Introduction
p. 135-136
Texte intégral
1Tandis que Shakespeare permet à la littérature de la jeune nation de mettre en mots et de négocier l’expérience américaine au début du xixe siècle, son rôle sur cette même scène d’écriture dans les décennies qui suivent devient beaucoup plus problématique et contesté : à l’heure du nationalisme conquérant et de l’expansion territoriale, le dramaturge élisabéthain constitue pour de nombreux écrivains un modèle à dépasser et une figure inhibitrice – il semble en ce sens constituer un obstacle à l’émergence d’une littérature qui revendique sa rupture avec les modèles de l’Ancien Monde –, alors même qu’il occupe une place centrale dans la culture populaire américaine. Tandis que certains cherchent à inventer et promouvoir une littérature proprement autochtone, les foules se bousculent pour voir représentées les grandes pièces du répertoire shakespearien. À partir des années 1820, cette difficulté à engager un dialogue avec l’œuvre du dramaturge est particulièrement visible dans deux types de textes empreints de nationalisme : les écrits programmatiques d’une part, la production dramatique de l’autre.
2Un nombre substantiel d’ouvrages, articles et essais interrogeant directement le poids de l’héritage shakespearien sur la scène littéraire américaine est publié entre cette période et la guerre de Sécession. L’enjeu pour leurs auteurs consiste essentiellement à trouver un moyen d’articuler le génie de Shakespeare – que presque personne ne remet en cause – et les aspirations nationales – souvent nationalistes – d’une littérature en devenir. En d’autres termes, dépasser un modèle qui semble pourtant indépassable. Le théâtre, quant à lui, se trouve dans une position paradoxale. Si les dramaturges de l’époque cherchent pour la plupart à promouvoir les valeurs politiques de la Révolution et des institutions américaines, ils peinent souvent à trouver de nouvelles formes permettant au théâtre de s’affirmer en des termes autres que politiques. Le genre littéraire le plus ouvertement anti-européen de l’époque en Amérique se trouve ainsi bien en mal d’offrir de nouvelles modalités d’écriture à la littérature du Nouveau Monde. Au cœur de la question se pose donc la possibilité de donner au cadre idéologique de cette jeune littérature des formes qui lui correspondent.
3À travers la plupart de ces textes semble se profiler une certaine « angoisse de l’influence » – pour reprendre les catégories de Harold Bloom – où le spectre de la figure de Shakespeare vient hanter l’imaginaire américain. Le ton souvent volontariste et confiant qui s’en dégage suggère ainsi les paradoxes, les impasses et les doutes d’une littérature qui rêve d’être essentiellement différente de ce que l’Europe a pu produire, sans parvenir pour autant à faire abstraction de son représentant littéraire le plus éminent à l’époque.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La Réinvention de Shakespeare sur la scène littéraire américaine (1785-1857)
Ronan Ludot-Vlasak
2013
Un langage investi
Rhétorique et poésie lyrique dans le long xviiie siècle britannique
Catherine Bois
2020