Chapitre IX. De l’hôspice à l’hôpital
p. 165-182
Texte intégral
1« Ultima ratio pauperum »1, dernier asile des misérables2 : les historiens, comme les contemporains, ont noté que l’hôpital du XIXe siècle reste encore essentiellement un hospice3. Des deux révolutions qu’a connues l’hôpital aux XIXe et XXe siècles, on place volontiers la médicalisation au XIXe et la désocialisation après 1914, voire 1945. Tout en souscrivant à ces jugements solidement étayés, il faut remarquer que les efforts en cette direction sont plus anciens. A Lyon du moins, dès 1830 les autorités, les médecins, l’hôpital, tentent de spécialiser l’hôpital dans les soins aux malades. Il y a fort à faire pour chasser les militaires et les différentes catégories résiduelles, réduire l’œuvre des enfants et des vieillards, limiter les secours extérieurs. A ces tentatives de spécialisation s’ajoutent celles de désocialisation4 : dans l’Hôtel-Dieu on essaie de chasser les incurables, les cas sociaux, qui encombrent les salles, et de les remplacer par des malades payants. Les réponses du public sont limitées, mais ces essais reçoivent quelques échos.
1 – Un souci constant : limiter les œuvres d’assistance
a) La fin des situations abusives
2La présence d’un hôpital militaire dans l’Hôtel-Dieu prend fin en 1836-1837. Jusqu’à l’ouverture de l’hôpital militaire les mêmes problèmes se posent que précédemment. Les événements de 1831 et 1834 amènent à Lyon de nombreuses troupes et l’administration militaire réclame l’établissement d’un véritable hôpital militaire dans l’Hôtel-Dieu. Devant le refus de l’hôpital de réduire les admissions civiles à l’Hôtel-Dieu et d’aménager des salles, la construction de l’hôpital militaire est envisagée. Tout ne se fait pas brutalement, et la transition est assez longue. En 1835, les hospices proposent encore de 50 à 100 places militaires. En octobre de la même année, la salle devient inutile, et c’est la dernière manifestation de la présence militaire, jusqu’en 1845 au moins. En décembre 1844, une délibération décide d’expulser de nombreuses catégories résiduelles5. Les enfants trouvés n’ont plus le droit de résider à l’hospice, et leur infirmerie est supprimée. Sont aussi chassés les enfants employés comme bassiniers pour le chauffage et la propreté des infirmeries et dortoirs. En vertu d’une convention avec l’hospice de l’Antiquaille, les enfants atteints de la gale ou de la teigne seront adressés à cet hospice. La même délibération exclut les vieillards surnuméraires. Dans le droit fil de cette délibération, les desservants, desservantes, infirmes, élèves, enfants de chœur et tous les sujets admis à différents titres, et que « la destination de cet asyle (sic) ne permet plus d’y garder », sont renvoyés : certains sont transférés au Perron, d’autres placés à la campagne, les derniers, congédiés avec un secours de 100 à 400 F chacun. Peu de temps après, la fondation Comby, qui chargeait l’hôpital de recevoir douze orphelins légitimes, est supprimée, car incompatible avec la destination et le régime intérieur des hospices. Le but de ces décisions est clair, il s’agit d’adapter l’hôpital à la nouvelle doctrine et de faire disparaître « les usages appartenant à un ancien régime, différent de celui que l’expérience a fait prévaloir ; que ces usages, qui se liaient à un système très bon dans son temps, ne peuvent plus être en harmonie avec les idées et les plans de réforme que l’administration a mis en exécution »6.
b) L’éternel problème des enfants trouvés
3Jusqu’à la fin de notre période, l’œuvre des enfants continue à peser sur les hospices de façon très lourde. En 1844, 9.635 enfants se trouvent encore à la charge des hospices, le même nombre qu’en 1830. Les problèmes financiers ne sont pas moins minces : État, département et municipalité tentent de réduire leurs subventions. La mise à contribution des communes du Rhône possédant un octroi n’empêche pas que les subventions diminuent de 620.000 F en 1832, à 446.600 F en 1845.
4Il faut pourtant attendre les années 1842-1845 pour que l’hôpital prenne un ensemble de mesures cohérent pour réduire, avec un succès limité, le poids de cette œuvre. Il est vrai que la question n’est pas simple et provoque un véritable débat national dans les années 1830-1840, débat dans lequel Lyon est fort bien représenté7. Trois types de documents alimentent ce débat : les ouvrages, comme ceux de Terme et Monfalcon8, ceux de Gaillard9, Remacle10, Villerme11, etd’autres12 ; les enquêtes lancées par le ministère ; les rapports et compte-rendus auxquels elles donnent lieu, soit nationaux13, soit plus précis14. Il ne faut pas oublier non plus d’autres avis, exprimés dans la presse ou à la tribune des assemblées15, ou encore dans les sociétés savantes16. Sans vouloir traiter un sujet qui mériterait une étude en soi, on peut cependant en tirer l’impression que les véritables problèmes ne sont pas toujours abordés. La plupart des théoriciens se contentent de condamner les tours, « provocation à l’abandon et c’est au fait de leur seule existence qu’il faut rattacher la moitié des abandons »17. Quant aux autres, ils viennent « non de la cherté mais de l’immoralité et de l’accroissement relatif de l’élément qui les fournit »18. Quand le chiffre des expositions augmente, c’est qu’il y a « extension à un plus grand nombre d’individus de cette absence de principes moraux »19. Dans ces conditions, la solution vraie est simple : « Réveillez dans le cœur des mères le sentiment de leur devoir et donnez plus de mœurs au peuple »20. Simple mais difficilement applicable, et œuvre de longue haleine. Dans l’immédiat, on pense à supprimer les tours, mais beaucoup craignent que ceci ne fasse augmenter les infanticides et les expositions dans les lieux publics21. La fermeture des tours n’aura lieu qu’en 186022. Le déplacement des enfants trouvés d’un département à l’autre (pour empêcher que les parents ne puissent retrouver leurs enfants) est aussi envisagé par certains, mais critiqué par d’autres23.
5L’administration des hospices fait elle aussi ses propres analyses, propose des solutions et tâche d’agir. Deux « abus » la choquent profondément : « dans huit ou dix départements circonvoisins, des filles libertines ou séduites fesaient (sic) des enfants et les envoyaient à notre hospice ». « Des parents indigens, temporairement gênés, ou de mauvais parens déposaient leurs enfants dans le tour de notre hospice »24. Pourtant, jusqu’en 1842, l’hôpital se contente de mesures sporadiques : il tente de renvoyer les enfants exposés d’autres départements lorsqu’il peut les identifier, tâche de favoriser les redditions, et décide, sans suite, de ne plus tolérer la rentrée à l’hospice d’aucun valide ayant douze ans accomplis. Dès 1835, pourtant, l’inspecteur des hôpitaux Glatigny indique des mesures plus draconiennes : il critique les messagers coupables de ramener dans le tour des enfants savoyards25, d’indiquer aux parents le nom de ceux qu’ils transportent. Il dénonce aussi la trop faible surveillance des enfants à la campagne, qui permet à des parents d’identifier le lieu de séjour de leurs enfants. En août 1842, Watteville ne fait pas d’autre analyse et propose de supprimer les meneurs, les placements en Savoie, d’être plus sévère dans les admissions des enfants dont les mères sont connues26.
c) Les tentatives de réduction
6Cette nouvelle inspection se situe dans un autre contexte. Devant la menace d’une asphyxie financière, et éclairée par les débats précédents, l’administration cherche à diminuer autant qu’il est possible le nombre des expositions. Les premières attaquées sont « les sages femmes de la ville et des faubourgs, chez lesquelles vont accoucher un grand nombre de filles enceintes, qui, déjà trop disposées à oublier leur devoir de mères, y sont souvent poussées par les facilités que leur offrent ces sages femmes et même par les mauvais conseils qu’elles en reçoivent »27. On essaie d’exiger d’elles les déclarations voulues par la loi, et le respect des obligations qui leur sont imposées par les ordonnances de police. Cependant l’hôpital et la mairie n’arrivent pas à astreindre ces accoucheuses à déclarer l’admission de toutes les filles enceintes logées chez elles. En avril 1844, on décide d’interdire la réception des filles enceintes étrangères au département, sauf dans les derniers moments de leur grossesse et leurs enfants ne seront plus reçus mais mis à la disposition de Messieurs les Préfets de leur département. Peu de temps après, le conseil doit avouer que l’admission des filles enceintes a continué de s’effectuer selon le mode abusif suivi dans l’hospice.
7Pour s’attaquer au problème essentiel, l’hospice essaie de supprimer l’activité des messagers et de faire surveiller le tour. L’établissement des préposés tend, entre autres, à réduire les dépôts des enfants étrangers. Nommés en 1843 et placés sous l’autorité d’un inspecteur, choisi en accord avec l’inspecteur général des établissements de bienfaisance, ils sont chargés du choix des nourrices, du délivrement des vêtures, de la visite des enfants et de la surveillance des nourrices28. Les messagers deviennent donc inutiles, puisque l’on prévoit en plus une indemnité de déplacement pour les nourrices. Les messagers, dès lors, ne sont plus actifs qu’en Savoie, d’où la plupart des enfants sont retirés et rapatriés en France dans l’hiver 1844-1845. Seuls 824 sur 2.529 restent en Savoie gratuitement. C’est en mars 1842 que l’hôpital décide d’établir une surveillance provisoire du tour pour faire connaître tout ce qui se passe extérieurement, les circonstances et les auteurs des expositions, et la part que les départements voisins y prennent réellement. Cette surveillance, qui motive la plupart des mesures précédentes, devient permanente en 1843. Le tour n’est plus ouvert que de 22 h. à 1 h., et les agents préposés à sa surveillance abordent et interrogent les exposants, les invitent à entrer au bureau.
8Toutes ces mesures permettent l’arrestation d’exposants d’enfants, la disparition des messagers. Par contre, les expositions diminuent peu et il semble que leur réduction soit compensée par la recrudescence des expositions dans les églises.
9Ne s’agissant pas ici d’une histoire des enfants trouvés, on se bornera à noter que l’hôpital manifeste ici clairement ses vues : les œuvres de l’hospice doivent se réduire aux habitants du département, pour laisser plus de place à celle des malades. Il est indéniable que la politique des hospices n’est pas toujours cohérente, en particulier lorsqu’ils refusent d’accorder un secours aux filles-mères.
d) La pharmacie : vendre plutôt que donner
10Jusqu’en 1830, la pharmacie a une multitude de fonctions : elle fabrique, bien entendu, les remèdes utiles aux hospitalisés, mais elle exécute de nombreuses distributions gratuites aux bénéficiaires des bureaux de bienfaisance, à ceux qui viennent à la « visite des présents », consultation externe de l’hôpital. Elle distribue aussi des remèdes à différentes corporations bienfaisantes. Une partie des remèdes est vendue, soit aux particuliers, soit aux administrations publiques, comme l’octroi. Sur les 90.000 F de remèdes utilisés chaque année, l’hôpital en distribue gratuitement pour environ 20.000 F. La pharmacie de vente a pour l’hôpital une grande importance puisqu’elle fournit environ 80.000 F par an, soit près de 5 % des recettes totales. La pharmacie se « compose d’un vaste laboratoire, de magasins pour les drogues simples, et de plusieurs pièces où sont rangées les préparations médicinales, l’une de ces pièces est spécialement réservée pour vendre au public les médicaments qu’il vient chercher. Elle est dirigée par « un pharmacien, reçu par une école ou un jury, qui préside aux préparations, les autres préparations magistrales (tisanes, potions purgatives) sont faites par les sœurs qui distribuent les remèdes dans les salles ». Ceci ne va pas sans problèmes, et les accusations d’incompétence pèsent sur les sœurs, et parfois sur le pharmacien. Le produit de la pharmacie de vente diminue, ce qui « s’explique par l’affaibassement de la confiance qu’on avait généralement dans la supériorité des médicaments tirés de cette pharmacie, et par le nombre toujours croissant des pharmaciens ». Problèmes de fonctionnement qui montrent le maintien des caractéristiques d’un hôpital ancien. Pourtant, deux autres problèmes plus graves intéressent la pharmacie : la pharmacie de vente est menacée de suppression. L’hôpital, qui la défend bec et ongles, supprime dans le même temps le plus clair des distributions gratuites.
11La demande en matière de distribution gratuite ne manque pas, et elle présente en 1830 une notable importance. Les fournitures aux bureaux de bienfaisance ont repris leur croissance : 5 à 6.000 F en 1821, 8.220 F en 1831, 12.461 F en 1832, et, aux dires de l’administration, « si l’on ne met pas de bornes à une pareille libéralité, chaque arrondissement deviendrait une sorte d’hôpital auxiliaire du Grand Hôtel-Dieu »29.
12En 1833, l’administration s’inquiète d’« ordonnances dispendieuses et de l’abondance des clients à servir »30. En mars de la même année, le conseil reprend les mêmes critiques, rappelle combien l’économie est nécessaire dans la médecine des pauvres, que ce n’est pas seulement par des remèdes qu’on guérit des maladies et que dans ce système l’emploi des remèdes n’est pas surveillé. D’ailleurs, s’il faut favoriser les secours à domicile (nos grands hôpitaux relâchent les liens de famille), les dispensaires et les consultations gratuites des malades à l’hôpital peuvent suffire. En conséquence de quoi l’hôpital fixe à 6.000 F/an la valeur des remèdes distribués gratuitement aux malades des bureaux de bienfaisance31. En 1833, les fournitures se montent à 7.793 F et l’hôpital réclame des bureaux de bienfaisance les 1.793 F dépassant la somme fixée32. La somme a-t-elle été versée ou non ? Toujours est-il que le système ne fonctionne pas et que les distributions cessent le 1er janvier 183733.
13Les distributions au dispensaire spécial sont de courte durée. Créé en 1841, le dispensaire ne vit que de souscriptions particulières et manque de moyens de guérison34. Logique avec lui-même, l’hôpital accorde de fournir 1.000 F de remèdes en 1845 et 1846, mais affirme le caractère provisoire de cette mesure à cause de la situation financière de « l’impossibilité d’affecter de l’argent à des services autres que les établissements ». Suite à une plainte du maire de Lyon sur le prix trop élevé des médicaments fournis à l’octroi, l’hôpital affirme qu’il verrait avec plaisir que « M. le Préposé en chef puisse s’entendre avec les pharmaciens de la ville pour en obtenir des médicaments à de meilleures conditions que celles de notre pharmacie ». Mis à part les remèdes, très réduits, fournis lors des consultations externes, et la fourniture de 700 F de remèdes à deux institutions charitables, le rôle de l’hôpital en la matière est pratiquement terminé.
14Il reste donc aux hospices leur pharmacie de vente. Les attaques des pharmaciens, apparues en 182435, reprennent dès l’installation de la Monarchie de Juillet avec beaucoup de vigueur et de ténacité. L’hôpital répond de même et réussit à faire ajourner toutes les mesures de fermeture prises par le ministre.
15Dès 1831, les attaques des pharmaciens reprennent. Officiellement, elles se fondent sur les lois réglementant l’exercice de la pharmacie, et parfois sur des considérations politiques, lorsque la conjoncture s’y prête : en 1831 et 1833, les pharmaciens accusent l’hôpital « d’arbitraire, de despotisme, de congréganisme, d’asservissement au parti prêtre ». Plus sérieusement, ils accusent la pharmacie de contrevenir à la loi du 21 germinal an XI. En fait, il s’agit surtout de ruiner un concurrent qui les « force à ne pas descendre trop en dessous du niveau établi par cette concurrence » pour la qualité, et à ne pas trop aller au dessus pour les prix. Le ton monte et les pharmaciens mettent en doute la compétence des sœurs, accusent la pharmacie de l’hôpital de s’attaquer à l’essence de nos institutions, de rompre l’unité administrative et de rendre impossible la rédaction d’une loi sur la police médicale36.
16L’administration ne manque pas non plus d’arguments lorsqu’elle invoque l’utilité et l’ancienneté de ce service, les décisions préfectorales antérieures. L’argument essentiel est pourtant financier : « la pharmacie est utile à la ville de Lyon qu’elle affranchit d’une subvention égale au bénéfice que la pharmacie de l’Hôtel-Dieu retire de ses ventes » et en 1841 elle menace de demander une subvention municipale accrue si la pharmacie est fermée.
17Si les pétitions excessives de 1831 et 1833 n’ont pas de suite, il n’en va pas de même des suivantes. En 1840, le préfet affirme que « la légalité de l’officine tenue dans cet hôpital n’est pas mise en cause... la vente publique me semble présenter des inconvénients graves. M. le Ministre a tranché cette question : ces médicaments ne doivent pas devenir un objet de spéculation et créer une concurrence pour l’industrie particulière ». L’hôpital ne répond pas et, harcelé par le ministre, le préfet réclame des observations. Le ministre les refuse, donne des ordres pour faire fermer la pharmacie. Dès lors, le conseil saisit les députés, adresse une supplique au roi, introduit un recours en Conseil d’État.
18La situation en est là en 1845, mais la lutte n’est pas terminée et en août 1845 le ministre fixe au 1er avril 1847 la fermeture de la pharmacie qui fonctionne encore en décembre 1847 et obtient un nouveau délai37.
19Dans cette affaire, le conseil montre qu’il est aussi puissant que sous le régime précédent. Une fois encore, il semble demander le maintien du statu quo, mais son attitude face aux distributions gratuites et aux autres secours gratuits montre que la pharmacie n’échappe pas à cette sorte de redéploiement en faveur des œuvres payantes.
2 – Une exigence renforcée : chasser les malades pour mieux les recevoir
20Sous cet apparent paradoxe, on retrouve la volonté plus affirmée que par le passé de limiter les trop longs séjours, de refuser l’entrée aux incurables, varioleux et atteints d’autres maladies cutanées, de chasser ceux qui sont là faute d’asile. Dans la pratique, l’hôpital se heurte au peuple et aux autorités, plus laxistes, et le résultat n’est pas toujours probant. On aurait tort de ne voir dans cette attitude que le reflet de l’inhumanité des représentants du capitalisme sauvage que sont les administrateurs. Cette chasse aux indésirables s’accompagne d’autres mesures : suppression du « doublement des lits », différentes décisions pour renforcer l’hygiène des salles. Dans les conditions d’économie qui continuent à s’appliquer à la médecine des pauvres, ces différentes mesures ne sont concevables que grâce à un contrôle des entrées.
a) La chasse aux indésirables
21« L’incrustation » des malades, le maintien d’incurables, sont deux plaies de l’hôpital ancien. Les difficultés financières de la fin de la Restauration font prendre conscience plus nettement de l’ampleur du problème et de l’intolérable de la situation ainsi créée. Une fois la situation financière assainie, les habitudes prises se conservent.
22La correspondance des hospices éclaire sur les multiples cas de séjour abusifs à l’Hôtel-Dieu, ainsi que sur les moyens utilisés pour laisser à la charité publique des personnes qui n’y ont pas droit. Pour la plupart, ce sont des « personnes qui, admises à l’Hôtel-Dieu dans l’espoir d’être soulagées, ont été plus tard reconnues atteintes de maux incurables, et qui néanmoins, faute de domicile ou de parents en position d’en avoir soin, restent à la charge de cet hôpital ». Elles sont 23 en 1830, dont 5 depuis plusieurs années et une depuis sept ans. Il existe aussi « depuis longtemps dans les salles de l’Hôtel-Dieu plusieurs personnes indigentes et sans asile, qui occupent des lits uniquement destinés aux malades ». Quelques cas remarquables font l’objet d’une correspondance spéciale. Ainsi, « Claudine Mussy, 44 ans, privée de toute ressource, mais que son état sanitaire ne rend pas incapable de tout travail. Elle n’a nullement besoin de remèdes. C’est bien assez, c’est beaucoup trop qu’elle soit restée pendant près de neuf ans dans les rangs des malades ». Le cas de Claudine Lhopital est peut-être plus révélateur : entrée en 1830, elle est atteinte d’une maladie nerveuse incurable, mais l’hôpital attend 1839 pour réclamer son admission au dépôt de mendicité. Il faut ajouter que l’hôpital sert de lieu d’asile massif en cas de catastrophe, comme lors des inondations de 1840.
23Tous les subterfuges sont utilisés pour faire admettre abusivement ceux qui n’y ont pas droit. En 1834, Gubian s’étonne que « la salle des fiévreuses payantes présente un mouvement extraordinaire (d’entrées et de sorties), qui se trouve proportionnellement diminué dans la troisième salle des fiévreuses. Cela provient de la facilité des réceptions dans la première, moyennant la rétribution du prix modique de quelques journées. La plupart des malades n’y restent que six jours et passent aux Troisième-Femmes (gratuites)... Aussi, tous ceux qui veulent se débarrasser d’une malade évitent les obstacles de la réception en la faisant entrer dans cette salle : les incurables, les insensées, les paralytiques, les victimes d’accouchements laborieux, d’avortements, les dartreuses, les syphilitiques, et toutes les mourantes que l’égoïsme, la cupidité, l’ingratitude et quelquefois le crime se hâtent de venir cacher à l’hôpital, leur seule porte de salut, viennent s’emparer des lits (de la salle) des Troisième-Femmes après avoir passé à la filière Montazet (la salle des femmes payantes) »38.
24Mesurer l’importance de ce secteur d’incurables à l’intérieur de l’Hôtel-Dieu reste à faire. Les différentes « affaires » dont il a été question ne sont que somme d’exceptions et les affirmations médicales n’aident guère à l’estimer : il suffirait, selon Rougier, de « trouver le moyen d’empêcher que pour quelques individus, l’hôpital ne devînt un véritable hospice d’incurables »39. Pour son collègue Chapeau, l’affaire est autrement grave : « Malgré l’exclusion établie par les règlements, les incurables figurent-ils presque toujours pour 3/5e de la somme totale des malheureux qu’il recueille... il n’est pas rare de ne compter qu’un dixième de maladies aiguës parmi les femmes fiévreuses. L’Hôtel-Dieu est pour les indigents la providence de toutes les maladies inguérissables, pour peu qu’elles aient quelque durée »40. L’auteur estime cependant que les femmes sont plus nombreuses dans ce cas que les hommes : « ceux-ci trouvent dans leur ménage les soins qui leur sont nécessaires, tandis que les femmes, dès qu’elles ne peuvent plus vaquer aux travaux domestiques sont sans secours. Les hommes ont aussi comme ressource supplémentaire les sociétés de secours mutuel ».41.
25Désormais, l’hôpital recourt aux autorités pour demander le renvoi, la mise à la charge de la commune de résidence ou l’admission à l’Antiquaille (hôpital des fous, vénériens), ou dans différents dépôts d’indigents. A partir de ces quelques demandes on peut hasarder quelques hypothèses : l’hôpital tolère de moins en moins bien la présence de ces indésirables, opère une distinction plus nette qu’avant entre les maladies acceptables à l’Hôtel-Dieu et les autres, réserve en priorité l’accès aux malades lyonnais. Consigne est donnée à l’économe de surveiller « l’introduction et le séjour dans les salles de l’Hôtel-Dieu de tout individu atteint d’une maladie non curable... de tout individu qui n’aurait à alléguer que l’indigence, l’idiotisme, l’aliénation de l’esprit ou une infirmité permanente »42. Cette application stricte de règlements anciens montre la consolidation d’idées nouvelles sur l’hôpital et l’assistance : séparation accrue entre les différentes catégories et conception locale de l’assistance, anticipant sur la loi de 185143. La disparition des lettres reçues après 1830 ne permet pas de mesurer le succès de la lutte entreprise, mais on peut subodorer des réticences ou des impossibilités de la part des autorités. Malgré les demandes, aucune mesure n’est prise pour limiter l’arrivée des malades étrangers, les demandes de renvoi restent sans réponse ou ne peuvent être satisfaites. Bien plus, le préfet continue d’adresser des malades qui ne devraient être reçus. Quant aux agents subalternes, ils n’admettent aucun retard dans l’admission lorsqu’ils accompagnent un blessé. Dans ces conditions, on imagine que le problème n’a pas reçu de solution définitive avant 1845, malgré une possible rétribution d’efforts soutenus.
26L’hôpital doit donc compléter son action en essayant de convaincre les maires qu’il ne reçoit que des lyonnais, que le séjour à l’hôpital est néfaste pour les scrofuleux. Il refuse d’en admettre certains ou menace d’expulsion en cas d’incurabilité. Cette politique n’a cependant rien de continu et les exceptions aux règles continuent. Les exemples modernes, les études générales ou locales sur la même période tendent à montrer que le succès n’est pas encore en vue pour chasser les incurables. En 1954-1955, les hospitalisés de l’Hôtel-Dieu de Paris sont pour un tiers des cas sociaux, voire des marginaux ; si l’on ajoute les sans domicile fixe, ceux qui vivent dans des meublés, les sans familles et les sans ressources, on obtient 32 % des malades44. En 1971 encore l’inspection générale de la Santé estime à 26 % du total les lits occupés par des cas sociaux45. Sous le Second Empire, l’Hôtel-Dieu de Paris est encore « l’asile, le refuge nécessaire d’une population instable de miséreux voués à un logis précaire »46. Pourquoi Lyon aurait-il réussit là où Paris a échoué, et avant ? Du reste, l’analyse des malades, le discours des médecins, montrent qu’il n’en est rien. Pourtant on retrouve, comme à Paris, les mêmes idées contre cette accumulation de miséreux : suspects au pouvoir, coûteux à l’hôpital, gênant pour les convenances de la médecine, ils mobilisent contre eux les autorités, et la Monarchie de Juillet voit débuter les grandes manœuvres qui aboutiront plus tard à la réduction de leur nombre47.
b) « Soulager le plus grand nombre possible de vrais malades »48
27Pour cruelles qu’elles nous paraissent, les mesures précédentes, « bien loin de diminuer les réceptions des malades ne peuvent au contraire qu’en accroître le nombre, et auront pour résultat une répartition plus juste et une distribution plus étendue des secours que prodigue cet hôpital ». Pour parfaire ces dispositions, le conseil attire l’attention des médecins sur le trop long séjour des malades, « qu’il faut réduire à la plus courte durée possible... sans néanmoins que leur sortie puisse être ordonnée avant leur parfait rétablissement »49. Il demande aussi que « MM. les chirurgiens chargés du bureau de réception se montrent constamment soigneux et sévères dans la visite des individus qui se présentent pour entrer dans les salles ».
28Tout ceci permet la suppression du placement de deux malades dans un seul lit, « pratique tout à la fois contraire à la salubrité, à la santé et aux bonnes mœurs », et qui est interdite à partir du 25 avril 1832. Parallèlement deux lits sont gardés en réserve dans chaque section, et quatre pour les hommes blessés. En 1842, on décide d’installer une salle de prévoyance à La Charité pour recueillir les malades qui ne pourraient, faute de place et de lits, être reçus à l’Hôtel-Dieu. Prévue pour 175 lits, cette salle montre qu’il s’agit là d’un véritable développement de l’œuvre des malades curables50. Quelques autres menus aménagements rendent le séjour de ces vrais malades moins dangereux. On supprime le vieil usage de jeter à terre les pansements des blessés, on commande des tables d’opération, et l’on s’intéresse à la construction d’un hôpital de convalescents. C’est dire que, réservé aux seuls malades curables, l’hôpital tend à les conserver tout le temps de leur maladie.
29La suppression du dédoublement des lits et les mesures qui la précèdent et la permettent sont tout à la fois le triomphe de la bonne gestion, de la morale individuelle (un malade par lit) et sociale (on ne doit recevoir que les vrais malades et les vrais pauvres).
c) La création de l’hospice d’incurables du Perron
30Transférée de l’Hôtel-Dieu à La Charité en 1817, la salle des incurables est le lieu de différents abus. Le nouveau règlement de 1835 laisse imaginer leur étendue et leur diversité : horaire des repas non respecté, présence d’étrangers au repas, aliments transportés dans les dortoirs, où les pensionnaires font la cuisine, manque de respect et de soumission, injures, soûleries et disputes, semblent former le pain quotidien de la salle des incurables51. De plus, les incurables protestent et demandent à sortir tous les jours et certains ont acheté leurs places aux familles qui ont le droit de les nommer. La situation ne peut durer.
31La création de l’hospice du Perron répond à plusieurs exigences : pour le préfet, qui en prend l’initiative, il s’agit avant tout de réduire le nombre des incurables jusque là installés à l’Hôtel-Dieu. Comme l’administration n’a pas de place à l’Hôtel-Dieu et veut utiliser La Charité comme auxiliaire de l’Hôtel-Dieu en cas d’épidémie, elle songe à utiliser le domaine du Perron, situé à Oullins (dix kilomètres au sud-ouest de Lyon) acquis par les hospices en 176252. L’hôpital définit donc la liste des incurables53 et refuse au maire de Lyon la moitié des places, car c’est pour les incurables de l’Hôtel-Dieu et du dépôt de mendicité que le Perron est conçu. Comme il s’agit aussi de développer les œuvres payantes, la moitié des lits prévus sera réservée aux malades payants. Le ministre accepte rapidement le projet (octobre 1842) et la commission chargée du règlement présente son projet à la fin décembre 1843, après avoir conféré avec l’inspecteur Watteville. Malgré l’avis du ministre, les conditions d’accès sont sévères : l’indigence, cinq ans de résidence à Lyon en plus des infirmités, et, pour les payants, 450 F de pension annuelle. Si le service sanitaire semble important (trois visites médicales, présence de deux internes), les incurables le paient de leur liberté : les sorties sont supprimées, de peur que les incurables ne deviennent un incommode ou dangereux voisinage pour les campagnes. Les incurables payants ne sont pas mieux traités. Refusant d’assimiler l’hospice à une maison de retraite, le règlement leur applique le même traitement et le même régime alimentaire qu’aux gratuits. On leur refuse aussi les chambres particulières, « qui seraient hors d’une surveillance habituelle et facile. La nuit surtout il serait impossible de connaître et de donner à chacun les soins qui peuvent lui être nécessaires ». Une fois encore, médicalisation, mise à l’écart, surveillance accrue, vont ensemble.
32L’hospice connaît certains déboires. Les conditions d’accès sont telles qu’on ne peut admettre que 27 personnes pendant les deux mois qui suivent l’ouverture. Dès la fin avril 1844, on ramène à 350 F la pension annuelle et l’on ouvre l’hospice à tous ceux qui ont un an de résidence à Lyon (et non plus cinq)54. A la fin de l’année, 46 incurables sont entrés et il y a 175 postulants. Devant ce chiffre, l’administration crée cinquante lits nouveaux55, mais il faut déchanter. En septembre 1845, on s’aperçoit que les cent lits primitivement créés ont suffi et que les incurables payants ne dépassent pas le nombre de dix56. A vouloir trop limiter les secours aux lyonnais, l’hôpital passe à côté d’une demande qui existe, mais qui est faite de déracinés. On peut donc douter que cet hospice permette de faire disparaître les chroniques de l’Hôtel-Dieu57.
3 – L’accueil des malades payants
a) La tentation libérale
33Œuvre jusque là limitée à 58 lits de fiévreux et 28 lits de blessés et d’opérés, le service des malades payants stagne jusqu’aux années 1835. L’hôpital reçoit entre 1.000 et 1.300 malades de cette sorte chaque année, soit moins de 10 % de l’ensemble des réceptions. A partir de 1833, lorsque l’œuvre des enfants trouvés pèse moins lourdement sur le budget, l’hôpital multiplie les initiatives pour accroître ce service : en 1836, il accroît de 60 le nombre des lits réservés aux malades payants, crée par la même occasion un service d’enfants malades payants, de 60 lits. En 1839, il ouvre une salle de dixlits payants pour les femmes en couches.
34La décision d’augmenter les lits payants donne l’occasion de définir une nouvelle politique en matière d’hospitalisation et de rappeler le but politique et social de l’hôpital. « Cette proposition se rattache à des considérations d’ordre social, sur lesquelles reposent les idées libérales que nous nous honorons tous de professer. N’avons-nous pas tous pour but d’arriver successivement à la plus grande masse possible de bonheur et d’aisance pour tous les hommes en général, et en particulier de mettre partout en honneur et d’encourager le travail et l’économie, sources de toute aisance et de toute richesse, de déconsidérer au contraire et de poursuivre sans cesse l’oisiveté et l’imprévoyance, mères de tous les vices et de toutes les misères ? »58. L’hôpital s’intégre tout naturellement dans cette belle évocation du libéralisme, qui associe bonheur, moralisation et responsabilité individuelle. « La mission spéciale qui nous est confiée à nous, administrateurs des hospices, est sans doute de pratiquer... la charité ; mais pour bien remplir cette belle tâche, notre premier devoir est d’éviter avec le plus grand soin, par la facilité et la prodigalité de nos secours gratuits, d’encourager nous-mêmes la misère, et de donner une véritable prime à la dissipation et à l’imprévoyance. La société, Messieurs, ne doit rien pour rien-, c’est là le principe général et l’homme doit s’accoutumer à trouver dans son travail toutes les ressources nécessaires pour subvenir à ses besoins, non seulement dans sa jeunesse... mais encore pendant la vieillesse et dans le temps des maladies ». Développer l’œuvre des malades payants est aussi la solution la plus sûre pour réduire la misère. C’est aussi la condition pour que l’hôpital change : « Les hôpitaux n’en seront pas moins toujours les établissements philanthropiques les plus utiles, car il est impossible que tout le monde puisse se procurer à domicile les secours des meilleurs médecins, des meilleurs garde-malades, enfin les traitements et les remèdes de toute espèce qui se trouvent rassemblés dans les hôpitaux ». On notera que, dans la perspective de « l’époque fortunée où les secours gratuits seront l’exception et le remboursement intégral sera la règle générale », l’hôpital n’est plus décrit que comme le meilleur lieu possible des soins. Certes, « cette époque est encore bien loin de nous, traitons gratuitement les pauvres tant qu’il en existera, il le faut bien » (5). Le développement des malades payants est promis à un long avenir, mais il ne sera accrû que progressivement.
35Dans les circonstances du temps, il faut abaisser le prix de journée des malades payants si l’on veut que les nouveaux lits (60) soient occupés : la rétribution est abaissée, pour attirer « une infinité de personnes peu aisées qui seraient cependant en état de payer une rétribution moins forte »59. Cette nouvelle classe appelée à l’hôpital est plus précisément définie lorsque l’on parle, deux semaines avant, de créer une salle d’accouchement payante « pour cette nombreuse partie de la population qui, sans être aisée, peut craindre par un honorable sentiment d’amour propre d’occuper des lits gratuits. Car les conditions mises à l’admission de ces derniers, et les démarches qu’elles nécessitent, éloignent souvent des femmes qui auraient de justes droits à être admises. Si elles pouvaient l’être sans formalités et moyennant une modique rétribution, il est probable qu’on n’aurait recours aux lits gratuits que dans les cas d’absolue nécessité »60. Pour la salle des enfants malades, on mise aussi sur les riches, « qui voient trop souvent la médecine impuissante à éloigner de ses enfants la maladie et la mort. Grâce à l’existence d’un hôpital d’enfants, plus largement étudiées, les causes des maladies de l’enfance deviendront moins obscures »61.
36Il reste à fixer un prix qui rende abordable les salles payantes, tout en dédommageant les hôpitaux de leurs dépenses. « Il serait tout à fait contraire aux vues libérales qui doivent nous guider de laisser faire aux hospices un bénéfice sur le traitement des malades payants, dont nous devons tendre à accroître le nombre par tous les moyens ». On tient cependant compte des frais à ordonner : la journée de malade étant fixée à 1 F, on fixe à 1,25 F le prix de la journée des payants, à 1,50 F celle des femmes enceintes, qui reçoivent des soins particuliers, nécessitent des fournitures de lingerie, et à 50 centimes celle des enfants.
37Le développement de ces services payants entraîne l’apparition ou le développement de deux tendances : limiter les secours aux lyonnais, créer la distinction entre une médecine de riches et une médecine de pauvres, imitant en cela la pratique de ville de la médecine62. Si la tradition est respectée pour les malades payants, pour lesquels aucune restriction n’est imposée, il n’en va pas de même pour les autres payants : les enfants ne sont reçus que si leurs parents sont domiciliés à Lyon63, les femmes enceintes doivent prouver leur domicile lyonnais, leur mariage légal et leur bonne conduite64. La création de l’infirmerie des enfants renforce aussi l’exclusion des psoriques, vénériens, aliénés et autres incurables. On a déjà dit que les malades, les femmes enceintes payantes, bénéficient de privilèges pour leur nourriture et leur confort. Les malades payants bénéficieront de soins particuliers pour le régime médical et alimentaire, la propreté et la salubrité des salles65. Mêmes avantages pour les enfants malades, dont le régime médical est sévèrement réglementé : service confié au médecin, régime pharmaceutique et alimentaire scrupuleusement respecté sous la responsabilité de la sœur cheftaine, salles cirées et frottées66.
b) Des réponses décevantes
38Les archives sont peu homogènes et bien lacunaires pour juger du fonctionnement de ces œuvres. Si l’on connaît le nombre des enfants et des adultes malades payants, les statistiques ne distinguent pas entre femmes en couches reçues gratuitement et payantes. Le conseil d’administration n’évoque que la situation des enfants malades dont les lits restent longtemps vides.
39L’œuvre des malades payants se révèle correspondre à un besoin réel : dès l’année d’ouverture (1837), le nombre de malades reçus augmente de 30 %, et après une montée continue atteint presque le double des réceptions des années 1833-1835. Cette croissance est temporairement enrayée par des réparations qui interrompent le service des salles payantes en 1844-1845.
40Souhaité par les autorités, créé par l’administration, l’hôpital des enfants malades attire souvent l’attention du conseil. On peut donc suivre avec assez de précision sa carrière jusqu’en 1845. Dès 1830, le conseil municipal réclame la création d’une salle des enfants malades. Dès que la situation s’améliore, c’est ce premier vœu que l’administration examine en même temps qu’une proposition d’augmenter les lits payants en réduisant le prix individuel. En juillet 1833, deux commissions sont nommées à cet effet. Des rapports sont déposés en novembre et décembre 1833, mais il faut attendre 1836 pour que les deux services soient véritablement créés. Jusque là, la fragilité de la situation financière oblige à ajourner la décision. Les débuts sont difficiles : entre le 1er avril 1836, date de l’ouverture, et la fin de l’année, seuls 120 enfants entrent à l’hôpital. « Le chiffre des enfants des deux sexes n’a pas été au-delà de 19 : il a habituellement oscillé entre 6 et 12 », or 60 places sont offertes. L’hôpital s’inquiète de ce fait mais reste fidèle aux interprétations classiques. L’impressionnante mortalité (30 %) ne l’amène pas à s’interroger sur la salubrité des salles ou le traitement médical, ni sur leurs influences possibles parmi les parents d’enfants malades. On attribue la responsabilité aux parents « qui gardent leurs enfants le plus longtemps possible auprès d’eux. Lorsqu’ils s’aperçoivent de la gravité du cas, les parents doivent solliciter un certificat du maire, ce qui amène un malade auquel les meilleurs secours sont inutilement prodigués »67. On croit remédier à la situation en abolissant le certificat de domicile pour les lyonnais et en admettant des enfants des trois communes suburbaines de Vaise, La Guillotière et Villeurbanne. Pourtant, en 1837, le nombre d’enfants reçus par trimestre n’augmente que d’un quart, et seuls 15 lits sur 60 sont occupés en moyenne chaque jour. On se résout à ne plus exiger que 25 centimes par jour68, mais si la mesure permet un doublement des entrées, seuls 25 lits sur 60 sont occupés en moyenne entre 1838 et 1842, et le chiffre baisse en 1843. Cette baisse inquiète à nouveau le conseil, qui reprend la discussion en 1844. On évoque les différentes hypothèses (la répugnance née de la destination de l’hospice comme dépôt d’enfants trouvés, l’attachement à l’enfant, la peur des maladies contagieuses) mais on rend gratuits la moitié des lits69. Le résultat ne se fait pas attendre. Le nombre des entrées passe de 518 à 761 entre 1844 et 1845 (+ 46,91 %) et le nombre d’enfants malades par jour double pratiquement70. Les lits sont occupés à 78,33 %, ce qui fait de ces salles un service rentable71. L’histoire des débuts de l’œuvre des enfants malades inflige un sérieux démenti à l’hôpital. La demande existe, au moins égale aux possibilités, mais aveuglée par son libéralisme la direction de l’hôpital l’empêche de se manifester. Reconnaissons-lui cependant le mérite de s’adapter partiellement à la réalité.
41Malgré leurs évidentes limites, toutes les expériences tentées après 1830 montrent que beaucoup de choses ont changé sinon dans la réalité, du moins dans les mentalités. Comme « l’Hôtel-Dieu de Paris meurt dans les esprits avant que la pioche des démolisseurs ne se soit attaquée à ses murs »72, l’hôpital asile des pauvres est mort dans l’esprit des administrateurs avant de l’être dans la réalité. De nouveaux projets se sont faits jour qui s’articulent autour des trois thèmes de la moralisation, de la médicalisation, de la dépaupérisation. Le schéma classique, souvent implicite, de l’histoire hospitalière veut que ces trois thèmes se succèdent dans le temps. En fait, ils sont indissolublement liés. L’hôpital ne peut devenir centre de soins s’il reste encombré de non malades et le développement des soins peut en revanche attirer de « vrais » malades. La médicalisation est plus le fruit de mutations sociales que de révolutions techniques73. Elle n’exclut pas pour autant la moralisation tant il est vrai qu’il ne peut y avoir de vraie médecine que doublée d’une police74. Triomphe du capitalisme, de la morale, et de la médecine moderne semblent aller de pair.
42Ce projet relativement cohérent achoppe sur un point essentiel. Le développement des services payants renforce la ségrégation sociale et forge les armes de son échec. La demande de soins médicaux se développe dans le peuple, ce qu’il faudrait vérifier par une étude du rôle des sociétés charitables et des sociétés de secours mutuels en plein développement75, mais ne peut s’exprimer à cause des barrières financières.
43La demande d’assistance reste pourtant majoritaire, ce qui nourrit la critique de l’institution. L’enquête ministérielle de 1840 montre les soupçons qui portent sur l’hôpital, accusé de relâcher les liens de famille, de transformer les indigents en pauvres permanents. Le ministre pense que la proportion entre secours hospitaliers et secours à domicile est trop favorable au premier76. C’est déjà les discours de Thiers (1850) et d’Haussmann (1859)77. Dans leurs réponses les notables lyonnais du conseil général sont plus prudents. « Si les hôpitaux peuvent relâcher les liens de famille... ne faut-il pas reconnaître aussi qu’ils décuplent les ressources en appelant beaucoup plus d’individus à un même secours... que sans les hôpitaux la voie du progrès se fermerait à la médecine clinique, que hors des hôpitaux la plupart des malheureux seraient non seulement plus mal soignés, mais trop souvent même déshérités des bienfaits de la chirurgie »78. C’est à nouveau souligner, et le rôle des hôpitaux dans la médecine du temps et celui, croissant, des médecins dans l’hôpital.
Notes de bas de page
1 CANDILLE (Marcel), « Les soins en France au XIXe siècle », art. cit., p. 41.
2 L’homme et son corps dans la société traditionnelle, catalogue de l’exposition du Musée des A.T.P. (mai-octobre 1078), Paris, 1978, 143 pages, p. 12.
3 GARDEN (Maurice), Histoire économique d’une grande entreprise de santé, op. cit., p. 91.
4 CANDILLE (Marcel), art. cit., emploie le verbe « se désocialiser », p. 44.
5 A.H.C.L., délibérations, vol. 46, 4 décembre 1844.
6 A.H.C.L., Ibid., 4 décembre 1844.
7 Par Terme et Monfalcon.
8 TERME, Discours de réception à l’Académie de Lyon, op. cit.
TERME et MONFALCON, Nouvelles considérations sur les enfants trouvés, Paris, 1838.
Id., Histoire des enfants trouvés, op. cit.
9 GAILLARD, Recherches sur les enfants trouvés, Paris, 1837.
10 REMACLE, Des hospices d’enfants trouvés, Paris, 1837.
11 VILLERME, Sur la mortalité des enfants trouvés, Paris, 1837.
12 DEGERANDO, Rapport sur les enfants trouvés, 1833.
BONDY, Mémoire sur les enfants trouvés, 1836.
LELONG, Mémoire sur les enfants trouvés, 1836.
DESLOGES, Des enfants trouvés et des femmes publiques.
13 WATTEVILLE (A. de), Statistique des établissements et services de bienfaisance : Rapport à M. le Ministre sur la situation des enfants trouvés, op. cit.
14 A.H.C.L., L, Inspections : Inspection de M. Glatigny, Rapport à M. le Préfet du Rhône, 58 pages, Ms, 1835. – Inspection de A. de Watteville, Rapport au Conseil d’administration des H.C.L., 31 août 1842, Ms.
15 Celle de Lamartine, par exemple. Cf. TERME et MONFALCON, Nouvelles considérations..., op. cit., chap. I. GASPARIN (A. de), Rapport au Roi sur les hôpitaux, 1837.
16 Rapport à l’institut des Sciences morales et politiques, par M. BENOISTON de CHATEAUNEUF.
Rapport à l’Académie française, par VILLEMAIN.
17 TERME et MONFALCON, Nouvelles considérations, op. cit., p. 57.
18 BENOISTON de CHATEAUNEUF, Discours, cit.
19 TERME et MONFALCON, Histoire des enfants trouvés, op. cit., p. 196.
20 TERME et MONFALCON, Nouvelles considérations, op. cit., p. 36.
21 Ibid., pp. 61-63. Les auteurs s’élèvent contre cette assertion.
22 LALLEMAND (Léon), Histoire des enfants abandonnés, Paris, 1885, 791 pages, chapitre 9.
23 TERME et MONFALCON, Histoire des enfants trouvés, p. 253.
24 A.H.C.L., Délibérations, vol. 46 bis, 19 février 1845.
25 A.H.C.L., Inspections, Rapport de Glatigny à M. le Préfet, cit., p. 19.
26 A.H.C.L., L, Inspections, Rapport de M. de Watteville au conseil, cit.
27 A.H.C.L., Courrier, Lettre au Maire de Lyon, 22 juin 1841, vol. 27, p. 119.
28 En avance sur la législation nationale. Cf. FAY-SALLOIS (Fanny), Les nourrices à Paris, op. cit., p. 94.
29 A.H.C.L., Courrier, Lettre au Président des bureaux de bienfaisance, 21 janvier 1837, vol. 21, pp. 261 à 263.
30 A.H.C.L., Ibid., Lettre au Président des bureaux de bienfaisance, 21 janvier 1833, vol. 21, pp. 261 à 263.
31 A.H.C.L., Délibérations, vol. 33, 30 mars 1833.
32 Id., vol. 35, 26 février 1834.
33 A.H.C.L., Courrier, Lettre au Président des bureaux de bienfaisance, 2 juillet 1836, vol. 26, pp. 274-275.
34 A.H.C.L., Délibérations, vol. 46,15 mai 1844.
35 A.H.C.L., P, liasse 8, Attaques des pharmaciens de Lyon contre la pharmacie centrale de l’Hôtel-Dieu. Toutes les citations du paragraphe sont issues de ce dossier.
36 Réponse des pharmaciens, « Courrier de Lyon », 23 mars 1847. Sur le contexte, cf. LÉONARD (J.), Les médecins de l’Ouest, op. cit., chap. X, pp. 787-823.
37 A.H.C.L., P, Pharmacie, liasse 9, Vente de médicaments supprimée à la pharmacie de l’Hôtel-Dieu. Délais sollicités pour l’exécution de cette mesure, Lettre du Ministre au Préfet, 17 août 1846.
38 Compte moral des H.C.L. pour 1834, 1836, 51 pages, 10 t, Observations fournies par MM. les médecins et chirurgiens, service de Gubian.
39 Compte administratif, 1835, Lyon, 1836, 51 pages, 13 tableaux, Observations médico-chirurgicales, service de Rougier, pp. 43-44.
40 Compte administratif des H.C.L., 1836, Lyon, 1837, 40 pages, 10 tableaux, Observations de MM, les médecins et chirurgiens, service de M. Chapeau, pp. 31- 32.
41 Ibid.
42 A.H.C.L., Courrier, Lettre du Président à l’Économe de l’Hôtel-Dieu, 28 avril 1832, vol. 21, pp. 19-20.
A.H.C.L., Délibérations, vol. 37, 2 décembre 1835, Visite mensuelle d’un administrateur dans les salles pour examiner ce problème.
43 LALLEMAND (Louis), De l’assistance des classes rurales au XIXe siècle, op. cit., chap. IV.
44 PÉQUIGNOT (Henri), Hôpital et humanisation, op. cit., p. 28.
45 MÉLINAND (Georges), Sociologie de l’hôpital, Paris, 1974, p. 136.
46 GAILLARD (Jeanne), Paris, la ville 1852-1870, op. cit, , p. 305.
47 GAILLARD (Jeanne), Ibid.
48 A.H.C.L., Courrier, Lettre aux médecins et chirurgiens, 28 avril 1832, vol. 21, pp. 20-21.
49 A.H.C.L., Délibérations, vol. 31, 25 avril 1832.
50 Id., vol. 44, 2 février 1842.
51 Id, , vol. 37,2 septembre 1835.
52 COLLY (Marcel), « Le Perron : de l’hospice à l’hôpital sanatorium », Albums du Crocodile, n° 3, mai-juin 1936, s.p.
53 Paralysie, tremblement continuel, incontinence, anévrismes internes, cancers, cécité, difformité, perclusion des membres, mutilations, ulcères, hernies graves et complètes.
54 A.H.C.L., Délibérations, vol. 46, 24 avril 1844.
55 Id., vol. 46 bis, 9 novembre 1844.
56 Id., vol. 46 bis, 17 septembre 1845.
57 PHILIPEAUX, Les Incurables du Perron, Lyon, 1850, 39 pages, pp. 14 à 27.
58 A.H.C.L., Délibérations, vol. 37, 3 février 1836. Discours de Delahante, président des H.C.L. Rappelons que Adrien Delahante est aussi receveur général du Rhône, banquier, et l’une des plus grosses fortunes du temps. Cf. CAYEZ (Pierre) et TUDESQ (A.-J.), op. cit.
59 W.
60 Id., vol. 37, 20 janvier 1836.
61 Ibid., 3 février 1836, Rapport de Ferrez au nom de la Commission sur l’infirmerie des enfants malades.
62 C’est à quoi correspond la distinction entre officiers de santé et docteurs. Cf. LÉONARD, Les médecins de l’ouest, op. cit.
63 A.H.C.L., Délibérations, vol. 37, 24 février 1836, Règlement de l’infirmerie des enfants, art. 1.
64 Id., vol. 41, 6 novembre 1839, Femmes enceintes de l’Hôtel-Dieu.
65 Id., vol, 39, 4 janvier 1837, on prévoit en particulier des planchers sous les lits.
66 Id., vol. 37, 24 février 1836, Règlement de l’infirmerie des enfants.
67 Id., vol. 39, 25 janvier 1837 et 24 février 1836.
68 Id., vol, 40, 17 janvier 1838.
69 Id., vol. 46, 31 janvier 1844.
70 Les enfants malades (1836-1845)
pour 9 mois seulement en1836.
71 IMBERT (Jean), L’bôpital français, op, cit., p. 55, fixe à 76 % l’optimum d’occupation moyenne en médecine (aujourd’hui).
72 GAILLARD (Jeanne), Paris la ville, op. cit., p. 316.
73 BABEL (A.) et DARMAU (F.), L’bôpital, usine à santé, Paris, 1977, 145 pages, « pourquoi ne pas garder en la médicalisant, sa fonction de coercition sociale », p. 37.
74 FOUCAULT (Michel), Naissance de la clinique, op. cit., p. 25 : « il ne saurait y avoir de médecine des épidémies que doublée d’une police ». La formule semble également valable pour la médecine en général. Le mot police étant pris au sens du XIXe siècle.
75 HATZFELD (Henri), Du paupérisme à la sécurité sociale, Paris, 1971, 347 pages, chap. IV.
76 A.D.R., 1 N, Délibérations du Conseil général, 1840, Enquête du ministère sur paupérisme et charité légale (1840).
77 GAILLARD (Jeanne), op. cit., p. 314.
78 A.D.R., 1 N, Délibérations du Conseil général, 1842, Rapport de la Commission spéciale sur le paupérisme, ff. 489 à 508, f. 495.
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