Conclusion
p. 349-350
Texte intégral
1À travers l’étude de ces trois romans de Melville, ce sont les continuités et les inflexions des pratiques d’écriture d’un écrivain que l’on a cherché à mettre en lumière. Trois explorations différentes de l’œuvre de Shakespeare qui se font jour – trois Shakespeare réinventés. Si les transactions intertextuelles que Moby-Dick, Pierre et L’Escroc à la confiance engagent avec le dramaturge obéissent à des modalités différentes, elles semblent néanmoins l’inscrire sous le signe du doute et du soupçon. Ce Shakespeare qui, selon Melville, jette « ces rapides coups de sonde […] à l’axe même de la réalité », permet à l’écrivain d’engager son écriture sous la forme d’un constant questionnement, invite en retour le lecteur à revisiter les pièces du barde à la lumière de Montaigne et de son scepticisme – un Shakespeare « montaignisé » –, et par là même lui offre de nouvelles pratiques de lecture. La question de ces négociations intertextuelles dépasse largement le cadre de la citation, et même de l’originalité littéraire. Elle s’inscrit dans une réflexion sur le rapport à l’Autre et la possibilité d’appréhender le monde. Elle est fondamentalement éthique et s’ouvre à l’inconnu bien plus qu’elle ne constitue un retour à un savoir rassurant. Pour reprendre une image que Jacques Rancière utilise pour parler du théâtre et du spectateur, Shakespeare « n’apprend pas son savoir » à Melville, mais lui permet « de s’aventurer dans la forêt des choses et des signes » (Rancière, 2008, p. 17).
2Dans ses romans, ce n’est pas tant à la figure de Shakespeare qu’à son œuvre que Melville se confronte. Le dramaturge n’est pas un géant du canon qu’il s’agit d’égaler ou de dépasser, mais une œuvre qui féconde l’écriture melvillienne. La lecture rend possible la création. Comme le souligne Charles Olson à propos de l’écrivain américain : « Il lisait afin de pouvoir écrire » (Olson, 1967, p. 37). En allant à sa rencontre, le romancier réinvente les pièces de son prédécesseur, les fait résonner selon de nouvelles modalités : la figure de Queen Mab devient une plongée dans l’étrange et l’innommable, Achab un Prospero de l’obscurité. L’auteur défamiliarise l’œuvre de son prédécesseur, et ce faisant, il la fait advenir tout autant qu’il fait advenir sa propre écriture. On peut d’ailleurs à ce sujet reprendre les propos de R. W. B. Lewis qui considère qu’il ne faut pas envisager les rapports entre Melville et Shakespeare en termes d’influence, mais de compréhension intime (« a private understanding », Lewis, 1955, p. 55).
3Ces transactions complexes sont indissociables d’une exploration par l’écrivain des ressources de l’univers dramatique. Que nous donne à voir le théâtre dans ces romans ? Dans les trois cas, il permet à Melville d’explorer les possibilités du roman, mais aussi l’âme humaine et ses méandres. Dans Moby-Dick, il ouvre des espaces obscurs – insondables – que seul Shakespeare laisse entrevoir. Il rend possible une plongée dans les profondeurs de la folie. Dans Pierre, la théâtralité interroge les potentialités de la fiction, crée un espace de doute, met au jour la tragédie des consciences et semble suggérer que nous sommes esclaves du rôle que la vie nous fait jouer. Dans L’Escroc à la confiance, elle ne livre plus aucune vérité ; pure surface, elle ne renvoie qu’à elle-même et symbolise tout au plus la grande mascarade des relations sociales. Si les réponses semblent évoluer entre les trois romans, la question reste toujours la même : qu’est-ce qui se cache sous la surface des choses ? Peut-être rien :
By vast pains we mine into the pyramid; by horrible gropings we come to the central room; with joy we espy the sarcophagus; but we liftthe lid—and no body is there!—appallingly vacant as vast is the soul of a man1! (P, XXI.i, p. 285)
4À moins, comme dans L’Escroc à la confiance, de ne plus s’y aventurer.
Notes de bas de page
1 « Au prix d’immenses efforts, nous frayons une voie souterraine dans la pyramide ; au prix d’horribles tâtonnements, nous parvenons dans la chambre centrale ; à notre grande joie, nous découvrons le sarcophage ; nous levons le couvercle et… il n’y a personne ! L’âme de l’homme est un vide immense et terrifiant. » (p. 964)
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