Chapitre X. Pouvoir et savoir des médecins1
p. 183-199
Texte intégral
1Contrairement à une idée trop répandue, le pouvoir croissant des médecins anticipe largement sur un savoir encore mal affirmé. C’est ce contraste entre une science toujours balbutiante et un pouvoir grandissant sur l’hôpital et les malades qui caractérise la médecine hospitalière lyonnaise du milieu du siècle. Pour soigner à la mode nouvelle il faut d’abord modifier le malade, plus que combattre la maladie contre laquelle les médecins restent souvent désarmés.
1 – Premières affirmations du pouvoir médical
2Ce sont aussi des garanties de compétence et d’assiduité que l’hôpital exige de ses médecins et chirurgiens. S’il reste intraitable sur les questions de moralité (le célibat des chirurgiens majors) il accroît volontiers la présence des médecins.
a) Revendications et succès des médecins
3A peine mise en place, la nouvelle administration réforme le concours des médecins. Les réformes adoptées ne se limitent pas à offrir plus de garanties d’impartialité, mais introduisent les nouvelles exigences de la médecine clinique.
4La première délibération réforme le jury et les conditions de son fonctionnement2. Le vote devient public, l’administration ne peut intervenir que pour choisir entre deux candidats désignés à égalité par le jury. Les douze membres du jury (sept jusque là) sont toujours nommés par le conseil d’administration, mais l’arbitraire lui est désormais interdit, puisque « un tiers du jury doit être pris dans la société de médecine, un tiers parmi les professeurs de l’école de médecine, et le tiers restant parmi les médecins et chirurgiens des hôpitaux de Lyon en activité ou retirés ». Il s’agit là d’un pas décisif de l’élite médicale lyonnaise vers la prise de contrôle des concours hospitaliers. Les épreuves du concours changent aussi profondément : deux des trois épreuves écrites disparaissent, et il ne reste donc que l’épreuve de pathologie interne et celle de clinique (tous les candidats examinent les mêmes malades), « meilleur moyen de juger des connaissances, de la capacité et du talent de chaque candidat ». On ajoute cependant un examen des titres et travaux des candidats. Bien que beaucoup ait été fait pour satisfaire l’élite des médecins, une partie de la profession proteste, et avec succès. Le conseil se rend à ces arguments et rétablit en 1840 les épreuves d’anatomie, de physiologie, et d’hygiène et thérapeutique. Les médecins font désormais les concours3.
5Réformé peu de temps avant 1830, le concours du majorât (celui des chirurgiens majors des deux hospices) poursuit sa carrière avec quelques modifications. Il s’agit d’abord d’ajouter quelques garanties : le jury est étoffé, et tous les jurés (et non plus le seul chirurgien major) proposent deux questions d’anatomie-physiologie et deux en pathologie externe (au lieu d’une). Quant aux candidats, ils examinent tous le même malade et font la même démonstration opératoire4. La modification principale concerne cependant les conditions d’accès au concours puisqu’il faut désormais être docteur en médecine pour pouvoir se présenter5. Les concours de l’Hôtel-Dieu connaissent pourtant des difficultés et doivent être reportés de nombreuses fois. Peu de docteurs reçus acceptent de concourir pour ce poste prestigieux mais prenant et mal rétribué.
6Certaines obligations des chirurgiens sont sévèrement critiquées après 1830, et en particulier le célibat. Elle ne relève pas de la petite histoire de l’hôpital, car c’est un épisode de la lutte des médecins pour asseoir leur pouvoir dans l’hôpital. L’affaire éclate en octobre 1832. Le Dr. Barrangeard se voit exclu du concours car il est marié, mais les affiches ne mentionnent pas cette surprenante condition d’inscription. Presque aussitôt la protestation s’étend à une bonne partie du monde médical lyonnais, puisqu’une « Adresse », signée par 53 médecins6 est envoyée au préfet, au maire et au conseil d’administration des hospices7. Les deux délibérations du conseil qui examinent ce problème sont parmi les plus ouvertes. Le 5 décembre, le rapport de Bouchet qui invoque le rôle moral de l’institution du mariage et les dangers qu’il y aurait à confier une telle charge à un célibataire, qui, « au milieu des dissipations du monde, en présence des plus puissantes séductions, est nécessairement exposé à perdre une partie du temps, de la santé, de la force de tête dont il a besoin pour les occupations sérieuses ». Pourtant la majorité penche pour le maintien de l’article 72, considérant que jusqu’ici le célibat n’a pas été préjudiciable au service et que, si « le célibataire cherche en dehors des sujets de distraction et des occasions de plaisir, cela est de moindre importance que les obligations du mariage ». Cette décision soulève des réticences et des protestations. Le préfet avise le ministre, Thiers, qui s’étonne de cette disposition étrange, réclame l’abolition du célibat, invite l’administration à entreprendre une révision générale des règlements et rappelle que Lyon n’a toujours pas soumis son statut malgré l’ordonnance de 1821. Tout en acceptant cette dernière exigence, l’hôpital insiste sur l’urgence qu’il y a d’ouvrir enfin le concours des aides majors en exécutant la délibération du 25 janvier 1832, y compris le célibat .
7L’obligation de résider à l’hospice est également contestée. Rappelé à l’ordre, l’aide major signale que pendant cinq ans il n’a jamais été appelé la nuit et que « plusieurs de nos chirurgiens internes sont très capables de remédier à tous les accidents qui peuvent se présenter ».
b) L’encadrement médical
8Diverses mesures accroissent l’encadrement médical dans les hôpitaux. C’est d’abord le partage du service chirurgical entre le chirurgien major et l’aide major (jusque là chargé des suppléances avant son entrée en charge)8, mesure rapidement suivie par la création d’un deuxième poste d’aide major9. Au chirurgien major incombent la direction du service, le cours de clinique, les rapports avec les autorités, les graves opérations (taille, amputations, anévrismes, trépan, etc.), les soins directs au tiers des blessés ainsi que la surveillance des femmes en couches, des salles d’opérations, des salles payantes et des infirmeries de la communauté (frères et sœurs). Les aides majors ont chacun un service comprenant les autres blessés-, ils font les pansements, les visites et les opérations ordinaires dans leur service, et partagent la visite générale des présents avec le major. Pendant les deux dernières années « ils pourront faire toutes les opérations de leur service », et peuvent assister le major lors des opérations les plus graves10. Tout le monde semble trouver son compte dans cette réforme : l’hôpital, qui donne au « majorât une durée de douze ans prise sur la période de la vie où les facultés physiques et intellectuelles sont au plus haut degré de leur puissance ». Il oblige l’aide major à faire un service actif qui le prépare « à exercer tout de suite avec habileté et succès les fonctions de chirurgien major ». Financièrement enfin, le sacrifice n’est pas très lourd, puisque 800 F supplémentaires par an y suffisent. Les médecins n’y perdent pas. Le chirurgien major se voit confié l’autorité sur ses aides et peut éventuellement s’en faire des élèves dévoués. Ceux-ci bénéficient de six années de formation, qui peuvent être rentables par la suite, même si elles sont rudes et mal payées. Par cette réforme, l’hôpital permet à la hiérarchisation du monde médical de trouver dans ses murs un nouveau développement. Les malades restent muets sur cette modification, mais on ne peut nier qu’ils y trouvent des soins plus assidus, sinon plus efficaces. Pour les médecins, une décision de 1840 porte leur nombre à sept, considérant l’accroissement des civils (qui occupent la place des militaires partis) et les recommandations ministérielles. Certes, ces décisions ne sont pas tout car il faut rendre plus assidus ces hommes de l’art devenus plus nombreux, ce à quoi s’emploie également l’administration.
9L’unanimité se fait aisément pour rendre plus efficace le service médical. Dès 1831, l’ensemble des médecins suppléants est chargé de la visite des présents, trois chirurgiens internes doivent se trouver simultanément de garde. Pour mettre fin aux polémiques entre Polinière et Imbert, respectivement médecin et chirurgien de La Charité, les règlements proposent d’attribuer au chirurgien les opérations, les maladies chirurgicales, la crèche, le cas fortuit, la vaccination, et les soins aux teigneux. Au médecin incombent les maladies internes. Avant la création du septième poste de médecin titulaire, en 1840, le plus ancien des suppléants est chargé des soins de quarante ou cinquante fiévreux. Pour d’autres réformes, ce sont les médecins qui ont l’initiative. Ils réclament et obtiennent en 1833 d’avoir à leur disposition un cabinet attenant aux salles des fiévreuses, pour des « visites qui ne peuvent se faire en public ».
2 – La médecine face aux malades
10Face aux malades et à leurs maladies, les médecins sont moins tranchants. Entre 1832 et 1840, les comptes administratifs présentent une série continue de comptes-rendus médico-chirurgicaux qui sont notre seule source pour apprécier la médecine hospitalière : seuls les médecins y ont la parole, très peu de statistiques y apparaissent et leur valeur n’est guère prouvée. Il faut rendre grâce aux médecins de ne pas faire ici de triomphalisme. Ils exposent assez clairement les remèdes qu’ils emploient, s’interrogent sur les échecs et les avouent le plus souvent. Bien sûr, ils s’en estiment rarement responsables, et les malades et l’hôpital sont accusés plus qu’à leur tour.
a) Des changements indéniables
11Le plus considérable, et le plus appréciable pour nous, c’est la nouvelle désignation des maladies qui rend le discours moins opaque. Certes, les fièvres intermittentes, bilieuses, muqueuses, les catarrhes pulmonaires, résistent encore, mais les obscures combinaisons du début du siècle ont pratiquement disparu. On ne se débat plus en vain pour identifier ces fièvres adynamiques et ataxiques, et on est presque rassuré de trouver la typhoïde, la pneumonie, la phtisie, l’angine, la dysenterie, la bronchite et le diabète.
12Quelques méthodes nouvelles viennent affermir le diagnostic des médecins. Si Polinière mentionne simplement en 1832 que la « stéthoscopie a été étudiée avec succès par les élèves »11, la méthode s’étend vite : dès 1833, Levrat signale que dans son service les visites du mardi et du vendredi sont consacrées aux applications du stéthoscope12, et Polinière entraîne la même année ses élèves à établir le diagnostic des malades de poitrine par ce procédé13. En 1839, Rater utilise l’auscultation et la percussion pour les pneumonies et pleurésies14. On attend beaucoup de cette méthode : « préciser le siège et l’étendue des lésions pulmonaires »15, « déceler la maladie alors que les symptômes généraux et locaux ne fournissent plus d’indications, et diminuer le nombre des affections chroniques de poitrine qui viennent envahir tant de lits à l’Hôtel-Dieu »16. Dans le même ordre de changement, le pelvimètre apparaît, servant aux mensurations vaginales ou recto-vaginales17. On fait aussi grand cas de la vagiscopie. En 1833, Gubian initie, les mercredis et samedis, les élèves à cette méthode (examen du vagin à l’aide du spéculum), « opération exploratrice la plus difficile des investigations médicales »18. En 1838, le même praticien signale que « la vagiscopie nous a procuré de nombreuses occasions de guérir vaginites, granulations, ulcérations, hypertrophies du col de l’utérus... Nous pensons même que dans quelques cas où l’engorgement et le caractère lancinant des douleurs pouvaient faire craindre l’état cancéreux, nous avons empêché le développement de cette cruelle maladie »19. Avec de plus vastes moyens d’investigation, les médecins renforcent leur prise de possession exclusive du corps malade. N’identifions pas trop vite meilleur diagnostic et meilleur traitement. Le stéthoscope ne guérit pas, et c’est souvent « l’examen des organes après la mort qui justifie sa triste mais exacte prévision »20.
13Tout ne reste pourtant pas immobile en matière de traitement des maladies internes et de pharmacopée. Les sources rendent impossibles une véritable comparaison des substances utilisées en pharmacie avant et après 183021, mais on peut néanmoins établir quelques faits. La pharmacie se dépouille de nombreuses substances bizarres, telles la poudre de cloporte, le sang de dragon, les coquilles d’huftres, mais aussi de l’inévitable thériaque. Le processus n’est cependant pas mené à son terme, puisqu’on retrouve la corne de cerf et le castoreum, mais il est en bonne voie22. Les plantes se raréfient aussi. Celles qui sont introduites sont moitié moins nombreuses que celles qui ont été abandonnées depuis 1812. Parmi les nouvelles, deux catégories marquantes : des produits tropicaux nouveaux sans effet thérapeutique foudroyant, comme les oranges, les citrons, les dattes, et l’adoption ou le développement de plantes coûteuses mais d’efficacité reconnue, comme la belladone (antispasmodique et anesthésique), le houblon (sédatif doux aux vertus reconnues au début du siècle), la noix vomique (contenant de la strychnine et jouant le rôle de stimulant du système nerveux), la ciguë, d’où est isolé, dès 1831, l’un des principaux alcaloïdes, le café23. D’autres plantes sont en quantité plus importante, comme la jusquiame, la valériane. La véritable révolution consiste pourtant dans l’utilisation de substances chimiquement pures. Dans les vingt premières années du XIXe siècle, les chimistes ont pu isoler les alcaloïdes, la morphine, la caféine, ils ont découvert les hallucinogènes24. Ces nouveautés se retrouvent dans la pharmacie de Lyon en 1840, mais bien sûr en quantités minimes : morphine (20 g, mais 1.024 F), quinine (1 kg et 384 F). L’adoption de produits chimiques nouveaux ne s’arrête pas là, et les substances composées se sont multipliées : acétates, acides (chlorhydrique, nitrique, sulfurique), carbonates, chlorures (de chaux, de soude), nitrates (d’argent, de cuivre), iodures (mercure), oxydes (antimoine) font leur apparition, et l’hôpital semble rattraper assez vite son retard habituel en matière thérapeutique, puisqu’il exécute simultanément deux mutations, l’abandon de la zoothérapie et l’adoption des drogues chimiques25. Moins révolutionnaires, mais de plus grande portée pratique, sont l’utilisation de l’opium et du quinquina sous forme d’extraits, du laudanum, en quantité non négligeable (36 litres), de l’ipécacuanha et du kermès en tablettes. Il reste à mentionner le recours aux pommades, aux pilules, aux teintures, dont le nom reste bien souvent mystérieux (Pilules Morton, Poudre de Stahl). Sans que l’on puisse parler d’invasion pharmaceutique26, l’hôpital rentre dans l’âge de la pharmacie moderne, avec substances chimiquement pures, abondance des préparations, consommation sous forme condensée.
14Au lit du malade, la thérapeutique se simplifie encore : la plupart des remèdes administrés pour les maladies les plus répandues, se répartissent entre les calmants (dominants) et les stimulants. Au nombre des premiers, l’opium domine : il est à la base des traitements contre les rhumatismes, la péritonite, le cancer. Il est suivi par le laudanum, employé pour les rhumatismes et l’ophtalmie. La valériane, la belladone, la digitale, continuent d’être employées dans certaines de ces maladies, auxquelles il faut ajouter l’épilepsie. La quinine et son contenant, le quina, régnent en maître sur les stimulants. La quinine s’impose presque unanimement pour traiter les fièvres diverses et les catarrhes. A cet égard, la médecine a atteint son stade quasi contemporain. La strychnine, isolée de la ciguë, est utilisée pour les hémiplégies et les paralysies27. Les remèdes plus anciens n’ont cependant pas tous disparus. Les dégorgements sanguins (saignées et sangsues) sont utilisés par certains pour les rhumatismes, les fièvres, l’érysipèle, la péritonite, la métrite, la dysenterie, les affections cérébrales. Il est cependant à noter qu’elles ne font pas l’unanimité comme leurs concurrents plus modernes. Les bains connaissent une vogue maintenue. La nouvelle administration mène à son terme l’équipement d’un service de bains, entrepris par ses prédécesseurs et le complète en 1843 par le placement d’appareils pour les douches, de gradins pour les étuves et l’accroissement du nombre des baignoires normales et spécialisées dans les bains sulfureux. Comme médicalisation et moralisation vont de pair, on estime nécessaire de « pratiquer entre les baignoires des cloisons qui formeront une suite de cabinets dans chacune des pièces où les baignoires sont posées ». Entre 1831 et 1843, l’administration consacre 59.200 F à ce service devenu important. On retrouve les bains, diversement composés, dans le traitement de maladies aussi éloignées les unes des autres que les rhumatismes, les ictères, la syphilis et le diabète. Ces dernières notations font très bien apparaître l’éclectisme qui règne encore dans les traitements. On combine volontiers plusieurs médications, et le cas le plus frappant (en dehors des maladies infectieuses) est celui des rhumatismes : tantôt traités par des bains, seuls ou combinés aux saignées, tantôt par l’opium associé au camphre ou aux bains, tantôt par le tartre stribié ou le laudanum liquide.
15Après une période de crise, les chirurgiens reprennent confiance dans leur art, mais on n’opère pas tout. Bajard préfère soigner les fistules lacrymales par le sulfate de cuivre, le nitrate d’argent et la pommade Schérer, et réduire les hernies par la taxis plutôt que de recourir aux opérations28. Jusqu’aux années 1840, on se limite essentiellement aux opérations connues et plutôt sûres, essentiellement la taille et la cataracte, même si les amputations ne sont pas exceptionnelles. Les bilans présentés sont plutôt flatteurs (ils ne sont pas exhaustifs)29, mais certains reconnaissent leurs échecs, dans la résection de l’humérus, parfois dans la cataracte30. A partir de 1838, le ton des comptes-rendus change, et sûrement la réalité qu’ils décrivent. La mise en place d’appareils nouveaux met les chirurgiens plus à l’aise. A lire les comptes-rendus de 1840, la chirurgie triomphe : « Dans les deux années qui viennent de s’écouler, écrit Bonnet, j’ai introduit à l’Hôtel-Dieu de Lyon les opérations les plus importantes dont s’est enrichie la chirurgie moderne, savoir : la lithotritie, et la section des tendons ou muscles dans les pieds-bots, les torticolis, le strabisme, le bégaiement et la myopie »31. La même année, l’aide-major signale que « les cas d’opérations ont été multipliés. Parmi ceux qui méritent d’être rappelés, je noterai une restauration du périnée et de la cloison recto-vaginale, divers procédés opératoires nouveaux pour la restauration de la face et la destruction de l’adhérence des paupières »32. On hésite néanmoins à suivre Bonnet dans son panégyrique : « Combien sont réels et importants les progrès qu’a faits la chirurgie dans ces dernières années. Un grand nombre d’infirmités que l’on regardait comme incurables peuvent aujourd’hui être traitées avec les plus grandes chances de succès »33. Vision optimiste des choses, mais ce n’est pas la seule qui règne chez les médecins.
b) Interrogations
16D’autres médecins, parfois les mêmes, font des constats plus amers. Les remèdes s’émoussent, les malades arrivent trop tard, trop épuisés, malmenés par les illégaux. D’autres interrogations accompagnent ces constats. L’hôpital est-il néfaste aux malades : D’où viennent les maladies ? Que valent les doctrines à la mode ?
17L’unanimité se fait pour dénoncer les arrivées trop tardives de malades. Ozanam reprend en 1832 l’idée traditionnelle que l’on « apporte souvent des moribonds dans cette salle, peut-être afin d’éviter les frais de sépulture »34. A sa suite Levrat et Brachet répètent en 1833 que « beaucoup de malades n’entrent à l’hôpital que lorsqu’ils ont épuisé les secours distribués à domicile »35. Aux dires des médecins, ces arrivées fournissent essentiellement des malades gravement atteints. « Au moyen des dispensaires, des divers bureaux de bienfaisance et de tous les secours propres à les retenir dans leur domicile... les individus atteints de maladies aiguës et de courte durée sont rarement reçus dans les hôpitaux, tandis que les phtisiques, hydropiques viennent en foule grossir le nécrologe du médecin de l’Hôtel-Dieu »36. C’est surtout dans les maladies graves que le recours est tardif. « Les femmes qui en sont atteintes (du cancer utérin) ne nous arrivent qu’après avoir épuisé leurs ressources, lassé la science de leur médecin et la patience de leur famille »37. Gubian précise que « parmi les malades que l’on apporte à l’hôpital pour éviter les inconvénients des funérailles, et qui meurent pour ainsi dire en entrant, on rencontre surtout des encéphalites, des hémiplégies »38. Chez les enfants, chez les malades atteints de fièvres rémittentes et intermittentes, chez ceux qui sont atteints de calculs, partout les médecins dénoncent un recours trop tardif à l’hôpital. Quelques éléments semblent corroborer ces jugements. « Pendant l’inondation de 1840 (qui isole les hôpitaux), la mortalité a beaucoup diminué car le nombre des réceptions a diminué prodigieusement ; il a donc manqué à la mort sa pature la plus abondante, ces malades agonisants jetés dans nos rangs pour y mourir en entrant ou dans les deux ou trois premiers jours ». Il n’empêche que ces accusations dédouanent un peu trop les médecins pour être prises argent comptant. Eux-mêmes établissent quelques nuances, en particulier entre les hommes et les femmes. Ces dernières sont plus habituées du fait, car « les ouvriers viennent chercher les secours de l’art presque aussitôt qu’ils sont malades, parce qu’ils ne peuvent et ne savent pas se donner les premiers soins qu’une femme accoutumée à un ménage et à faire quelques infusion, sait se donner »39. A mi-chemin entre le constat et le préjugé, l’affirmation selon laquelle « la destination de l’Hôtel-Dieu lui faisant admettre les malades de tous les pays, on y voit accourir des villes voisines tous les malades atteints de maladies organiques, qui, lassés de ne point trouver de soulagement à leurs maux dans leur patrie, viennent finir leurs longues misères chez nous ». Or, si les malades forains existent, leur proportion n’est pas énorme et leur surmortalité pas évidente.
18Arrivés trop tard, ces malades « usés par l’âge, la misère, le travail ou la débauche » sont aussi imprudents, aux dires des médecins. Les convalescents rechutent car ils font des écarts de régime, le « préjugé populaire qui s’oppose à la propagation de la vaccine est long à se défaire » et la vagiscopie se heurte à de vives résistances : « Constatons combien il est triste pour l’honneur de l’humanité de rencontrer sur sa route des sinuosités creusées par de mauvais vouloirs... si nous avons gémi de ce qu’elles se dérobaient à nos secours d’après des instigations fanatiques et calomnieuses, c’était par la persuasion où nous étions que leur état ne pourrait qu’avoir des conséquences très graves »40. La médecine s’accommode de moins en moins des habitudes populaires en matière d’alimentation. Jusque là l’hôpital sert la soupe du matin à 5 h., et « le zèle des hospitalières les pousse à solliciter, à réveiller un malade afin qu’il accepte l’aliment préparé », tant est enracinée (encore aujourd’hui) l’idée que manger abondamment est la premife condition de la guérison. Les idées médicales contredisent de plus en plus cette habitude. « Dans les maladies aiguës, la diète est ordinairement sévère pendant les premiers jours, le médecin ne trouve jamais les malades à jeun et dès lors il ne peut administrer un vomitif ou purgatif ». Par ailleurs le sommeil doit être respecté chez les convalescents et les malades chroniques. L’heure de la soupe est donc reporté à 8 h., mais une distribution continue d’avoir lieu à 5 h. pour « ceux pour lesquels MM. les Médecins l’auraient ordonné, ceci pour tenir compte de ceux qui viennent des campagnes et sont dans le cas de supporter la soupe du matin et même de s’en trouver bien »41. La médecine moderne passe par une déculturation accrue des malades, qui « sont et doivent rester sous la direction des médecins »42. En 1834, le Docteur Gubian propose, au nom de ses collègues, des dispositions imitées des hospices de Paris43. La lettre attribue toutes les insuffisances aux non médecins : « il est encore pénible de voir la rudesse de certaines sœurs, la suffisance et l’inexactitude de certains internes... l’inexactitude dans l’accomplissement des prescriptions de la part de la pharmacie ». Les visiteurs sont aussi accusés, comme responsables « d’accidents terribles qui enlèvent si promptement les convalescents, que l’on serait tenté de croire à des empoisonnements si l’on ne trouvait la preuve matérielle d’une funeste alimentation prodiguée par des gens ignorans et pleins de préjugés, qui entrent si facilement à l’hôpital ». Ils gênent la visite, qui ne peut se faire d’une « manière convenable en présence de gens étrangers à la médecine ». L’esprit de caste, le mépris des problèmes humains, l’affirmation hautaine de la supériorité des docteurs sur quiconque n’est pas docteur, se reflètent déjà dans ce texte, et les médecins, tout docteurs qu’ils soient, sont loin d’être efficaces44. A « Lyon les obstacles que rencontre le médecin pour l’exécution de ses ordres, tout cela forme contraste avec le pouvoir dont est revêtu le médecin des hôpitaux de Paris. Aussi ce dernier peut-il faire fructifier son service » 45. Discours bien prétentieux lorsque l’on sait les extrémités auxquelles en sont réduits ces arrogants docteurs. Pour la première fois ces avis sont suivis : en 1837, l’administration décide de limiter les heures de visite dans l’Hôtel-Dieu, de 12 h. à 15 h. « L’Hôtel-Dieu n’est pas un lieu public (ce qu’il était jusque là), c’est l’asile sacré de la douleur, rien n’y doit gêner le ministère de la charité la médecine ?) qui s’y exerce. On ne saurait tolérer qu ’une infirmerie se métamorphose en une sorte de guinguette où des malades s’attablent avec leur famille et leurs amis » 46. Sous l’égide des médecins, la morale et la médecine s’entraidant, c’en est fini de la vieill promiscuité entre malades et bien portants. L’homme malade y a-t-il gagné ?
19Sans être encore un leitmotiv du discours médical, les attaques contre les « charlatans » commencent à poindre. « Bien souvent les malades ne se présentent que lorsqu’ils ont épuisé chez eux les ressources des remèdes vulgaires et les conseils des commères, et lorsque, par conséquent, la maladie a fait des progrès presque toujours irrémédiables. Cela se remarque surtout pour la péripneumonie, parce que... on commence par bourrer les malades des sudorifiques les plus échauffants. On augmente ainsi la fièvre et l’inflammation de l’organe malade »47. Autre thème promis à un bel avenir,48 celui de l’allaitement naturel, que Gubian introduit dans la littérature médicale en 1838. « Toute femme mère qui ne nourrit pas ses enfants s’expose aux maladies les plus graves de son sexe ». Désobéir à cette « loi naturelle » et à cette « loi divine » c’est s’exposer à la « punition de Dieu », en l’occurence le cancer49.
20Beaucoup plus rarement, l’état dans lequel arrivent les malades inspire quelques considérations sur l’état social et ses tares. « Le plus grand nombre d’entre elles, épuisées par la misère, quelquefois par les mauvais traitements, étaient déjà dans un fâcheux état de santé à leur entrée : quand on considère que ce sont toutes des femmes d’ouvriers on est porté à croire que les événements de 1831 ont pu contribuer à cet accroissement de mortalité »50, écrit Rougier des femmes en couches de l’Hôtel-Dieu. La deuxième révolte lyonnaise fournit à Gubian une explication à l’augmentation des affections nerveuses. Des « hystéries épileptiformes en ont été la conséquence. Au mois d’avril et les mois suivants, quelques femmes ont eu des névroses générales »51. Le travail empêche souvent les femmes du peuple d’allaiter leurs enfants. « Ne sommes nous pas portés à gémir sur cet état social qui permet aux femmes de s’abstenir du devoir le plus impérieux et force par la nécessité du travail les ouvrières à abandonner leur fruit ? »52. Dupasquier est plus net encore et va à l’essentiel. « Dix-neuf phtisiques sur vingt sont des jeunes filles du Bugey, qui jouissaient de la santé la plus robuste en arrivant à Lyon, et chez lesquelles l’influence de l’air impur et du mauvais régime des ateliers de soierie ont développé une affection tuberculeuse »53. Les médecins lyonnais rappellent à l’évidence le constat sans fard et les interprétations d’un Villerme et de ses condisciples54.
21Les interrogations sur les maladies, les traitements et l’hôpital sont le deuxième terrain où les médecins hésitent. Là aussi, préjugés et éclairs de génie se côtoient sans gêne, et le chemin des découvertes n’a rien d’une voie royale. Parmi les idées en vogue, le vieil adage « tota mulier in utero » ne manque pas de partisans. « La fréquence des maladies dans un appareil de fonctions est en raison directe de son activité... le système de la génération a une suprématie tellement marquée sur toute l’économie de la femme que les glandes mammaires, la thyroïde, jouissent d’une grande importance »55. Dans ces conditions, affirmer que « l’hystérie n’est pas comme le voulaient les anciens, et que le veulent encore la plupart des modernes, une affection spéciale de l’utérus », et que « la cause n’a pas agi sur l’utérus mais sur l’encéphale, dont la réaction est allée retentir dans tout le reste du système nerveux », peut passer pour être d’une grande modernité, même si notre auteur affirme que l’hystérie peut être contagieuse56. Les observations de Polinière sur les méfaits de la grippe sur les vieillards, et plus généralement l’altération des symptômes chez eux, ne manquent pas de modernité. Le plus lucide est pourtant Imbert, chirurgien major de La Charité, dans ses remarques sur 1 péritonite : « Tout ce qui est relatif à l’étiologie nous est tout à fait inconnu... on voit le même traitement échouer ou réussir dans des cas qui paraissent identiques »57. Certes, c’est un constat d’échec, mais aussi l’incitation à chercher hors des chemins battus.
22Le constat sur les soins est souvent désabusé. « La statistique des malades civils de la salle St-Bruno, de même que celle de l’Hôtel-Dieu, présente toujours les mêmes résultats : les mêmes maladies se donnent rendez-vous chaque année à la même époque dans nos salles. Traitées par toutes les méthodes et par divers médecins, elles se terminent de la même manière et le chiffre de la mortalité se reproduit à peu près identiquement le même »58. C’est le même médecin qui déplore peu après que ce « serait une erreur que de regarder comme guéris les sortants ; beaucoup sont seulement plus ou moins soulagés. Il est peu de malades qui n’aient signé plusieurs fois sur la liste des sortants avant d’être enfin portés sur celle des morts »59. Constat qui n’est que rarement aussi clairement exposé, mais qu’on retrouve de temps à autre. L’espoir d’une panacée universelle a complètement disparu et même Broussais est souvent critiqué.
23Cette vague de scepticisme finit par se retourner contre l’hôpital. On lui reconnaît toujours « l’avantage de présenter un nombre de cas suffisants pour éprouver et constater les effets des remèdes nouveaux et des médications nouvelles », mais beaucoup déplorent le rôle néfaste du séjour à l’hôpital pour les enfants, l’influence constamment fâcheuse de la salle des accouchements, pourtant bien placée, sur la solution des maladies puerpérales. « Asses souvent j’ai donné des soins en ville à des filles attaquées de phlegmasies puerpérales après leur sortie de La Charité, et j’ai constamment maîtrisé la maladie. Je suis loin de croire que j’eusse obtenu un pareil résultat à La Charité »60. L’hôpital rend aussi dangereuses les épidémies de grippe, ne permet pas d’assurer le régime alimentaire adéquat, « point pourtant d’une grande influence sur leur moral et leur guérison ». Les remarques de Nichet éclairent bien timidement sur les réactions face à l’hôpital, au moins chez les filles mères. « Pour prévenir ces accidents, j’ai fait tous mes efforts pendant la saison froide pour les retenir quelques jours de plus : quelques unes en ont éprouvé un profond chagrin, d’autres se sont révoltées... la règle de la salle est pour elles un joug insupportable... Dès que la nouvelle que l’on retient les filles au delà de l’époque prescrite se répand dans la ville, elles cessent de venir »61. Certes, le chirurgien n’en tire aucune conclusion, mais le constat est lucide. L’hôpital souffre de son héritage d’enfermement, qui nuit à sa nouvelle mission de guérir les corps, et seulement eux.
3 – Aux frontières de la médecine officielle
24Il est enfin des constats plus dramatiques et sans cesse renouvelés : contre la phtisie, le cancer, la péritonite, l’hydropisie, l’apoplexie, la teigne, la paralysie, les médecins sont désarmés et tous les comptes-rendus égrènent la même liste. Pour la péritonite, les remèdes présentent la même inutilité et la seule solution est la fuite. Quant à la typhoïde, « elle n’a aucune cause hygiénique présumable et règne de manière sporadique »62. La thérapeutique est évidemment désarmée devant ces maladies inconnues et les médecins ont bien conscience de pratiquer une médecine des palliatifs. La pratique s’éloigne de ce discours humaniste et évoque déjà « l’acharnement thérapeutique » d’aujourd’hui. On essaie tout et le contraire de tout. Pour l’hydropisie, on passe de la digitale aux purgatifs et aux graines de lin; pour la péritonite, on emploie l’opium, les sangsues, le carbonate de potasse, l’huile de ricin ; pour les cancers utérins, les calmants (belladone, opium), mais aussi sangsues, ventouses et cautères !
25Pour quelques maladies plus impressionnantes ou contagieuses, les essais thérapeutiques dépassent la seule expérimentation individuelle et nécessitent l’attention du conseil d’administration ou des autorités. C’est le cas de la rage, du choléra et de la teigne.
26C’est pour la rage (ou hydrophobie) que le désarroi est le plus dramatique. Il nourrit les expériences les plus désespérées et met à nu certains comportements médicaux. Avant Pasteur, le malade atteint de la rage est condamné à une mort affreuse et certaine. « Tous (les secours) qu’on a pu leur administrer ont été inutiles... la plupart des médecins avouent leur impuissance et s’en désolent »63. S’ils s’en désolent, ils n’en multiplient pas moins les essais. « Dans ces cas extrêmes il est de notre devoir de tout oser »64, et la formule n’est pas une hyperbole, qu’on en juge : « Nous avons fait mordre des hydrophobes par une vipère, en espérant qu’un venin neutraliserait un autre venin, d’autres malades ont été plongés et maintenus sous l’eau jusqu’au moment où l’asphixie (sic) était imminente. Il est d’autres enragés auxquels nous avons enlevé la presque totalité du sang. Les procédés homéopathiques ont été eux-mêmes mis en usage par leur principal adepte », le Docteur Des Guisdi, qui présente des services contre l’hydrophobie en 1836. Non découragés par les résultats que l’on imagine, les médecins sont prêts à essayer « tout ce que l’empirisme proposera », car « on a trouvé par un pur effet du hazard (sic) la vaccine contre la petite vérole, qui sait si un autre hazard ne fera pas découvrir un remède certain contre l’hydrophobie ». Pourtant les médecins redoutent que le conseil, dans sa volonté de soulager les malades, ne place les enragés « hors de la loi commune » et les remette à « des personnes qui possèdent des procédés particuliers ou des remèdes secrets ». Si vous nous écartez, concluent les médecins, « vous confiez le soin des malades à des mains inexpertes et vous priverez ces malheureux de tous les moyens que possède la médecine pour endormir leurs souffrances et prolonger leurs derniers instants. Le moyen peut être l’arsenic, un sel de morphine, l’acide prussique-, ainsi, un poison d’une violence extrême sera donné par un homme inhabile à un malade qui n’avait peut-être pas la rage ». La différence entre médecine officielle et médecine illégale ne réside pas dans les remèdes, mais simplement dans la qualité de celui qui les applique65. L’hôpital tient compte de ces remarques et, s’il désigne un local à part pour les hydrophobes, il s’engage à soumettre les « spécifiques » au comité médical (réunion des médecins et chirurgiens de l’hôpital)66. L’urgence fait disparaître les frontières entre officiels et illégaux, et les deux s’associent sous l’égide de l’hôpital. Cette alliance temporaire permet d’examiner à l’automne 1842 le procédé Foulhioux et la méthode homéopathique du Docteur Des Guisdi67. Pourtant cette dernière expérience n’est pas acceptée par tous les médecins. Dans l’« Annuaire départemental » de 1843, Chapeau, médecin de l’hôpital, fait paraître une diatribe qui traite les administrateurs de « partisans aveugles de l’homéopathie, qui confient le traitement des enragés aux homéopathes et charlatans les plus éhontés » (on admirera l’amalgame). Dans cette dénonciation, il se fait l’interprète un peu exalté de la Société de Médecine de Lyon, qui condamne également l’expérience. Chapeau est contraint à la démission de sa place de médecin de l’Hôtel-Dieu, mais les expériences contre l’hydrophobie semblent se poursuivre puisque l’administration transmet aux médecins d’autres spécifiques, comme celui de Latta, détenteur d’un préservatif de l’hydrophobie.
27Lorsque le choléra menace Lyon (la ville sera épargnée), c’est l’administration qui prend l’initiative et paraît plus inspirée que les médecins. Elle aménage deux salles pour les cholériques alors que les médecins préfèrent les admettre dans toutes les salles pour la commodité du service, à l’imitation de ce qui se fait à Paris. La revendication des médecins d’assurer tout le pouvoir dans l’hôpital n’est pas toujours solidement étayée.
28Pour preuve de son modernisme et pour se concilier les médecins, la nouvelle administration met fin au traité signé avec les frères Mahon et confie le traitement au chirurgien major de l’hospice, traitement uniquement externe. Il faut bien constater que le chirurgien ne fait pas autre chose que les sœurs pour soigner cette maladie, il applique la calotte, et « ce moyen est très long et les cures sont rares ».
29Avec plus ou moins de bonheur, c’est l’administration qui lutte contre d’autres fléaux : elle rappelle aux médecins que la vaccination antivariolique des malades est une des parties de leur service, elle expérimente l’homéopathie contre l’épilepsie. La syphilis exerce également ses ravages sur les enfants nés de filles enceintes. « Presque tous les enfants nés de filles syphilitiques envoyées de l’Antiquaille à La Charité meurent par suite de la privation de l’allaitement maternel ou succombent au traitement mercuriel »68. Quant à ceux qui sont exposés au tour, « tous les moyens tentés pour les sauver ont été sans résultats. On ne peut les remettre à une nourrice, qui aurait puisé une affreuse maladie dans l’allaitement. Toutes les ressources artificielles n’ont rien produit. M. le Dr. Imbert a vainement tenté tout ce que les ressources de son art et de sa science profonde ont pu lui inspirer. Les enfants ont végété pendant quelques jours dans la souffrance, la mort les en a délivrés »69. En accord avec l’Antiquaille, les hospices civils décident qu’au lieu de renvoyer les filles mères immédiatement après leur accouchement, on les retienne à La Charité et les astreigne à allaiter leurs enfants. Ensuite la mère et l’enfant sont envoyés à l’Antiquaille. Le traitement appliqué à la mère profite au nourrisson, et la guérison de la mère doit amener simultanément celle de l’enfant, mais « il est arrivé quelquefois que les symptômes avaient disparu et que le virus existait encore... aussi avons nous éprouvé de cruelles déceptions. Malgré les pressions exercées sur les mères, certaines refusent d’allaiter leurs enfants qui, nourris au biberon, sont condamnés à une mort certaine ». Beaucoup de tentatives, mais beaucoup d’échecs. Tous les essais ne peuvent venir à bout des maladies infectieuses.
30L’affirmation de l’autorité des médecins est à ce stade le résultat le plus marquant de la médicalisation. Contrairement à ce que croient de nombreux sociologues, les médecins n’imposent pas leur pouvoir lorsqu’ils ont une certaine compétence technique. Cela n’est pas vrai dans l’hôpital70 pas plus que dans la médecine privée71. Ce pouvoir croissant des médecins ne modifie pas fondamentalement les soins distribués aux malades. De plus, les rares acquis médicaux ou hygiéniques ne sont pas imputables aux seuls médecins. L’administration (où les médecins sont certes représentés, mais minoritaires), les autorités publiques y ont leur part, parfois contre l’avis des médecins.
31Si l’histoire n’a retenu que l’œuvre des médecins c’est peut-être parce qu’il est devenu difficile de faire le tri entre l’autorité administrative et l’autorité médicale, tant il est vrai que les médecins ne se contentent pas de régir seuls les soins mais affirment leur autorité à tous les niveaux, comme le prouvent les mesures sur l’entrée des visiteurs ou l’expulsion des incurables72. Il reste néanmoins difficile de leur attribuer toutes les modifications.
32Sans attendre l’efficacité thérapeutique, ce monopole médical dans l’hôpital modifie profondément les rapports entre malade et médecin, et entre le malade et son corps. « Arraché à son humanité, dépossédé de son malheur »73, le malade devient un aide, mais seulement un aide, du médecin74. Ajoutons qu’avant l’ère des virus la médecine entre dans sa période culpabilisante pour le malade75, suffisamment d’exemples de ce chapitre le montrent.
33On peut naturellement s’interroger, mais sans beaucoup d’espoir, sur les réactions des malades confrontés à l’incompréhension qui résulte du contact avec les médecins76. Du processus d’acculturation dont l’hôpital est le théâtre, que résulte-t-il : intégration, assimilation, syncrétisme ou disjonction77 ? Il est bien difficile de le dire, mis, à considérer très empiriquement les représentations sociales de la maladie, on pencherait plutôt pour la disjonction. Les idées dominantes juxtaposent des éléments tirés des conceptions anciennes (les malades doivent manger), des idées médicales du XIXe siècle (l’hystérie est une maladie surtout féminine), ou plus récentes (il faut suivre les avis du médecin).
Notes de bas de page
1 D’après le titre du dernier ouvrage de J. LÉONARD La médecine entre les savoirs et les pouvoirs, op. cit.
2 A.H.C.L., Délibérations, vol. 31, 4 avril 1832.
3 Id., vol. 42, 3 juin 1840.
4 Id., vol. 31, 21 mars 1832.
5 Id., vol. 31, 25 janvier 1832.
6 Parmi lesquels, les grands noms de la médecine lyonnaise, présents ou à venir : Gilibert, Montain, Sénac, Gubian, Polinière, Cartier, Imbert, Gensoul, Dupasquier, Perrin, etc.
7 A.H.C.L., K, Chirurgiens, liasse 2 : célibat, Lettre de Barrangeard à MM. les administrateurs, 27 octobre 1832.
8 A.H.C.L., Délibérations, vol. 31, 1er juin et 14 décembre 1831.
9 Id., vol. 31,25 janvier 1832.
10 Ibid., art. 8, 9, 13.
11 Compte moral de 1832, Lyon, 1834, 52 pages, 12 tableaux, chap. IV, Service de M. Polinière, pp. 22-23.
12 Compte moral 1833, Lyon, 1835, 59 pages, Service de Levrat, pp. 48-50.
13 Ibid, , Service de Polinière, pp. 54-55.
14 Compte administratif 1839, Lyon, 1840, 56 pages, 11 tableaux, Observations médico-chirurgicales (pp. 43-56), Service de Rater, pp. 48-49.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 Compte administratif 1835, op. cit., Observations médico-chirurgicales, pp. 33 à 51, Service de chirurgie de La Charité, pp. 50-51.
18 Compte moral 1833, op. cit.. Service de Gubian, pp. 50-53.
19 Compte administratif 1838, Lyon, 1839, 59 pages, 11 tableaux, Observations de MM. les médecins et chirurgiens, pp. 41 à 59, Service de Gubian, pp. 45 à 47.
20 Compte moral 1833, op. cit., Service de Polinière, p. 55.
21 A.H.C.L., P, Pharmacie, liasse 3 : médicaments, fournitures, tarifs. Compte des substances simples et composées fournies à l’Hôtel-Dieu et à La Charité pour les médicaments nécessaires, pendant l’année 1840.
22 HUARD (Paul), Science, médecine et pharmacie de la Révolution à l’Empire, Paris, 1970, 375 pages, index bibliog. pp. 193-195.
23 SCHAUENBERG (Paul) et PARIS (Ferdinand), Guide des plantes médicinales, op. cit,
24 ACKERKNECHT (E.-H.), Medicine at the Paris Hospital, op. cit., p. 136.
25 ACKERKNECHT (E.-H.), Ibid., pp. 136-137.
26 DUPUY, KARSENTY, L’Invasion pharmaceutique, Paris, 1974.
27 Toutes ces indications sont tirées des comptes-rendus médicaux, de 1832 à 1840.
28 Compte moral 1832, op. cit., Observations médico-chirurgicales, Service de chirurgie, pp. 55-57.
29 Opérations de Bajard en 1833, 1835 et 1837
(Il ne s’agit que des opérations citées par l’auteur).
30 Compte administratif des H.C.L., 1836, op. cit., Observations de MM. les médecins et chirurgiens, pp. 27 à 40, Service chirurgical.
31 Compte administratif des H.C.L., 1840, Lyon, 1841, 53 pages, 13 tableaux, Observations médico-chirurgicales, pp. 40 à 53, Service chirurgical, rapport de Bonnet.
32 Ibid., Rapport de Pétrequin.
33 Ibid., Rapport de Bonnet.
34 Compte moral de 1832, op. cit., chap. IV, Service sanitaire, Service de M. Ozanam, pp. 20-21.
35 Compte moral de 1833, op. cit., Service de Brachet, p. 54.
36 Compte moral de 1832, op. cit., Service de Levrat, p. 21.
37 Compte moral de 1833, op. cit, , Service de Levrat, pp. 48-50.
38 Ibid, , Service de Gubian, pp. 50 à 53.
39 Compte administratif des H.C. L, pour 1836, op. cit., Service de Brachet, p. 27.
40 Id., 1838, Service de Gubian, p. 45 sq.
41 A.H.C.L., Délibérations, vol. 41, 2 janvier 1839.
42 Ibid.
43 A.H.C.L., K, Médecine, Considérations sur les hôpitaux de Paris, Lettre de Gubian à Terme, 16 juillet 1834.
44 LÉONARD (Jacques), Les médecins de l’Ouest, op. cit., tome 3, p. 1517.
45 A.H.C.L., K, Médecins, Considérations...
46 A.H.C.L., Délibérations, vol. 39, 14 juin 1837. Le régime des visites est allégé en 1839. A.H.C.L., Délibérations, vol. 41, 2 janvier 1841 : les visites sont autorisées de 10 h. à 14 h.
47 Compte administratif des H.C.L., 1838, op. cit., Observations de MM. les médecins et chirurgiens, pp. 41 à 59, Service de Brachet, p. 41.
48 FAY-SALLOIS (Fanny), Les nourrices à Paris, op. cit., pp. 119 à 193.
49 Compte administratif, 1840, Service de Gubian, pp. 45 à 47.
50 Id., 1832, Service de Rougier, pp. 24-25.
51 Compte moral 1834, op. cit., Service de Gubian, pp. 39-40.
52 Id., 1840, op. cit., pp. 45-47, Service de Gubian.
53 Id., 1835,op. cit., Service de Dupasquier, pp. 35-37.
54 VILLERME, Ëtat physique et moral des ouvriers en soie.
55 Compte moral, 1834, op. cit., Service de Gubian.
56 Id., 1835, Service de Brachet, p. 40.
57 Id., 1834, Service de La Charité.
58 Id., 1834, Rapport de Monfalcon.
59 Id., 1835, Rapport de Monfalcon, p. 45.
60 Id., 1837, op. cit., Service des filles-mères, pp. 45 à 48.
61 Id., 1838, op. cit., Service des filles enceintes, pp. 55 à 59.
62 Id., 1839, Rapport de Brachet, pp. 43 à 47.
63 A.H.C.L., Délibérations, vol. 44, 13 juillet 1842, Discours de Delahante (président des H.C.L.).
64 Ibid., « Lettre des médecins... auxquels est confié le service médico-chirurgical ».
65 RAMSEY (Matthew), « Medical power and popular medicine : illégal healers in the nineteenth-century France » in BRANCA (Patricia), The Medical show, New-York, 1977, 280 pages, pp. 183-210.
GOUBERT (J.-P.), « L’art de guérir. Médecins et charlatans à la fin du XVIIIe siècle », A.E.S.C., septembre-octobre 1977, pp. 908-927.
66 A.H.C.L., Délibérations, vol. 44, 13 juillet 1842.
67 JARICOT (Henri), « Lyon, berceau de l’homéopathie », Cahiers lyonnais d’histoire de la médecine, 1956, n° 1,
68 A.H.C.L., Délibérations, vol. 36, 13 mai 1835.
69 Id., vol. 46, 18 décembre 1844.
70 PERROW (Charles), « Goals and power structure : a historical case study », in FREIDSON (E.), fhe Hospital in modem society, op. cit, , pp. 112-146.
71 FREIDSON (Eliott), « The organization of medical practice » in FREEMAN (H.-E.), LÉVINE (S.) et REEDER (L.-G.), Handbook of medical sociology, Englewood, 1963, 602 pages, pp. 299-319.
72 SMITH (H.-L.), « Un double système d’autorité : le dilemme de l’hôpital », in HERZLICH(Claudine), Médecine, maladie et société, Paris, 1970, 318 pages, pp. 259-262.
73 REVEL (Jacques) et PETER (Jean-Pierre), « Le corps : l’homme malade et son histoire », in LE GOFF (J.) et NORA(P.) Faire de l’histoire, Paris, 1977,t. 3,p, 169-191.
74 BOLTANSKI (Luc), Prime Education et morale de classe, Paris, 1969, 152 pages.
75 STOETZEL (Jean), « La maladie, le malade, le médecin : esquisse d’une analyse psycho-sociale », Population, 1960, pp. 612-614.
76 BOUTEILLER (Marcelle), Médecine populaire d’hier et d’aujourd’hui, Paris, 1966, 369 pages, p. 143.
77 WACHTEL (Nathan), « L’acculturation » in Faire de l’Histoire, op. cit., t. 1, pp. 124 à 145.
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