent les deux délégués noirs de Citroën et élaborent des revendications spécifiques. Face à un afflux massif de nouveaux syndiqués, la plupart immigrés, la CGT cherche donc à représenter la diversité des nationalités et des origines en son sein.
Des relations renégociées entre syndicalisme et pouvoir marocain
22La spécificité de la question marocaine prend un nouveau tour à partir de 1982. Les relations entre les nouveaux syndicalistes marocains et l’ambassade ne s’apaisent pas et l’activité antisyndicale de l’amicale marocaine se poursuit, notamment par la diffusion dans les usines de tracts signés le plus souvent par des « Marocains libres », visant explicitement à détourner les travailleurs marocains de l’activité syndicale :
En effet nous avons gagné notre liberté, notre dignité, nos lieux de prière, des augmentations importantes, des primes du samedi, les qualifications, la formation, etc. Et malgré tous ces avantages qui seront sans doute suivis par d’autres, une poignée parmi vous continue de s’agiter sans penser attentivement aux conséquences qui seront engendrées par ces manœuvres36.
La nouvelle situation ne permet donc pas de nier toute légitimité à la grève, mais il s’agit d’en dénoncer le recours récurrent, les formes violentes ainsi que les conséquences possibles. Selon les « Marocains libres », l’adhésion de force à la CGT participe d’un climat de violence quotidienne : « Brimades, menaces, agressions, compromissions de tous genres sont monnaie courante et dépassent même l’entendement. Nous, travailleurs marocains libres, nous ne pouvons plus accepter ces sortes de méthodes : “tu nous suis, ou alors on s’occupe de toi ou de ta famille”37. » Les mises en garde vis-à-vis de toute activité syndicale sont également un rappel de la position que les Marocains doivent respecter en tant qu’immigrés en France, censée se caractériser par la neutralité politique, le respect du pays d’accueil et la perspective d’un retour au Maroc. L’activité des Marocains syndicalistes dans les usines risque alors d’avoir des répercussions sur l’ensemble des immigrés marocains en entachant leur réputation. Les conflits sociaux sont donc entendus comme antimarocains, d’une part parce qu’ils mettent à mal l’unité du peuple marocain, d’autre part parce qu’ils sont conduits sous l’égide de la CGT et en sous-main, selon les tracts, par le Parti communiste, possibles alliés du Front Polisario dont sont membres certains ouvriers de Citroën et de Talbot. Ainsi, la grève pose problème dès lors qu’elle « touche la communauté marocaine dont les membres se combattent les uns et les autres38 », les syndicalistes marocains étant décrits comme de mauvais Marocains, hostiles à la cohésion nationale39.
23Cependant, la nature des relations entre les autorités marocaines et les organisations syndicales évolue. Pendant et surtout après le conflit de 1982, des Marocains occupant des fonctions dirigeantes à la CGT sont convoqués à l’ambassade. À l’automne 1982, 12 délégués CGT marocains de Citroën-Aulnay font savoir à leurs collègues marocains que « l’ambassade leur avait recommandé de ne pas faire de politique et de se cantonner dans les activités syndicales40 ». Contraintes d’accepter l’engagement syndical de leurs ressortissants, les autorités veillent à ce que cet engagement ne se double pas d’une adhésion au Parti communiste. Mais ces contraintes ne résultent pas seulement de pressions exercées par les personnels de l’ambassade. Des syndicalistes marocains contribuent aussi à la construction de ce discours ; des relations se nouent avec l’ambassade, faisant ainsi évoluer les pratiques syndicales, mais également les attitudes antisyndicales des représentants marocains. Dès la fin de la grève en effet, la CGT cherche à apaiser d’éventuelles tensions avec les autorités marocaines et convie l’ambassadeur et le consul général à une réception afin de discuter des événements qui viennent de se dérouler, en présence de nombreux responsables syndicaux, du maire d’Aulnay-sous-Bois, du député de la circonscription et de membres du conseil général de Seine-Saint-Denis. Ce type de rapprochement gagne en intensité avec la prise de responsabilités de certains délégués marocains et donne à voir une relation relativement inattendue entre le syndicalisme et les représentants de l’État marocain. En mars 1983, le comité d’établissement dirigé par la CGT célèbre la fête nationale marocaine en présence des membres du consulat. Le syndicat s’adapte ainsi aux sociabilités de sa nouvelle base militante qui, de cette façon, s’approprie l’organisation en y important une partie de son histoire et de sa culture. Le discours syndical est donc réorienté, du moins en certaines circonstances, en raison de la nouvelle configuration et des liens entre une partie des nouveaux responsables syndicaux et les autorités de leur pays.
Délégués de chaîne et nouvelles formes de représentation ouvrière
24Au-delà de la représentation de la diversité, l’afflux de syndiqués après les grèves de 1982 et le décalage entre cette nouvelle représentativité syndicale de fait et la réalité des rapports de forces issus des précédentes élections professionnelles incitent les syndicats à créer de nouvelles formes de représentation et de délégation des salariés. L’enjeu au cœur de la désignation des délégués et des porte-parole a à voir avec la manière dont une organisation choisit et fait agir certains individus pour incarner et produire le groupe des salariés « à travers l’acte de représentation [...] en exprimant un certain nombre de solidarités [...] en façonnant des principes de cohésion » (Béroud, 2009, p. 140). Car c’est « parce que le représentant existe, parce qu’il représente (action symbolique), que le groupe représenté, symbolisé, existe et qu’il fait exister en retour son représentant comme représentant d’un groupe » (Bourdieu, 1984, p. 49). Les délégués de chaîne qui apparaissent en 1982 constituent une forme inédite de représentation et instaurent de nouvelles pratiques qui perturbent l’institution syndicale, ses cadres de pensée et ses modes d’action. Les enjeux autour de la définition des missions des nouveaux délégués posent donc en filigrane deux types de questionnements indissociables : celui de l’apprentissage syndical et celui des processus de délégation et de représentation.
25Présenté comme un choix pragmatique et répondant à une demande collective, la décision de désigner des délégués de chaîne n’a rien d’évident pour les militants de la CGT, cette dernière ayant souvent été réticente quant aux formes de représentation directe des salariés. Dès septembre 1982, on comptabilise chez Talbot 262 délégués de chaîne à la CGT et 80 à la CFDT et au moins 115 pour la CGT à Aulnay, désignés parfois de façon informelle, parfois par un vote explicite de leurs collègues syndiqués et non syndiqués41. S’il s’agit pour la plupart d’OS immigrés, ils ne partagent pas toujours pour autant les caractéristiques de bon nombre de leurs collègues, notamment par leur maîtrise du français, nécessaire pour faire le lien avec les délégués français et régler les problèmes des salariés avec leurs supérieurs. Investissement dans les grèves, reconnaissance par leurs pairs et capital scolaire et / ou linguistique semblent donc participer au choix de ces délégués.
26Les délégués de chaîne occupent une position hybride : institués au sein du groupe ouvrier, validés par les organisations syndicales, ils ne sont pas reconnus par les instances représentatives du personnel, mais peuvent être en position de négocier avec certains membres de l’encadrement. Ils incarnent alors l’expression d’un collectif ouvrier qui se construit au plus près de la base. Leur hybridité tient aussi à la nature du groupe qu’ils représentent. La secrétaire de la CGT de Talbot explique en effet :
Les délégués de chaîne, c’étaient pas les délégués du personnel, mais c’étaient les représentants des travailleurs sur une partie de la chaîne. Alors, le porte-parole de qui ? Pas des syndiqués, parce qu’il y avait des gens qu’étaient pas syndiqués à la CGT mais qui s’étaient mis en grève, et qui avaient envie et qui nous soutenaient, qui avaient des problèmes, des revendications42...
Cette ambivalence renvoie également au rapport plus ou moins distant entretenu avec les structures syndicales et les autres délégués, élus, ainsi qu’aux dimensions de contrôle que le syndicat exerce sur eux. Un de ces délégués distingue d’ailleurs le fait d’être délégué par les autres ouvriers et délégué du syndicat43. Selon les témoignages, la distance ou la proximité entre ces délégués et leurs organisations syndicales sont plus ou moins grandes, de même que le respect des pratiques syndicales. Pourtant, le cadrage des missions du délégué de chaîne par la CGT insiste sur le caractère interne à l’organisation syndicale : élus par les syndiqués, investis d’une mission syndicale par le syndicat, ces délégués doivent être les porte-parole des syndiqués auprès du syndicat et du syndicat auprès des syndiqués. Ils sont donc un outil démocratique interne et externe au syndicat : le collectif ouvrier ne se confondant pas avec le collectif syndiqué, le délégué de chaîne doit être capable d’exprimer les desiderata de l’ensemble des travailleurs, au-delà des seuls syndiqués : « non seulement le délégué de chaîne représentera les syndiqués CGT, mais il se donnera également une dimension de rassembleur de tous les travailleurs sur la base des revendications communes », peut-on lire dans un document de la CGT44. La CFDT définit également les missions de ses délégués de chaîne, en insistant sur les actes concrets du militantisme. Représentant du syndicat, le délégué de chaîne est vu là aussi comme « le seul et véritable trait d’union entre les travailleurs, le délégué syndical ou mandaté du secteur et la section syndicale45 ». Sa mission est d’écouter et d’informer, ce qui nécessite de connaître les orientations de la section CFDT, de participer aux réunions mensuelles, d’entretenir une relation étroite avec le délégué syndical, d’expliquer aux autres travailleurs les décisions du syndicat. Son rôle de représentation s’exerce aussi envers la maîtrise à laquelle il doit s’imposer comme un interlocuteur légitime. En cas de conflit, le délégué de chaîne doit « avertir aussitôt le délégué syndical ou mandaté du secteur, se tenir avec les travailleurs pour comprendre et expliquer les raisons du conflit au délégué syndical lorsqu’il sera sur les lieux, prendre parti et expliquer les raisons46 ». Enfin, les délégués de chaîne de la CFDT sont chargés de désigner les délégués syndicaux.
Bacary
Originaire du Mali, fils de militaire, Bacary est le premier membre de sa famille à émigrer en France, où il arrive en 1970 après avoir travaillé dans l’agriculture et l’élevage au Mali pour épargner l’argent du voyage. Il travaille d’abord comme manœuvre dans une petite entreprise de fabrication de caravanes, dans le 19e arrondissement de Paris, jusqu’en décembre 1972, au moment où l’entreprise déménage. Il est embauché par Simca-Chrysler en 1973, sur les chaînes de montage de l’atelier B3, et prend la carte de la CFT. Constatant les inégalités entre les salariés, les passe-droits dans l’avancement des carrières et les hausses de salaire, il se syndique clandestinement, du fait de la répression syndicale, à la CGT en 1975. En juillet 1976, il repart au Mali pendant six mois. De retour à Paris, il reprend son travail à l’usine de Poissy. Il loge dans un foyer pour travailleurs africains, puis s’installe dans un appartement à Saint-Denis en 1985. Il reste syndiqué clandestinement jusqu’à la grève de 1982 puis devient délégué de chaîne, puis délégué du personnel (DP). Il poursuit sa carrière professionnelle jusqu’à devenir contrôleur en 2001, parallèlement à sa carrière syndicale puisqu’il conserve son mandat de DP jusqu’en 2011, un an avant de prendre sa retraite. Il milite également dans une association de solidarité avec son village d’origine, où il se rend régulièrement.
Source : Entretien avec Bacary, juillet 2013.
27L’extrait d’entretien avec Bacary permet de dessiner les qualités d’un bon délégué de chaîne :
Vincent G. – Là, je vois votre carte de délégué de chaîne. Ça consistait en quoi, délégué de chaîne ? Comment êtes-vous devenu délégué de chaîne ?
Bacary – Quand on fait la grève [...] il faut quelqu’un qui gère, qui a du sang-froid, on peut pas nommer quelqu’un délégué de chaîne comme ça, t’es pas automatiquement élu par... non. C’est le syndicat qui nomme untel, qu’on sait qu’il peut s’occuper de tel secteur. [...] Après la grève, c’était dur, parce qu’il y a des règlements de compte. [...] On dit que le pouvoir a changé un peu de camp, et les gens ils ont eu du mal à accepter ça. Donc, pour calmer ça, il faut vraiment quelqu’un qui a du sang-froid, donc les délégués de chaîne, ils servent à ça, mais ce n’est pas reconnu par la direction. [...]
Vincent G. – Et vous disiez que quand il y avait un problème avec un chef, vous arrêtiez la chaîne rapidement. À la direction, ils réagissaient comment face à ça ?
Bacary – Avant, on arrête la chaîne parce qu’il y a une masse de salariés qui te soutient, parce que les délégués, ils sont rien s’il n’y a pas... Un délégué qui est fort, c’est par son entourage qu’il a des soutiens. Donc, on arrête la chaîne, tout le monde est d’accord, on ne redémarre pas tant qu’il y a pas ça. [...] Mais si, par exemple, un délégué arrive, il arrête la chaîne, et les gens suivent pas, ils vont redémarrer la chaîne, la chaîne va repartir, et le délégué il sera sanctionné.
Vincent G. – Ça arrivait que des délégués arrêtent la chaîne sans qu’il y ait beaucoup de gens d’accord avec lui ?
Bacary – C’est ce que je disais tout à l’heure, c’est important les délégués de secteur, qui connaissent bien la situation, et aussi les gens qui disent « je connais bien mon délégué, je vais appeler mon délégué », et un délégué arrive, par exemple, quelqu’un qui n’est pas très doué dans le syndicalisme, qu’est-ce qu’il va faire ? Paf, il arrête la chaîne, et moi, je m’arrête pas, le problème il ne me concerne pas, à côté ils ne savent même pas c’est quoi [le problème], il y aura pas la solidarité. Et qui va être dans la merde ? C’est ce qu’on dit toujours, si t’as un copain, ou un ami de l’autre côté, tu lui dis, voilà, moi j’ai tel problème à l’atelier, au lieu d’aller arrêter la chaîne, allez demander au délégué sur place, parce qu’il est mieux placé pour savoir. Lui, il va vérifier ce qu’on lui a raconté, est-ce que c’est vrai sur le terrain, il va voir les autres gars à côté. Si le gars, il est pas au courant sur place, il doit prendre le temps de vérifier si c’est vraiment ça. Et là, il peut rassembler, parce qu’il est connu47.
Les qualités du délégué de chaîne sont donc une capacité à savoir réagir à certaines situations (« quelqu’un qui gère, qui a du sang froid »), la possession d’un certain capital social (« un délégué qui est fort, c’est par son entourage qu’il a des soutiens ») et une certaine connaissance des problèmes de l’usine (« il est mieux placé pour savoir »). Ces qualités constituent un savoir-faire, à l’opposé d’autres délégués qui peuvent s’avérer « pas très doués dans le syndicalisme ». Alors que les normes édictées par les syndicats s’attachent surtout à expliciter la position des délégués de chaîne par rapport aux autres délégués et au sein des organisations, c’est la maîtrise d’un sens pratique syndical qui permet à ce syndicaliste de distinguer les bons délégués des autres.
28Si la CGT et la CFDT pointent l’importance des délégués de chaîne dans la vitalité démocratique de leurs propres organisations, ces derniers restent néanmoins cantonnés à une position subordonnée, en particulier par rapport aux délégués élus dans les institutions représentatives du personnel, reflétant leur position dans l’usine et leur non-reconnaissance par les directions d’entreprise. Les droits des uns et des autres ne sont pas les mêmes et les définitions de leurs tâches par les syndicats sont assez restrictives : cantonnés à un espace restreint, ils sont censés agir surtout à l’échelon de base de l’organisation des syndicats, sans que soient envisagés des coordinations ni des conseils de délégués de chaîne à l’échelle d’un atelier ou d’un bâtiment. Pour autant, le clivage entre élus et non-élus des instances officielles n’est pas le seul pertinent pour saisir les distinctions entre délégués syndicaux. C’est plus généralement un rapport à la base qui est en jeu et le risque qu’en « prenant la parole au nom de leurs collègues, en travaillant à défendre une cause, ils prennent en même temps de la distance à l’égard de l’univers social dont ils deviennent les représentants » (Mischi, 2011, p. 54). Si cela est particulièrement vrai pour les permanents qu’étudie Julian Mischi, le phénomène peut s’appliquer aussi pour les différents types de délégués. Certains d’entre eux font en effet état d’une distinction entre les délégués du personnel, « qui parlent pour la production, pour les conditions de travail, pour le coeff., pour les postes, pour les salariés handicapés, pour les accidentés du travail, les conditions de travail en général » et ceux du comité d’entreprise, « parce que le CE, tu y vas, tu écoutes un mec qui raconte n’importe quoi48 ». Parler pour la production, pour la base, s’oppose ainsi au fait de siéger au CE, lieu, aux yeux de ce syndicaliste, vide de pouvoir, où la revendication ouvrière pèse peu par rapport aux discours du camp d’en face et est source possible de problèmes :
Vincent G. – Et comment ça s’est passé à la fin de la grève, c’était quoi l’ambiance après ?
Salim – L’usine nous appartenait. Il y a eu avant 82 et après 82. Les élections, la CGT les a gagnées, on était élus, il y avait une organisation super et il y a eu l’invention des délégués de chaîne. [...] Et c’est comme ça que la base a élu des délégués, en dehors de la loi, en dehors des élections, qui étaient les représentants de leur équipe. Et les choses allaient beaucoup mieux. Moi, je suis devenu DP élu. [...] Et cette période de deux ans, on a gagné les élections de DP et de CE. Et ça, c’était la merde.
Vincent G. – Pourquoi ?
Salim – Bah, tant que c’était le militantisme sur chaînes, les revendications, améliorer les conditions de travail, les salaires, les rapports, la dignité, la liberté, c’était super pour nous. Mais une fois qu’il y avait le CE, qui veut dire argent, là, il y avait la corruption. Déjà le patron commençait à corrompre. [...] Moi, [au] CE, je m’emmerdais, ma tâche, c’est la chaîne, c’est les OS, c’est les problèmes qui se posent aux ouvriers. Le CE, c’est un moyen de corrompre les syndicats. Et ils y arrivent49.
Salim
Né dans un village du Rif en 1958, Salim est le fils d’un Marocain qui a d’abord vécu en Algérie puis a émigré en France où, après une courte expérience à l’usine Citroën de Clichy, il travaille dans la restauration. Il demeure en France jusqu’à sa retraite. Salim a quatre frères et sœurs et vit au sein d’une famille élargie de 18 personnes, jusqu’à son départ en France en 1974. Il arrête sa scolarité à 14 ans. Arrivé en France, il est embauché comme magasinier chez Citroën, à proximité de l’usine d’Aulnay-sous-Bois. À la fermeture du magasin où il travaille, il est muté à l’usine comme contrôleur. Il découvre alors le travail usinier, sans pour autant occuper une place parmi les plus subalternes. Il rencontre alors un militant de Lutte ouvrière (LO) qui l’initie à la lecture de livres politiques et de récits historiques. Il n’a cependant pas d’activité militante, ni à l’intérieur ni à l’extérieur de l’usine. Il suit parallèlement des cours du soir. Il se marie au Maroc en 1980. Fin 1981, alors que se profilent les élections professionnelles, Salim se syndique à la CGT et se porte candidat. Il est immédiatement muté sur un poste d’OS, sur la chaîne. Il participe activement à la grève du printemps 1982, est ensuite élu DP puis au CE. Lors de la grève contre les licenciements de 1984, il fait partie des animateurs de la CGT et organise l’occupation de l’usine. Il devient très rapidement critique envers la CGT à la suite de ce qu’il estime être une trahison de son syndicat. Plus tard, il obtient son certificat d’aptitude professionnelle (CAP) de mécanicien réparateur automobile et trouve un poste au plateau retouches. En 1984, il obtient un logement au Blanc-Mesnil, ce qui lui permet l’année suivante de faire venir sa femme et sa première fille (sur trois enfants), née en 1983. Ses critiques à l’égard de la CGT et du Parti communiste favorisent son rapprochement avec LO, dont il s’éloigne ensuite, notamment à cause des positions de cette organisation concernant la religion. En 1995, il subit une dépression puis est reconnu comme invalide. Il quitte définitivement l’usine en 2004 et devient assistant familial.
Source : Entretien avec Salim, avril 2012.
29Un autre type de problème posé par les délégués de chaîne tient à la position d’entre-deux qu’ils occupent et qui peut parfois les faire accompagner ou devancer certains actes des salariés – notamment les arrêts de chaîne –, mais également leur faire désamorcer les conflits. La secrétaire de la CGT à Talbot-Poissy décrit ainsi cette ambivalence et la nécessité alors de circonscrire en permanence les conflits :
Beaucoup de feux naissaient à cause de ces attitudes agressives, autoritaires, irrespectueuses de la part des agents de maîtrise. Beaucoup de conflits naissaient de là et les délégués de chaîne pouvaient être ceux par lesquels le dialogue pouvait avancer. Mais, parfois, c’était avec les délégués de chaîne que cela craquait parce que les agents de maîtrise ne reconnaissaient pas leur pouvoir. Du coup, les délégués de chaîne s’appuyaient sur les travailleurs pour dire : « Vous voyez, on a un pouvoir, puisqu’on est capable d’agir. »50
Les responsables syndicaux sont ainsi confrontés aux attitudes de certains de leurs délégués de chaîne qu’ils ne peuvent totalement cautionner, alors qu’ils sont sollicités par les directions des entreprises pour calmer les conflits, ce qu’ils ne peuvent pas non plus faire trop ostensiblement au risque de passer pour des « jaunes51 ». Ainsi, face aux formes de renouveau syndical que constituent les délégués de chaîne, les organisations syndicales, particulièrement la CGT, se situent dans un entre-deux : si elles les reconnaissent et valident leur élection, elles doivent parfois s’opposer à eux, faire revenir le calme en servant de tampons et de modérateurs entre l’humeur contestataire des délégués et les membres de la petite maîtrise des usines. Pour certains syndicalistes, les écarts constatés entre les consignes quant aux missions du délégué, le sens pratique syndical et les actes de ces délégués de chaîne touchent à la définition même de l’action syndicale et à sa possible dénaturation par ces derniers. Un militant tire en effet un constat particulièrement sévère de cette expérience, à laquelle il dénie toute pertinence, y voyant une source de problèmes pour la CGT :
Jean-Marie – Alors après, il y a eu ça, ces fameux délégués de chaîne. [...] C’est-à-dire que les mecs, ils décidaient à la place des salariés. C’est-à-dire que ça va pas, j’appuie sur le bouton et j’arrête la chaîne. [...] On a eu des conflits avec eux, on leur disait : « C’est pas comme ça que ça se passe. La chaîne s’arrête parce que les salariés font grève, mais elle ne s’arrête pas parce que le délégué l’a décidé. » Et donc les salariés ont gardé une très mauvaise image de ça. Ils nous l’ont fait payer à nous d’ailleurs, alors que notre idée, c’était qu’il y ait des délégués de chaîne, qu’au plus près des salariés il y ait des porte-parole. Ça partait d’un bon sentiment sauf que ces délégués-là, ils ont eu une emprise sur... Ça allait dans l’autre sens, ils ne respectaient pas la volonté des ouvriers.
Vincent G. – Ils étaient relativement autonomes par rapport au syndicat ?
Jean-Marie – Oui, très autonomes. Sans arrêt en conflit parce que les chaînes étaient arrêtées sans arrêt, parce qu’il y en a un qui appuyait sur le bouton... C’était pas du tout notre conception du syndicalisme. [...] Parce qu’on disait aux salariés « élisez vos délégués de chaîne », mais ils ont élu qui ? Quelqu’un qui avait été à l’école, qui avait été formé, qui parle bien, et souvent, c’étaient des mecs qui étaient placés par la direction, et on l’a su qu’après. [...] Et donc, on s’est retrouvés avec des conflits en permanence. On devait sans arrêt aller éteindre le feu quelque part52...
30Si ces propos ne reflètent pas un avis communément admis chez l’ensemble des syndicalistes, ils n’en révèlent pas moins les difficultés auxquelles ces derniers sont confrontés. Les délégués de chaîne, tels qu’ils sont ici évoqués, n’entrent pas en conformité avec le « rôle » attendu du syndicaliste, ils n’ont pas intériorisé un tel rôle du fait de l’absence d’une socialisation prolongée dans les syndicats. Être syndicaliste est le fruit d’une longue imprégnation, de l’acquisition d’un savoir militant, d’une idéologie. Dans cette description, les délégués de chaîne ne sont pas reconnus pour leurs qualités militantes, mais grâce à leur capital culturel et à leur charisme, alors que l’organisation syndicale cherche à contrôler collectivement les individualités. Pour ce responsable de la CGT, la tentative de créer des délégués qui soient à la fois l’émanation des salariés et du syndicat est un échec, et il revient à ce dernier, et à lui seul, de désigner ses représentants. Deux dimensions semblent donc séparer une pratique syndicale légitime d’une autre qui ne l’est pas. D’une part, la possession d’un capital militant « incorporé sous forme de techniques, de dispositions à agir, intervenir, ou tout simplement obéir » (Matonti & Poupeau, 2004, p. 8). D’autre part, le répertoire d’action : en multipliant les arrêts de chaîne, les nouveaux délégués contreviennent à une certaine éthique ou à un respect du travail et empêchent de faire prendre aux conflits un caractère massif et organisé.
31Au-delà des discours suspicieux portés sur les délégués de chaîne, les tensions mentionnées mettent en lumière les effets différenciés sur le militantisme des positions dans l’usine des syndicalistes : travailler et militer sur la chaîne ne crée pas les mêmes habitudes, les mêmes relations avec l’encadrement ni les mêmes sociabilités que pour d’autres syndicalistes qui, professionnellement et / ou parce qu’ils sont élus, développent d’autres pratiques militantes. Au-delà des perturbations de l’ordre usinier et des relations hiérarchiques, cette expérience interroge donc également les pratiques syndicales de représentation des ouvriers. Les différences d’appréciation quant aux délégués de chaîne renvoient en partie, mais en partie seulement, à la tension inhérente à toute activité de délégation des groupes dominés telle que la décrit Pierre Bourdieu (1981). En effet, le délégué de chaîne, par son rôle de représentant, « institue » le groupe au nom duquel il parle (les ouvriers de la chaîne), mais il court le risque de s’affranchir de ce groupe en occupant une certaine position dans l’usine. Cependant, l’existence des délégués de chaîne produit des effets et active des dispositions à l’action, la représentation peut alors prendre une dimension inclusive, comme le souligne Samuel Hayat : « Les individus et les groupes sociaux constitués par la représentation sont effectivement représentés dans la mesure où cette représentation fait naître chez les représentés des processus de politisation. » (2013, p. 132) Le processus de subjectivation qui est au cœur de cette politisation provoque « une activité politique autonome de la part des membres du groupe au nom duquel le représentant parle », permettant « aux sujets ainsi constitués de se doter d’une capacité d’agir propre » (ibid.). Cet « agir propre » se constitue par rapport au personnel d’encadrement, mais également dans certains cas à distance des consignes syndicales.
32Expérience de courte durée (moins de deux ans), la mise en place des délégués de chaîne suscite des polémiques dans les entreprises, mais aussi dans les organisations syndicales. Ils mettent en jeu la définition des fonctions et du rôle des syndicalistes, les modes d’appropriation des pratiques militantes et leurs possibles transformations, ainsi que les tensions inhérentes aux pratiques de représentation. Malgré cela, les délégués de chaîne constituent l’un des ferments de la dynamique de syndicalisation qui permet à des ouvriers immigrés de prendre place dans les équipes syndicales et de mener, pour une partie d’entre eux, une carrière militante de longue durée.
Construction d’un dirigeant syndical et chute d’une idole
33Les enjeux de représentation des ouvriers immigrés se posent dans les ateliers avec les délégués de chaîne, mais également à des niveaux plus élevés de la hiérarchie syndicale. L’exemple d’Akka Ghazi, désigné secrétaire de la CGT de Citroën-Aulnay à l’automne 1982, incarne la rapide émergence d’un syndicalisme immigré. Jusque-là inconnu, syndiqué seulement depuis quelques semaines au moment de la grève d’Aulnay, il s’impose en effet comme un porte-parole des ouvriers immigrés, au-delà même de son usine. La brièveté de sa carrière syndicale, deux ans à peine, illustre également la rapidité des changements qui s’opèrent alors, le passage d’un espoir collectif vers des formes de désillusion et de désengagement.
Une ascension fulgurante
34Akka Ghazi est né en 1947 à El Ksiba, au centre du Maroc, dans une région berbérophone53. Il entame une carrière militaire puis démissionne de l’armée au début des années 1970 et arrive en France en octobre 1972, dans le Finistère, où vit déjà son frère et où il devient grutier. En 1976, il s’installe en région parisienne et est embauché à l’usine Citroën de Clichy comme magasinier puis à l’usine d’Aulnay en 1977 comme cariste. Comme la plupart des ouvriers immigrés, il adhère à la CFT-CSL dès son arrivée à l’usine. Lorsqu’il évoque a posteriori ses premières années chez Citroën, il parle des sollicitations pour devenir mouchard, des cadeaux qu’il doit faire à son agent de secteur, de l’interdiction qui lui est faite de discuter avec un collègue délégué de la CGT. Il insiste notamment sur le rôle de l’interprète dans l’imposition des règles d’obéissance à l’ordre Citroën et sur son incompréhension de ces règles :
Le premier jour que je suis venu, j’ai trouvé devant moi un monsieur [...] C’est celui qui s’occupe des Arabes, c’est le chef, c’est le patron, c’est l’interprète, c’est lui Citroën si vous voulez, qui représente Citroën pour les Arabes. Il m’a fait rentrer dans son bureau, il m’a dit « Citroën vous souhaite la bienvenue, etc. » J’étais content d’entendre des paroles comme ça, c’est bien, j’étais dans le paradis. Il m’a dit « Voilà, est-ce que vous savez jouer de la flûte ? » J’ai dit « Je suis pas musicien, je suis venu pour travailler. » Et là, il ouvre son armoire, il sort une flûte. « Tu ne sais faire aucun bruit avec la flûte ? » Je dis « Non, pas du tout, je m’en suis jamais servi, je suis venu pour travailler. » Moi, je croyais, je sais pas, qu’il y avait une équipe de musiciens, que Citroën embauchait des musiciens, je sais pas. [...] « Et le tambour, le tam-tam comme on appelle ça chez nous ? » Je lui dis « Écoutez, je n’ai jamais non plus utilisé le tam-tam, je sais pas... j’ai vu les gens qui l’utilisaient, mais moi je l’ai jamais fait. » Alors il m’a dit « La question encore que je vous pose, est-ce que vous connaissez un peu la politique ? » Je dis « Écoutez monsieur, la politique, j’y connais rien du tout. J’entends parler de la politique, des partis, ceci cela, mais ça, ça me dépasse, moi je suis qu’un ouvrier [...] » « Et est-ce que vous connaissez la CGT ? » « Écoutez, moi, je connais pas, j’ai entendu parler de la CGT, mais je sais pas ce que ça veut dire. » Il m’a dit « Voilà, on va revenir aux limites que tu dois pas dépasser. Tu rentres à l’usine, avant de rentrer, de passer devant le gardien, tu vas tirer ton cœur et tu le mets à côté du gardien. Et quand tu t’en vas de l’usine, tu reprends ton cœur et tu t’en vas chez toi. »
35Ainsi, lors de cet entretien, le syndicaliste insiste non pas tant sur la dureté du travail que sur les humiliations, la surveillance permanente et l’injustice dont il est victime le jour où on le change de poste sans raison. Ouvrier immigré ordinaire, il joue le jeu qu’on lui assigne jusqu’au moment où une humiliation supplémentaire, le sentiment d’être considéré comme un enfant le réveillent : « C’est eux qui m’ont réveillé, moi je dormais de ce côté-là, je laisse mon cœur à la porte comme ils disent. »
36Akka Ghazi décide donc de se syndiquer puis d’être candidat sur la liste de la CGT au début de l’année 1982. Encore inconnu de la plupart des syndicalistes, c’est lors des premiers jours de la grève qu’il se révèle en tant qu’animateur du conflit et qu’il est choisi par la CGT. En effet, en 1982, la faiblesse du syndicat ne permet pas à la CGT d’assurer une présence et une communication parmi les ouvriers immigrés. Les premières heures de la grève mettent en lumière les décalages entre l’organisation et les salariés, décalages linguistiques en premier lieu, mais également touchant aux pratiques syndicales routinisées qui ne conviennent pas nécessairement à un public qui n’y est pas habitué. Pour la CGT s’impose rapidement l’idée que seul un travailleur arabe peut porter la voix des autres ouvriers immigrés :
Joël – C’est pas au début, c’est dans ce processus qu’on a conscience que le syndicat va plus pouvoir être ce qu’il est, ça c’est sûr. C’est plus possible. Et on a au meeting de la victoire – en quarante ans de militantisme, j’ai jamais vu ça –, on a 1 500, 1 800 cartes qui disent « CGT, CGT... » Donc, c’est clair pour nous [...] il faut que ce soit un Arabe qui devienne secrétaire du syndicat, un Marocain. Et celui qui a été désigné par la vie comme le leader, c’est Akka Ghazi.
Vincent G. – Mais qu’est-ce que tu entends par « désigné par la vie » ?
Joël – Par la lutte. Il est dans l’équipe de ceux qui en février se portent volontaires pour être candidats et être dans l’action et la lutte.
Vincent G. – Mais qu’est-ce qu’il avait de plus que les autres ?
Joël – La faculté de causer. La faculté de comprendre les siens, la faculté de faire un lien entre le concret et la perception de l’imaginaire et le rêve, dans l’idée du changement et de la transformation. En plus, il a une formation d’intellectuel54.
37Un tract en décembre 1982 exprime d’ailleurs la succession au sein de la CGT, avec une adresse aux salariés : « Christian, Ghazi, Te disent55... », marquant la transmission et la continuité d’une CGT des OP français (Christian) à une CGT des OS immigrés (Ghazi). Cependant, le choix « par la vie » ne saurait masquer les logiques sociales et les choix syndicaux qui font alors d’Akka Ghazi un leader syndical. D’une part, comme plusieurs de ses camarades qui lancent la grève, Akka Ghazi est cariste, fonction plus qualifiée que le travail à la chaîne et souvent occupée par des salariés ayant reçu une formation. Sa scolarité et son début de carrière militaire lui ont permis de bien maîtriser le français avant d’émigrer et de disposer d’un capital culturel supérieur à la plupart de ses collègues, facilitant d’autant plus l’acquisition d’un savoir-faire et d’un capital militant56. D’autre part, il est rapidement repéré et sollicité par les médias aux yeux desquels il constitue un « bon client57 ». Dès le 27 avril 1982, il apparaît à la télévision puis est plusieurs fois invité par les journaux télévisés et, en 1983, il participe deux fois à l’émission Sept sur sept, qui reçoit habituellement peu de syndicalistes58.
38Le choix de la CGT d’en faire un porte-parole n’est pas sans lien avec ce rapide succès médiatique qu’il alimente en retour. La pénurie de militants et les logiques médiatiques perturbent ainsi les modes de sélection des dirigeants s’appuyant sur des critères forgés au sein des organisations et relevant de logiques propres aux appareils syndicaux, souvent fondées sur une socialisation militante construite dans la durée et sur un certain degré de politisation. Dans le cas d’Akka Ghazi au contraire, syndicalisation, prise de responsabilité syndicale et promotion interne se déroulent quasi simultanément, non sans susciter des polémiques ou des critiques a posteriori.
Exit professionnel et militant
39En septembre 1984, quelques jours après la confirmation des licenciements collectifs de Citroën, Akka Ghazi se porte candidat aux élections législatives marocaines dans l’une des trois circonscriptions destinées aux Marocains de l’étranger récemment créées. Candidat de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), il a pour adversaire Abdallah, délégué CGT à Talbot-Poissy et membre du Parti du progrès et du socialisme (PPS), qu’il bat facilement. Devenu député, il quitte rapidement l’usine puis s’installe au Maroc. Jusqu’alors sans engagement politique, cette candidature est l’objet d’interprétations diverses qui interrogent la sincérité de l’engagement syndical d’Akka Ghazi. Pour l’ancien secrétaire de l’union départementale de la CGT, resté proche de ce dernier, il ne fait aucun doute que cette candidature a été pensée de concert par les gouvernements français et marocain pour mettre fin à la carrière syndicale d’un Marocain devenu gênant pour les deux États (Biard, 2013). La mainmise du pouvoir marocain sur la décision de cette candidature est évoquée par différents protagonistes, mais le plus souvent pour souligner que l’aura personnelle acquise en 1982 a permis à Akka Ghazi, en lien avec les autorités marocaines, de s’extirper d’une situation industrielle et syndicale qui devenait difficile, suscitant réprobation et découragement chez les autres syndiqués qui se sentaient trahis59. Ce sentiment de trahison peut nourrir d’autres interprétations de la trajectoire de Ghazi, selon lesquelles il aurait été téléguidé dès le début par les autorités marocaines pour atténuer et contrôler l’agitation parmi les ouvriers marocains et surtout garantir leur fidélité au pouvoir royal. Wassim, Sahraoui et non royaliste, décrit ainsi la carrière et les pratiques du responsable syndical :
Il faisait partie de l’amicale marocaine, il était syndiqué à la CSL. Quand il a vu que ça a commencé à bouger à la fin 81, il s’est engueulé avec un chef pour payer la carte CSL [...] il est venu nous voir : « Voilà, je viens avec vous. » Mais c’est rendu possible par l’amicale, c’était un mec qui collabore avec l’ambassade et le consulat. Donc, il s’est syndiqué. C’est un mec qui parle bien, c’est un mec de confiance. Il parle bien français, il s’exprime très bien, et tout de suite il a été dirigé par le consulat [...] Alors, ils ont envoyé des mecs, des conseillers politiques – ça, c’est après la grève –, toujours avec lui. Le gouvernement français, ils ont fait la propagande pour lui, avec la presse, ils en ont fait une vedette, une star, pour l’immigration marocaine dans les bâtiments, chez Renault, Peugeot, Citroën, ils ont construit l’image de leader, de celui qui parle bien. [...] Quand ils ont vu que l’immigration levait la tête, ils se sont dit, bon, on va construire une tête. C’est comme ce qui s’est passé dans le pays d’origine : ils prennent un militant, ils font en sorte que les gens ont confiance en lui et après, ils négocient avec lui. Après, il y a eu le plan social de 84, on a perdu 860 personnes, des militants d’Aulnay, le syndicat se casse la gueule... Le lendemain, il se présente aux élections législatives, il est élu [...] il est parti. Ça, l’immigration, elle a le moral à zéro. Le syndicat se casse la gueule, ils font plus confiance à personne. « Il est où votre Ghazi ? Il est où votre copain ? »60
D’autres critiques parfois plus atténuées rejoignent ces propos. Pourtant, la CGT fait le choix de confier de telles responsabilités à Akka Ghazi et celui-ci fréquente de près d’importants dirigeants de la centrale, notamment son secrétaire général Henri Krasuki, et noue des liens d’amitié avec certains d’entre eux61. Mais pour certains syndicalistes français, le choix de Ghazzi contrevient aux principes de sélection des dirigeants : décrit comme inexpérimenté, occupant le devant de la scène pendant que le véritable travail syndical est accompli par d’autres, suscitant un rapport de déférence de la part des autres salariés marocains, profitant de sa position pour bénéficier de certains avantages, manifestant son attachement à Hassan II62, Akka Ghazi ne semble alors plus correspondre à l’image du militant dévoué, fidèle à l’organisation et ayant assimilé le sens syndical commun. Les propos, plus ou moins vérifiables, tenus sur le syndicaliste illustrent des tensions entre des logiques syndicales, des logiques collectives et des trajectoires individuelles.
40La trajectoire du syndicaliste pose le problème de l’adéquation des caractéristiques sociales entre représentants et représentés, des décalages possibles s’opérant au cours d’une carrière militante, aussi brève soit-elle, et des variations quant à la façon d’occuper un rôle de syndicaliste. À propos du « capital personnel [...] de “popularité” », Pierre Bourdieu distingue « le produit d’une accumulation lente et continue qui prend en général toute une vie » et « le capital personnel que l’on peut appeler héroïque ou prophétique [...] produit d’une action inaugurale, accomplie en situation de crise » (1981, p. 18). Le fait qu’Akka Ghazi incarne le second terme de cette opposition le situe dans une position particulière vis-à-vis de l’institution syndicale. S’il occupe sa place du fait des choix opérés par la CGT, cette position n’est pas le résultat d’une accumulation de capital militant acquis dans la durée, corrélée à l’occupation de postes et donc à une fidélité à l’organisation. Le capital qu’Akka Ghazi valorise auprès de la CGT tient plutôt d’un mélange de ressemblance avec les caractéristiques sociales du groupe des OS immigrés, permettant d’instaurer des effets de reconnaissance entre représentant et représentés, et de distinction par rapport à la masse des ouvriers. Ainsi, bien que désigné par l’organisation, Akka Ghazi ne lui doit pas tout, dans la mesure où il ne tire pas sa légitimité uniquement de l’institution syndicale, mais peut mettre à profit ce « capital de popularité » que les responsables de la CGT souhaitent utiliser. Il tient donc l’organisation syndicale autant qu’il est tenu par elle, ce qui a des incidences sur les marges de manœuvre qu’il s’octroie dans la façon d’« adhérer à un dispositif doctrinal » (Leclercq & Pagis, 2011, p. 7) et dont témoignent ses rapports avec les autorités marocaines et ses discours laudateurs sur Hassan II ou encore ses propos sur la guerre en Afghanistan, contraires aux positions cégétistes, qui font grincer les dents de certains syndicalistes français63. Le fait de s’appuyer sur la popularité d’un seul individu pour représenter les OS immigrés trouve ses limites dans les moments de crise. Les incidences biographiques de l’engagement sont particulièrement patentes et rapides dans le cas d’Akka Ghazi, puisque aux gratifications symboliques puis matérielles succèdent des opportunités d’exit dès lors que la mobilisation des OS immigrés contre les licenciements collectifs connaît un échec. « Le capital personnel [...] disparaît avec la personne de son porteur » (Bourdieu, 1981, p. 18), tandis que le syndicat reste démuni, le retour d’un ouvrier professionnel français à la tête du syndicat marquant symboliquement la fermeture d’une période caractérisée par la syndicalisation massive des ouvriers immigrés et l’émergence d’un leader parmi eux.
*
41Chez Citroën et chez Simca-Talbot, la syndicalisation des ouvriers immigrés a lieu à trois moments et sur trois modes distincts. Acte individuel et parfois clandestin dans les années 1970, elle devient plus collective mais en nombre limité à la fin des années 1970 à Poissy et à partir de la fin de l’année 1981 à Aulnay, puis massive dans les deux entreprises au printemps 1982. Une rupture d’allégeance envers les normes des entreprises s’effectue alors, reconfigurant en partie les relations sociales à travers lesquelles les ouvriers immigrés ont été socialisés depuis leur arrivée à l’usine, à la fois entre eux et vis-à-vis des différentes formes d’autorité et d’encadrement. On assiste alors à ce que Pierre Bourdieu désigne comme un « processus d’ouvriérisation ou d’usinisation » qui passe notamment par le fait que les ouvriers immigrés « s’approprient [les] traditions ouvrières et sont appropriés par elles, s’approprient leur syndicat et sont appropriés par lui » (1980, p. 253). Mais c’est bien l’expérience spécifique des ouvriers immigrés qui génère ce mouvement massif et crée un rapport particulier au syndicalisme et à ses pratiques, entrant parfois en tension avec les principes d’action édictés par les organisations syndicales. Si se syndiquer ne permet pas nécessairement de sortir de l’état de subordination propre à la condition d’OS immigré, cela autorise à contester cet état et à accéder à un statut autre dans l’entreprise, individuellement tout autant qu’en tant que groupe mobilisé, sans empêcher pour autant les désengagements. On assiste alors sur un temps plus court à ce que Michel Pialoux et Stéphane Beaud constatent à propos de Peugeot-Sochaux :
Dans les années 1975-1983, une résistance collective s’y était organisée, se cristallisant autour du personnage du « délégué », et pouvant déboucher sur un véritable contre-pouvoir dans certains ateliers [...] À partir de 1983-1984, les possibilités de résistance collective se réduisent progressivement sous l’impact cumulé de la menace de disparition de l’entreprise, de la peur du chômage et de la mise en place de nouvelles formes de gestion « politique » de la main-d’œuvre. (1992, p. 52-53)
Pour partie en effet, après 1984, le silence succède au bruit et à la parole des immigrés syndicalistes, et c’est désormais dans un autre contexte social et politique que ces derniers doivent agir.
Notes de bas de page
1 Dans toute la France, 186 étrangers de 37 nationalités sont expulsés entre le 24 mai et le 20 juin pour participation au mouvement social.
2 « Étude fragmentaire sur la MOI [main-d’œuvre immigrée] dans la métallurgie parisienne », 1962. Archives de l’Institut CGT d’histoire sociale (IHS) métallurgie, pas de cote.
3 Ils sont évalués à 40 % des 38 000 salariés de Citroën et issus de 27 nationalités.
4 Extraits de la résolution du 22e congrès de la fédération CGT de la métallurgie, cité dans « Étude fragmentaire sur la MOI dans la métallurgie parisienne », document cité.
5 Réunion Citroën, notes manuscrites, 1972. Archives départementales de Seine-Saint-Denis (AD93), 49J572.
6 Bilan CGT Chrysler, notes manuscrites, 1974. Archives CGT de PSA-Poissy.
7 Ibid.
8 Ibid. Nous reproduisons les soulignements et les ratures du document.
9 « Le groupe de langue décentralise et particularise l’activité du syndicat auprès des travailleurs étrangers d’une nationalité déterminée. » Il vise à connaître les préoccupations et à étudier les revendications particulières des travailleurs étrangers. Ses responsables participent aux commissions MOI, mais « à aucun moment il ne doit constituer une “organisation dans l’organisation” » (Gani, 1972, p. 122).
10 « La prise en charge des problèmes de l’immigration dans les organisations CFDT », Syndicalisme, 24 juillet 1975.
11 « Les syndicats CGT et CFDT de la société Citroën d’Aulnay-sous-Bois intensifient leur action de propagande en direction des travailleurs turcs et yougoslaves », note des Renseignements généraux, 21 février 1975. Archives de la préfecture de police de Paris (PPP), GAC35.
12 « Identification d’adhérents cégétistes employés aux établissements Citroën de Paris 15e arrondissement », 18 septembre 1973, note des Renseignements généraux. Archives PPP, GAC37. Il s’agit bien sûr uniquement d’approximations, d’ordres de grandeur, ne serait-ce que parce que le repérage effectué par les Renseignements généraux n’est pas un échantillon représentatif et que des erreurs peuvent être commises dans le recueil des informations.
13 Données, réflexions et propositions sur les syndicats CGT des usines parisiennes de Citroën, janvier 1976. Archives IHS CGT métallurgie, pas de cote.
14 Les circulaires Marcellin-Fontanet de février et décembre 1972 durcissent les conditions de délivrance des cartes de séjour, en les conditionnant à l’obtention d’un contrat de travail et d’un logement décent.
15 L’UNCLA a été fondée par des militants maoïstes de la Gauche prolétarienne et vise à fédérer les comités animés par ces mêmes militants qui, dans les usines, se démarquent des syndicats traditionnels.
16 Le CDVDTI est créé en 1972 et se mobilise pour défendre les droits des travailleurs immigrés en organisant différentes actions de lutte (manifestations, grèves, etc.).
17 Lettre de treize travailleurs tunisiens à la direction de Citroën, 20 février. Archives interfédérales CFDT, 1B305.
18 « Grande victoire contre le racisme », tract du MTA, septembre 1973. Archives IHS CGT métallurgie, 8SD29.
19 « Vingt-sept ouvriers nord-africains employés aux établissements Citroën (15e) ont participé à la journée de grève contre le racisme, le 14 septembre ». Archives PPP, GAC36.
20 Voir notamment « Les conflits sociaux aux usines Citroën des Hauts-de-Seine : analyses et enseignements », note des Renseignements généraux, 3 juin 1982. Archives départementales des Hauts-de-Seine (AD92), 13223W30.
21 Conférence de presse, 14 février 1983. Archives confédérales CFDT, 8H729.
22 Document préparatoire au 41e congrès confédéral de la CGT, Le Peuple, nº 1129, avril 1982.
23 André Sainjon, secrétaire général de la fédération de la métallurgie CGT, préface à Benoit (1982, p. 12).
24 Intervention d’André Sainjon au meeting de reprise du travail à Citroën-Aulnay, ibid.
25 « Nos frères de Citroën », L’Humanité, 24 juin 1982.
26 Entretien avec Yves Léger réalisé en 1982. AD93, fonds Jean-Patrick Lebel, 2AV32/251.
27 Entretien avec Mehdi, janvier 2013.
28 Entretien avec Ayoub, septembre 2012.
29 « Contre PSA, nous voulons peser sur les décisions gouvernementales », interview de Jean-Pierre Noual, secrétaire de la section CFDT de Talbot, Rouge, 16 décembre 1983.
30 Entretien avec François, mars 2013.
31 Entretien avec Jean-Marie, mars 2013.
32 Haya, film de Claude Blanchet, 1982. Concernant la nationalité des Africains subsahariens, elle est rarement mentionnée et ils sont le plus souvent désignés, comme c’est le cas dans ce documentaire mais également dans certains documents syndicaux, comme « Africains ».
33 « Quand plusieurs gars du monde font une table ronde parlant de leurs problèmes, ils parlent CGT », tract CGT Citroën-Aulnay-sous-Bois, novembre 1982. Archives de l’union locale CGT d’Aulnay-sous-Bois (ULCGTAsB).
34 On trouve également une commission des foyers, une commission sociale, une commission hygiène et sécurité, une commission juridique. On remarque par ailleurs que les commissions dédiées aux ouvriers immigrés ne couvrent pas toutes les nationalités présentes dans l’usine, notamment celles qui sont souvent décrites par les grévistes comme se situant du côté patronal, en particulier les Portugais et les Asiatiques.
35 Une invitation aux travailleurs turcs de Talbot à se rendre aux permanences qui leur sont dédiées évoque ainsi les problèmes qui sont propres à cette nationalité : « Aux travailleurs de Turquie », juin 1983. Archives CGT de PSA-Poissy.
36 « Appel à tous les Marocains libres », tract de l’association des Marocains libres, s.d. Archives municipales (AM) de Saint-Ouen, 25S9.
37 « Il faut que cela finisse », tract des travailleurs marocains libres, s.d. Archives ULCGTAsB.
38 « Frère marocain, ne sois pas esclave des partis marxistes et des syndicats révolutionnaires ! », s.d. Archives ULCGTAsB.
39 Voir le tract « Il faut que cela finisse », document cité.
40 « Des “recommandations” de l’ambassade du Maroc à ses ressortissants employés à Citroën-Aulnay », note des Renseignements généraux, 30 novembre 1982. Archives nationales (AN), 19960134/8.
41 Au sein de Talbot par exemple, les délégués de chaîne de la CGT reçoivent une carte attestant de leur titre, de même ils ne sont pas seulement désignés par les ouvriers mais élus en bonne et due forme, des feuilles de vote en faisant foi, leur élection étant ensuite ratifiée par le syndicat.
42 Entretien avec Nora Tréhel, février 2011.
43 Entretien avec Ayoub, septembre 2012.
44 « Commission exécutive du syndicat CGT-Talbot Poissy, propositions de fonctionnement du syndicat et répartition des tâches », s.d. Archives CGT de PSA-Poissy.
45 « Mission et tâche du délégué de chaîne », document CFDT. Archives privées.
46 Ibid.
47 Entretien avec Bacary, juillet 2013.
48 Entretien avec Wassim, juin 2013.
49 Entretien avec Salim, avril 2012.
50 Entretien avec Nora Tréhel, réalisé par Nicolas Hatzfeld, mars 2000.
51 Entretien avec Abdallah, avril 2011.
52 Entretien avec Jean-Marie, mars 2013.
53 Il est décédé en avril 2018. Les informations et les citations qui suivent proviennent de deux sources : « Akka Ghazi, secrétaire général du syndicat CGT d’Aulnay-sous-Bois », note des Renseignements généraux, 30 août 1984, AN, 19960010 ; entretien avec Akka Ghazi, dans Le Mariage de Mme Citroën et de M. CGT, ou comment la lutte des classes vint à Ghazi Akka, film de Jean-Patrick Lebel, 1983, AD93, 2AV16508-16512 (une version courte de ce film a été réalisée pour la télévision sous le titre Quand j’étais dormi et diffusée le 25 mars 1983).
54 Entretien avec Joël Biard, octobre 2011.
55 « Bulletin de syndiqués : un Comité d’établissement à Gagner Transparent », Citroën-Aulnay, novembre 1982. Archives ULCGTAsB. Les initiales en majuscules sont conservées afin de mettre l’accent sur le sigle CGT.
56 Outre sa maîtrise du français, les références dont il émaille parfois ses discours attestent ce capital culturel. Par exemple, dans un discours, il compare Citroën au géant Antée, personnage de la mythologie grecque et berbère, fils de Gaïa.
57 Stéphane Kronenberger, « Les luttes immigrées dans les conflits de l’automobile », communication au colloque « 1983, tournant médiatique de la question de l’immigration en France », Paris, 25-26 mars 2013.
58 Alexandre Borrell, « Quand un délégué syndical devient porte-parole des immigrés : Akka Ghazzi à Sept sur sept », communication au colloque « 1983, tournant médiatique de la question de l’immigration en France », Paris, 25-26 mars 2013.
59 Entretien avec Christian Bonin, novembre 2009.
60 Entretien avec Wassim, juin 2013.
61 Entretien avec Joël Biard, octobre 2011.
62 Entretien avec Patrick, février 2011, et avec Roger, février 2011.
63 Entretien avec Roger, février 2011.
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