Chapitre 4
Ceci n’est pas une caricature
p. 119-154
Texte intégral
1Ce quatrième chapitre me sert de conclusion. Il se fondera sur une étude du premier portrait connu de Mahomet en Occident. C’est un portrait à charge, mais je déclarerai : ceci n’est pas une caricature. Cela me permettra de réfléchir sur la notion de contexte, mais aussi sur les rapports entre rire et liberté. J’affirmerai ensuite : les terroristes qui nous frappent ne sont pas des barbares. Je soutiendrai enfin que l’islam, c’est aussi Daech.
2Ces trois propositions, qui découleront les unes des autres, se déduisent directement du travail sur l’histoire et la culture que j’ai mené dans les chapitres précédents. Mes lecteurs, j’en suis convaincu, écouteront jusqu’au bout ce que je veux leur dire. Et dans un dernier temps, j’expliquerai pourquoi je comptais sur leur patience.
3Le 19 septembre 2012 fut mis en ligne sur le site électronique du Figaro un bref article signé Éric Biétry-Rivierre, grand reporter spécialisé dans les arts. On peut encore le consulter facilement. Une version longue fut ensuite publiée dans le journal proprement dit1.
4En septembre 2012, de nouvelles caricatures de Mahomet venaient tout juste de paraître dans Charlie Hebdo, suscitant l’indignation d’une partie du monde musulman. Dans sa version papier, l’article d’Éric Biétry-Rivierre s’intitule : « Mahomet, une image taboue ? » Sur Internet : « Mahomet caricaturé depuis le Moyen Âge ». La toute première caricature du prophète se trouverait en effet, selon lui, dans un volume qui nous est désormais familier : le corpus de Cluny, compilé à l’initiative de Pierre le Vénérable. Le journaliste signale que ce volume fut présenté par la Bibliothèque nationale de France, en 2005, dans le cadre de l’exposition Torah, Bible, Coran, Livres de parole2. Alors qu’il était ouvert à la page du dessin, personne ne trouva rien à y redire.
5Dans sa version électronique, cet article pose, à mon avis, plusieurs problèmes. Je crois comprendre qu’il justifie les caricatures contemporaines de Mahomet par une longue tradition intellectuelle et artistique. Mais alléguer la tradition, au moins de cette manière, me semble relever d’un argument d’autorité tout à fait contestable : une habitude ancienne peut être révoquée. Pour Pierre le Vénérable, Mahomet est un Satan ; et nombre d’auteurs chrétiens après lui emploient le même vocabulaire. Il y a là une tradition, mais je ne me sens nullement contraint de la reprendre à mon compte.
6Du reste, l’argument utilisé est réversible. Éric Biétry-Rivierre ne risque-t-il pas de désigner comme moyen-âgeuse l’action de caricaturer le prophète de l’islam ? Ce serait d’autant plus ennuyeux que les plus radicaux des musulmans, confondant les époques, regardent justement la France comme une terre de croisés : on se reportera, pour s’en persuader, au communiqué de Daech reproduit en annexe et sur lequel je reviendrai un peu plus loin.
7Ce qui manque à cet article, peut-être parce qu’un court billet ne le permettait pas, c’est une présentation solide du contexte. L’auteur rappelle certes que ce contexte est polémique et que Pierre le Vénérable fait traduire le Coran pour mieux le réfuter. Mais il donne quand même l’impression qu’il existe des continuités sans aucune rupture entre le christianisme et l’athéisme, entre le Moyen Âge et notre époque. Les dessinateurs de Charlie Hebdo ne poursuivent pourtant pas le même but que l’abbé de Cluny ! Sans doute au nom d’un idéal de tolérance, on justifie donc le droit à caricaturer en invoquant une œuvre médiévale foncièrement intolérante, alors même que la notion de tolérance a été inventée entre-temps et modifie nécessairement le sens de la satire.
8Si l’exposition de la BnF n’a déclenché aucune protestation, c’est qu’elle était correctement conçue. Elle évitait d’isoler l’image litigieuse. Et pour cause : présenter ce portrait de Mahomet n’a de sens qu’à condition de l’analyser et de le replacer dans son contexte. En le mettant sans plus de précautions sur le même plan que des caricatures contemporaines, on s’interdit cette analyse et l’on ignore ce contexte.
9Bien entendu, cinq ans après, il est moins difficile de s’en apercevoir. Et il faut reconnaître au journaliste, ainsi peut-être qu’au comité de rédaction de son journal, une certaine sagacité : la deuxième version de son texte étoffe le propos, en évoquant les ornementations des églises anciennes ou encore les manuscrits peints dans l’Iran des Safavides. Je suis moins convaincu par une entame qu’il ajoute, sur la « provocation » qu’aurait commise Charlie Hebdo : le revirement me semble un peu abrupt, il révèle un malaise. Il faudrait distinguer l’effet et l’intention. De ce qu’un geste est ressenti comme provocant, il ne résulte pas nécessairement qu’il signifie une volonté provocatrice. Et à supposer même que cette volonté soit avérée, il faudrait préciser ce que l’on a cherché à provoquer.
10En fait, le dessin dont parle Éric Biétry-Rivierre figure dans un des opuscules, Sur l’origine et l’éducation de Mahomet, qui précèdent la traduction latine du Coran. Cet opuscule raconte en particulier comment la lumière divine, ou nûr, s’est transmise jusqu’au prophète, de génération en génération, depuis la Création et la naissance d’Adam.
11Fait remarquable, le traducteur de ce récit présente les noms de ceux qui l’ont transmis, depuis le juif converti Ka’b al-Ahbâr. Il inverse cependant l’ordre qui prévaut dans la littérature arabe. Alors que le premier transmetteur apparaît en principe en fin d’isnâd, Ka’b al-Ahbâr est ici mentionné en début de chaîne. Les controversistes chrétiens aiment à dire que Mahomet, dans sa jeunesse, fut entouré de juifs et que ces juifs furent à l’origine de sa prédication : peut-être l’ordre choisi contribue-t-il à mettre en évidence un entourage jugé néfaste.
12Dans cet opuscule, comme dans tout le corpus de Cluny, chaque page est divisée en deux colonnes. Je reproduis le portrait en annexe. Il se trouve au recto du feuillet 11, sur la droite de la première colonne, quelques lignes avant le début du récit proprement dit. D’une hauteur de trois centimètres environ, il combine une tête barbue, un tronc qui semble couvert de plumes, et une queue de poisson ou d’animal aquatique. Un cartouche situé sur le côté droit, vers le haut du tronc, porte l’inscription « Mahumeth », c’est-à-dire Mahomet, comme s’il était nécessaire d’identifier le personnage représenté. Peut-être cette identification souligne-t-elle son caractère monstrueux, qui pourrait faire douter qu’il soit un être humain et nous empêcherait de bien le reconnaître.
13Ce dessin, quoi qu’il en soit, est clairement dégradant. Mais ce n’est pas une caricature.
14Caricare, en italien, veut dire charger. Mais il ne suffit pas de dessiner à charge, dans une intention polémique ou satirique, pour caricaturer. Le propre de la caricature est de mettre l’accent sur un trait jugé caractéristique du sujet. Elle exagère ce trait, et c’est précisément cette exagération, cette surcharge, qui lui donne son nom. Un tronc emplumé et une queue de poisson, pour figurer un homme, ne peuvent trouver leur point de départ dans la réalité. Ce ne sont pas des exagérations, mais de pures inventions. Et c’est pourquoi ce dessin n’est pas une caricature. Même le mot de portrait pourrait être mis entre guillemets.
15Mais voyons plutôt les commentaires qu’a suscités cette première représentation connue de Mahomet dans la tradition occidentale. Comme sa signification n’est pas entièrement transparente, plusieurs interprétations ont été avancées.
16La première rapporte le dessin à l’un des opuscules précédents. Dans une Somme générale de l’hérésie sarrasine qui fait office de préface au corpus de Cluny, Pierre le Vénérable dénonce le Coran pour ce qu’il considère comme des absurdités. Il le présente comme un mélange de préceptes contradictoires et impies, agrémenté de quelques marques d’honnêteté trompeuses. Puis il ajoute, au feuillet 2 : « Et c’est ainsi que [Mahomet], monstrueux de toutes parts, associe à une tête d’homme le cou d’un cheval et des plumes d’oiseaux, comme dit le poète3. »
17Inutile de préciser la référence. Pour le lecteur de cette époque, elle est évidente. Il est question de la chimère imaginée par Horace au début de son Art poétique :
Supposons qu’un peintre attache un cou de cheval à une tête d’homme, puis qu’il couvre de toutes sortes de plumes des membres pris de tous côtés, en sorte que le haut d’une belle femme se termine en hideux poisson noir : si vous étiez appelés à voir un tel spectacle, pourriez-vous vous empêcher de rire, mes amis4 ?
18Ce passage est si connu qu’il a laissé sa trace dans notre langue. Se terminer en queue de poisson, l’expression vient de là.
19Le portrait de Mahomet paraît compléter la citation partielle de Pierre le Vénérable : seul le cou de cheval est absent, sauf à admettre qu’il se confond avec les membres emplumés. Le prophète est ainsi figuré en personnage ridicule, mais aussi inquiétant. Car chez Horace, cette femme qui finit en poisson peut faire penser à une sirène : or, la sirène est une créature maléfique, dont le chant séduit les marins, les fait dévier de leur route, et les conduit à s’échouer. Ici, objectera-t-on, la barbe n’a rien de sirénique. Mais une sirène masculine n’en est que plus grotesque et cette barbe, en plus de confirmer la chimère, pourrait servir au dévoilement de l’imposture.
20Encore faut-il noter que la citation d’Horace, au feuillet 2, et le dessin, au feuillet 11, ne se suivent pas de près. D’autres lectures, qui ne sont pas incompatibles avec la précédente, peuvent donc être envisagées. On a ainsi mis en rapport ce dessin avec son contexte immédiat. Les lignes qui l’entourent racontent en effet comment le juif Ka’b al-Ahbâr se serait rendu à La Mecque pour rencontrer Mahomet, puis aurait reconnu entre ses deux épaules une marque, à ses yeux, prophétique.
21Dans les versions de ce récit autorisées en islam, ce n’est pas Ka’b al-Ahbâr, mais le moine chrétien Bahîra qui reconnaît cette marque. Peu importe ici.
22Dans le texte latin, marque se dit karacter. Karacter est le mot employé, dans la Bible, pour désigner le signe qui permettra de reconnaître la Bête de l’Apocalypse. L’idée selon laquelle Mahomet annonce l’Antéchrist est, au Moyen Âge, un lieu commun de la controverse chrétienne contre l’islam. En choisissant ce terme, le traducteur appose donc en quelque sorte une contremarque. Il transforme un signe d’élection divine en son contraire.
23Au terme de cette lecture, le dessin monstrueux peut rappeler la ressemblance supposée de la Bête et du prophète. Quant au cartouche, apposé au-dessous de la tête mais vers le haut des membres, il se trouve peut-être au niveau des épaules, là où Ka’b al-Ahbâr découvre justement la marque prophétique. Il représenterait alors cette marque, dont le sens se trouverait inversé.
24On peut enfin rapprocher ce dessin d’un autre thème biblique : celui de Jonas enfermé dans le ventre d’un énorme poisson. Cet épisode est relaté dans l’Ancien Testament, puis cité dans l’Évangile de saint Matthieu : cet Évangile s’ouvre d’ailleurs sur une généalogie assez semblable à celle que présente notre opuscule. En réponse au scepticisme des pharisiens, le Christ annonce qu’il ressuscitera après trois jours et trois nuits passés dans le sein de la terre, de même que Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre d’un monstre marin. Confirmée par sa résurrection, cette annonce atteste la vérité de son message prophétique.
25Le dessin figure peut-être Mahomet en Jonas incapable de se délivrer, contrairement au Christ. Sa tête serait prise dans la gueule du poisson, représentée de face. Ses yeux écarquillés exprimeraient son effroi de ne pouvoir s’extraire, ni s’ouvrir un passage vers le bonheur céleste. Il serait, là encore, décrit en faux prophète.
26C’est, en tout cas, une autre proposition formulée par la critique : car ce dessin a été souvent commenté, et il est bien difficile de jeter dessus un œil neuf. Il garde pourtant un mystère, qu’on voudrait déchiffrer.
27J’en ai longtemps cherché la clef. Je l’ai regardé, beaucoup, peut-être trop. Mais un jour, tout à coup, j’ai compris que c’était lui qui me regardait. Plusieurs faits évidents, mais à côté desquels j’étais passé, me sont alors apparus.
28Je pense d’abord à l’articulation visuelle du texte et de l’image, dans une mise en page tout à fait réfléchie, qui montre qu’il ne s’agit certainement pas d’un amusement. Le dessin est inséré à l’intérieur des lignes, et cette insertion a été prévue avant la rédaction, ou pensée en même temps qu’elle. Il n’est pas rajouté après coup, comme cela aurait pu être le cas s’il avait rempli la marge, ou s’il s’était superposé à la zone textuelle, à la manière d’un graffiti inopportun.
29Bien loin de perturber la structure, une telle disposition souligne que le concepteur de cette page n’a pas dévié de sa route. La sirène mahométique ne l’a pas empêché de tirer droit. Il semble exhiber cette rectitude, qui va peut-être de pair avec l’idée d’une contremarque elle-même rectificatrice.
30Les couleurs, elles aussi, mettent en évidence une continuité entre les différentes zones. Tout le dessin est rouge vermillon, sauf les sourcils et les pupilles, à l’encre noire. Cette encre noire, que l’on retrouve dans le cartouche, c’est celle du texte. Texte et image sont ainsi désignés comme indissociables, et l’on m’invite à définir la relation qui les unit.
31Si tout était en rouge, il n’y aurait pas de lien. Si tout était en noir, il y aurait un lien, mais je ne le verrais pas. Ce qui aiguise ma curiosité, c’est qu’une partie du dessin soit d’une certaine couleur et l’autre d’une couleur différente. Il y a là comme une énigme. De ces énigmes étrangères à une simple caricature.
32Je remarque enfin que des sourcils et des pupilles dessinent un regard. Le choix d’une couleur distincte souligne ce regard. Et c’est ainsi que ce regard me fixe et me contraint à le fixer en retour, au point que le dessin produit sur moi un effet de miroir. C’est moi-même que j’y vois. Il me reflète ma propre image.
33Mais je voudrais maintenant revenir à la phrase d’Horace. « Pourriez-vous vous empêcher de rire, mes amis ? » demande le poète. Si Pierre le Vénérable ne cite pas cette question, c’est seulement que ses lecteurs la connaissent par cœur : elle est sous-entendue par son propos. Et la réponse implicite ne peut être que non : non, nous ne pourrions pas nous empêcher de rire. Dans ce rire se retrouve et, peut-être, se soude une communauté, comme en témoigne l’apostrophe « mes amis ».
34Pourtant, on ne peut dire que Mahomet déclenche ici un rire franc. Du reste, son portrait cache une menace, derrière la dérision. Qu’il renvoie aux sirènes maléfiques, à la Bête de l’Apocalypse ou à Jonas englouti, il fait peur. Si je m’arrête à la dernière de ces lectures, son regard qui me fixe lance un avertissement : vois ce qu’il t’adviendra si tu suis mon exemple, a-t-il l’air de me dire.
35Dans le corpus de Cluny se fait entendre un « Tu dois rire » qui, de fait, peut aussi inquiéter. J’en veux encore pour preuve un autre des opuscules qui précèdent le Coran, dans ce volume. Il porte ce titre, qui nous explique quelle doit être notre réaction : Chronique mensongère et ridicule des sarrasins5. Est ridicule ce dont je suis supposé rire.
36Cet inquiétant « Tu dois rire » explique, selon moi, d’intéressantes modifications du dessin dans deux manuscrits conservés à Paris et Oxford6. Ces manuscrits datent du xiiie ou du xive siècle, et sont copiés d’après une révision du corpus de Cluny : je reproduis dans mes annexes les pages concernées. Dans les deux cas, le souvenir de la forme initiale s’estompe. La partie centrale, qui pourrait correspondre à des membres emplumés, disparaît peu ou prou. Elle s’effile dans la queue du poisson, qui n’est pas, elle non plus, facile à reconnaître : on pense vaguement à une sorte de keffieh. Tout porte à croire que les copistes sont restés perplexes face au modèle qu’ils imitaient.
37Cette perplexité, bien entendu, peut remonter à la révision sur laquelle ils se fondent. Ce qui frappe néanmoins, c’est la manière dont elle est résolue. La queue du poisson, si c’en est une, s’achève désormais sur une horizontale qui lui donne l’allure d’une tête de serpent. Le surgissement de cet animal diabolique compense, à mon avis, l’effacement de la sirène, de la Bête ou du monstre marin. D’où cette première conclusion : si un motif de peur s’évanouit, un autre doit aussitôt le remplacer.
38Mais le portrait de Mahomet, dans le manuscrit d’Oxford, présente plusieurs particularités supplémentaires. Le prophète souffre d’un strabisme convergent. Ses yeux ne sont pas au même niveau. Il a le nez en chou-fleur. Ses narines, comme ses sourcils et peut-être même ses lèvres, sont dédoublées. Ses traits sont surchargés. Il fait ici l’objet d’une caricature.
39Je peux avoir recours à cette notion pour décrire tout dessin dégradant ; mais alors, je m’empêche de voir ce qui distingue celui-ci, et pourquoi. La signification grotesque de l’original est en train de se perdre : on ne la comprend plus. Il faut pourtant que ce portrait soit ridicule, il doit produire une dérision. D’où la caricature. Car de Mahomet, on ne peut pas ne pas être effrayé. On ne peut pas non plus se retenir de rire : ce serait contredire une injonction tacite, mais impérieuse.
40Je voudrais faire ici un bref détour par un poème contemporain du corpus de Cluny. C’est une biographie, si l’on peut dire, du prophète de l’islam. En latin, elle s’intitule Otia de Machomete : je traduirai ce titre dans un instant. Son auteur est le moine Gautier de Compiègne, qui l’a rédigée entre 1137 et 1155.
41L’édition moderne dans laquelle je lis ce texte le présente en regard d’une adaptation française, Le Roman de Mahomet, datée de 1258 et composée par le poète Alexandre du Pont7. Je consulte l’exemplaire de ma bibliothèque : la bibliothèque Chevreul, qui dépend de l’Université Lumière Lyon 2. Cet exemplaire, qu’on pourra retrouver sous la cote 840.01, m’intéresse en ceci qu’il comporte des annotations manuscrites. Un lecteur, sans doute musulman, écrit aux pages 3, 5, 13 et 95 : « Ce roman [ou : ce livre] est un tissu de mensonges. »
42Ces annotations définissent une partie du public auquel je souhaite m’adresser. En effet, ce lecteur est assez cultivé pour lire cet ouvrage en université. Il sait, en principe, faire la différence entre le Moyen Âge et notre époque. Mais quelque chose l’indigne dans la manière dont Mahomet est présenté. Et cette indignation est assez forte pour qu’il prenne le risque d’une infraction au règlement de sa bibliothèque. Il a le sentiment d’une dérision inacceptable. Mais cette dérision est-elle tout à fait libre ?
43Je ne suis pas spécialiste de Gautier de Compiègne ni des récits en vers du Moyen Âge. Je me fie donc au jugement nuancé de l’éditeur. Certaines traditions d’origine musulmane seraient ici reprises de façon fantaisiste, de manière à construire une légende de Mahomet. Mais ce poème témoignerait en même temps d’une vision de l’islam plutôt sereine, pour le xiie siècle.
44Ce qui retient mon attention, c’est le titre, et la manière dont ce titre est justifié par l’auteur. Otia est le pluriel d’otium. En latin, otium signifie le loisir, puis l’œuvre ou le poème qui en résultent. En rédigeant des Otia de Machomete, Gautier de Compiègne offre donc au lecteur « le fruit de ses loisirs studieux sur Mahomet » : traduction un peu longue, mais tout à fait précise.
45Le contraire de l’otium, sa négation, c’est le negotium. Cet autre terme désigne l’occupation, le travail, l’activité. Dans les tout premiers vers de son poème, Gautier joue sur ces mots apparentés. Ses Otia, nous dit-il, sont ainsi composés que l’on dirait des negotia. Le titre est conservé, mais fait l’objet d’un quasi-démenti.
46Ce quasi-démenti n’est pas difficile à interpréter. Car Gautier, sur ce point, s’explique clairement : comme un lecteur trop rapide serait enclin à mépriser son œuvre, sous prétexte qu’elle n’est que le fruit du loisir, il met en évidence le sérieux de son travail.
47Le maintien du titre, en revanche, est moins immédiatement compréhensible : je propose de l’interpréter de la façon suivante. Il n’est pas ordinaire qu’un moine fasse des vers sur Mahomet. Et cette tentative, à l’époque des croisades, doit susciter de la méfiance. Présenter ce poème comme un loisir, c’est en réduire la portée. L’auteur lui-même nous avertit qu’il ne s’est pas sérieusement attaché à l’islam. Il a su le tenir à distance. La composition et la lecture de son ouvrage s’en trouvent justifiées.
48Mais s’il est nécessaire de garder ses distances avec l’islam, c’est qu’il risque d’exercer une tentation et de nous dévoyer. Et cette tentation sera d’autant plus grande qu’on aura cru s’en amuser, comme d’un simple loisir. Car l’amusement conduit souvent l’individu à dévier de son chemin. Et c’est aussi pourquoi Gautier doit rappeler que ce poème, malgré son titre, est une affaire sérieuse. Dans le corpus de Cluny, le portrait de Mahomet était déjà conçu de manière à mettre en scène ce sérieux. Il faut donc s’amuser de son sujet, pour montrer que l’on est sur ses gardes, mais sans s’en amuser, de peur de laisser croire qu’on s’est laissé séduire. Otium et negotium. Il faut en rire d’un rire inquiet : de ce rire sans rire qu’on appelle dérision et qui résulte parfois de contraintes complexes.
49Nos sociétés modernes évoluent dans un contexte différent de celui dans lequel de telles œuvres ont été conçues. Mais ces sociétés sont traversées, elles aussi, par le sentiment d’une menace religieuse. Or, une communauté en proie à ce sentiment cherche à se persuader de sa propre cohésion. Pour ce faire, elle a tendance à dicter non seulement ce qu’il faut dire, mais encore ce qu’il faut rire, si l’on veut bien m’autoriser cette expression. Dès lors, toute marque de solidarité avec des entreprises de dérision n’est pas nécessairement un signe de liberté.
50Dès septembre 2012, quand Éric Biétry-Rivierre écrivait son article, on pouvait lire sur Internet des phrases telles que celle-ci : « Le blasphème est un droit et même un devoir8. » J’ajoute les italiques. Au lendemain du 7 janvier 2015, mon université placardait sur sa façade le slogan « Je suis Charlie ». Quel sens cela a-t-il, que l’on me dise qui je suis ? Qui parle exactement ? Un de mes étudiants, me croyant engagé par cette initiative, m’en faisait récemment le reproche. Il s’était senti obligé d’afficher ce slogan sur son compte Facebook, pour ne pas être ostracisé par ses contacts. Même les collaborateurs de Charlie Hebdo et ses lecteurs de longue date, que la peine n’empêche pas d’être fidèles à l’esprit libertaire du journal, ont quelquefois été gênés par une communion qui a pu leur sembler partiellement factice.
51Pourtant, le rire de ce journal était bien peu consensuel. Mais il fallait que le corps civique se rassemble, bon gré mal gré, dans une de ces déclarations de peur sans peur, de rire sans rire qui le rassurent sur lui-même. Et c’est ainsi qu’un rire sans Dieu, par tacite injonction et sans nul donneur d’ordre, peut devenir un rire d’église. Nous agirions avec légèreté, en refusant de voir que certains processus sont discrètement coercitifs.
52Mais à l’inverse, nous aurions tort de croire que tous les membres d’une communauté réunie sous un slogan bien ambigu s’en sont pris aux musulmans ou ont tourné l’islam en dérision. Pour commencer, beaucoup d’entre eux ne pensent pas que les dessins de Charlie Hebdo tournent en dérision l’islam proprement dit : ils distinguent en effet le tout qu’est cette religion et les parties qui la composent. Ensuite, certains ont seulement voulu défendre la liberté d’expression. Enfin, leur adhésion au mouvement peut n’avoir pas été entièrement spontanée, comme je viens de le montrer. Il est d’ailleurs paradoxal qu’une défense de la liberté d’expression ait parfois suscité le sentiment qu’elle était entravée.
53Les choses sont donc complexes et la notion de maladresse, telle que définie au deuxième chapitre, s’avère ici d’une grande utilité. En affichant « Je suis Charlie » sur son compte, mon étudiant ne lançait pas vraiment un signal de défi aux partisans des attentats. Il s’attaquait encore moins aux musulmans en général. Il s’adressait à un groupe qui, pensait-il, n’aurait pas admis de sa part un manque de solidarité. Ce n’est pas la même chose.
54Dans les manifestations du 11 janvier 2015, il y avait sans doute peu de musulmans, relativement à la composition de notre société. Il est probable que nombre d’entre eux aient vu dans ces rassemblements une forme d’hostilité à leur égard. Mais je ne crois pas que quatre millions de personnes aient déclaré ce jour-là leur aversion envers l’islam. Je suis même convaincu du contraire.
55Je ne crois pas non plus qu’une forme de pression sociale les ait toutes fait descendre dans la rue. Ce serait ridicule : nous sommes tout de même une démocratie. Mon gouvernement comme mon université m’autorisent à prendre mes distances avec leurs initiatives, comme je le fais ici, et il suffit de regarder d’autres pays, dont beaucoup de pays musulmans, pour comprendre à quel point cette liberté est enviable. Je dis seulement que tant d’individus ne sauraient délivrer en même temps le même message à un unique destinataire. Postuler la maladresse permet de ne pas prendre pour soi ce qui s’adresse peut-être à d’autres.
56Mais revenons à Pierre le Vénérable. Dans la phrase où il fait référence à Horace, Mahomet est dépeint comme étant « monstrueux de toutes parts ». Cette expression assimile l’islam, dont il est question dans les lignes précédentes, et la personne du prophète. Au sens propre, ce qui est « monstrueux de toutes parts », du point de vue de l’abbé de Cluny, ce n’est pas Mahomet mais la doctrine musulmane, déduite du Coran. Le prophète se trouve donc, en quelque sorte, coranifié. Le postulat de cette coranification est évident : le Coran est sa parole, et non celle de Dieu.
57Au regard de l’histoire et indépendamment de toute perspective confessionnelle, ce postulat semble infondé. La genèse du Coran reste trop incertaine pour qu’on puisse l’imputer tout de go à un auteur unique, Mahomet, dont il refléterait immédiatement les mots, les intentions et la pensée. Mais cette lecture a eu de longues suites. À notre manière, beaucoup plus nuancée et inconsciente en général, nous en sommes héritiers : certaines permanences, sur ce point, peuvent être relevées.
58L’idée selon laquelle Mahomet aurait écrit le Coran peut ainsi expliquer que les hadîths demeurent encore si souvent méconnus. En effet, rien ne sert d’étudier en détail les propos et les actes d’un prophète, si un livre sacré est déjà supposé donner accès à sa parole, à sa pensée et à son être. L’étude de l’islam est ainsi amputée, et cette amputation peut à son tour expliquer que le point de vue occidental sur cette religion soit à ce point focalisé sur le Coran : pour décrire cette focalisation exacerbée, je parlerais volontiers d’un hypercoranocentrisme.
59Qu’une analyse de l’islam soit coranocentrée ne pose aucun problème, car l’immense majorité des musulmans considèrent le Coran comme la Parole de Dieu, ce qui explique son importance particulière, même par comparaison avec les livres saints des autres religions. Il est normal que tout tende vers lui. Mais si je ne suis pas musulman, quels sont les textes de l’islam que je connais ? Hormis le Coran, j’aurais bien de la peine à en citer. Et cela ne tient pas seulement au statut tout particulier qui est le sien.
60Retour à ce dessin que nous tentons de déchiffrer. Le dessinateur, comme je l’ai indiqué, dirige mon attention vers le regard de Mahomet. C’est un regard fixe. Il a même la fixité d’un regard médusant. Entendez : du regard pétrifiant de Méduse.
61Méduse, comme on sait, est une des trois Gorgones, reconnaissables à leur chevelure de serpents. Selon certaines interprétations anciennes de ce mythe, les Gorgones étaient en fait des femmes vivant sur les îles Gorgades, quelque part vers le Cap-Vert. Ces femmes, peut-être confondues avec des singes, auraient été recouvertes de poils hirsutes. Qui sait si les poils de la barbe, dans notre dessin, n’en évoquent pas discrètement le souvenir ?
62Le dessinateur aurait pu exploiter davantage l’idée d’un Mahomet-Sirène. Même s’il est difficile de faire voir une voix, il aurait figuré le chant néfaste de cette créature séduisante, sans doute en soulignant les contours de sa bouche. Mais il préfère insister sur les yeux. C’est par les yeux que le prophète lui semble dangereux, par les yeux qu’il l’inquiète et doit nous inquiéter. Pourquoi ? À mon avis, pour la raison suivante : c’est par les yeux qu’un livre se lit et qu’il peut exercer une influence mortifère, surtout sur des personnes qui n’ont pas l’occasion de l’entendre proférer à haute voix. Du reste, c’est bien l’encre noire également employée pour le texte qui, en l’espèce, me captive. Et ce n’est pas un hasard. Le choix de cette couleur associe Mahomet aux écrits fondateurs de l’islam, religion alors considérée comme une simple production de son esprit. Et de ces textes, le Coran sera évidemment la pièce majeure : sa traduction latine se présentera dans la même encre.
63Ce que me dit ainsi l’encre choisie, par une association d’idées soigneusement conçue, c’est qu’en ouvrant le corpus de Cluny, j’ai Mahomet lui-même sous les yeux. C’est qu’il est en quelque sorte le Coran et les textes adjacents qui l’accompagnent. Tel est le lien qu’elle me pousse à découvrir et grâce auquel je conclurai, épouvanté par le regard de ce prophète, que le volume que je lis est en effet épouvantable.
64L’identification est réversible, cependant. Dans ce volume, les textes de l’islam ont deux colonnes, qui peuvent ici faire penser au corps de Mahomet. Elles sont comme des épaules, entre lesquelles le dessin imprime sa marque. Ainsi s’expliquerait que ce dessin soit inséré à droite de la colonne gauche, c’est-à-dire vers le centre de la page.
65Dès lors, la coranification de Mahomet irait de pair avec une mahométisation des textes musulmans. Et cela renforcerait encore l’articulation des zones textuelle et iconographique, au point de diluer ces deux catégories. Car le texte du cartouche semble faire une marque sur cette image qu’est le dessin : il en devient ainsi une partie. Mais l’image qu’ils composent paraît elle-même faire une marque sur le texte, de sorte qu’ils s’absorbent mutuellement dans un ensemble supérieur. Et cet enchâssement crée une mise en abyme, de même que le regard de Mahomet produisait un effet de miroir.
66Ce portrait n’a donc pas pour unique objet de susciter une répulsion. Il engage également une réflexion, dans tous les sens du terme. Il me pousse à penser le texte sur le modèle d’un corps monstrueux, qui en est le reflet. Puis il questionne le regard que je jette sur l’ouvrage, en le réfléchissant dans les yeux du prophète. Ce faisant, il exhibe le charme pour mieux le conjurer.
67Cette double réflexion est certes fondée sur de fausses bases : Mahomet, que bien des musulmans tiennent pour illettré, n’a peut-être rien écrit. Mais ce dessin ne s’éclaire que par le texte qui l’entoure. Il nous montre, au sens propre comme au sens figuré, qu’on ne peut réfléchir en dehors d’un contexte. Et si je pouvais le rencontrer, c’est aussi de contexte que je voudrais parler au lecteur indigné par Gautier de Compiègne. Je lui dirais que sa colère est sans doute nourrie par toutes sortes d’amalgames, à la fois historiques et religieux. Des amalgames auxquels nous sommes tous enclins.
68Beaucoup d’entre nous n’ont pas compris les réactions qu’ont suscitées, dans une partie du monde musulman, les caricatures de Mahomet publiées à partir de 2005. Dans un livre récent, l’anthropologue Saba Mahmood propose d’interpréter cette incompréhension comme le résultat de deux modes de croyance différents. Marqués par le protestantisme, bien des Occidentaux estiment selon elle que les signes religieux représentent le divin, mais ne le matérialisent pas. À l’inverse, de nombreux musulmans absorberaient, si l’on peut dire, la personne du prophète en imitant sa façon de se vêtir, de manger, de parler. Ceci expliquerait qu’ils se sentent personnellement blessés par ces caricatures. Le nœud de l’incompréhension tiendrait par conséquent dans la rencontre de deux modèles de piété : « représentationnel », pour les premiers, et « assimilatif », pour les seconds9.
69Il me semble que cette thèse comporte un point aveugle, à savoir l’existence du catholicisme. La démonstration de Saba Mahmood suppose de le présenter comme une forme médiévale du christianisme, ce qui pourra sembler un peu rapide, surtout dans un pays comme la France. En caricaturant le prophète de l’islam, je ne suis pas certain que l’équipe de Charlie Hebdo ne s’inscrive pas dans une longue tradition de satire anticléricale, dirigée à l’origine contre l’Église catholique. Et d’une certaine façon, la religion catholique comme ses détracteurs disposeraient des outils nécessaires pour comprendre un modèle de piété dit « assimilatif » : l’eucharistie, en son principe, consiste à ingérer le corps du Christ. Je trouverais plus juste de remarquer que des assimilations en partie comparables se produisent de part et d’autre.
70De nombreux musulmans se sentent en effet visés par les caricatures de Mahomet, et nous en sommes surpris ; mais devons-nous nous étonner de telles identifications, alors qu’elles sont aussi construites par nos propres discours sur l’islam ? Je ne nie pas qu’entre le xiie siècle et notre époque, les temps aient bien changé : c’est même une bonne part de mon propos que de le démontrer. S’il existe des continuités, d’importantes ruptures ont eu lieu. Mais l’hypercoranocentrisme qui est souvent le nôtre me semble un fait incontestable. Encore une fois, pour la plupart d’entre nous, que savons-nous des hadîths, de l’exégèse littérale, de l’exégèse allégorique ou mystique, de la jurisprudence, de la théologie musulmanes ? Et cette myopie va de pair avec une focalisation outrée et simplificatrice sur la personne de Mahomet, qu’on a tendance à se figurer comme une sorte de totem. L’islam, pourtant, a d’autres prophètes. C’est aussi un ensemble de pratiques. Mais tout se passe comme si ces deux hypertrophies offusquaient notre regard.
71On pourrait même s’étonner qu’elles ne soient pas contradictoires : si l’islam se réduit au Coran, quelle place reste-t-il pour Mahomet, et inversement ? Mais nous sommes héritiers de discours qui expliquent assez bien comment elles peuvent coïncider. Nos traditions tendent à la fois à réduire l’islam au texte du Coran, et à identifier ce texte et Mahomet.
72Or, ces identifications abusives expliquent à leur tour que des caricatures du prophète suscitent des réactions exacerbées. Dans notre imaginaire collectif, Mahomet égale le Coran et le Coran égale l’islam. Je schématise, évidemment, mais la tendance est bien celle-là. Supposons maintenant que je dessine le prophète : je donnerai l’impression de représenter aussi le Coran, puis l’islam tout entier par cascade.
73Appréhender l’islam dans sa diversité, sans s’en tenir à une personne et à un texte, diminuerait sans doute les tensions. Les non-musulmans y parviendraient plus facilement, s’ils s’efforçaient de s’informer. Les musulmans y gagneraient, s’ils voulaient bien les y aider.
74Une autre raison de mettre en évidence cette diversité est que cela nous éviterait de parler comme les terroristes que nous voulons combattre. Et je dis bien : les terroristes. Car ce ne sont pas des barbares, malheureusement.
75J’en viens ici à ma deuxième proposition. Comme elle découle de tout ce qui précède, elle appelle de moins longs développements. Mais j’aimerais quand même l’introduire par quelques mots d’explication : cette proposition pourrait heurter certaines personnes, directement ou indirectement touchées par les attentats qui ont frappé notre pays, et j’en ai conscience. Je voudrais seulement leur demander de m’écouter. Je voudrais aussi leur assurer que je ne justifie en rien des actes criminels. Je ne me livre pas non plus à un quelconque jeu d’esprit : ce serait faire preuve d’un sinistre égoïsme.
76Pour moi, la barbarie est une notion qui a un sens. Employée à la hâte, cette notion présente plusieurs inconvénients.
77Certains d’entre eux ont été exposés par Pierre Zaoui, dans une tribune publiée par Libération, en novembre 201510. Même si je ne partage pas toutes les vues de son auteur, qui parle trop vite de guerre et de racisme à mon avis, cette tribune me semble d’une admirable lucidité, à peine quelques jours après l’événement. Je me demande seulement si elle pouvait, dans ce contexte, être efficace. Mais il fallait sans doute que de telles voix se fassent entendre, pour poser des jalons. À titre personnel, je suis reconnaissant à ceux qui tentent un effort de réflexion en temps de troubles, comme aux journaux ou aux médias qui accueillent leurs pensées dissonantes.
78Ceci étant posé, je voudrais revenir au sens premier du mot barbare. Comme le rappelle Pierre Zaoui, le barbare est à l’origine celui qui est exclu de la communauté linguistique. Dans l’Antiquité, les Grecs et les Romains donnaient ce nom aux étrangers qui ne parlaient pas leur langue. Or, une partie des terroristes qui frappent la France parle français. Ils ont grandi sur notre sol. Et s’ils nous évoquent, plutôt qu’une étrangeté d’ordre linguistique, les invasions barbares qui mirent à bas l’Empire romain, le problème reste le même : ces barbares-là nous viennent de l’intérieur.
79Les appeler barbares, dira-t-on, revient en fait à déclarer qu’ils sont d’une cruauté inouïe. Et c’est évidemment le sens dans lequel ce mot est pris le plus souvent. Mais si cette cruauté ne saurait faire de doute, il est plus difficile de démontrer qu’elle n’a pas d’équivalent. Nous n’en serions pas les victimes si les terroristes ne prétendaient eux-mêmes que nos actions militaires sont inhumaines, par exemple parce qu’elles causent plus de morts que les leurs. En employant ce mot de barbares, on se place sans s’en rendre compte sur le terrain de ceux que l’on combat. On se prête sans le vouloir à une comparaison qui ne peut déboucher sur rien et qui ne peut convaincre que soi-même, parce que l’horreur est quelque chose de subjectif : elle n’est pas quantifiable, elle ne se calcule pas.
80De manière plus générale, cette notion nous empêche souvent de penser notre propre barbarie, au sens premier du terme. À ce propos, je voudrais mentionner une dernière fois la traduction latine du Coran, telle qu’elle apparaît dans le corpus de Cluny.
81Dans l’important verset 103 de la sourate XVI, sourate dite des « Abeilles », Mahomet doit se défendre contre une accusation des infidèles. Ces derniers lui reprochent d’avoir un maître, un homme qui serait l’inspirateur de sa prédication : selon eux, le prophète mentirait, quand il affirme que la Parole de Dieu descend sur sa personne.
82On ne sait pas exactement qui est ce maître supposé. Mais Mahomet, lui, semblerait l’avoir su. Il répond en effet qu’il s’agit d’un ‘ajamî, c’est-à-dire de quelqu’un qui ne parle pas l’arabe. Or, ajoute-t-il, le Coran se présente dans une langue arabe claire : passage très important, car il explique que bien des musulmans tiennent à étudier leur texte saint dans cette langue.
83‘Ajamî a un équivalent exact en français : barbare. Et en latin aussi, le mot existe : barbarus. Il a le même sens. Le traducteur aurait donc pu l’utiliser. Il traduit cependant de la façon suivante : « un homme parlant la langue latine11 ». Cette approximation est significative. Ce traducteur ne peut sans doute concevoir que les Latins n’apparaissent pas une seule fois dans le Coran. Mais il ne peut pas non plus imaginer qu’il est lui-même le barbare de quelqu’un d’autre.
84Pour penser ma propre barbarie, il me faut accepter de voir que je ne suis pas le centre du monde. Inversement, appliquer à autrui cette notion implique souvent de présumer qu’un seul point de vue est recevable : le mien. C’est un travers bien partagé, mais auquel notre France est sujette, et même peut-être plus que ne le sont d’autres pays, dont l’universalisme est plus discret.
85Pour me voir en barbare, je n’ai pourtant besoin que d’un miroir. Et il se trouve dans les annexes. On pourra lire, si l’on veut, le communiqué de presse publié par Daech, au lendemain des attentats du 13 novembre 2015.
86Dans ce communiqué, je suis décrit comme un croisé, parce que je suis français. Mais la dernière des grandes croisades s’est refermée en 1291, avec la chute de Saint-Jean-d’Acre. Tu confonds les époques.
87Tu ne sais même pas si je suis un chrétien. Et sous ce nom, tu as aussi tué des musulmans. Tu confonds les personnes.
88Aux deux extrémités de ton communiqué, tu cites la Parole de Dieu. Quand tu ne la cites pas, tu imites son style, ses images, ses avertissements. Tu la brandis partout comme si des hommes, des musulmans, ne l’avaient pas interprétée, quelquefois de façon divergente. Car de ta religion, tu ne connais ou tu ne veux connaître que le Coran et son prophète. Tu fais de l’islam un bloc monolithique, intemporel, une pure essence : c’est pour cette raison que tu lui mets une majuscule.
89Je suis navré de te le dire, parce que tes crimes me répugnent, mais nous nous ressemblons. Anachronismes, dénis d’histoire, hypertrophies et confusions souillent aussi le discours que je tiens. Peut-être sont-ils moins graves dans mon cas : j’ai tendance à penser que tout ne se vaut pas. Mais je ne peux pas m’en satisfaire. Au fond, nous parlons toi et moi la même langue. Tu n’es pas un barbare.
90Pour l’instant. Car maintenant que je m’en aperçois, je veux parler une autre langue que celle-là.
91Tu n’es pas un barbare, mais si tu restes dans cet état d’esprit, alors tu dois le devenir.
92Cela dépend de moi.
93D’où ma troisième proposition. Une manière de renvoyer les terroristes à cette barbarie consisterait à ne plus répéter automatiquement des formules passe-partout, mais dangereuses telles que celle-ci : « Daech, ce n’est pas l’islam. »
94Si l’on veut dire que tout l’islam ne saurait se réduire à l’auto-proclamé État islamique, je suis évidemment d’accord. Mais si l’on veut dénier à ceux qui s’en réclament le nom de musulmans, alors je marque mon opposition. Nous devrions cesser de déclarer, avec les meilleures intentions du monde : « L’islam, ce n’est pas ça. » Car dire « L’islam, ce n’est pas ça » revient à dire « L’islam, c’est ça. » C’est sous-entendre qu’on sait ce qu’est le « vrai » islam. Prétendrait-on nous expliquer ce que c’est que le « vrai » christianisme ou le « vrai » judaïsme ?
95J’admets parfaitement que nous soyons tentés de ramener cette religion à une définition qui nous paraît moins inquiétante : cela me semble absolument normal. En effet, comme je l’ai indiqué dans mon deuxième chapitre, je trouve naturel que l’islam fasse peur. Et l’une des raisons pour lesquelles je suis capable de comprendre ce sentiment est que l’islam a quelque chose de particulièrement hétérogène. S’il y avait un clergé des musulmans, au moins sunnites, les choses seraient sans doute plus simples. Mais il n’y en a pas. Et c’est ainsi qu’en disant « L’islam, c’est ça », je me rassure moi-même. Je me donne l’illusion qu’il pourrait en exister des représentants légitimes, avec qui je serais en mesure de dialoguer.
96Cette illusion n’est pas sans précédent. Je la retrouve par exemple au xve siècle, chez Jean de Ségovie. Ce partisan convaincu d’un dialogue avec les musulmans, au terme duquel ils se convertiraient au christianisme, postule l’existence d’un faqîh principal et suprême dont tous reconnaîtraient l’autorité12 : il en a besoin pour que son plan fonctionne. Jean Germain, qui se méfie comme la peste d’un tel dialogue, insiste au contraire sur la multiplicité des dignitaires musulmans13.
97La réduction de l’islam à une entité assagie, pas trop complexe, maîtrisable peut malgré tout révéler une forme d’ouverture. Inversement, la mise en évidence de sa diversité peut être le signe inattendu d’un repli sur soi-même.
98Supposons cependant que je sois musulman. Qui suis-je pour dire à d’autres musulmans ce que c’est que l’islam ? À plus forte raison un athée, un chrétien ou n’importe quelle personne d’une autre sensibilité seraient-ils bien présomptueux de parler dans ces termes, dont l’efficacité est nulle sur les personnes que l’on espère réformer. Et si j’agis ainsi, mon discours et celui des terroristes ne sont-ils pas très ressemblants ? En mettant en scène la Parole de Dieu à leur propre profit, que font-ils d’autre que de dire ce qu’est l’islam et ce qu’il ne peut être ? Nous risquons, là encore, de parler la même langue. On pourrait au moins prendre certaines précautions : « Voici ce qu’est pour moi l’islam. »
99Modifier nos attitudes sur ce point ne serait pas faire preuve de faiblesse. Une cité peut poser des principes, ses membres les défendre, sans prétendre expliquer aux réfractaires ce qu’est leur religion. Cela n’empêchera jamais de dire : « Ceci n’est pas permis », ni de mettre tout en œuvre pour faire respecter l’interdiction que l’on prononce.
*
100De là, ma conclusion.
101La réflexion que j’ai menée a pour objet de nous aider à vivre les uns avec les autres. Elle est, je crois, respectueuse de toutes les convictions. Mais elle trouvait ici son point de départ dans un portrait de Mahomet, dégradant qui plus est.
102À ceux de mes lecteurs qui le regretteraient, je pose la question : comment serais-je parvenu à développer cette réflexion sans regarder l’image qui en était la cause ? En supposant que cette image doive rester sous le boisseau, des gens sauraient pourtant qu’elle existe quelque part et ils en parleraient. Mais ils ne pourraient pas la situer dans son contexte. Ils en parleraient mal. Et les passions publiques n’en seraient que plus vives.
103En sens inverse, je m’adresse aux défenseurs de la liberté d’expression. Je leur demande de réfléchir aux moyens qu’ils emploient, pour soutenir une cause qui est aussi la mienne. Par chance, le dessin polémique que j’ai analysé est encore consultable sur le site électronique de l’exposition Torah, Bible, Coran : la BnF n’a pas souhaité le retirer ; ou peut-être même le problème ne s’est-il pas posé. Mais le manque de nuance, l’inattention aux circonstances historiques ne conduiront-ils pas, dans l’avenir, à une forme de censure d’autant plus pernicieuse que les individus ou les institutions se l’imposeraient d’eux-mêmes, sans y être contraints par le législateur ? Sous prétexte de protéger la liberté d’expression, je crains qu’on ne finisse par la réduire, au risque d’alimenter les pires ressentiments.
104Dans cet ouvrage, j’ai voulu inventer un chemin différent, grâce auquel tout pourrait être dit, pensé, montré. J’ai certes soutenu des thèses qui allaient à l’encontre de l’opinion la plus commune. Mais en plaçant les choses dans leur contexte, j’ai moi-même essayé de créer un contexte propice. Et c’est peut-être ainsi que les propositions les plus provocatrices, en apparence, ont été écoutées.
105Au moment de les énoncer, je les ai présentées comme paradoxales et maladroites, ce qu’elles étaient effectivement, dans l’espoir d’accueillir les réactions de mon lecteur. J’ai pris en compte ses réserves et je l’ai dit. En un mot, j’ai cherché à capter sa bienveillance, comme nos vieilles rhétoriques nous apprennent à le faire : j’ai tenté de l’apprivoiser.
106Le dessin que j’étudie se trouve dans mon livre. Combien d’ouvrages publiés ces derniers temps présentent-ils, en agrandissement et en couleur, des images polémiques de Mahomet ? Mais ce dessin est en annexe : celui-là seul qui veut le voir pourra ainsi le regarder, je ne contrains personne. Le communiqué de Daech est en annexe, lui aussi. Car ce n’est pas n’importe quel texte, que l’on commenterait comme si de rien n’était.
107À la dureté, qui finira toujours par entraver mon expression, je substitue la fermeté : la fermeté suppose la bienveillance et, mieux encore, elle l’entretient. En étant durs, nous sommes faibles. En étant fermes, nous restons forts.
108L’équilibre, dira-t-on, est précaire. Je crois pourtant qu’il nous dessine un horizon dans la tourmente.
Notes de bas de page
1 Éric Biétry-Rivierre, « Mahomet caricaturé depuis le Moyen Âge », Lefigaro.fr, 19 septembre 2012, en ligne : www.lefigaro.fr/arts-expositions/2012/09/19/03015-20120919ARTFIG00454-mahometcaricature-depuis-le-moyen-ge.php (juin 2017) ; du même auteur, « Mahomet, une image taboue ? », Le Figaro, n° 21194, 22 septembre 2012, p. 32.
2 Torah, Bible, Coran, Livres de parole, exposition organisée par la BnF, Paris, 9 novembre 2005 – 30 avril 2006, en ligne : http://expositions.bnf.fr/parole (juin 2017).
3 Corpus de Cluny, Paris, Arsenal, Ms. Latin 1162, f. 2 v°.
4 Horace, Art poétique, v. 1-5, dans Épîtres, François Villeneuve (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 1955, p. 202. La traduction est mienne.
5 Corpus de Cluny, Paris, Arsenal, Ms. Latin 1162, f. 5 r°.
6 Collectio apologetica sive documenta ad legem et historiam Sarracenorum spectantia, Petri Venerabilis jussu collecta, Paris, BnF, Ms. Latin 3668, f. 12 v° ; Coran et autres textes, Oxford, Corpus Christi College, Ms. 184, f. 20 r°.
7 Alexandre du Pont, Le Roman de Mahomet, Yvan G. Lepage (éd.), avec les Otia de Machomete de Gautier de Compiègne, R.B.C. Huygens (éd.), Paris, Klincksieck, 1977.
8 Yves Delahaie, « Charlie Hebdo caricature Mahomet : le blasphème est un droit et même un devoir », 18 septembre 2012, en ligne : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/628420-charlie-hebdo-caricature-mahomet-le-blaspheme-est-un-devoir.html (juin 2017).
9 Saba Mahmood, « Raison religieuse et affect laïc : un clivage incommensurable ? », dans Talal Asad, Wendy Brown, Judith Butler et Saba Mahmood, La Critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d’expression, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2015, p. 85-95.
10 Pierre Zaoui, « Le triple embarras du mot “barbare” », Libération, n° 10728, 18 novembre 2015, p. 18, en ligne : www.liberation.fr/france/2015/11/17/le-triple-embarras-du-mot-barbare_1414134 (juin 2017). On lira, en même temps que la tribune en ligne, les commentaires des internautes qui l’accompagnent.
11 Corpus de Cluny, Paris, Arsenal, Ms. Latin 1162, f. 77 v°.
12 Jean de Ségovie, De gladio divini spiritus in corda mittendo Sarracenorum, Ulli Roth (éd.), Wiesbaden, Harrassowitz, 2012, t. 2, p. 890.
13 Jean Germain, Replica magne continencie, dans Davide Scotto, Via pacis et doctrine. Le Epistole sull’Islam di Juan de Segovia, op. cit., p. 129.
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