Chapitre IV
Le mythe cathare
p. 79-102
Texte intégral
1C’est vers le milieu du xiie siècle que le mot « siecte » est employé pour la première fois en français, dans le Roman de Brut du clerc et poète normand Wace qui y retrace l’histoire légendaire des rois anglais. Mais il faut attendre la Chronique métrique de Philippe le Bel de Geoffroy de Paris, au début du xive siècle, pour que le terme devienne « secte ». Ce clerc à la chancellerie royale dénonce alors les membres de l’ordre du Temple qui viennent d’être condamnés pour leur hérésie supposée.
2En 1163, c’est-à-dire à peu près au moment de l’apparition de « siecte » dans notre langue, un clerc bénédictin donne le nom péjoratif de « cathares » aux adeptes d’un groupe chrétien protestataire présent en Rhénanie (ouest de la Germanie). Cette dernière épithète, qui a perdu son caractère péjoratif originel, est très largement employée de nos jours pour désigner maints lieux touristiques, mais situés entre Toulouse et Béziers : c’est le « Pays Cathare », surtout centré sur l’Aude. La marque a été déposée par le conseil général en 1991 pour qualifier une région visitée pour ses châteaux du même nom et signalée, sur l’autoroute des Deux Mers près de Narbonne, par la monumentale sculpture des Chevaliers cathares chantée en 2013 par Francis Cabrel qui y voit, de manière erronée d’ailleurs, l’œuvre de « quelqu’un du dessus de la Loire ». Or ce nom n’a jamais été utilisé dans ces contrées au Moyen Âge et même assez peu, de façon générale, pour désigner ces contestataires d’une nouvelle organisation de l’Église catholique. Là encore, le mythe l’a emporté sur l’histoire.
Une dissidence du midi de la France
3La première mention de groupes religieux protestataires à Toulouse date de 1145. Mais un siècle plus tôt, vers 1017-1022, le moine chroniqueur de Limoges Adémar de Chabannes avait fait état de « nouveaux manichéens » en Aquitaine et à Toulouse, sans qu’on en sache davantage. L’essentiel de cette histoire a été puisé sans précaution dans les sources ecclésiastiques alors que leurs auteurs, opposés à ces contestations, ont forcé le trait de ce qu’ils considéraient comme une réplique des anciennes hérésies. Fort heureusement, le travail des historiens de ces dernières années a été de tenter de retrouver ce qu’était la nature réelle de ces mouvements et surtout quelles étaient les motivations de leurs membres.
4Bernard de Clairvaux, fondateur de la célèbre abbaye champenoise et connu pour être l’« arbitre de l’Europe » par son talent d’orateur et son habileté à persuader ses contradicteurs, se rend donc à Toulouse en 1145 pour accompagner le légat du pape Eugène III (qui a été moine à Clairvaux et vient d’être désigné) et l’évêque de Chartres. La délégation est chargée de prêcher dans les régions de Toulouse et d’Albi contre les adeptes du moine-ermite et prédicateur Henri de Lausanne (ou Henri de Cluny) qui a été condamné comme hérétique par le concile de Pise dix ans plus tôt. Il est à noter que le groupe formé par ces adeptes ne porte aucun nom. Son inspirateur est un moine itinérant qui critique depuis une quarantaine d’années les réformes entreprises dans l’Église, connues sous le nom générique de « réforme grégorienne ». Ses prêches ont d’abord attiré au Mans des foules composées de clercs et de laïcs : il s’oppose, par exemple, au célibat imposé aux ministres du culte et aux transferts matrimoniaux au moment du mariage. Chassé par l’évêque du Mans, il rejoint le sud de la France où il aurait rencontré un autre contestataire itinérant, le prêtre interdit Pierre de Bruys qui périt brûlé par la population de Saint-Gilles, près d’Arles, vers 1131. Cela aurait conduit le moine Henri à adopter des critiques plus doctrinales, tels le refus du baptême des enfants et l’inutilité des églises pour les communautés de croyants. Bernard de Clairvaux constate que les adeptes d’Henri sont peu nombreux à Toulouse et qu’ils proviennent plutôt des familles influentes. Mais il repère aussi d’autres contestataires qu’il qualifie de « tisserands appelés ariens1 » qui se recrutent tout autant dans la bonne société toulousaine. Pour ce qui concerne Henri, il est emprisonné trois ans plus tard et serait mort incarcéré.
5Il faut attendre 1165 pour qu’un deuxième procès atteste de la présence de ce qui est qualifié, faute de mieux, d’« hérésie », aucun jugement n’ayant encore été porté. L’évêque d’Albi en a pris l’initiative en s’entourant non seulement d’autres prélats et abbés de la région, mais aussi de grands seigneurs laïcs tels le vicomte d’Albi Raymond Trencavel et la sœur du roi de France Louis VII, épouse du comte de Toulouse. Les accusés se désignent comme « bons hommes », mais les accusateurs les connaissent sous le nom de « secte d’Olivier » ; ils sont les protégés des chevaliers du castrum de Lombers, au sud d’Albi, où se tient le procès. Malgré cela, ils sont condamnés comme hérétiques du fait de leurs croyances, avec leurs protecteurs, comme l’a exigé le concile de Tours deux ans auparavant, et ce, en dépit de leur riposte qui dénonçait l’évêque de Lodève – qui a prononcé la sentence – comme hérétique. Enfin, le jugement est confirmé car ils refusent de prêter serment de leur foi, un acte qu’ils récusent car ne figurant ni dans les Évangiles ni dans les Épîtres.
6Deux autres procès sont intentés en 1178 à Toulouse lors d’une nouvelle mission cistercienne contre les contestataires notoires de la ville, qualifiés eux aussi d’« ariens ». Les débats sont conduits par le légat du pape Alexandre III, le septième abbé de Clairvaux, Henri de Marcy, et par plusieurs évêques, qui répondent à l’appel que le comte Raymond V de Toulouse a lancé au roi de France Louis VII en s’alarmant des progrès réalisés par les dissidents sur ses terres et surtout celles de ses voisins. Les accusateurs obtiennent la soumission de l’un d’eux, Pierre Maurand, qui subit une sévère pénitence publique pour avoir nié que le pain servi à la messe soit le corps du Christ. Deux autres accusés sont excommuniés avec leurs adeptes, après qu’ils ont, là encore, refusé le serment : ils quittent les terres du Toulousain pour trouver refuge dans des lieux où ils sont protégés par certains seigneurs. Au passage, le vicomte Roger II Trencavel est excommunié pour avoir retenu l’évêque d’Albi prisonnier.
7L’année suivante, le troisième concile de Latran décide de nouvelles mesures contre les hérétiques et promet aux défenseurs de l’orthodoxie la rémission de leurs péchés ; Henri de Marcy est à nouveau nommé légat pour exécuter ces décrets (dont il a été l’instigateur) en France. À la fin du siècle, la papauté incite les autorités diocésaines concernées à se tourner vers les princes et les seigneurs locaux pour appliquer les sanctions prévues. Les premières expéditions contre les seigneurs fautifs, à l’appel cette fois du pape Innocent III, commencent en 1209 par les domaines du vicomte d’Albi, de Béziers et de Carcassonne, Raimond-Roger Trencavel, fils de Roger II.
8C’est lors des préparatifs d’une nouvelle croisade, après les deux premières expéditions vers Jérusalem de 1095 et 1147, que le terme « albigeois » est adopté pour désigner ces nouveaux ennemis venant de « Gascogne, Albigeois et pays toulousain et dans d’autres lieux2 », d’après le légat Marcy lui-même. Au bout de plus de vingt années d’intervention militaire commence la répression judiciaire avec la création, en 1233, du tribunal de l’Inquisition par le pape Grégoire IX qui met à mal la dissidence.
9Après une ultime tentative de réorganisation des dissidents au début du xive siècle, le dernier insoumis3 condamné en France, Guilhem Bélibaste, berger puis fabricant de peignes de tisserands et pasteur dissident, est brûlé en août 1321 au château de Villerouge-Terménès, au sud-est de Carcassonne. Il est quand même suivi, huit ans plus tard, par quarante autres qui périssent sur le bûcher de la ville épiscopale.
Une difficile dénomination
10La question de nommer la dissidence du sud-ouest de la France s’est posée, on l’a vu, dès l’origine. Les contestataires se sont eux-mêmes présentés comme de « bons hommes », mais Pilar Jiménez-Sanchez a rappelé que cette dénomination, à l’origine, désignait tout simplement des potentats locaux à Toulouse (équivalent à « honorables » ou « estimés ») et que le terme a glissé vers le religieux avec l’adhésion de quelques-uns au petit groupe dit « secte d’Olivier ». En 1145, Bernard de Clairvaux nous apprend que, faute de mieux, ils sont appelés « ariens » à Toulouse, et lui-même les rapproche des mouvements similaires des « tisserands » du nord de la France. C’est enfin en tant qu’« albigeois » et accusés d’hérésie qu’ils sont poursuivis et combattus. S’il est difficile de nommer le mouvement d’opposition qui se développe au xiie siècle dans ce Midi, c’est que sa nature est mal perçue par ses adversaires et que les motivations des uns et des autres ne sont pas que religieuses.
11On relève d’abord que les dissidents sont peu nombreux. D’après Bernard de Clairvaux, ce sont Albi et Toulouse qui sont les plus « contaminées » alors que le mouvement n’atteint dans les campagnes que quelques castra ou bourgs fortifiés, où ses membres sont protégés par des seigneurs. D’après de récentes études, ce sont moins de 5 % des urbains qui sont concernés, mais quelques endroits peuvent être particulièrement marqués sans jamais dépasser 20 % de la population. Les membres de la couche sociale supérieure de la société sont les premiers concernés : des conseillers judiciaires à Toulouse, des artisans et des marchands dans les villes, de petits seigneurs, ainsi qu’une élite rurale de petits propriétaires fonciers et de riches artisans qui sont peu ou prou dans leur entourage. Après un temps marqué par des initiatives de clercs en rupture de ban, par exemple des prédicateurs itinérants qui recrutent les « bons hommes » parmi les familles de cette petite noblesse (qui alimentent d’ailleurs elles-mêmes le clergé) et l’élite villageoise avec laquelle les seigneurs sont en contact étroit, est venu vers 1165 le temps de la sédentarisation et le début des mesures pour contrer cette opposition. On explique aisément le rôle de l’élite militaire. Il s’agit d’une classe de chevaliers qui connaît alors une grave détresse économique et sociale, notamment face à la montée des élites urbaines en ce temps de développement des villes grâce à l’essor du grand commerce, mais aussi à cause du système répandu dans le sud du royaume de France de l’héritage lignager, qui ne connaît pas le droit d’aînesse et multiplie donc des coseigneurs de plus en plus affaiblis et déclassés socialement. Ainsi, en 1209, une cinquantaine de seigneurs se partagent Lombers ! On comprend que cette noblesse militaire soit particulièrement attachée à ses droits : elle refuse de se plier à maintes obligations, dont celles imposées par l’Église avec qui elle ne veut pas pratiquer le système de la restitution des dîmes, une importante source de revenus que le clergé voudrait récupérer. En ville, les élites cultivées et les nouvelles classes liées à l’essor économique entendent avoir une place dans les structures religieuses urbaines, chapitres ou collégiales, ce qui leur est encore difficile, d’autant plus qu’elles sont tenues en suspicion par l’Église et les pouvoirs ecclésiastiques locaux. Mais bien des potentats locaux composent en réalité avec la dissidence et, sans y être engagés totalement, fréquentent ses représentants tout comme ceux de l’Église qui les poursuit. C’est pourquoi un retournement se fait si aisément dès que les premières mesures de persécution ont lieu au début du xiiie siècle. Le moteur principal de l’opposition est donc, pour beaucoup de ces groupes en marge, une forme d’anticléricalisme, mais un anticléricalisme croyant. Il ne faut pas non plus négliger les motivations politiques, alors que les principautés s’affirment et jouent de ces rivalités religieuses pour s’opposer les unes aux les autres : contrairement à ce qui est dit, les croisés n’ont pas tous été des seigneurs du nord du royaume, et bien des habitants des lieux ont pris position pour ou contre les comtes de Toulouse ou les vicomtes d’Albi dans un jeu plus général de course à la domination entre l’Angleterre des Plantagenêts et le roi de France. Enfin, tous aspirent à une spiritualité plus authentique, évangélique, et la dissidence donne justement un espoir en des temps troublés avec un modèle de vie simple et exemplaire, un rituel simplifié (une seule prière : le « Notre Père ») et un discours rassurant sur le salut des âmes, accessible car désormais prêché en occitan par les partisans de cette contestation.
12Il semble que les « bons hommes » les plus engagés dans l’opposition – et poursuivis pour cette raison – se sont organisés en des sortes d’évêchés, autonomes les uns des autres. En 1167, leurs principaux responsables se seraient rencontrés dans ce but à Saint-Félix (Saint-Félix-de-Lauragais aujourd’hui), au sud-est de Toulouse, en présence de Nicétas, évêque dissident bogomile de Constantinople en tournée en Occident (mais l’existence de cette rencontre est contestée). Quoi qu’il en soit, à l’évêché dissident d’Albi sont ajoutés ceux de Toulouse, de Carcassonne et du val d’Aran. Celui du Razès (Aude) est créé en 1226, juste avant la fin de la croisade et alors que commence la lente agonie du mouvement, désormais confronté à l’Inquisition épiscopale et aux missions des cisterciens dont les prédications séduisent les chercheurs de sens spirituel. Ceux qui sont vus comme des évêques, dont l’ordination les placerait dans la postérité des premiers apôtres, administrent le consolamentum (le baptême par l’Esprit-Saint, par imposition des mains) qui apporterait le salut éternel.
Le consolamentum selon le rituel de Lyon (fin xiiie siècle)
« Pierre, vous voulez recevoir le baptême spirituel, par lequel est donné le Saint-Esprit dans l’église de Dieu, avec la sainte oraison, avec l’imposition des mains des “bons hommes”. [...] Ce Saint baptême par l’imposition des mains a été institué par Jésus-Christ, selon ce que rapporte Saint Luc, et il dit que ses amis le feraient, comme le rapporte Saint Marc (xvi, 18) : “Ils imposeront les mains sur les malades, et les malades seront guéris.” [...] Ce Saint baptême par lequel le Saint-Esprit est donné, l’église de Dieu l’a gardé depuis les apôtres jusqu’à maintenant, et il est venu de “bons hommes” en “bons hommes” jusqu’ici, et elle le fera jusqu’à la fin du monde. »
13Les dissidents s’organisent en communautés constituées de « maisons » d’hommes ou de femmes qui sont les cellules de base, dirigées par des Anciens. L’Ancien, à la tête de la congrégation locale, confère les seuls sacrements retenus (baptême par l’Esprit, bénédiction du pain, pénitence et ordre), conduit les prières et les prêches et instruit, sauf en cas d’empêchement où cela est assuré par deux « bons hommes », par exemple lors de prêches itinérants pendant la période de clandestinité au xiiie siècle. Les diacres sont responsables de plusieurs communautés et de la confession mensuelle. Il existe donc deux mondes distincts : celui des ordonnés, les « bons hommes » proprement dits, qui pratiquent en collectivité une vie ascétique exemplaire car jugée conforme aux Évangiles, et les simples fidèles, qui les soutiennent, sans compter les sympathisants, qui oscillent entre les deux Églises sans trancher. Les plus convaincus récusent l’autorité de l’Église soumise à Rome, car ils la jugent illégitime, ainsi que l’efficacité de ses sacrements ; ils jugent qu’ils sont eux-mêmes l’Église du Christ et des Apôtres par leur fidélité aux textes saints et, en conséquence, qu’ils ne sont pas dissidents, bien au contraire. Pour eux, et non sans désaccords internes sur différents points, la question de l’origine du mal se pose car Dieu est bon dans un monde de corruption et de mort qui n’est pas son œuvre mais celle du diable, ange déchu. Les âmes humaines, créées pures par Dieu mais perverties par l’incarnation en ce monde mauvais, doivent être purifiées pour retrouver leur place au Ciel, auprès du Christ qui n’a pris que l’apparence humaine pour apporter la Vérité sur Terre et n’a donc pas été corrompu.
Un ensemble plus vaste de chrétiens insatisfaits
14En réalité, les dissidents du sud de la France participent d’un mouvement plus vaste, à l’échelle de l’Europe occidentale et qui a débuté au xie siècle. Les historiens s’interrogent sur cette nouvelle émergence de groupes chrétiens contestataires. En effet, les cas de ce qui a été dénoncé au ive siècle sous le nom d’« hérésies » par les clercs ont été rares depuis : on compte parmi eux les adoptianistes ibériques, qui ont considéré que le Christ n’était que le fils adoptif de Dieu et ont été condamnés en 799 à Rome ; ou les adeptes de la double prédestination, pour qui Dieu a déterminé à l’avance qui sera sauvé et qui sera condamné parmi les hommes, un courant développé par le prêtre saxon Gottschalk d’Orbais, condamné en 849. En revanche, deux siècles plus tard, les oppositions se multiplient en Europe occidentale.
15Il serait fastidieux de citer toutes les manifestations de ces mécontentements, car ce sont surtout des phénomènes régionaux réprouvés par les autorités locales qui leur attribuent des noms très divers et les accablent de nombreux maux. Les premiers à être poursuivis sont dix à quatorze chanoines d’Orléans qui sont brûlés vifs en décembre 1022 par décision d’un synode convoqué par le roi des Francs Robert le Pieux : ces clercs, dont certains enseignants, remettent en question le rôle de la grâce et donc des sacrements et des pratiques qui lui sont liés (baptême, pénitence, ordination, imposition des mains, mariage) afin de privilégier une quête spirituelle de chacun, étayée par une ascèse rigoureuse. Ils contestent donc l’organisation de l’Église elle-même et nient au passage la virginité de Marie. Le jugement se veut exemplaire : il s’agit du premier bûcher pour hérésie, cette peine n’étant pas requise pour cette faute jusque-là. Mais le contexte politique a là aussi grandement pesé : le roi entend ainsi contrôler le siège épiscopal d’Orléans, résidence royale de surcroît, et y affirmer son pouvoir encore fragile. Trois ans plus tard, une affaire similaire est jugée à Arras, et des prédicateurs contestataires sont aussi signalés à ces mêmes périodes à Châlons-en-Champagne, en Aquitaine, en Saxe et en Lombardie. Au siècle suivant, des cas apparaissent en Rhénanie, dans la région de Soissons et en Flandres, à Troyes, à La Charité-sur-Loire et à Vézelay, mais aussi dans tout le nord et le centre de l’Italie (Florence, Viterbe, Ferrare...). Les chroniqueurs ecclésiastiques, inquiets, y voient une « hérésie générale », selon la formule du théologien Alain de Lille (Contre les hérétiques) vers 1190-1200.
16Mais dans l’ouvrage dirigé avec Jean-Philippe de Tonnac, Anne Brenon distingue deux sortes de mouvements. Les « réformistes » sont en désaccord avec l’Église de Rome qu’ils critiquent vertement sans avoir l’intention de s’en séparer. Ils contestent l’efficacité de ses sacrements, rejettent entre autres choses, comme à Orléans, le culte des saints, le purgatoire et les superstitions qui représentent pour eux autant d’abus qui font dévier de l’ancienne voie apostolique qu’il s’agit de retrouver. L’autre courant, plus radical et qui n’apparaît que dans un deuxième temps, prétend en sus incarner la véritable Église et constitue des hiérarchies épiscopales, ce qui se passe en Languedoc par exemple mais aussi en Rhénanie. C’est pourquoi les observateurs ont là encore du mal à les nommer. Vers 1028, le moine chroniqueur Adémar de Chabannes les range, faute de mieux, parmi les héritiers du manichéisme du iiie siècle. Ailleurs, ce sont les piphles (Flandres), les publicains (Champagne), les tisserands (Lyon), les patarins (Italie) ou encore les bougres (Bourgogne, Arras). Confronté à cette même difficulté, le clerc bénédictin Eckbert de Schönau, dont la sœur est proche de la mystique Hildegarde de Bingen, attribue le nom de « cathares » aux dissidents de Bonn et de Cologne qu’il dénonce en 1163 dans ses sermons, reprenant une expression employée à la fin du siècle précédent par le canoniste Yves de Chartres dans un Prologue très diffusé chez les clercs. Il s’agit d’appliquer, pour les disqualifier, une grille forgée dans l’Antiquité par Augustin d’Hippone, en grec katharos signifiant « pur » (contre les manichéens orientaux). Mais le moine ajoute un jeu de mots qui fait référence aux « chatistes », du latin catus, et au katero germanique, qui désignent des sorciers adorateurs du chat diabolique. Pour tous, il s’agit de montrer par ces appellations qui excluent que ces dissidences ne viennent pas de l’intérieur de l’Église mais d’un mouvement qui lui est étranger car successeur des hérésies antiques et orientales déjà condamnées.
17En réalité, il s’agit bien de groupes qui, dans l’Église, ont en commun de contester la réforme en cours, dite « grégorienne » du nom du pape Grégoire VII, successeur de Léon IX qui l’avait mise en œuvre à partir de 1049. En réaction à la crise de l’Église, et pendant deux siècles, est instaurée la centralisation de l’Église de Rome qui dirige un clergé désormais mieux hiérarchisé et plus respecté, sous peine d’exclusion. Elle est également de plus en plus indépendante des autorités politiques, qui s’affaiblissent au niveau des États au profit des pouvoirs féodaux locaux et des nouvelles organisations urbaines. Bien plus, vers 1027-1030, l’évêque de Laon, Adalbéron, a déjà formulé la supériorité du clergé avec son schéma d’une société divisée en trois ordres : « ceux qui prient » devancent « ceux qui combattent » puis « ceux qui travaillent4 ». Les pratiques, sous l’impulsion des moines de Cluny, sont aussi unifiées dans le cadre des paroisses et sous le contrôle des clercs, et de nouvelles formes de spiritualité apparaissent, comme le souci pour les âmes des morts et le purgatoire. Un monde d’exclusion se met en place afin d’obtenir une chrétienté remise en ordre : aux côtés des contestataires décriés comme « hérétiques » se trouvent rejetés les lépreux, les sodomites, les juifs et les « hérétiques sarrazins5 ». Ce renouvellement, en partie ou dans sa totalité, est refusé par les différents groupes qui recherchent ce qui fait l’identité perdue de l’authentique Église en revenant à une supposée pureté originelle primitive. Tous récusent, peu ou prou, les sacrements autres que le baptême par l’Esprit, critiquent la propension à tout ramener à des prêtres dont on a pu déplorer les excès, et par là même le rôle de médiateur indispensable pour les actes de la société et son salut.
18C’est lorsque certaines de ces critiques n’ont plus de fondement que les mouvements s’épuisent. Bien sûr, la répression organisée a éliminé les plus déterminés. Mais, pour beaucoup de clercs, il s’agissait moins d’exterminer que de convaincre. Ainsi le dominicain et inquisiteur Bernard Gui – rendu célèbre par sa présence dans le roman d’Umberto Eco Le Nom de la rose (1980) – fait-il état dans son Livre des sentences (1308-1323) de peu d’exécutions quand il officie à Toulouse au début du xive siècle. Ses sermons révèlent que le but premier de l’Inquisition est bien la conversion des hérétiques et non leur anéantissement. Contrairement à l’image du juge implacable, ce registre montre la variété de ses sanctions : 30 % des décisions sont des libérations de peine, environ 6 % sont des condamnations au bûcher (principalement pour les anciens repentis qui ont récidivé), plus de 50 % sont des condamnations à la prison (prison perpétuelle avec mise aux fers pour les cas les plus graves) ou la pénitence du port d’une croix jaune. Il faut ajouter que l’entrée en action des ordres mendiants, à partir de 1233 – qui l’emportent sur les derniers prédicateurs dissidents avec leur solide formation intellectuelle et montrent une nouvelle image du clergé par leur vie exemplaire basée sur la pauvreté –, a pu aussi faire changer d’avis les plus indécis.
Témoignage du prêtre Guillaume de Molières
« Ce même Frère Bernard [Bompan, de l’ordre des frères de la Sainte-Croix de Toulouse] m’apprit qu’il voulait aller en Lombardie, ce qu’il fit, alors qu’il m’avait d’abord dit qu’il avait l’intention et se proposait d’aller à Rome pour la pénitence, et de là outre-mer. Il me dit aussi qu’il n’y avait de salut que dans l’état hérétique. Il me dit que le mariage ne valait rien, pas plus que la confession, et que l’Église romaine n’était pas la vraie Église, car il n’y avait en elle que pur orgueil. Mais l’Église des hérétiques, elle, était la vraie Église. Frère Bernard me dit que les hérétiques avaient un évêque et un diacre. Comme je lui demandais d’où ils les avaient, il me répondit qu’ils les ont eus depuis l’origine de l’un à l’autre. Comme je lui demandais s’il reviendrait à Toulouse, il me répondit que non, si ce n’est pour souffrir le martyre. Il disait en effet qu’il n’y avait pas de plus belle mort que par le feua. »
a. Registre de l’Inquisition de Toulouse, témoignage de Guillaume de Molières, prêtre, 1273.
19Comme le montre brillamment la définition qu’en donne Jean-Louis Biget dans l’index de son livre, il y a donc bien un mythe cathare :
Catharisme, terme ambigu, appliqué arbitrairement et depuis peu à l’hérésie languedocienne, authentifiant de manière abusive une représentation biaisée des dissidences ; artefact ignorant chronologie et diversité régionale qui fait problème car il masque, pour des raisons idéologiques ou commerciales, la réalité historique6.
20On se demande même si le catharisme n’occulte pas d’une certaine manière le mouvement plus général de protestation contre ce qui représente un tournant dans l’histoire du christianisme en Occident, à savoir l’organisation d’une Église institutionnalisée qui, comme l’a souligné Pilar Jiménez, entend s’imposer comme cadre unique d’une société qu’elle veut contrôler. Comme toujours, les contestataires sont les révélateurs d’un malaise plus général, qui ne concerne pas ici que les seules terres du midi de la France, mais plus généralement une frange de l’Europe où les pouvoirs politiques ne peuvent pas résister aux prétentions ecclésiales car ils sont en situation de faiblesse. Comme l’a bien vu Jean-Louis Biget, on peut même dire que c’est l’Inquisition qui établit une « démarcation nette » qui n’était pas si apparente auparavant entre de simples chercheurs de vérité, plutôt acceptés partout, qui deviennent des « non-chrétiens », et une Église qui se dit orthodoxe. Dans ce cas de figure, toute autre option religieuse devient hérésie, comme l’islam pour les clercs médiévaux.
*
21La disparition de ces groupes n’était pas inéluctable. On en veut pour preuve la destinée de leurs contemporains vaudois, également inspirés par un idéal de pauvreté évangélique et qui ont poussé loin la critique du clergé, mais aussi celle du culte des saints et des indulgences, tout en proposant au plus grand nombre des traductions de la Bible en langue dite « vulgaire ». Le mouvement est lancé par le riche marchand lyonnais Pierre Valdès, qui a abandonné ses biens vers 1170 pour assurer son salut en vivant de charité et en prêchant, avec le soutien de son archevêque. Les « vaudois » ont des adeptes en Bourgogne, en Bresse, en Franche-Comté, en Rouergue mais aussi en Provence et en Languedoc où, un temps, ils sont utilisés pour contrer les « bons hommes » car les « pauvres de Lyon » n’aspirent qu’à une vie simple et dévouée à Dieu en suivant à la lettre les Évangiles. Après leur condamnation pour hérésie en 1189, on constate de nombreuses réconciliations, ce qui empêche peut-être le mouvement d’être fortement réprimé (même si ses membres ont parfois à subir eux aussi le bûcher), et les adeptes se réfugient clandestinement dans le Dauphiné, les vallées alpines d’Italie (où ils sont encore) et un peu plus tard dans le Lubéron, où ces vaudois vont subir des massacres, et ce, jusqu’au xvie siècle.
22L’histoire mythique et fantasmée des cathares commence en réalité au milieu du xixe siècle avec le livre de l’historien et théologien strasbourgeois Charles Schmidt lorsqu’il écrit son Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois. Lui et ses successeurs – particulièrement le contesté pasteur réformé Napoléon Peyrat qui renforce l’aspect légendaire – prennent, sans aucune précaution, pour argent comptant les affirmations et dénonciations des inquisiteurs, ce que montre l’emploi imprudent du nom « cathare » qui n’a jamais été utilisé dans le Midi au Moyen Âge. Le terme supplante même définitivement l’ancien « albigeois » dans les années 1960, alors que commence à poindre un tourisme qui s’intéresse aux hauts lieux de cette histoire régionale, non sans la recherche pour certains d’une explication de type ésotérique ou d’une épopée identitaire occitane alors à la mode. Or les bourgs fortifiés des « bons hommes » (ou castrum) ne sont pas les trop fameux châteaux qui sont le plus souvent des forteresses bâties par les rois de France pour surveiller la région, certains étant placés, il est vrai, sur des bourgs dissidents rasés, comme à Montségur. Il n’en est pas moins certain que nous avons là, avec ces protestataires médiévaux, un bel exemple de la scène qui se joue entre une orthodoxie qui exclut pour ne pas avoir tort et ceux qui se présentent comme d’authentiques chrétiens. On comprend que cette histoire-là ait intéressé assez tôt, dès le xvie siècle, les érudits protestants.
Bibliographie
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10.1484/cem-eb :Notes de bas de page
1 Toutes les citations du rapport de Bernard de Clairvaux proviennent de Pilar Jiménez-Sanchez, « Catharisme ou catharismes ? Variations spatiales et temporelles dans l’organisation et dans l’encadrement des communautés dites “cathares” », Heresis, nº 39, 2003, p. 35-61.
2 Cité par Jean-Louis Biget, Hérésie et Inquisition dans le midi de la France, Paris, Picard, « Les médiévistes français », 2007, p. 160.
3 Il s’agit en réalité du dernier responsable cathare connu qui a été condamné. Il a été désigné par la postérité comme « le dernier insoumis » condamné, ceux qui l’ont suivi n’ayant laissé que peu de traces.
4 Adalbéron de Laon, Poème au roi Robert.
5 Expression employée par Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, dans sa Petite somme de toute l’hérésie des Sarrasins, rédigée pour ses coreligionnaires après un voyage en Espagne en 1142 (sans plus de précisions).
6 Jean-Louis Biget, Hérésie et Inquisition dans le midi de la France, op. cit., p. 240.
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