Chapitre 3
91 kilomètres par l’A6
p. 85-118
Texte intégral
1J’ai grandi dans un milieu propice à mon épanouissement intellectuel. Dans ce milieu, j’ai reçu la culture la plus classique. Cette culture me nourrit, elle fait de moi ce que je suis. De profession et par passion, je vis pour elle. Mais elle m’a appris l’esprit critique. Et si je tiens vraiment à elle, comme je le crois, je dois la contester, la bousculer, la distendre, forcer ses résistances. Car alors elle vivra, elle aussi, et nourrira d’autres que moi, bien qu’ils ne me ressemblent pas.
2Dans ce chapitre, je vais partir de deux œuvres classiques par excellence, l’une de Pascal et l’autre de Montesquieu : les Pensées et les Lettres persanes. Les passages que je vais étudier sont parfois importants et, le cas échéant, je montrerai en quoi. Mais pour autant, ils ne sont pas centraux. Ils n’engagent pas l’interprétation générale de ces œuvres, à laquelle je ne prétends nullement contribuer, n’étant spécialiste ni de Pascal ni de Montesquieu.
3Ces textes existent, néanmoins, et m’intéressent pour deux raisons. La première est qu’ils font l’objet d’un enseignement, à l’intention d’élèves ou de futurs professeurs. La seconde est qu’on ne peut les comprendre ni les commenter sans une connaissance minimale de l’islam et de sa place dans notre culture. Ils m’invitent, par conséquent, à m’interroger sur l’éducation que j’ai reçue et sur celle que je transmets.
4Dans mon esprit, cette interrogation est positive. Je veux comprendre comment tous, collectivement, nous pouvons nous rejoindre dans l’étude d’un patrimoine qui soit vraiment commun.
5J’aimerais expliquer pour quelle raison je me suis récemment reporté aux propos de Pascal sur l’islam. Il me semble que cela éclairera ma démarche et évitera certains malentendus sur ce que je veux faire.
6Au hasard de mes lectures, je suis tombé sur un ouvrage intitulé Mahomet. Récits français de la vie du Prophète1. Le titre de cet ouvrage en résume bien le contenu. L’éditeur y rassemble des textes relatifs à Muhammad, tirés des plus grands auteurs de la littérature française. Un des chapitres présente les réflexions de Pascal, extraites de ses Pensées.
7Les Pensées sont composées de fragments. Dans la critique pascalienne, la disposition de ces fragments fait l’objet de débats très nombreux. Il n’est pas question de m’immiscer ici dans ces débats. Il me suffit de signaler qu’une personne s’intéressant de près ou de loin à cet auteur ne peut pas ignorer qu’ils existent.
8L’éditeur de Mahomet. Récits français choisit pourtant de présenter les pensées sur Muhammad de façon continue, comme si elles ne formaient qu’un seul et même fragment. Or, ce n’est pas le cas. En fait, plusieurs fragments sont ici compilés, sans qu’il soit fait état de ce remaniement.
9Ce choix me paraît doublement contestable. D’une part, il dénature la forme de l’œuvre présentée, ce qui en altère la compréhension générale. D’autre part, il laisse accroire que Pascal a consacré des développements spécifiques à l’islam et qu’il a fait de son prophète un objet d’étude à part entière. En réalité, l’islam est le cadet de ses soucis, de même qu’à un grand nombre d’intellectuels européens pendant des siècles et des siècles. Au terme des pages qui vont suivre, si l’on croit que j’affirme le contraire, c’est que je me serai mal fait comprendre.
10Je viens de dire que je voulais forcer les résistances de ma culture. Cela ne signifie en aucun cas que j’entende plier à mes propres convictions ou centres d’intérêt les œuvres qui composent cette culture. Je ne dois sous aucun prétexte les contraindre à dire autre chose que ce qu’elles disent. Ce serait une forme de révisionnisme contre laquelle je m’élève absolument. La réflexion que je mène, la bienveillance que je préconise dans nos manières de parler et de penser, ne doivent surtout pas entamer l’objectivité du discours que je tiens sur les textes. Si elles l’entament, c’est que je manque mon but.
11En l’occurrence, il serait difficile de faire croire que Pascal expose des vues profondément originales sur la religion et le prophète des musulmans. D’une certaine façon, c’est même l’inverse qui semble vrai. Les Pensées reproduisent nombre d’arguments que les controversistes chrétiens emploient de longue date. Et c’est précisément par là que je veux commencer.
12Notre culture la plus classique véhicule, à propos de l’islam, un ensemble d’idées tout à fait canoniques, dont certaines sont énoncées très tôt dans l’histoire. Comme beaucoup d’entre elles sont rapides, inexactes ou même fausses, je dirais volontiers qu’il s’agit de stéréotypes. Mais ces idées sont alors partagées par l’immense majorité des auteurs français et se trouvent sublimées, chez Pascal, par toutes les fulgurances propres à son écriture. J’ai bien conscience, d’ailleurs, que mon propos ne peut rendre à celle-ci l’hommage qui lui est dû.
13Parmi les traits les plus caractéristiques du discours ordinaire sur l’islam figure l’idée selon laquelle Muhammad serait un faux prophète : idée reprise dans les Pensées. Sa venue n’aurait pas été annoncée, comme celle du Christ l’est dans l’Ancien Testament : « Mahomet non prédit2 », note Pascal, lapidaire. Il n’aurait pas non plus accompli de miracles et les passages du Coran qui semblent en convenir sont interprétés à son désavantage : « Quels miracles dit-il lui-même avoir faits3 ? » Bref : « Que dit-il donc ? Qu’il faut le croire4. » La formule est superbe, mais l’argument se trouve partout dans les traités de controverse.
14Autre argument très ordinaire : Muhammad aurait répandu sa loi par la violence et non par la raison, « en tuant » et « en défendant de lire5 ». Entendez : de lire le Coran aux chrétiens. Il serait interdit de parler avec ces derniers de questions religieuses et même d’ouvrir le texte saint des musulmans en leur présence. L’idée est la suivante : l’islam ne pouvait s’imposer que par la force car c’est une religion déraisonnable, qui n’a aucune preuve à invoquer en sa faveur ; Muhammad refuse qu’on communique le Coran parce qu’il le sait facile à réfuter. C’est un point important, sur lequel il faudra revenir : l’islam, dans cette représentation, perdure par le maintien d’une forme d’obscurité et ne peut supporter que toute lumière soit faite à son sujet.
15Il n’est pas moins habituel de décrire la morale islamique comme répugnante et ridicule. Aux musulmans serait promis un paradis purement charnel, qui ne manque pas de susciter de nombreuses critiques railleuses. Ces critiques sont si courantes que Pascal n’a pas besoin de les expliciter. Il écrit ainsi, à propos du Coran : « je veux qu’on en juge, mais par ce qu’il a de clair : par son paradis, et par le reste6 ». Il ne prend pas la peine d’ajouter, comme tant d’autres l’auraient fait à sa place, que dans ce paradis sont assouvis les plus grossiers désirs. Tous ses lecteurs sont censés le savoir. De même, une question très succincte suffira : « Quelle morale et quelle félicité7 ? » Il serait inutile de préciser que les mœurs des musulmans sont obscènes et qu’ils espèrent des récompenses abjectes dans l’au-delà. Tout le monde est supposé en être convaincu.
16Les Pensées dressent aussi un parallèle entre Muhammad et le Christ : dans l’édition dont je me sers, c’est le fragment 2418. Ce parallèle ne permet évidemment pas de saisir l’islam dans sa singularité, mais il est au fondement des représentations occidentales et m’inspire une brève digression.
17Comparer ces deux grandes figures religieuses procède d’un mouvement tout à fait explicable. Lorsque j’indique dans mes cours ce qu’étaient les califes, il arrive souvent qu’un étudiant prenne la parole et me demande : un calife, finalement, c’est un peu comme un pape ? Je réponds, bien entendu, que cette comparaison n’est pas exacte. Mais je l’accueille sans ironie car il me semble difficile de se représenter ce qu’on ne connaît pas sans projeter dessus des images familières.
18Il faut pourtant se rappeler que les musulmans furent longtemps regardés comme des idolâtres, adorateurs de Muhammad. Et cette tradition a elle-même partie liée avec la comparaison avec le Christ. Il est à peu près certain qu’elle en est à la fois cause et conséquence. Or, on sait quelle image déformée du culte musulman impliquent de telles conceptions. S’il est normal que nous établissions spontanément des parallèles entre les religions, il me semble important de ne pas faire comme si ces parallèles n’avaient aucune histoire.
19Je dois ici déclarer mon embarras devant l’angle choisi par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur pour leur documentaire Jésus et l’islam, récemment diffusé à la télévision9. Ils prennent pour point de départ le fait suivant : le nom de Jésus, dans le Coran, apparaît plus souvent que celui de Muhammad. Toute leur enquête découle de ce constat, qui est fondé, mais qui induit une sorte de comparaison, voire de mise en concurrence, entre les deux figures.
20Malgré l’admiration que j’ai pour le travail réalisé, cette comparaison me gêne. Elle révèle en effet une certaine méconnaissance, sinon de l’islam en soi, du moins de ses représentations dans la culture occidentale. N’étant pas certain que tous les musulmans en aient perdu le souvenir, je trouverais plus délicat de signaler que ces représentations ont existé. Il serait assez facile d’expliquer ensuite pourquoi elles étaient erronées et comment on s’en est démarqué. Il est à craindre qu’on se coupe, sinon, d’un public auquel un tel documentaire devrait pourtant parler.
21Connaître nos classiques peut contribuer à cette pédagogie, qui nous aide à nous comprendre et à nous faire comprendre. S’ils avaient eu en tête le fragment 241 des Pensées, Jérôme Prieur et Gérard Mordillat s’y seraient peut-être pris de manière différente.
22Au demeurant, cela suppose de lire ces classiques pour ce qu’ils sont. Je peux les expurger et faire semblant de croire qu’ils sont islamophiles, mais ils ne le sont pas. On me reprochera à juste titre ce mensonge.
23Et d’un autre côté, ce qui serait injuste, c’est de me faire grief d’un tel mensonge tout en m’y contraignant. Qu’on m’interdise d’enseigner, de citer, de jouer des textes litigieux, et l’on m’empêchera de tirer les leçons du passé. Gare aux indignations trop hâtives et aux bons sentiments ! Restreindre les champs quand il faudrait les élargir ne peut que desservir la cause qu’on défend. On se trompe, si l’on croit renforcer les liens d’une cité en l’amputant d’une partie de sa culture.
24Mais inversons maintenant le point de vue. Si la connaissance de nos classiques permet une intelligence plus fine de l’islam, la connaissance de l’islam permet en retour une meilleure compréhension de nos classiques. Le bénéfice est double. Je voudrais le montrer en commentant deux pensées de Pascal. Je les consulte dans une édition qui figurait en 2016 au programme des agrégations de lettres : c’est à ce titre que cette édition m’intéresse.
25L’agrégation a pour objet de former l’élite des professeurs. Beaucoup de ces professeurs formeront à leur tour des élèves, mais aussi d’autres enseignants. Cela implique une sélection rigoureuse des ouvrages au programme. Les éditions choisies doivent être excellentes, et celle que j’ai devant moi ne déroge pas à cette règle. Je veux le souligner, c’est important pour ce qui suit.
26Dans cette édition, deux fragments font l’objet de notes erronées. Le premier porte le numéro 242. Je le cite intégralement. Il n’est pas très facile de lecture, mais s’il y a un endroit où je dois être exact, c’est celui-ci. Mon analyse est brève et c’est la conclusion qui nous importera.
27Après un parallèle entre l’attitude du Christ et celle de Muhammad, Pascal déclare :
Enfin, cela est si contraire que si Mahomet a pris la voie de réussir humainement, Jésus-Christ a pris celle de périr humainement, et qu’au lieu de conclure que puisque Mahomet a réussi Jésus-Christ a bien pu réussir, il faut dire que puisque Mahomet a réussi Jésus-Christ devait périr10.
28L’éditeur n’ajoute qu’une note. Elle porte sur le verbe « devait », qu’il propose d’interpréter ainsi : « aurait dû ».
29Dans la langue classique qui est celle de Pascal, « devait » peut tout à fait avoir ce sens. Mais le Christ, pour les chrétiens, est mort en croix. C’est donc qu’il a péri, et non pas qu’il « aurait dû périr ». En réalité, « devait » veut dire « devait », mais « a bien pu » signifie « aurait pu ». Et c’est là qu’il fallait ajouter une note. Le Christ aurait pu réussir ici-bas, mais il ne l’a pas fait. Car d’un point de vue purement terrestre, mourir en croix, c’est échouer.
30Pour Pascal, la réussite de l’islam parmi les hommes ne prouve en aucun cas que Muhammad soit le prophète de Dieu : en soi, cette position n’a rien d’original et nombre d’auteurs chrétiens l’ont déjà défendue. Mais ce qui le singularise, c’est qu’il oppose ici deux logiques. D’un côté, la logique des mondains, qui oublient l’au-delà et cherchent à réussir sur cette terre. De l’autre, la logique du Christ, qui a choisi la mort.
31Pascal refuse que l’on défende le christianisme dans les termes suivants : puisque Muhammad a connu le succès ici-bas, à plus forte raison le Christ en aurait-il été capable s’il l’avait bien voulu. Car ce serait précisément entrer dans la logique des mondains. Il préfère donc cette autre manière d’argumenter : puisque Muhammad a connu le succès ici-bas, il fallait que le Christ périsse. Ou pour le dire autrement : puisque le péché prospère parmi nous, il fallait que le Christ meure en croix, afin de nous sauver. Le bien ne combat pas le mal sur son terrain.
32Que ce fragment soit compliqué pour le profane, je ne le conteste pas. Mais l’erreur est grossière, la bourde énorme. Un pascalien, à qui un raisonnement comme celui-ci devrait être parfaitement familier ! Que s’est-il passé ? À mon avis, cette chose très simple : face à un texte qui parlait de Muhammad et qui lui semblait donc porteur d’une forme d’étrangeté, l’éditeur a perdu ses repères. Aveuglé par la possibilité qu’un élément de contexte culturel lui échappe, il n’a pas vu ce qui aurait été une évidence pour lui, dans toute autre occasion. Et c’est ainsi que les lacunes de sa culture ont sans doute fait écran. Elles l’ont poussé au contresens, sur une pensée pourtant on ne peut plus classique.
33Encore n’y avait-il pas ici besoin de connaître l’islam ni ses représentations polémiques pour comprendre Pascal. Dans le fragment 239, il en va autrement. Là aussi, je le cite en entier. Et là non plus, on ne se laissera pas intimider :
Contre Mahomet.
L’Alcoran n’est pas plus de Mahomet que l’Évangile de saint Matthieu, car il est cité de plusieurs auteurs, de siècle en siècle. Les ennemis même, Celse et Porphyre, ne l’ont jamais désavoué.
L’Alcoran dit que saint Matthieu était homme de bien. Donc il était faux prophète, ou en appelant gens de bien des méchants, ou en ne demeurant pas d’accord de ce qu’ils ont dit de Jésus-Christ11.
34Voyons rapidement le sens de ce fragment, en commençant par le deuxième paragraphe.
35Alcoran est le nom qu’on donne alors au Coran. Dans le Coran, l’apôtre et évangéliste Matthieu est présenté comme un homme de bien. De deux choses l’une, dit Pascal. S’il est en effet un homme de bien, alors il faut le croire : c’est donc que Muhammad est un menteur, puisque l’islam contredit le message de son Évangile. Mais s’il ne faut pas le croire, Muhammad est encore un menteur, puisqu’il l’appelle un homme de bien. Dans tous les cas, il ment. Et comme un vrai prophète ne ment pas, Muhammad ne saurait être qu’un faux prophète. CQFD.
36Bien entendu, les choses ne sont pas si simples et un musulman réfuterait sans peine cette démonstration. Il lui suffirait d’invoquer le tahrîf, dont j’ai déjà parlé dans le chapitre ii. Pour mémoire : il est généralement admis en islam que les Écritures bibliques ont été falsifiées. Matthieu peut tout à fait avoir été un homme de bien et son Évangile avoir fait l’objet d’une falsification par ceux qui l’ont transmis. Le raisonnement de Pascal, dans ces conditions, risquerait de tomber tout de suite.
37L’auteur des Pensées prend cependant ses précautions. C’est même tout le sens du premier paragraphe, où il réfute justement l’idée selon laquelle le texte de saint Matthieu aurait été falsifié. Voici ce qu’il nous dit dans le début de son fragment : l’Évangile dont nous disposons est le texte authentique de saint Matthieu, au même titre que le Coran est le texte authentique de Muhammad.
38Certes, cela ferait bondir beaucoup de musulmans. Ils regardent en principe le Coran comme la Parole de Dieu et refusent d’admettre que Muhammad en soit l’auteur. Mais ce n’est pas le problème de Pascal. À supposer qu’il le sache, son propos ne s’adresse pas aux musulmans, mais plutôt à des libertins qui voudraient se servir de l’islam pour réfuter le christianisme, par l’entrechoc dévastateur des religions. Et ces libertins-là ne croient sans doute pas que le Coran soit la Parole de Dieu.
39Pour l’écrivain, la preuve que l’Évangile que nous lisons est bien de saint Matthieu, c’est que la même version en est citée de siècle en siècle. Même les païens Celse et Porphyre, pourtant connus pour être des ennemis acharnés du christianisme, ne l’ont pas « désavoué ». Comprendre : n’ont pas contesté qu’il soit le texte authentiquement écrit par saint Matthieu.
40Cette pensée, normalement, ne devrait pas poser problème. Elle est compréhensible par toute personne qui a quelques notions de culture islamique ou qui fréquente les textes de controverse entre chrétiens et musulmans. Et cependant, l’éditeur ne comprend pas ce que Pascal veut démontrer. Une note m’indique en effet qu’il interprète le verbe désavouer de la façon suivante : nier le contenu de ce que saint Matthieu a dit12. Or, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ce qui est désavoué, ce n’est pas saint Matthieu ni les propos qui furent les siens, mais l’Évangile que l’on consulte sous son nom : un Évangile qu’il n’aurait pas écrit tel quel. Interprété ainsi, le fragment en question perd tout sens.
41De tous les éditeurs de cette pensée, je n’en ai trouvé qu’un qui l’élucide avec exactitude et en toute clarté13. Un autre découvre la source de Pascal, mais considère que l’auteur lie deux problèmes différents : l’authenticité des Écritures et la réalité des événements qu’elles relatent14. Or, il faut le répéter : si Pascal traite du premier point, il n’aborde nullement le second. Aucune confusion de son côté.
42J’édite moi-même des textes et ne doute pas un seul instant que mes travaux comportent des dizaines d’erreurs ou d’approximations telles que celles-là. La critique est aisée, mais l’art est difficile. Ce qui me trouble, c’est de penser que Pascal en sait plus long sur l’islam que nombre d’entre nous, plus de trois siècles plus tard, dans un contexte politique, intellectuel et religieux tellement plus propice à une information de bonne qualité. Je ne peux m’empêcher de me dire qu’il y a des manques dans ma culture.
43Mais il faut voir le bon côté des choses. Ce n’est pas parce qu’un texte est ancien que son auteur est arriéré, et ce fragment nous le rappelle. Cela devrait nous éviter tout jugement condescendant sur ces époques éloignées et nous convaincre d’entretenir le patrimoine qui est le nôtre, pour tout ce qu’il pourrait encore nous apprendre.
44Les enseignants qui font lire Pascal sont sans doute peu nombreux. La faute à une culture religieuse toujours plus faible parmi les jeunes générations. Je voudrais d’ailleurs dire qu’on ne fera pas avancer la connaissance de l’islam sans faire progresser la connaissance du christianisme en même temps. Car l’une implique l’autre. Dans mon esprit, il ne saurait y avoir de concurrence entre elles. Elles sont indissociables et supposent à leur tour la connaissance du judaïsme. On n’expliquera pas le tahrîf à des élèves incapables de distinguer la Torah et la Bible, le Nouveau et l’Ancien Testament.
45Mais les faits sont là. Un professeur de lycée qui doit étudier les genres et les formes de l’argumentation, comme le stipulent les programmes, préférera en général présenter Montesquieu. J’en viens par conséquent aux Lettres persanes, autre chef-d’œuvre, autre classique.
46Mon lecteur a peut-être ce roman dans les rayons de sa bibliothèque. S’il l’a acheté récemment, il pourra vérifier mon propos, livre en main. Je reviens en effet de la Fnac, où je me suis procuré deux éditions : l’une est parue chez Flammarion, l’autre au Livre de poche. Elles sont commentées par des spécialistes reconnus du siècle des Lumières. Beaucoup d’enseignants les utilisent dans leurs classes, parce qu’elles sont à la fois érudites et accessibles, d’un point de vue pécuniaire comme par le contenu de leurs annotations.
47Je me reporte au commencement de la première lettre. Le héros, Usbek, écrit à son ami Rustan. Je ne cite que les deux premières phrases. Et encore : je tronque la seconde. Il serait inutile d’aller plus loin :
Nous n’avons séjourné qu’un jour à Com. Lorsque nous eûmes fait nos dévotions sur le tombeau de la Vierge qui a mis au monde douze prophètes, nous nous remîmes en chemin […]15.
48Dans mes cours, je demande aux étudiants de m’interrompre aussitôt qu’ils ont besoin d’explications. Ils m’arrêtent d’abord sur le mot « Com ». De nos jours, on l’écrit avec un Q : Qom. C’est une ville de Perse : elle se trouve donc dans l’actuel Iran, pays de tradition chiite, et les deux éditions que je consulte m’informent correctement à ce propos. Quelques mots plus loin fuse une autre question. Elle porte sur la « Vierge qui a mis au monde douze prophètes ». Qui est cette dame, m’a demandé un jour une jeune femme en souriant ?
49À la tête du chiisme, ou du moins de sa branche majoritaire, se sont succédé douze imams. Ils n’étaient pas prophètes, mais chefs spirituels et dirigeants politiques de leur communauté religieuse. Le premier de ces imams est Ali, mari de Fatima, fille du prophète Muhammad. Ses successeurs sont ses fils, petit-fils, arrière-petit-fils, et ainsi de suite jusqu’au douzième. Fatima est souvent surnommée Batul, ce qui veut dire la vierge. Ses vertus irréprochables lui valent ce surnom, bien qu’elle ait eu plusieurs enfants. C’est donc à elle que Montesquieu fait allusion.
50Le problème est le suivant : s’il existe bel et bien un culte de Fatima dans la ville de Qom, la Fatima qu’on y honore n’est pas la fille de Muhammad, mais celle du septième imam, une homonyme. L’auteur des Lettres persanes confond une personne avec une autre, par une méprise d’ailleurs courante dans les sources chrétiennes qui le renseignent.
51Ma perplexité concerne la manière dont les éditeurs traitent cette confusion. Nous sommes ici au tout début de l’œuvre, dans ce que l’on appelle l’incipit. L’incipit, dans un roman, est un lieu tout à fait particulier. Les professeurs alertent leurs élèves sur son importance. Il pose les fondements du récit. L’attention du lecteur est maximale. Si jamais il ne lit qu’une page, ce sera celle-là et aucune autre. Mais dans le Livre de poche, aucune note ne m’explique qui est cette vierge énigmatique ni ne relève la confusion de Montesquieu.
52Pourquoi cela me gêne-t-il ? Parce qu’il doit arriver que ce passage soit commenté dans nos lycées. Peut-être même le présente-t-on à des élèves de confession ou de culture musulmane. Il y a peu de chances, dira-t-on, pour qu’ils connaissent la Fatima de Qom. C’est vrai. Mais justement, il n’est pas impossible qu’ils se posent eux aussi la question : qui est cette dame ? On prend ainsi le risque d’expliquer ce passage sans savoir ou sans dire clairement que l’information de Montesquieu est ici erronée. Omission d’autant plus contestable qu’on présente par ailleurs, à juste titre, le xviiie siècle comme le siècle « des Lumières ».
53Supposons qu’un élève d’origine iranienne repère cette erreur. Je sais bien que le cas est tout à fait théorique. Mais même s’il ne devait y en avoir qu’un… Il fera la remarque. Comment considérera-t-il un maître qui, n’étant pas aidé par l’éditeur, sera sans doute contraint d’éluder poliment ? Ne vaudrait-il pas mieux que ce maître puisse valoriser le savoir de cet élève, comme une contribution positive à l’élaboration d’un patrimoine commun ? La notion de patrimoine commun a-t-elle encore un sens, si nous autres chercheurs restons indifférents à une tradition qui pourrait l’enrichir ?
54Mais mon étonnement ne s’arrête pas là. Dans l’édition parue chez Flammarion, l’erreur de Montesquieu est signalée. L’éditeur ajoute cependant qu’elle est « courante dans le culte ».
55Comme on l’aura compris, je ne suis pas expert du culte de Fatima. Qu’il puisse ou non y avoir eu des confusions, je n’en ai pas d’idée. Tout au plus me semble-t-il surprenant que des fidèles se trompent sur l’identité d’une personne dont ils visitent le sanctuaire. Ce dont je suis certain, en revanche, c’est qu’il serait indélicat d’imputer à ces mêmes fidèles une erreur qu’ils ne commettent pas. L’ignorance des musulmans est, dans la tradition occidentale, un vieux préjugé dont je me méfierais. Il me semblerait plus judicieux de mener au préalable une enquête approfondie.
56Je doute que l’éditeur ait eu cette patience, lorsque je lis dans la même note que Fatima, la fille de Muhammad, est l’aïeule de douze « califes chiites ». Car le propre du chiisme, à partir du moment où cette branche de l’islam voit le jour, est précisément de ne pas reconnaître l’autorité des califes et de les remplacer par des imams. Un calife chiite, cela n’existe pas.
57Malheureusement, la même bourde se retrouve dans l’édition critique des Lettres persanes, celle qui fait autorité non plus dans les classes, mais parmi les spécialistes16. Cette bourde me dit quelque chose, là encore, de la culture qui est la mienne. Je comprendrais qu’un lecteur musulman y voie le signe d’une ignorance, sinon d’un irrespect, et qu’il soit encore plus irrité que l’on prétende lui expliquer les erreurs de son culte.
58Je le comprendrais, mais mon propos n’est pas que nous nous accusions les uns les autres. D’une part, je voudrais pouvoir dire que mes propres travaux sont toujours impeccables. D’autre part, il y aurait matière à des disputes sans fin, où l’on aurait de tous côtés de quoi se plaindre. Je n’ai pas trop le goût de la flagellation, et suis absolument certain que des bêtises analogues ont cours dans le monde musulman et les études islamiques.
59Il me semble plus intéressant de remonter aux origines et de voir comment ces origines peuvent nous apprendre à vivre ensemble dans une meilleure entente. Pour ce faire, j’aimerais maintenant m’appuyer sur la lettre xviii.
60Je la résume brièvement. Usbek, dans ce passage, paraît gagné par une forme de scepticisme. Il est pris de doutes à propos d’une distinction qu’établit l’islam, sa religion, entre pureté et impureté. Ces valeurs ne sont-elles pas toutes relatives ? Qu’est-ce qui fait qu’un aliment est impur et qu’un autre ne l’est pas, sinon la répugnance qu’ils nous inspirent ou non ? Cela ne renverserait-il pas certains points capitaux de la loi musulmane ? Pour en avoir le cœur net, il consulte un mollah persan, dont la lettre xviii expose la réponse.
61Le mollah invoque un texte qui n’explique absolument rien, mais grâce auquel il veut montrer que les mystères de Dieu demeurent impénétrables. Ce texte produit sur le lecteur un effet comique. Dans l’esprit de Montesquieu, il est visiblement grotesque.
62C’est un récit, qui relate la rencontre de Muhammad avec le juif Abdias Ibesalon, connu en islam sous son nom de converti, Abdullah ibn Salam. Ce juif demande au prophète pourquoi il est interdit de manger du porc. Le prophète lui répond que c’est un animal immonde. Pour l’en convaincre, il prend de la boue dans sa main, en fait une figure d’homme, la jette à terre, et de cette boue surgit Japhet. Puis il demande à ce dernier de lui raconter l’histoire de l’arche construite par son père, Noé. Japhet raconte alors comment un cochon y naquit des excréments de l’éléphant. Mais ce cochon remuait les ordures, ce qui causait une telle puanteur qu’il en éternua. Cet éternuement donna naissance au rat. Mais le rat rongeait dangereusement les cordages du vaisseau. Dieu fit, pour cette raison, éternuer le lion. Car de cet autre éternuement sortit un chat, qui empêcha sans doute le rat de sévir davantage.
63On aurait de la peine à dire en quoi cela répond à la question d’Abdias. Mais la drôlerie de cette lettre tient en partie au caractère bringuebalant de la démonstration. Et le mollah en conclut justement que les raisons de l’impureté de certaines choses nous restent inaccessibles. Les hommes, dit-il, sont incapables de lire les livres écrits au Ciel. Puis d’ajouter : même les théologiens vivent dans l’obscurité et les ténèbres. Et manifestement, de son point de vue, il ne faut pas chercher à en sortir.
64La religion est ici figurée comme une superstition, qui ne perdure qu’en maintenant les fidèles dans ce que nous appellerions l’obscurantisme. Les dernières phrases ressortissent clairement à la philosophie des Lumières, telle qu’on l’enseigne à des élèves de lycée. Et c’est pourquoi un professeur serait peut-être tenté d’étudier cette lettre.
65La question qui se pose est de savoir s’il est possible de faire lire un tel texte à nos classes. Étant donné la façon dont Montesquieu présente Muhammad, une partie d’entre elles ne risquerait-elle pas de ressentir ce texte comme une provocation ?
66Je crains que si. Et je crains également qu’il n’existe aucune clef pédagogique pour résoudre ce problème. Il n’y a pas, à mes yeux, de solution prête à l’emploi. Un simple professeur ne peut pas lutter seul contre une situation qui, étant politique, le dépasse largement. Il faudrait qu’il ait reçu, pour cela, la formation adéquate. Il faudrait que l’État donne au corps enseignant les moyens intellectuels de faire entendre, avec bienveillance et rigueur, les textes en question. Ce sera impossible sans le rétablissement d’une confiance mutuelle entre les membres de notre cité. Et c’est tout l’objet de ce petit ouvrage que d’y contribuer.
67En l’espèce, je voudrais rappeler que la cible de l’auteur est moins l’islam que le catholicisme. Pour des raisons politiques évidentes, Montesquieu ne peut attaquer de front la religion majoritaire du royaume. Il est d’ailleurs intéressant qu’il écrive des lettres persanes, et non des lettres ottomanes, par exemple. C’est sans doute que Marana, son modèle, a composé un Espion turc : ce qui est fait n’est plus à faire. De même, la Perse inspire probablement une plus grande fascination que l’Empire ottoman, parce qu’elle est plus lointaine. Mais les Persans sont aussi des chiites. Et le chiisme occupe une place particulière dans le monde musulman. Contrairement au sunnisme, il dispose d’un clergé. Même si cette différence est encore peu connue à l’époque, l’association d’idées avec le monde catholique s’opère ici plus facilement. Comme très souvent depuis le Moyen Âge, la religion musulmane fait moins l’objet d’un intérêt propre qu’elle n’est instrumentalisée par les Européens pour se parler d’eux-mêmes et à eux-mêmes.
68À ceux de mes lecteurs qui trouveraient cette lettre blasphématoire, je répondrais par conséquent qu’elle est dérangeante, mais peut-être moins parce qu’elle insulte Muhammad que parce qu’elle s’en désintéresse complètement, malgré les apparences. Le discours sur l’islam n’est, somme toute, qu’un prétexte.
69Ceci étant posé, je remarque tout de même que Montesquieu décrit le dialogue du prophète et d’Abdias comme une « tradition mahométane ». C’est le fil que je veux remonter. Chemin faisant, je montrerai qu’en explorant des traditions qui ne sont pas les siennes, on part en fait à la recherche de sa propre culture.
70En effet, si ce dialogue n’est pas directement tiré d’une source musulmane, il ne vient pas non plus de nulle part. L’auteur des Lettres persanes a pu trouver son information dans deux livres, imprimés au milieu du xvie siècle.
71Le premier nous est déjà connu. Nous l’avons rencontré dans le chapitre précédent. C’est une traduction latine du Coran et d’opuscules censés faire autorité parmi les musulmans. Elle est publiée en 1543, puis rééditée en 1550, par l’humaniste protestant Bibliander.
72Le second livre qu’il a pu consulter est une autre traduction du Coran, en italien. Publiée en 1547, elle est l’œuvre d’Andrea Arrivabene et fait date, car c’est la première fois que le Coran est imprimé en langue vulgaire. Montesquieu possède ce volume dans sa bibliothèque.
73Arrivabene prétend être parti du texte arabe17, mais en réalité, il traduit le Coran de Bibliander. Du reste, il l’accompagne des mêmes opuscules. Peu importe que Montesquieu, en composant les Lettres persanes, se soit reporté à l’une ou l’autre de ces deux traductions : elles sont tout à fait proches. Or, on se rappellera que Bibliander n’est pas lui-même traducteur des textes qu’il édite. Il ne fait qu’imprimer et, par conséquent, diffuser à grande échelle la version du Coran et de ses appendices supervisée par Pierre le Vénérable. Comme Pierre le Vénérable est abbé de Cluny, on parle d’un « corpus de Cluny » pour désigner cette version, achevée en 1143.
74Dans le corpus de Cluny figure un petit ouvrage, intitulé La Doctrine de Mahomet, qui représente le dialogue de Muhammad avec le juif Abdias. Abdias veut s’assurer que Muhammad est bien prophète. Il vient lui rendre visite, lui pose des questions en forme de devinettes, puis se convertit à l’islam, persuadé par les réponses qu’il obtient. C’est ce dialogue dont on retrouve un bout dans les Lettres persanes, non sans notables modifications.
75En effet, dans les textes latin et italien, il incombe à Jésus de faire surgir Japhet : Muhammad se contente de rapporter ce miracle et les échanges qui s’ensuivent18. Chez Montesquieu, Jésus a disparu. Sans doute l’écrivain a-t-il jugé prudent de ne pas le mêler à cette histoire. La teneur de sa lettre est pour le moins critique : inutile de fournir, en plus, des armes aux censeurs.
76Une autre modification consiste à réunir deux réponses différentes. Dans l’original, le prophète est d’abord invité par son interlocuteur à lui dire pourquoi la viande de porc est prohibée. La raison qu’il invoque est très claire : parce que le porc est né des excréments, comme l’indique le récit de Japhet. Les anecdotes sur le rat et sur le chat n’interviennent que dans un deuxième temps, en réponse à une nouvelle question d’Abdias, qui aimerait en savoir plus sur l’arche de Noé. La lettre xviii rassemble ces deux temps sous le chapitre des interdits alimentaires, et c’est ainsi que les propos de Muhammad deviennent un exemple ridicule d’obscurantisme religieux.
77Je tiens à relever ces changements pour éviter d’éventuels malentendus. Dans un instant, je montrerai que l’information de Montesquieu sur l’islam est lacunaire. J’indiquerai qu’il se trompe sur la nature du texte qu’il utilise. Mais mon intention n’est pas de laisser croire que ce texte, en lui-même, est grotesque. Les questions d’Abdias ont bel et bien été utilisées dans certaines régions du monde musulman, comme une sorte de catéchisme pour nouveaux convertis, ou encore pour renforcer l’ancrage local de l’islam. On en retrouve la trace jusqu’en Asie du Sud-Est, au début du xxe siècle. Elles avaient donc un sens, qu’il ne m’importe pas d’analyser, mais qui existe. Et quant à Montesquieu, je ne le présente pas comme un ami de la religion musulmane, qui se serait montré plus bienveillant s’il l’avait mieux connue. Il sélectionne les éléments qui servent sa critique et les agence de manière à atteindre son but. Sur ce point-là au moins, il sait donc ce qu’il fait.
78Reste qu’il nous parle d’une « tradition mahométane » et, à un autre endroit, d’un récit emprunté aux « Traditions des Docteurs19 ». J’insiste sur ces expressions, car elles me gênent. Certes, j’ai ri de bon cœur à la lecture de cette lettre. Mais quelque chose, en moi, se refuse à admettre que les questions d’Abdias et les réponses de Muhammad puissent relever de la Tradition.
79La Tradition, en islam, c’est la Sunna. Les éditeurs des Lettres persanes, chez Flammarion comme au Livre de poche, me le signalent d’ailleurs. Et la Sunna, c’est une norme de conduite soigneusement codifiée, d’après les actes, les propos, les attitudes, les silences de Muhammad. Aurais-je affaire à un des textes sur lesquels cette norme repose ? J’ai de la peine à m’en convaincre. Et mon premier mouvement serait de reprocher à Montesquieu cette approximation, pour ne pas dire cette caricature. Mais si je m’en tiens là, c’est moi qui risque l’à-peu-près. Les intuitions sont parfois fausses. Alors, je mène l’enquête.
80Au fondement de la Sunna, il y a les hadîths. Les hadîths sont des récits portant sur une action ou une parole de Muhammad. Ils se composent de deux parties. Le matn, c’est-à-dire le récit proprement dit, est précédé par l’isnâd, c’est-à-dire la chaîne de ceux qui l’ont transmis : isnâd se dit aussi sanad. Pour qu’un hadîth ait valeur normative, il faut que ses transmetteurs soient réputés fiables et que la chaîne remonte à de proches compagnons du prophète. Dès lors, le premier réflexe des théologiens musulmans sera souvent d’examiner l’isnâd. Ils savent ainsi si le récit peut faire autorité.
81Je me reporte donc au début de la Doctrine de Mahomet, qui est ici la source des Lettres persanes. Surprise : aucune trace d’une quelconque chaîne de transmetteurs. En l’état, ce texte ne peut donc relever de la Tradition, quoi qu’en dise Montesquieu. Je me sens prêt à m’indigner. Mais comme j’ai sous les yeux l’édition de Bibliander, je pose quand même mon regard une ligne plus haut. Un chapeau introductif me présente en ces termes le dialogue d’Abdias et Muhammad : « Ici commence la Doctrine de Mahomet, qui est d’une grande autorité auprès des sarrasins20. » Arrivabene nuance à peine : « certains mahométans jugent qu’elle fait autorité21 ». Le pauvre Montesquieu, dont j’allais regretter la malveillance, répète en fait ce que lui dit sa source. Et son erreur remonte loin : Arrivabene suit de près Bibliander, mais Bibliander reprend ici une phrase d’accroche qui se trouve déjà dans la version latine de 114322.
82Enfin, je tiens un bon coupable : c’est l’abbé de Cluny ! Pas si simple. Toujours dans le corpus de Cluny, mais en tête d’un autre opuscule, le traducteur nous informe qu’il a supprimé l’isnâd. Il n’emploie pas le terme arabe, bien entendu, mais son propos ne peut pas se comprendre autrement. Et que dit-il, pour justifier cette suppression ? Que cette longue suite de noms lui a paru contraire aux usages de la langue latine. Qu’elle était inutile. Qu’il aurait eu le sentiment de tirer à la ligne23.
83Si je m’indigne encore, alors je me ferai cette réflexion : peut-être n’était-il pas facile, pour un chrétien de cette époque, de converser avec des musulmans. Ce traducteur mesure-t-il la portée de son acte ? En 2017, quand je demande dans mes classes ce que c’est qu’un hadîth, les doigts tardent souvent à se lever. Et moi-même… Le hasard a voulu que je travaille sur ces questions. Mais dans toute autre circonstance, que saurais-je de la Sunna ? En 2005, le recueil de hadîths le plus célèbre, celui d’Al-Boukhârî, a fait l’objet d’une nouvelle traduction24. À peine trois bibliothèques, en France, en possèdent tous les tomes.
84Nous sommes, là encore, les héritiers d’une longue histoire. Les Lettres persanes paraissent en 1721, le corpus de Cluny est rassemblé en 1143. Entre ces deux dates, cinq cent soixante-dix-huit années se sont passées. Le matériau dont se sert Montesquieu est donc élaboré presque six siècles avant qu’il ne prenne la plume. C’est dire la lenteur avec laquelle l’information sur l’islam a progressé en Occident. Il est normal, dans ces conditions, qu’il nous soit difficile de reconnaître l’existence de cette culture.
85Mais ce qui m’intéresse, c’est que nous en soyons capables à l’avenir. Et nous n’y arriverons pas sans connaître l’existence de traditions qui sont les nôtres, par leur ancienneté comme par leur origine géographique. Quand je demande dans mes classes à qui le nom de Pierre le Vénérable est familier, les doigts tardent encore à se lever. De Lyon jusqu’à Cluny, la distance n’est pourtant pas bien grande.
8691 kilomètres par l’A6.
*
87Dans ce chapitre, j’ai tenté un éloge de ma culture. Mais un éloge critique, pour en finir avec une forme d’autosatisfaction à laquelle il me semble que nous sommes trop enclins.
88En réaction aux attentats, on convoque l’esprit des Lumières. On réclame un islam des Lumières. Des penseurs musulmans l’appellent eux-mêmes de leurs vœux. Je comprends ces efforts et ils ont toute ma sympathie : je les crois nécessaires. Mais ces « lumières » ont leurs limites, que j’ai cherché à mettre au jour. Si l’on emploie ce terme, j’aimerais que ce soit en toute lucidité. On sera, de la sorte, plus fidèle au mouvement de pensée auquel on s’affilie.
89Se décrire comme un digne héritier des Lumières serait présomptueux. Exiger d’autrui qu’il s’en réclame aussi, c’est suggérer qu’il vit dans la pénombre, sinon l’obscurité. Je ne suis pas certain d’être moi-même si éclairé que je puisse en juger. Et quand bien même je le pourrais, les gens sont fiers, parfois. De qui suis-je entendu, lorsque je parle ainsi ? Et serais-je prêt à écouter le discours que je tiens, s’il m’était adressé ? Pour engager des discussions avec son interlocuteur, on le raidit. On ferme le débat. Ce n’est pas seulement paradoxal, c’est contre-productif. Et c’est aussi pourquoi je trouverais inopportun de faire la leçon aux enseignants.
90Un historien et une sociologue, François Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils, ont fait paraître l’année dernière un ouvrage intitulé Fatima moins bien notée que Marianne. Dès sa sortie, cet ouvrage faisait des vagues dans le milieu éducatif. Statistiques à l’appui, les auteurs montrent comment l’école, par une forme de « racisme institutionnel », perpétue certaines « discriminations » et utilise bien souvent une « rhétorique stigmatisante ». Les guillemets correspondent aux termes employés25.
91Je ne conteste pas la validité de cette démonstration, mais m’interroge seulement sur l’efficacité du langage adopté. À mon sens, ce n’est pas en stigmatisant des attitudes jugées elles-mêmes stigmatisantes qu’on ralliera les enseignants du secondaire. Nous avons trop besoin d’eux pour les braquer. La fin du livre, où François Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils font cinq propositions concrètes, me paraît plus utile26.
92J’ai voulu, de mon côté, m’adresser à moi-même mes remarques. Je suis un universitaire, issu du moule le plus classique. Je ressemble comme deux gouttes d’eau aux spécialistes dont j’examine le travail. Leur culture, leurs attitudes sont les miennes. Ils sont comme moi, je suis comme eux, et je questionne mon propre comportement lorsque je scrute celui de mes collègues. Nous ne pouvons pas dire aux autres ce qu’ils doivent faire sans modifier nos propres manières d’agir, de penser et de parler. Si j’exige toujours qu’autrui fasse le premier effort, les choses ne changeront pas : autant remettre aux calendes grecques la survenue de jours meilleurs. Il faudrait un dialogue plus intime, où le je et le tu réussiraient à se confondre.
93Ne te reproche rien. Tu es le résultat de la culture qui t’a nourri. Tu aimes cette culture et c’est normal. Je ne te demande surtout pas de la renier, encore moins d’en changer. Seulement de l’élargir et de l’approfondir. Refuse, pour cela, la tentation révisionniste : n’aie pas peur de faire voir une face sombre de ton passé. Toutes les cultures, sois-en certain, se fondent sur des errances analogues : ne redoute pas non plus de l’affirmer. Mais aie confiance dans l’histoire, dans les vertus de la recherche et de l’enquête. À chaque étape, tu aimerais juger. À chaque étape supplémentaire, l’histoire t’en empêche. Elle ne justifie rien : ce n’est pas son propos. Mais elle est source de nuance et de discernement. Pour la cité où tu veux vivre, je crois qu’elle ne peut être que bénéfique.
94Oui, je crois qu’il est possible d’inventer un récit national plus ouvert, plus critique, plus lucide, plus savant. Et donc plus fort.
Notes de bas de page
1 Mahomet. Récits français de la vie du Prophète, Philippe-Joseph Salazar (éd.), Paris, Klincksieck, 2005, p. 329-330.
2 Pascal, Pensées, dans Pensées, opuscules et lettres, Philippe Sellier (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2011, fr. 241, p. 273.
3 Ibid., fr. 276, p. 285.
4 Ibid., fr. 235, p. 270.
5 Ibid., fr. 241, p. 273.
6 Ibid., fr. 251, p. 276.
7 Ibid., fr. 276, p. 285.
8 Ibid., p. 273.
9 Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, Jésus et l’islam, Arte, du 8 au 10 décembre 2015. Le film a été accompagné d’un essai publié sous le titre Jésus selon Mahomet (Paris, Éditions du Seuil, 2015) : titre en soi problématique puisqu’il semble partir du postulat selon lequel Muhammad a écrit le Coran.
10 Pascal, Pensées, Philippe Sellier (éd.), op. cit., p. 274.
11 Ibid., p. 272.
12 Ibid., p. 272, n. 1.
13 Gérard Ferreyrolles, dans Pascal, Pensées, Paris, Librairie générale française, « Le Livre de poche », 2000, p. 174, n. 6.
14 Michel Le Guern, dans Pascal, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 2000, p. 1403, n. 4 et 5.
15 Montesquieu, Lettres persanes, Laurent Versini (éd.), Paris, Flammarion, « GF », 2011, p. 41 ; id., Paul Vernière et Catherine Volpilhac-Auger (éd.), Paris, Librairie générale française, « Le Livre de poche », 2006, p. 43.
16 Montesquieu, Lettres persanes, Edgar Mass et al. (éd.), dans Œuvres complètes, Oxford et Naples, Voltaire Foundation et Istituto italiano per gli studi filosofici, 2004, t. 1, p. 140, n. 6. En consultant ce volume, on comprend que la bourde en question vient de l’orientaliste Jean Chardin, que Montesquieu lit volontiers, mais dont les commentateurs reproduisent ici les indications comme si elles étaient fiables.
17 L’Alcorano di Macometto, nelqual si contiene la dottrina, la vita, i costumi et le leggi sue. Tradotto nuouamente d’all’ Arabo in lingua Italiana, con la Vita di Macometto, Andrea Arrivabene (trad.), Venise, 1547. Le titre parle de lui-même : le Coran est ici présenté comme « nouvellement traduit de l’arabe ».
18 Corpus de Cluny [Coran et autres textes, traduits en latin sous la direction de Pierre le Vénérable], Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. Latin 1162, f. 23 v° ; Machumetis Saracenorum principis eiusque successorum vita ac doctrina ipseque Alcoran…, Bibliander (éd.), op. cit., t. 1, p. 197 ; L’Alcorano di Macometto..., Andrea Arrivabene (trad.), op. cit., f. 22 v°.
19 Montesquieu, Lettres persanes, Laurent Versini (éd.), op. cit., p. 72 ; id., Paul Vernière et Catherine Volpilhac-Auger (éd.), op. cit., p. 78 et 81, n. 1.
20 Machumetis Saracenorum principis eiusque successorum vita ac doctrina ipseque Alcoran…, Bibliander (éd.), op. cit., t. 1, p. 189.
21 L’Alcorano di Macometto…, Andrea Arrivabene (trad.), op. cit., f. 17 v°.
22 Corpus de Cluny, Paris, Arsenal, Ms. Latin 1162, f. 19 r°.
23 Ibid., f. 5 r°-v°.
24 Al-Boukhârî, Sahîh, Mokhtar Chakroun et al. (éd. et trad.), 5 t., Paris, Al Qalam, 2012.
25 François Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils, Fatima moins bien notée que Marianne. L’islam et l’école de la République, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2016, p. 44 et p. 61.
26 Ibid., p. 107-120.
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