Chapitre 1
Pourquoi dites-vous Mahomet ?
p. 17-50
Texte intégral
1Ce jour-là, j’ai dû me rendre à l’évidence. Il y avait, dans ma manière de parler, quelque chose qui ne marchait pas. Et pour quelqu’un dont le métier consiste à travailler sur le discours et ses effets, c’était quand même un peu gênant.
2Cela faisait déjà plusieurs années que je donnais des cours sur la présence de l’islam dans la littérature classique, entendue au sens large. Certains de mes étudiants étaient visiblement de culture, sinon de confession musulmane. Ces étudiants intervenaient beaucoup. Ils paraissaient surpris, plutôt positivement, que ma discipline prenne en compte leurs traditions religieuses. Mais quelque chose les arrêtait parfois : parfois, pas toujours. Et ils m’en faisaient part. En général, cela se produisait quand la séance prenait fin. Ils s’avançaient vers le bureau et me posaient cette question : « Pourquoi dites-vous Mahomet ? C’est une déformation du nom du Prophète. Il faut dire Muhammad. »
3J’ai longtemps répondu que je suivais l’usage. Mais un jour, on m’a posé la question publiquement, lors d’une conférence à la bibliothèque de la Part-Dieu1. Et j’ai compris que ma réponse resterait inaudible, parce qu’elle traitait cette objection à la légère : pour espérer être entendu, il fallait que j’écoute une remarque si insistante. Cela m’a donné l’occasion d’étudier un problème qui se pose à notre société, mais sur lequel la connaissance des textes anciens peut apporter un éclairage utile. J’ai pu en outre réfléchir aux implications politiques de ma propre recherche.
4En invoquant l’usage, j’allais un peu vite en besogne : les spécialistes adoptent en réalité des positions diverses, qui correspondent à des approches de l’islam aussi pensées que différentes.
5Devinette. Soit deux coranologues très réputés : François Déroche, qui écrit Muḥammad, et Jacqueline Chabbi, qui écrit Mahomet2. Un de ces deux auteurs s’en prend avec une vivacité particulière à la « naïveté bien-pensante » de l’exégèse musulmane traditionnelle. À votre avis, lequel ? Jacqueline Chabbi, comme on suppose3. Employer la forme francisée, en l’occurrence, résulte bien d’un choix. C’est refuser par avance ce qui est ressenti comme une confiscation indue des études islamiques par les musulmans et donner, en même temps, un premier coup de pied au politiquement correct consistant à utiliser le terme arabe dans l’idée de les satisfaire.
6De quoi Mahomet est-il alors le nom ? La question ne se pose pas seulement à quelques savants isolés. Elle est entrée dans le débat public.
7Lorsque je dois initier mes classes à la recherche documentaire sur Internet, je leur propose malicieusement ce sujet ambigu : Mahomet existe-t-il ? Effet garanti. Le réflexe majoritaire de mes étudiants consiste à voguer vers les sites d’hurluberlus qui prétendent nier son existence historique. Je peux ainsi leur faire remarquer une tendance au complotisme qui est un trait d’époque, avant de les mener vers une nouvelle compréhension du sujet proposé : faut-il dire Mahomet ou Muhammad ? Je les dirige alors vers une intéressante discussion sur l’article « Islam » de Wikipédia4.
8Une des sections est en effet intitulée par son auteur : « Mahomet n’existe pas en Islam ». Je n’ai donc rien inventé. Pour un des contributeurs, qui explicite cette sentence, la forme Mahomet offense les musulmans. On peut se demander s’il n’aurait pas été plus prudent de dire « certains musulmans » ou « de nombreux musulmans », mais il est significatif que cette objection ne lui soit pas opposée. Les adversaires de la forme Muhammad notent plutôt qu’elle n’est pas usuelle en français et qu’elle heurterait le principe de moindre surprise. Autrement dit, ce n’est pas celle que recherchera spontanément la majorité des utilisateurs francophones de Wikipédia. Ils taperont Mahomet et, s’ils ne trouvent rien, s’en iront voir ailleurs.
9Ces échanges, en eux-mêmes, n’ont rien de bien original. Si je les cite, c’est parce qu’ils sont accessibles à tout un chacun et qu’ils offrent un aperçu des passions que soulève un tel problème. Les arguments sont exposés sur un ton assez agressif, de part et d’autre, et les débats s’enveniment rapidement. On compare l’islam à la scientologie, on taxe d’obscurantisme le maintien de l’usage linguistique, et l’on finit par se traiter mutuellement d’esprit borné. Discussion close.
10La discussion est close, mais le problème pendant. Je n’en donne qu’un seul exemple. Depuis l’affaire des caricatures danoises et bien plus encore après l’attentat du 7 janvier 2015, il n’est pas de journal où le nom de Mahomet n’ait fait la une. C’est bien compréhensible. Mais pour un certain public, dont il faudrait être en mesure de fixer plus nettement les contours, un article sur les « caricatures de Mahomet » perpétue dès le titre une vision erronée de l’islam et de son prophète.
11Que l’auteur de cet article défende les dessins en question ou qu’il prenne ses distances avec eux, son propos risque d’être reçu comme ayant un trait commun avec la caricature dont il parle. Ce trait commun, c’est la déformation, qui peut être linguistique aussi bien que graphique.
12Si le public que cette déformation offense ne se confond certainement pas avec l’ensemble des musulmans, mon intuition est qu’il ne se réduit pas non plus à une petite minorité d’entre eux. Dans ces conditions, le problème qui se pose à nous tous, et non pas seulement aux journalistes, est le suivant. Combien de ceux qui disent Mahomet ont conscience des tensions que ce nom est susceptible de générer ? Parmi ceux-là, combien sont prêts à s’expliquer de leur choix ? Et parmi ces derniers, combien peuvent le faire par des arguments qui apaisent les tensions, au lieu de les nourrir ?
13Pour lancer mes recherches, j’ai d’abord consulté des lexiques. Les lexiques présentent en principe des noms communs, des adjectifs, des verbes, des adverbes, mais non pas des noms propres. Certains de ces termes sont cependant apparentés au nom de Mahomet et l’on peut étudier leur signification dans l’histoire de la langue.
14Les résultats sont instructifs. En ancien français, l’islam et son prophète sont très souvent liés à la notion d’idolâtrie. Mahomerie signifie par exemple mosquée, mais aussi temple où l’on adore les faux dieux, temple païen, puis idolâtrie de manière générale. Un mahomet peut être une idole, ou encore une médaille, une image, dans le vocabulaire des chaudronniers. Cette association d’idées, directe ou indirecte, entre islam et idolâtrie implique un complet contresens sur le tawhid et sur le chirk : les musulmans appellent tawhid l’unicité de Dieu et chirk le péché de ceux qui lui associent d’autres divinités. L’islam est en effet un strict monothéisme. D’un certain point de vue, il se définit comme une anti-idolâtrie.
15Le simple fait que la mosquée puisse se dire mahomerie semble suggérer qu’on y vénère Mahomet plutôt que Dieu. Même si ce mot a disparu depuis longtemps, on comprend que la persistance du terme mahométan jusqu’au xxe siècle ait heurté de nombreux musulmans. Pour Littré, mahométan est celui qui professe la religion de Mahomet : définition dans laquelle le complément « de Mahomet » peut sembler pour le moins ambigu. A-t-il institué cette religion ? Les musulmans affirment qu’elle lui est révélée. Pour être lui-même l’objet d’un culte ? En islam, il n’y a de Dieu que Dieu.
16En fait, le mot de Mahomet a donné lieu à toute une série de termes clairement péjoratifs. Jusqu’au xviie siècle, un mahomet peut ainsi désigner le mignon qui manœuvre dans l’ombre du prince. D’autres sens, dont je donnerai un exemple dans un instant, sont carrément obscènes. L’histoire de la langue française porte le souvenir d’une méconnaissance ou d’une approche agressive de l’islam qui ont prévalu pendant des siècles et des siècles. Que nous le voulions ou non, nous sommes les héritiers de cet imaginaire linguistique.
17Reste à savoir si l’emploi du nom propre Mahomet est en soi péjoratif ou polémique. Car les lexiques ne nous renseignent pas à ce sujet. Pour poursuivre l’enquête, je me suis arrêté sur l’expression Mâ hummida, qui signifie en arabe : il n’a pas été loué. Sur de nombreux forums électroniques, on lit qu’elle est à l’origine de la forme Mahomet et que celle-ci inverse, par conséquent, le sens du nom Muhammad, qui veut dire au contraire : celui qui est loué. C’est aussi la remarque que l’on m’a faite à la bibliothèque de la Part-Dieu.
18Souvent présentée comme une évidence, cette étymologie semble en réalité être apparue dans les dernières décennies. Je n’ai pas trouvé trace d’études scientifiques qui l’étaieraient. On invoque seulement, à son appui, une certaine proximité sonore. D’autres pistes, en revanche, ont été explorées plus en détail.
19Une indication précieuse, mais troublante m’a été fournie par le blog Fatouba lil Ghouraba, ce qui veut dire en arabe : annoncez la bonne nouvelle aux étrangers5. Je suis tombé dessus en octobre 2015, après avoir fait sur Google la recherche suivante : « Mahomet ou Muhammad ». Les propos tenus sur ce blog sont tout à fait exécrables : le rédacteur y fait l’apologie de Daech et de ses crimes. Je ne considère en aucun cas que ce discours soit représentatif de ce que pensent, par exemple, les étudiants dont j’ai parlé en préambule. Mais il me semble qu’on ne peut réfuter le fanatisme sans le regarder en face, et il se trouve que ce blog aborde la question qui est la mienne. Dans un de ses billets, le rédacteur renvoie en effet les internautes à un article du linguiste Michel Masson, professeur à la Sorbonne. Intrigué par la mention de cet universitaire, je me suis reporté à l’article en question6.
20Michel Masson présente d’abord les formes que prend le nom de Muhammad dans les langues romanes, dont le français fait partie. Trois phénomènes étranges retiennent son attention :
- Le rendu des deux premières voyelles : ainsi, de Muhammad à Mahomet, le u devient a, le a devient o.
- L’assourdissement du d en t.
- L’existence de formes abrégées comme Mahon, qui est au Moyen Âge l’équivalent exact de Mahomet.
21Ces modifications paraissent contrevenir aux lois de la phonétique, et les explications que Michel Masson envisage d’abord lui semblent peu probantes : s’il a existé des formes dialectales arabes dans lesquelles a et u se trouvaient inversés, et le d assourdi en t, elles étaient largement minoritaires.
22Il consulte alors les dictionnaires, y relève une série de termes péjoratifs, puis les rapproche de deux grandes familles lexicales, organisées autour des racines MARM- et MOM-. De façon explicite ou latente, ces mots ont pour point commun d’évoquer un animal : le singe ou le chat. En passant vers les langues romanes, la forme Muhammad aurait été modifiée de manière à se fondre dans ces familles de mots péjoratifs. Il se pourrait que cette modification ait été facilitée par les formes dialectales mentionnées ci-dessus : bien que minoritaires, celles-ci l’auraient emporté parce qu’elles auraient permis aux romanophones d’utiliser des termes ressentis comme dévalorisants.
23Pour Michel Masson, cette altération linguistique est probablement antérieure à la première attestation connue de la forme Mahomet, qui se trouve dans La Chanson de Roland. L’invention de cette forme témoigne à ses yeux d’un humour de bas étage, qui s’explique à la fois par une démarche raciste et par une diabolisation des infidèles : les chrétiens du Moyen Âge considèrent le chat et le singe comme des créatures infernales.
24Cette démonstration pose, à mon sens, plusieurs problèmes. Je voudrais m’y arrêter, parce que cela peut nous aider à définir une méthode.
25L’analyse de Michel Masson suppose d’étudier les mots dérivant du nom propre Mahomet. Les formes et sens relevés sont pour certains très anciens et pour d’autres beaucoup plus récents, de telle sorte que plusieurs époques se superposent. Mahoumet, pour dire le mauvais esprit ou le génie, est médiéval. Mahomet, dans le sens obscène de pénis, est moderne : il apparaît dans l’argot des troupes coloniales.
26Or, le lecteur de cet article se sentira frustré pour deux raisons au moins. La première est qu’il ne présente pas les occurrences dans leur contexte. La seconde, qu’il ne date pas précisément l’apparition ou la disparition des différents termes ou acceptions : il est ainsi impossible d’en restituer l’évolution chronologique. Dans les pages qui précèdent, nos propres développements sur le lexique n’étaient pas moins rapides. Mais le relevé de Michel Masson le conduit à tirer une conclusion dont la portée pourra sembler bien générale : à l’en croire, la manière dont le nom du prophète est exploité révélerait une motivation xénophobe, motivation qu’il juge parfaitement délirante.
27Le problème est que l’essentialisme marche dans les deux sens. On appelle communément essentialisme l’attitude de pensée, dangereuse à bien des égards, consistant à faire comme s’il existait des essences immuables et, par conséquent, des types humains à jamais fixes : l’essentialisme dont sont souvent victimes les musulmans, comme par exemple les juifs, les femmes et bien d’autres groupes encore, est tout à fait documenté. Il serait paradoxal que l’on combatte cette attitude de pensée en tombant dans le même travers.
28En l’espèce, est-il certain que des changements ne se soient pas produits, dans l’emploi du nom propre Mahomet et de ses dérivés ? Est-il sûr que ces formes aient été toujours employées dans les mêmes intentions, par un groupe d’hommes occidentaux et de culture chrétienne dont les motivations se seraient maintenues de façon intangible ? La question est d’autant plus importante que les termes de racisme ou de xénophobie nous invitent à juger négativement les époques passées, mais d’après des standards qu’elles ne connaissaient pas et des valeurs qui sont en fait les nôtres. L’anachronisme guette. On pourrait souhaiter une prudence plus historienne, cette prudence qui procède de la distance critique avec l’objet qu’on examine.
29D’autres savants, avant Michel Masson, se sont interrogés sur la naissance de la forme Mahomet et sur sa signification : leurs analyses et les siennes ne se rejoignent pas nécessairement. Pour Georges Colin, qu’il connaît et qu’il cite, le mot Mahomet viendrait de l’arabe Mahummad, que des fidèles musulmans auraient utilisé pour conjurer le mauvais sort. En effet, il était à craindre que le prénom Muhammad, fort répandu, ne donne lieu à des insultes car ces insultes auraient rejailli sur le nom du prophète : on aurait inventé la forme Mahummad pour éviter un tel inconvénient. Georges Colin étaie son hypothèse par un traité ghomara recommandant au contraire de ne pas appeler les enfants Mahummad (les Ghomaras sont une ethnie berbère du Maroc). De cette recommandation, on peut déduire par raisonnement inverse que la forme Mahummad se trouvait bel et bien employée dans les populations nord-africaines7.
30Mais on opposera à cette déduction qu’une attestation unique n’est pas forcément probante. Et surtout, le traité mentionné date du xvie siècle, soit quatre cents ans après l’apparition du mot Mahomet dans La Chanson de Roland : là encore, pour convaincre entièrement, une recherche doit tenir compte de la chronologie. L’histoire, toujours l’histoire ! Cela sera notre credo.
31Michel Masson ne mentionne aucun travail critique entre celui de Georges Colin, qui écrit en 1924, et son propre article, qui paraît en 2003. C’est un autre problème de méthode. Car entre ces deux dates, la question qu’il soulève a occupé plusieurs savants. En 1968, par exemple, Fernando de la Granja découvre un recueil de fatwas maghrébines, dont l’une stipule que les enfants peuvent être appelés Mahammad, afin de préserver le nom du prophète. Même si la forme Mahummad n’apparaît pas, il s’agit bien d’un phénomène analogue à celui qu’évoquait Georges Colin. La fatwa en question n’est pas datée, mais le recueil ne peut être postérieur à la première décennie du xvie siècle.
32Fernando de la Granja cite en outre un texte marocain du xive siècle, signalé par l’orientaliste Paul Nwyia. Ce texte conseillerait de nommer le prophète de l’islam Mahammad plutôt que Muhammad. Malheureusement, Paul Nwyia n’en donne pas la référence exacte. On ne peut donc s’y reporter. Mais Mahummad, dont Mahomet et ses équivalents paraissent dériver, pourrait bien résulter d’un croisement entre deux formes concurrentes8.
33On notera que cette étude nous rapproche de La Chanson de Roland sans toutefois nous ramener à la fin du xie siècle. Elle corrobore cependant la lecture de Georges Colin et il paraît inéquitable de ne pas la citer. C’est précisément la raison pour laquelle le savant doit toujours faire précéder ses travaux d’un état de la recherche. Je ne prétends d’ailleurs pas que le mien soit exhaustif. Mon propos est plutôt de réfléchir à la démarche scientifique, en tant qu’elle a un certain nombre de préalables et de suites.
34Pour montrer combien le problème peut être complexe, je citerai une dernière étude. Cette étude est publiée en 1974 par Suzanne Sguaitamatti-Bassi. Elle examine d’abord les contacts encore restreints entre l’Occident et le monde musulman, des débuts de l’islam jusqu’au xie siècle environ. Puis elle s’intéresse au nom propre Mahomet. Les découvertes de George Colin et Fernando de la Granja sont ici complétées par la mention de plusieurs autres formes comme Muhumet, présentes notamment dans la littérature grecque de controverse.
35Évaluant l’hypothèse de Georges Colin, Suzanne Sguaitamatti-Bassi avance deux objections. D’une part, la forme Mahummad est attestée tardivement en arabe et pourrait s’expliquer par une influence occidentale : hypothèse intéressante car elle nous rappelle que les échanges linguistiques se sont probablement opérés dans les deux sens, et non à sens unique, comme certains d’entre nous auraient peut-être tendance à se l’imaginer de ce côté-ci de la Méditerranée. D’autre part, l’altération des voyelles a et u étant un trait commun à toutes les langues romanes, il faudrait que la forme Mahummad soit attestée non seulement au Maghreb, mais dans toutes les zones de contact entre l’Europe et le monde musulman.
36Une autre hypothèse qu’avance alors Suzanne Sguaitamatti-Bassi est celle que développe Michel Masson. Les chrétiens auraient estropié le nom de Muhammad. Mais entre le moment où le nom du prophète dut être connu en France, soit le viiie siècle, et celui où il apparaît dans les textes, un certain laps de temps s’est écoulé : un intervalle qui n’est pas négligeable, et qui empêche de risquer une conclusion quant à la voie parcourue par le mot.
37Suzanne Sguaitamatti-Bassi préfère donc s’attarder sur les apparitions du nom Mahomet dans La Chanson de Roland. Elle s’arrête notamment sur un passage où le prophète est jeté dans un fossé, puis mordu par des chiens et des porcs : voyez les vers 2580 à 2591. Ce thème lui semble proche d’une légende d’origine byzantine, ou du moins orientale, selon laquelle le cadavre de Mahomet aurait été abandonné par ses compagnons, puis mangé par des chiens. D’où cette dernière supposition : c’est peut-être Byzance qui a transmis à la France le nom de Mahomet et les thèmes polémiques qui l’entourent9. Cette conjecture, c’est à noter, est énoncée sous forme de question. Elle se donne ainsi pour ce qu’elle est : une hypothèse plausible, mais incertaine. Cette prudence pourra sembler de bon aloi, si l’on songe aux conséquences d’affirmations trop péremptoires, lorsqu’elles sont déplacées en dehors de la sphère scientifique.
38Retour au blog Fatouba lil Ghouraba. Dans la page qui m’a servi de point de départ, son rédacteur regrette que le magazine Historia, consacrant un dossier au messager de Dieu, l’appelle Muhammad dans le corps des articles, mais reprenne en couverture la forme Mahomet. Dans la tradition occidentale, cette forme s’expliquerait selon lui par l’intention de calomnier le prophète. À l’appui de ce point de vue, le blogueur cite longuement l’étude de celui qu’il appelle avec emphase « le Professeur Michel Masson de la Sorbonne ».
39La manière dont sont mis en évidence le titre académique et le lieu d’exercice du savant est significative. Le débat scientifique, sur des sujets ayant trait à l’islam, est inséparable du débat public, politique ou religieux. Il a donc toutes les chances d’être instrumentalisé. Le chercheur, dont le discours paraît particulièrement autorisé, est une prise de choix. On essaiera de lui faire dire ce que l’on pense soi-même. Son propos, surtout s’il manque de nuance, risque d’être simplifié. Cela suppose de sa part une éthique irréprochable.
40Il serait vain de réclamer des prises de position absolument objectives. La charge émotionnelle liée à ces questions est de plus en plus forte. Mais nous devons rechercher la plus grande neutralité possible, être fidèles aux principes les plus rigoureux de la démarche scientifique, garder toujours à l’esprit les implications inévitables de notre propre discours. Ces précautions sont devenues plus nécessaires que jamais.
41Je dis bien : sont devenues. Car l’article de Michel Masson a fait les frais de ma démonstration. Mais son étude n’est pas moins fondée que les autres analyses mentionnées. Plus faible d’un point de vue historique, elle repose manifestement sur de plus grandes compétences linguistiques, auxquelles mon résumé n’a pas rendu hommage. Surtout, cet article date de 2003 : or, le contexte politique et religieux n’était pas en 2003 le même qu’en 2017. Là encore, il est indispensable de prendre en compte le temps qui passe. Et il n’y a aucune raison pour que cette mise en perspective ne profite pas à mon collègue. Sur le chercheur aussi, l’histoire fait son office ; à lui aussi, elle doit valoir de l’indulgence.
42Je voudrais maintenant reprendre le problème en littéraire que je suis. Mon métier consiste à étudier non pas des formes isolées, mais des textes. C’est ce que je propose de faire ici, dans ce qui ne peut être que l’esquisse d’une enquête bien plus vaste. Pour mener à son terme cette enquête, il faudrait en effet dépouiller entièrement une base de données telle que Frantext, qui présente sous forme électronique de nombreux textes littéraires, philosophiques, scientifiques et techniques de langue française. On chercherait alors les emplois du nom propre Mahomet et de ses équivalents dans un champ assez large pour savoir s’ils ont vraiment été sentis comme polémiques.
43Mon ambition est plus modeste. Elle se fonde sur une idée que j’aimerais dire de bon sens, s’il ne fallait se méfier du bon sens en ces matières compliquées. Cette idée est la suivante : si Mahomet est une altération polémique du nom Muhammad et si cette forme apparaît pour la première fois dans La Chanson de Roland, alors c’est bien ce texte-là que je dois consulter prioritairement.
44Si intention péjorative il y a eu, la trace s’en est peut-être perdue avec les siècles : c’est en remontant au plus près de ses origines que j’aurai le plus de chance de la vérifier. Je voudrais bien être en mesure d’interroger le premier homme qui a dit Mahomet sans pour autant mettre ce mot par écrit. Malheureusement, il n’est plus là pour répondre à mes questions. La Chanson de Roland, elle, a survécu et elle se trouve dans les rayons de ma bibliothèque.
45Ma seconde intuition est que toutes les occurrences ne seront pas aussi intéressantes. Je m’explique. Si c’est un chrétien qui parle, qu’il s’agisse d’un personnage ou du narrateur, il y a fort à parier que son point de vue sera celui d’un chrétien de l’époque. Sa vision de l’islam sera probablement très négative. Qu’il dise Mahomet ne m’apprendra donc rien puisque son propos, par définition, sera polémique.
46Ce qu’il faudrait relever, ce sont des passages où parleraient les sarrasins : sarrasins est le nom qu’on donne alors aux musulmans. Il y a tout lieu de supposer, en effet, que ces sarrasins ne parleraient pas mal de Mahomet. Si ces passages existaient bel et bien, alors je pourrais déclarer qu’aucune intention polémique ne s’attache à l’emploi de cette forme, dès ses premières attestations.
47Mais c’est ici que le bon sens pourrait me faire trébucher. En effet, pour que mon raisonnement fonctionne, il faut qu’il y ait adéquation entre le personnage et le discours qu’il tient. Il faut, pour le dire autrement, qu’un personnage de chrétien parle en chrétien, un personnage de sarrasin en sarrasin. Pour nous, c’est une règle d’écriture élémentaire. Mais au Moyen Âge ? Je n’en suis pas spécialiste, après tout : j’enseigne la Renaissance. D’accord, ce n’est pas si éloigné ; mais ce n’est pas la même chose. Le risque n’est-il pas de confondre à mon tour les époques ?
48On n’est jamais chercheur seul dans son coin : je consulte une collègue médiéviste. Elle me renvoie à Geoffrey de Vinsauf et Matthieu de Vendôme, d’importants poéticiens du Moyen Âge. Même si leurs traités sont postérieurs à la Chanson, ils figurent parmi les témoignages les plus précis sur les lois susceptibles de régir un texte de cette nature. Or, l’un comme l’autre accordent une grande importance aux notions de propriété et de convenance10. La cohérence entre un personnage et le propos qu’il tient relève, en l’espèce, de cette convenance. Son discours doit refléter ce qu’il est et paraître vraisemblable dans sa bouche : il doit lui convenir.
49Il va de soi que le vraisemblable peut quelquefois n’être pas vrai, et réciproquement. Les sarrasins de la Chanson ressemblent peu aux musulmans du xie siècle, lesquels devaient avoir quelque chose de théorique pour un auteur français qui, selon toute probabilité, ne les côtoyait guère. Si j’en crois mes poéticiens, ces sarrasins ressemblent en revanche à l’image que le lecteur chrétien de l’époque peut se faire d’eux : il faut qu’ils parlent comme on se figure que parlent des sarrasins, fût-ce dans le cadre d’une représentation faussée ou fantaisiste de l’islam, dans laquelle aucun musulman n’aurait pu se reconnaître.
50J’en viens au fait : des passages tels que ceux qui m’intéressent, il y en a sept exactement. Vers 416, un sarrasin s’adresse à son roi, le roi Marsile : « salut, par Mahomet et Apollin, dont nous suivons les saintes lois ». Vers 868, un sarrasin jure de tuer Roland : « si Mahomet veut bien me protéger ». Vers 921, un sarrasin rassure Marsile : « ne craignez rien, Mahomet l’emporte sur saint Pierre de Rome ; servez-le, et l’honneur du champ sera pour nous ». Vers 1616, les sarrasins insultent la terre de France : « que Mahomet te maudisse ». Vers 1906, la bataille fait rage et les sarrasins s’écrient : « aide-nous, Mahomet ; vous nos dieux, vengez-nous de Charlemagne ». Vers 2711, des sarrasins saluent Marsile : « que Mahomet qui règne sur nous, ainsi que Tervagant et Apollin notre seigneur sauvent le roi et gardent la reine ». Vers 3641, les sarrasins sont en train d’être massacrés : « aide-nous, Mahomet »11.
51Dans le texte original, Mahomet s’écrit Mahum, Mahume, Mahumet ou Mahummet. Ces formes, lorsqu’elles apparaissent dans La Chanson de Roland, n’ont nullement l’air d’être senties comme péjoratives.
52L’auteur dépeint les musulmans comme des païens polythéistes. Ils adorent Mahomet parmi d’autres divinités, Apollin et Tervagant : ces divinités forment une sorte de triade, peut-être en contrepoint de la trinité chrétienne. Cette manière de représenter l’islam est tout à fait aberrante. Et cependant, les sarrasins disent ici Mahomet au même titre que les chrétiens. Et ils le font dans des formules de salut ou de prière. Probablement ne peuvent-ils pas parler en mal de ce dieu qu’ils sont censés adorer, car ce serait une infraction à la convenance que paraissent rechercher les poètes au Moyen Âge.
53La religion musulmane est figurée comme un polythéisme que les premiers lecteurs de la Chanson, des chrétiens, trouveront ridicule : aucun doute sur ce point. L’islam rejette avec force le polythéisme : aucun doute non plus. Il faudrait seulement déterminer dans quelle mesure l’auteur et ses premiers lecteurs en ont conscience : ce type de représentations est assez ordinaire à l’époque et il faut attendre quelques décennies pour qu’on soit un peu mieux renseigné sur les principes de l’islam ; la langue gardera le souvenir de cette méconnaissance initiale, comme de rapides relevés lexicaux nous l’ont montré. Mais si le nom de Muhammad a été déformé à dessein, ce qui n’est pas certain mais demeure possible, le sentiment de cette déformation malveillante semble avoir disparu trop vite pour que les textes en aient gardé la trace. Tout porte à croire que Mahomet, dans La Chanson de Roland, n’est pas un terme polémique.
54Mes analyses, pour être confirmées, demanderaient une enquête de longue haleine. Je le répète parce que c’est important. Il faudrait vérifier siècle par siècle les valeurs du nom propre Mahomet : dans mon jargon, cela s’appelle une étude en diachronie. J’espère que quelqu’un la mènera un jour, pas trop tard si possible, car l’enjeu est de taille. Mon intuition est que cette étude ne démentirait pas mes premières conclusions. Elle montrerait vraisemblablement que le mot de Mahomet, en lui-même, n’a jamais été senti comme péjoratif par ceux qui l’employaient.
55En anglais, il y a eu une forme Mahound. Rimant avec hound, le chien, elle était forcément dégradante. Mais c’est peut-être la raison pour laquelle elle n’est plus employée : tous les anglophones disent maintenant Muhammad. Si le nom propre Mahomet a survécu, à mon avis, c’est qu’il ne comportait pas ce sens dépréciatif. Et l’on pourrait d’ailleurs se demander si la valeur si agressive de Mahound n’a pas été projetée abusivement sur cette forme beaucoup plus anodine.
56Je voudrais ici faire part de mon expérience de latiniste. Le latin et le français utilisent presque le même terme. Ou pour mieux dire, le français a repris une forme latine : en latin, Mahomet se dit en effet Mahumet, soit une des formes que nous venons précisément de rencontrer dans La Chanson de Roland. On trouve aussi Mahumetus.
57Parmi les auteurs sur lesquels je travaille figure le grand penseur allemand Nicolas de Cues, qui écrit justement en latin. Il compose en 1461 un traité du Coran tamisé. Dans ce traité très important, Nicolas de Cues essaie de penser un bénéfice de l’islam. En soi, ce n’est pas très original : depuis les débuts de la religion musulmane, les chrétiens ont vu dans la naissance de l’islam l’œuvre de la providence. Mais ils avaient la providence punitive. Pour eux, Dieu s’était servi de l’islam pour châtier leurs propres vices et divisions. La singularité de Nicolas de Cues, c’est qu’il cherche à penser un bénéfice qui ne soit plus seulement négatif.
58D’après lui, les Arabes étaient polythéistes, à l’origine. Grâce à l’islam, ils se seraient rapprochés du monothéisme chrétien. Le bienfait de Dieu est donc un bienfait positif, et il s’exerce à l’égard des musulmans : pour eux, l’islam fut un bien. Même si Nicolas de Cues reproduit par ailleurs certains stéréotypes de son époque, il y a là un changement de point de vue absolument exceptionnel.
59J’aime bien citer la phrase suivante, qui résume le propos du penseur : « si Mahomet s’était contenté de prêcher l’Évangile aux Arabes sans leur donner une loi spécifique, ils ne se seraient pas rapprochés de la loi chrétienne, qu’ils repoussèrent presque six cents années durant12 ». Pour Nicolas de Cues, les Arabes étaient un peuple fruste. Ils auraient été rebutés par le christianisme si quelqu’un le leur avait enseigné tel quel. Du reste, pense-t-il, ils ont en effet repoussé les préceptes chrétiens pendant presque six cents années. Entendons : jusqu’à la naissance de l’islam. C’est pourquoi leur prophète leur aurait donné une version particulière de l’Évangile, en quelque sorte simplifiée.
60J’aime citer cette phrase parce que les hommes de la Renaissance ont eu le plus grand mal à la comprendre. Dans plusieurs éditions imprimées du xvie siècle, la négation est omise. On lit : « ils se seraient rapprochés ». Coquille significative : les éditeurs n’ont pas saisi l’idée de Nicolas de Cues. Que le prophète de l’islam, diabolisé de toutes parts, ait pu rapprocher les Arabes du christianisme, voilà qui dépassait leur entendement !
61On se demande bien à quoi peut correspondre la période de six cents ans, dans ces conditions. Mais il faut croire que cela ne les dérangeait pas trop : l’attention à l’histoire est un combat de tous les siècles. Les éditeurs de Nicolas de Cues se sont laissé désorienter par une conception du monde entièrement différente de la leur. Pour la mentalité de cette époque, il y a dans cette phrase quelque chose qui excède manifestement le degré maximal de compréhension possible envers l’islam et son prophète. Or, le texte latin dit bien Mahumetus, c’est-à-dire Mahomet. J’y vois une autre preuve que cette forme n’est pas en soi péjorative.
62Prenons maintenant les choses à l’envers et ouvrons, pour cela, les Histoires orientales de Guillaume Postel. Guillaume Postel vit au xvie siècle. Ce n’est sans doute pas un aussi grand penseur que Nicolas de Cues, ou disons prudemment que son mysticisme nous empêche quelquefois d’apprécier ses idées à leur juste valeur. D’ailleurs, il passe les dernières années de sa vie au cloître de Saint-Martin-des-Champs : c’est là qu’on place alors les fous, et il faut reconnaître que Postel est quelque peu illuminé. Mais enfin, c’est aussi un immense humaniste, le plus savant arabisant de son époque, peut-être même le père de l’orientalisme français, sinon européen.
63Dans les Histoires orientales, Guillaume Postel ne dit pas Mahomet, mais Muhamed. Sa transcription est légèrement différente de la nôtre, mais peu importe : il emploie la forme arabe. Ce n’est pas si fréquent, à cette époque. C’est même très rare. Dès lors, il est intéressant de voir comment il parle par ailleurs du prophète de l’islam.
64J’ouvre au hasard l’édition que je possède, datée de 1575. Et j’y apprends que les musulmans croient en la « bâtarde doctrine de Muhamed bâtard ». Exposée dans le Coran, cette doctrine serait un mixte des règles chrétienne, juive et païenne, lesquelles se seraient « abâtardies » lorsque les peuples en question, chrétien, juif et païen, se furent « abâtardis » eux-mêmes13. On aura remarqué, j’en suis sûr, qu’un certain mot revient de façon insistante.
65Si Postel représente l’islam comme un abâtardissement, c’est que les musulmans sont supposés descendre d’Abraham par sa servante Agar et son fils Ismaël. Agar n’est pas l’épouse légitime d’Abraham : cette épouse légitime est Sarah, dont les descendants seraient les juifs, issus d’Isaac ; il n’était pas difficile, dans ces conditions, de figurer les musulmans en bâtards et l’on ne s’en est pas privé. Quant au prophète de l’islam, il devient très tôt orphelin : les controversistes chrétiens, depuis longtemps, se servent de ce trait biographique pour colporter des rumeurs peu avantageuses sur l’identité de son père. Plus important : aussitôt que ces controversistes ont pris la plume, l’islam a été dépeint comme une fausse religion, une hérésie dérivée du christianisme, l’abâtardissement d’un christianisme lui-même corrompu par les vices des chrétiens. Des vices que Dieu aurait châtiés en inventant l’islam. Et l’on retrouve ainsi cette providence punitive que nous venons de rencontrer.
66Bref : l’image du prophète, ici, est extrêmement péjorative. Postel se fait l’écho des lieux communs les plus hostiles à son égard. Et pourtant, il l’appelle Muhamed...
67Le moment de conclure est-il venu ? Pas tout à fait. L’emploi de la forme Muhamed ne peut être que l’effet d’un choix, et d’un choix réfléchi. Elle est alors trop rare pour qu’il en soit autrement. De ce choix, Guillaume Postel ne se justifie pas expressément, mais il n’est pas difficile de comprendre l’intention qui l’anime.
68Tout imprégné qu’il soit par les stéréotypes polémiques de son siècle et des siècles précédents, il appelle en effet ses contemporains à ne pas se laisser entraîner trop vite par leurs passions. Dans un passage qui suit de peu celui que je viens de citer, Postel regrette l’ignorance des histoires et des langues orientales14 : la remarque n’est pas anodine, dans un ouvrage qui s’intitule précisément Histoires orientales. Il s’en prend à la négligence dont elles font souvent l’objet. Et cette négligence tient en partie, selon lui, à la haine dont les chrétiens poursuivent les musulmans de père en fils. L’une et l’autre sont causes, observe-t-il, d’erreurs factuelles sur l’origine des Turcs.
69Le mot de préjugé n’existe pas encore et il serait anachronique de l’employer ici. La notion même est à peine en germe. Mais dire Muhamed de préférence à Mahomet, dans un temps où c’est loin d’être l’attitude majoritaire, revient à poser des jalons. C’est appeler de ses vœux une connaissance plus intime et moins partiale de l’islam, sans forcément être en mesure de l’atteindre.
70Nous-mêmes, n’avons-nous pas bien fait d’attendre encore un peu pour prononcer un jugement ? Ce que l’exemple de Postel nous apprend, sans idéalisation ni condamnation anachronique du passé, c’est qu’il existe aussi une généalogie sur laquelle pourrait se fonder l’usage de la forme arabe. Car c’est bien d’un usage qu’il s’agit si, au milieu du xvie siècle, elle se trouve déjà utilisée par un très grand savant.
71La forme Muhammad, dans notre langue, a une histoire à faire valoir. Cette histoire-là est moins ancienne que celle de la forme Mahomet. Elle existe, cependant.
*
72De ces premières investigations, qui sont seulement des coups de sonde, je peux maintenant tirer certaines conclusions.
73Il est possible, mais non certain, que le nom Muhammad ait fait l’objet d’une altération malveillante. Peut-être s’en est-on souvenu dans les tout premiers siècles où furent employés la forme Mahomet ou ses équivalents. Je voudrais qu’il existe des paroles gelées, comme chez Rabelais, car je les réchaufferais entre mes mains pour écouter ce qui s’est dit : tout doute serait levé. Mais les écrits dont je dispose, si anciens qu’ils paraissent, sont tardifs au regard de l’histoire et ne sauraient me renseigner. Il me faut donc suspendre mon jugement. Je ne pourrai peut-être jamais savoir si le nom Mahomet, à l’origine, est une déformation intentionnelle.
74Dois-je le regretter ? Pas forcément. Suspendre son jugement, quand la raison l’exige, c’est déjà remarquer en soi-même le risque du préjugé. C’est le mettre à distance.
75Mais je ne m’arrête pas là. Sous réserve que l’enquête à venir confirme mes résultats, le nom propre Mahomet n’a aucune valeur polémique dans les textes qui composent le socle littéraire de notre culture commune. Ce nom propre est même utilisé par les auteurs les plus compréhensifs envers l’islam, eu égard aux circonstances dans lesquelles ils évoluent et qu’il nous faut toujours garder présentes à l’esprit.
76Car leur temps n’est pas le nôtre. Comprendre l’islam ne peut avoir la même signification pour eux et pour nous. Et en disant cela, je ne m’accorde aucun satisfecit. Je ne dis pas qu’ils étaient sous-évolués, racistes ou je ne sais quoi encore. C’est seulement que les époques sont différentes.
77En fait, le choix des formes Muhammad ou Mahomet peut être tout à fait distinct d’une intention respectueuse ou polémique. Et l’on a dit beaucoup de mal du prophète musulman en même temps qu’on lui rendait son nom arabe.
78Ce qui est vrai, en revanche, c’est que l’emploi de ce nom peut signaler un certain intérêt pour le monde islamique. Cet intérêt n’est pas nouveau et c’est pourquoi les formes Muhammad ou Mohammed, bien qu’elles soient moins courantes que la forme Mahomet, sont présentes dans notre langue depuis quatre siècles et demi, si ce n’est plus. Je ne puis invoquer honnêtement la tradition sans préciser qu’elle est plurielle.
79Bien sûr, il y a de l’ironie à citer le père fondateur des études orientales pour justifier l’emploi du nom propre Muhammad. Car les orientalistes n’ont pas bonne presse auprès d’une partie des musulmans, qui reprochent à certains d’entre eux une forme de condescendance. Et le langage brusque de quelqu’un comme Jacqueline Chabbi, même si ses travaux sont des plus captivants, me conduit à penser que cette querelle de longue date n’est pas près de cesser. Mais le rapprochement inattendu des points de vue, je dois le reconnaître, m’amuserait plutôt : j’aimerais bien n’être pas seul à renoncer aux préjugés qui sont les miens. Puissé-je, par cette malice de l’histoire, me sentir mieux accompagné dans ma démarche : la bienveillance, pour perdurer, suppose un dialogue mutuel.
80Quelles concessions puis-je accepter, moi qui n’ai jamais dit que Mahomet ? Aucune, pour commencer, qui me soit imposée sous la contrainte. Je n’ai pas envie de céder au politiquement correct, pas plus qu’à quelque autre pression, de quelque nature que ce soit. Et il m’importe que ce principe soit rappelé en préambule.
81Lorsque les origines en sont correctement décrites, ce qui suppose une connaissance approfondie de la question, il semble que les formes Mahomet, Muhammad, Mohammed soient aussi recevables les unes que les autres. Je veux que ce soit dit. Mais la première de ces formes peut être ressentie négativement. Et cette manière de sentir est souvent négligée. Certains membres de la cité que nous formons associent à ce nom propre une série de mots ou de notions désagréables. Il s’agit seulement d’associations d’idées, mais l’histoire de notre langue permet de les comprendre. Il n’est donc pas illégitime d’en tenir compte.
82Mais il n’est pas non plus illégitime de constater que le français, spontanément, modifie plus que d’autres langues les termes étrangers. Et certains parmi nous, qui ne sont pas arabophones, pourraient par conséquent se sentir mal à l’aise de dire Muhammad ou Mohammed. Ce fut longtemps mon cas. Pourquoi ne pas imaginer des emplois combinés ou alternés des formes concurrentes ?
83Dire ici Muhammad-Mahomet me contraindrait à une pénible gymnastique. Dans mes cours, je m’y astreins, mais à des fins pédagogiques ; les choses sont différentes dans un livre. Dans le chapitre ii, j’écrirai Mahomet : il faut bien commencer par quelque chose. Dans le chapitre iii, j’écrirai Muhammad : comme j’y taquine certains usages académiques, on ne me taxera pas d’inconséquence. Dans le chapitre iv – je verrai au moment opportun. Mais qui sait si mes lecteurs, entre-temps, ne se seront pas faits à ces deux formes ?
84Ils se diront alors, mais après un détour que j’espère fécond : et que m’importe l’une ou l’autre, finalement ?
Notes de bas de page
1 Tristan Vigliano, Quatre intellectuels face à l’islam à l’orée de la Renaissance, conférence à la Bibliothèque municipale de la Part-Dieu, Lyon, le 9 octobre 2014, en ligne : www.bm-lyon.fr/spip.php?page=video&id_video=751 (juin 2017).
2 François Déroche, Le Coran, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2014 ; Jacqueline Chabbi, Le Coran décrypté. Figures bibliques en Arabie [2008], Paris, Le Cerf, 2014.
3 Jacqueline Chabbi, Le Coran décrypté, op. cit., p. 379.
4 « Discussion : Islam », dans Wikipédia, l’encyclopédie libre, en ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Discussion:Islam (juin 2017).
5 Fatouba lil Ghouraba, blog, en ligne : http://fatouba-lil-ghouraba.over-blog.com/article-pourquoi-mahomet-plutot-que-muhammad-55796944.html. Note de l’auteur (juin 2017) : alors que je relis les dernières épreuves du présent ouvrage, il semble que ce blog soit désormais fermé ; mais une page Facebook, probablement de la même main, existe encore et le lecteur trouvera sur de nombreux forums la référence que je commente ici, parfois dans des contextes de radicalité assez proches.
6 Michel Masson, « À propos de la forme du nom de Mahomet », Bulletin de la SELEFA, n° 2, 2003, p. 1-8.
7 Georges Colin, « Note sur l’origine du nom de Mahomet », Hespéris, V, 1925, p. 129.
8 Fernando de la Granja, « A propósito del nombre Muhammad y sus variantes en Occidente », Al-Andalus, XXXIII, 1968, p. 231-240 ; Paul Nwyia, Un mystique prédicateur à la Qarawīyīn de Fès, Beyrouth, Imprimerie Catholique, 1961, p. 43.
9 Suzanne Sguaitamatti-Bassi, Les Emprunts directs faits par le français à l’arabe jusqu’à la fin du xiiie siècle, Zurich, Juris Druck und Verlag, 1974, p. 75-84 (pour l’ensemble des développements que je viens de résumer).
10 Geoffrey de Vinsauf, Poetria nova, v. 1842-1847, dans Edmond Faral, Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, Paris, Champion, 1924, p. 253-254 ; Matthieu de Vendôme, Ars versificatoria, I, 70 et I, 77, dans Opera, Franco Munari (éd.), Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1988, vol. 3, p. 93 et p. 96.
11 Je consulte La Chanson de Roland dans l’édition critique de Cesare Segre (Genève, Droz, « Textes littéraires français », 2003).
12 Nicolas de Cues, Le Coran tamisé, Hervé Pasqua (éd.), Paris, PUF, 2011, p. 178. La traduction est mienne.
13 Guillaume Postel, Des histoires orientales et principalement des Turkes ou Turchikes et Schitiques ou Tartaresques et aultres qui en sont descendues, Œuvre pour la tierce fois augmenté…, Paris, Jérôme de Marnef et Guillaume Cavellat, 1575, p. 18. Je modernise l’orthographe.
14 Ibid., p. 20.
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