Épilogue
p. 351-354
Texte intégral
1Bien que de nombreux textes programmatiques de l’époque s’emploient à dénoncer la tyrannie exercée par Shakespeare sur la scène littéraire du pays, c’est avant tout son rôle séminal que l’on constate dans la production de cette moitié de siècle. Certains auteurs – notamment des dramaturges – peinent à faire advenir Shakespeare sur leur scène d’écriture car ils restent tributaires d’une vision du génie où l’illustre poète est une figure inégalable, ou bien un père à abattre. Dans un cas comme dans l’autre, le spectre inhibiteur de l’homme constitue un obstacle à l’appropriation de son œuvre. Si obstacle il y a, il réside avant tout dans la figure du barde, héritée du xviiie siècle. Afin de s’approrier Shakespeare, peut-être faut-il donc parvenir à « l’oublier », comme Peter Brook conseille de le faire à ses acteurs : « Que peut-on dire à un jeune comédien qui s’essaie à un de ces grands rôles [shakespeariens] ? Oubliez Shakespeare. Oubliez qu’il y a jamais eu un homme de ce nom. Oubliez que ces pièces ont un auteur. » (Brook, 1998, p. 17) Une fois sorti du temple – ou du mausolée – dans lequel il trône et débarrassé de son costume de cérémonie, le dramaturge redevient un terreau fertile qu’il appartient à chaque auteur d’explorer et d’utiliser à son gré.
2Les écrivains du premier xixe siècle s’efforcent de faire émerger une littérature qui ne soit pas – ou plus – une simple imitation des auteurs du canon européen et véhicule les idéaux de la jeune nation. Comme le souligne George Steiner, « la démocratie est fondamentalement en désaccord avec la notion du canonique » (Steiner, 1991, p. 54). Cette littérature n’émerge pourtant pas en rupture avec le passé ; elle est une forme de réinvention qui met en œuvre toute une série de transactions culturelles, textuelles, idéologiques et esthétiques entre l’Ancien et le Nouveau Monde, entre les grands textes – canoniques – du passé et une écriture à venir. Lorsque l’Amérique s’approprie Shakespeare en le transformant, ce dernier devient paradoxalement et simultanément un signe de continuité avec l’héritage anglais et la marque d’une identité nationale qui affirme sa différence1. Ces transactions supposent ainsi une redéfinition de la notion d’originalité qui n’est plus – selon les termes du dictionnaire – la source première d’une chose, mais ce que l’on pourrait appeler un premier devenir. Comme le souligne Deleuze :
Devenir, ce n’est jamais imiter, ni faire comme, ni se conformer à un modèle, fût-il de justice ou de vérité. Il n’y a pas un terme dont on part, ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. […] Les devenirs ne sont pas des phénomènes d’imitation, ni d’assimilation, mais de double capture, d’évolution non parallèle, de noces entre deux règnes. (Deleuze & Parnet, 1996, p. 8)
3Bien que la littérature américaine aborde et explore des thématiques qui lui sont propres, la spécificité des auteurs envisagés réside également dans leur capacité à transformer et à défamiliariser un héritage que la culture britannique avait fossilisé, à force de le glorifier. Ces écrivains n’imitent pas le dramaturge élisabéthain, mais font « bégayer » sa langue (ibid., p. 10). Ils l’explorent, l’interrogent, la transforment, pour petit à petit l’intégrer au cœur de l’espace américain. Ils créent du devenir, redonnent vie à ce qui semblait figé pour l’éternité et substituent au désir d’égaler Shakespeare une poétique où l’intertexte est une constante métamorphose.
4Pour Harold Bloom, si nous devons tant à Shakespeare, c’est que la dimension universelle de son œuvre lui a permis de comprendre la nature humaine, « de réinventer » l’homme et de devenir ainsi le plus grand des auteurs (Bloom, 1999, p. 17). En fait, la question est peut-être « de savoir si nous sommes des Hamlet-nés » et si nous « n’av[ons] pas plutôt fait naître Hamlet en [n]ous » (Deleuze & Guattari, 1972, p. 355). Ne pouvons-on pas renverser la perspective de Bloom et nous demander si ce n’est pas « nous » qui réinventons sans cesse Shakespeare ? En effet, si ce dernier permet à la littérature du premier xixe siècle de se construire, il est également un espace souple que les Américains eux-mêmes font advenir, en le lisant, en le commentant, en le réécrivant. À travers la prose de Brown, d’Irving ou de Melville, ce n’est pas seulement l’émergence de voix américaines que l’on entend, mais aussi le devenir d’une œuvre que les époques successives s’approprient et font revivre. L’adultération du modèle réputé intouchable et inégalable est non seulement au cœur même de l’acte créateur, mais elle permet également à Shakespeare de traverser les âges, de s’offrir à de nouveaux espaces. Si l’on tente de déterminer la nature du génie shakespearien, ce n’est pas dans la « supériorité » – indéfinissable – de son œuvre qu’il faut aller la chercher, mais dans sa capacité à se fondre dans de nouveaux environnements historiques, culturels, littéraires (Bate, 1998, p. 316), ce qui donne ainsi lieu à « une actualisation des textes littéraires par le lecteur qui lit, le critique qui réfléchit et l’écrivain lui-même incité à produire à son tour » (Jauss, 1978, p. 52).
5Cette présence de Shakespeare ne permet pas de dégager véritablement de constantes ou de grandes lignes d’évolution ou d’infléchissement dans la littérature du premier xixe siècle. Le danger d’une telle étude est en effet de vouloir reconstruire a posteriori une logique cohérente et stable, d’ignorer ce qui relève avant tout de l’individualité de chaque écrivain. Plusieurs formules consacrées de critiques, telle que la « Renaissance américaine », peuvent laisser penser qu’il est possible d’appréhender certains moments de l’histoire littéraire américaine comme un tout uniforme. Il est vrai que des écrivains de l’époque partagent des préoccupations, se connaissent, se fréquentent et s’influencent ; nombreux sont ceux qui espèrent voir émerger une voix nationale. Mais c’est finalement une multiplicité de voix qui se fait jour. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette référence/influence commune que représente le dramaturge élisabéthain ne suggère pas tant des similitudes qu’elle ne révèle la diversité d’une scène littéraire et culturelle cherchant à se fédérer autour d’une identité commune. Il ne faut peut-être pas entendre dans « le » xixe siècle littéraire américain un singulier qui serait l’expression d’un monde unifié, mais bien le développement d’un ensemble de scènes d’écriture qui se croisent, s’ignorent, se retrouvent et se complètent. Parler de Shakespeare et d’identité américaine au singulier relève presque du paradoxe : le « et » qui met les deux termes en relation ouvre un champ infini des possibles, une mosaïque d’attitudes et de discours qui se rejoignent en ce qu’ils visent tous, mais selon des modalités différentes, à inscrire une œuvre dans un espace géographique et littéraire – celui de l’Amérique – et à s’approprier un héritage littéraire et canonique.
6À travers l’exemple de Shakespeare, on note néanmoins les relations étroites et complexes que le théâtre et l’Amérique du premier xixe siècle entretiennent. Non seulement le théâtre occupe une place centrale dans la société de l’époque, mais Shakespeare révèle également la théâtralité d’une Amérique qui se donne à voir comme un grand spectacle et met en scène son – jeune – passé révolutionnaire, son présent et sa glorieuse destinée : il s’agit du théâtre de la Frontière, de l’expansion territoriale, mais aussi de la politique, des mœurs et des pratiques sociales. De surcroît, la prose romanesque elle-même a recours à un imaginaire dramatique pour dire l’Amérique ; elle puise dans la tragédie et la comédie, met en scène les espaces qu’elle décrit et explore les surfaces de la représentation théâtrale tout autant que les profondeurs des vérités shakespeariennes. Elle est littéralement une scène d’écriture.
7L’histoire de Shakespeare aux États-Unis ne s’arrête pas pour autant avec la guerre de Sécession. Au cours de la seconde moitié du xixe siècle, il est linguistiquement assimilé et investit doublement l’espace américain : la construction de monuments ou la création d’institutions sont le signe visible de sa présence physique dans l’espace géographique national, mais le foisonnement et la diversité de l’intertexte shakespearien dans la littérature de l’époque font également du dramaturge un acteur à part entière de l’imaginaire américain. L’exemple de Twain est particulièrement révélateur. Si l’écrivain émet des doutes sur la paternité des pièces de Shakespeare (on pense ici à l’essai « Is Shakespeare Dead ? », où Twain affirme que Shakespeare n’a jamais écrit une pièce et voit d’un œil favorable les théories de Delia Bacon), celles-ci constituent un matériau fertile dans ses textes romanesques. La longue tirade du Duc dans Huckleberry Finn est ainsi un patchwork intertextuel, où le personnage puise dans Hamlet, Macbeth et Richard III. Plus qu’une œuvre, Shakespeare devient un lexique que chaque auteur peut utiliser, transformer et faire advenir. « Dissimulé sous le masque grotesque d’un tragédien en proie au blues », Jim évoque, quant à lui, aussi bien les héros de Shakespeare que les pratiques culturelles américaines de l’époque ou un exotisme incongru (Imbert, 1998, p. 48).
8Si les héros du roman rompent les amarres et cherchent à échapper à l’autorité des figures paternelles, leur périple n’en reste pas moins marqué du sceau du dramaturge, et l’aventure littéraire de Twain fait chatoyer l’intertexte shakespearien. Si le romancier se demande si Shakespeare est mort (« Is Shakespeare Dead ? »), ses œuvres montrent combien l’œuvre du poète reste vivante tout en se fondant dans l’imaginaire américain. Ne serait-ce qu’en se posant la question, il nous livre déjà la réponse.
Notes de bas de page
1 Sur la question de la continuité culturelle et de l’affirmation identitaire, voir notamment l’introduction de l’anthologie éditée par Daniel Fischlin et Mark Fortier, 2000, p. 11.
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