Chapitre 7
Diplômé.e.s chômeur.se.s : symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux
p. 179-202
Texte intégral
1Les diplômé.e.s chômeur.se.s ne constituent pas, bien évidemment, la seule minorité active (Mann, 1991) dans le Maroc contemporain. La fin des années 1990 a vu le développement d’un espace des mouvements sociaux, conçu comme un « univers de pratiques et de sens relativement autonome à l’intérieur du monde social, et au sein duquel les mobilisations sont unies par des relations d’interdépendance » (Mathieu, 2012, p. 2). Les mouvements féministe, islamiste, de lutte contre l’impunité ou altermondialiste ont reçu une attention assez soutenue (Vairel, 2014 ; Cheynis, 2013 ; Berriane, 2013). Les chercheurs et chercheuses qui s’y sont penché.e.s ont mis en lumière des processus de réinvestissement de savoir-faire militants, mais également d’autolimitation des tactiques et des ambitions de ces mouvements (Vairel, 2014). En effet, on retrouve au sein de cet espace des mobilisations d’ancien.ne.s militant.e.s d’extrême gauche ou révolutionnaires qui ont troqué leurs vieilles aspirations de renversement du régime contre des objectifs plus modestes (Beinin & Vairel, 2011).
2Ce constat d’adaptation aux limites imposées par le régime a favorisé le développement de la thèse de la dépolitisation (Maghraoui, 2002) ou du désamorçage des mouvements sociaux. Comme il en a été question plus haut avec le « désamorçage de l’espace politique » (Tozy, 1994), les mouvements sociaux sont encadrés par des lignes rouges qu’ils veillent à ne pas franchir. Ces lignes rouges pèsent également, nous l’avons vu, sur le mouvement des chômeur.se.s. La thèse du désamorçage comprend aussi l’existence de multiples mécanismes de désactivation du potentiel contestataire des mouvements, notamment à travers leur arrimage à des dynamiques institutionnelles1. Enfin, elle a tendance à relativiser la capacité offensive et de proposition des mouvements, tout en soulignant la docilité auto-imposée pour se préserver de l’appareil sécuritaire du régime.
3Pourtant, le rapport de force avec le régime que certains mouvements ont réussi à instaurer depuis le début des années 2000 incite à nuancer cette thèse2. En effet, les années 2000 voient l’émergence d’une vague de mobilisations d’un genre nouveau : elles articulent la dénonciation de la situation socio-économique à la critique de la structure d’autorité sur laquelle repose le système politique. Le Mouvement du 20-Février (M20F), en 2011, tout comme les coordinations (tansikiyat) locales contre la cherté de la vie quelques années plus tôt, a mis sur le devant de la scène la question sociale et la corruption de la classe politique. Si les deux mouvements ont été certes désactivés par différentes voies (référendum constitutionnel en 2011, plans gouvernementaux de développement local dans les régions frondeuses, etc.), ils ont néanmoins exercé une pression sur le régime poussant celui-ci à adopter des gestes qui ne l’auraient sûrement pas été sans les « incitations négatives » des protestataires (McAdam, 1986)3.
4Le mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s n’est pas complètement étranger à l’éclosion de cette vague de mobilisations. Or l’influence qu’ont éventuellement joué les diplômé.e.s chômeur.se.s sur d’autres dynamiques protestataires mérite qu’on s’y attarde, tant elle est constituée d’éléments contradictoires. Un facteur favorisant les épisodes protestataires locaux des années 2000 est la « normalisation » de l’occupation de la rue pour y réaliser des sit-in ou des marches. L’intensité protestataire des diplômé.e.s chômeur.se.s, notamment dans les villes petites et moyennes, depuis le début des années 1990, a sans doute eu un effet de désacralisation de l’espace public, dont ont pu bénéficier d’autres collectifs militants. Néanmoins, nous avons vu comment les enjeux de négociation dans lesquels sont pris certains groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s les incitent à réduire la charge subversive de leur protestation, voire à refuser de soutenir d’autres mobilisations si cela implique le risque de perdre les récompenses qui pourraient découler de leur interaction avec les pouvoirs publics.
5En réalité, la mobilisation des chômeur.se.s provoque, parmi d’autres acteurs sociaux et politiques, des représentations très variées, souvent contradictoires. Ceux-ci évaluent les possibilités de leur propre action à la lumière des pratiques des diplômé.e.s chômeurs. En raison de l’ancienneté de la cause du droit à l’emploi, les acteurs intégrant la mobilisation qui défend cette cause (avec toutes ses variations) constituent des repères dans la « zone d’évaluation mutuelle » que constitue l’espace des mouvements sociaux au Maroc (Mathieu, 2012). Pour certains acteurs du monde du militantisme au Maroc, les diplômé.e.s chômeur.se.s représentent un acteur d’avant-garde dans la dénonciation des politiques antipopulaires menées par le régime. Pour d’autres, la perception d’une dimension corporatiste4 dans le discours de certains groupes de chômeur.se.s en fait un cas exemplaire de mobilisation domestiquée par les pouvoirs publics. Il est indéniable que les diplômé.e.s chômeur.se.s alimentent l’imaginaire militant marocain, soit en tant que source d’inspiration, soit en tant que repoussoir. En partant de ce constat, le but de ce chapitre est d’analyser l’insertion des diplômé.e.s dans un espace des mouvements sociaux multiorganisationnel (Curtis & Zurcher, 1973), à savoir composé par l’ensemble des organisations avec lesquelles une structure est susceptible d’interagir. Ce chapitre montre comment le type d’insertion des groupes de chômeur.se.s dans l’espace large des mobilisations a des effets sur leur position, plus ou moins avantageuse, dans le rapport de force construit avec l’État. Une insertion solide dans l’espace des mouvements sociaux peut ne pas se traduire en un avantage (matériel) : elle peut contribuer à la marginalisation d’un groupe par les agents de l’État mais aussi, paradoxalement, à son maintien.
6Le chapitre procède en trois temps. Il commence par l’analyse de l’inscription de la mobilisation des diplômé.e.s dans un espace militant de gauche, où les diplômé.s.s chômeur.se.s sont présenté.e.s comme des exemples de lutte. Mais ce type d’inscription peut nécessiter l’euphémisation de certaines caractéristiques des chômeur.se.s (ou l’entretien de « malentendus opérationnels »), comme nous le verrons à l’occasion de la participation dans l’altermondialisme et dans le jeu électoral. Il se concentre ensuite sur la question des impacts pédagogiques et performatifs de la mobilisation des chômeur.se.s à partir de l’étude de la mobilisation de quelques réseaux locaux contre la vie chère (à Bouarfa et à Sidi Ifni) qui se sont développés entre 2006 et 2009. Enfin, l’examen des relations entre les groupes de chômeur.se.s et le M20F, en 2011, montre comment le mouvement des chômeur.se.s a pu également être érigé en contre-exemple (un modèle à ne pas suivre) par des acteurs engagés dans une dynamique de contestation du régime.
L’exemplarité des diplômé.e.s chômeur.se.s au sein de l’espace militant de gauche
7Le « diplômé chômeur » occupe une position centrale dans l’imaginaire militant de la gauche au Maroc, qui le voit comme une sorte d’incarnation des efforts des classes populaires pour combattre l’analphabétisme et réussir socialement. Toujours à propos du symbole, l’existence de la figure du « diplômé chômeur » est censée condenser les dégâts des politiques économiques antipopulaires du régime et de la mondialisation néolibérale. Parce que le diplômé chômeur concentre toutes ces représentations, l’espace militant de la gauche (notamment radicale ou héritière de la nouvelle gauche des années 1970) le conçoit comme un allié « par nature » des causes qui lui sont chères ou, tout au moins, comme une source d’inspiration et d’exemplarité. On pourrait parler de cet espace militant de gauche comme d’une communauté (Buechler, 1990), dans le sens où il intègre des organisations, des réseaux et des personnes qui partagent les mêmes référents idéologiques (d’extrême gauche), qui ont des objectifs politiques complémentaires, partagent des engagements – comme c’est le cas de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC), d’Annahj, etc. – et se retrouvent dans les mêmes espaces de sociabilité (par exemple, les commémorations de militant.e.s réprimé.e.s, comme cela a été évoqué dans le deuxième chapitre).
8Mais pour que les diplômé.e.s chômeur.se.s réel.le.s puissent coller à cette construction symbolique, il faut tolérer des « malentendus opérationnels ». Ceux-ci permettent de faire abstraction de dissonances pouvant rendre difficile, voire impossible, la coopération entre des groupes de diplômé.e.s et d’autres collectifs. Les forums altermondialistes constituent de très bons lieux d’observation des malentendus opérationnels sur lesquels reposent des alliances conjoncturelles : à cette occasion, les militant.e.s altermondialistes font abstraction du discours des groupes de troisième cycle (qu’ils et elles prétendent politiquement « aseptisé ») pour les mettre en valeur en tant que force de résistance à la destruction des indices d’État social marocain, si petits soient-ils, par la mondialisation néolibérale.
9Les élections générales de 2007 ont permis d’observer une dynamique très intéressante de rapprochement et d’utilisation mutuelle entre des acteurs qui partagent des repères par leur coprésence dans l’espace militant de gauche : l’Association nationale des diplômés chômeurs du Maroc (ANDCM) et une coalition de partis de gauche. La coalition de partis a présenté une liste de diplômés chômeurs (des militants de l’ANDCM) dans une circonscription très populaire, en espérant tirer profit de l’exemplarité de la lutte des chômeur.se.s. En retour, l’aventure électorale pour les diplômés chômeurs était vue comme une possibilité pour eux d’élargir leurs capitaux matériels, sociaux et politiques.
Le diplômé chômeur altermondialiste
10Des acteurs associatifs et militants marocains participent à des Forums sociaux altermondialistes depuis 2002, année de la tenue du Forum social maghrébin à Bouznika. Qu’il s’agisse de Forums méditerranéens ou maghrébins, depuis 2005 la présence de groupes de chômeur.se.s est une constante. Leur implication est, néanmoins, à géométrie variable. L’ANDCM a toujours envisagé sa participation aux Forums sociaux comme l’occasion de connecter la cause du droit à l’emploi à une critique globale de la mondialisation néolibérale ; il s’agit également de mettre en valeur ses réseaux internationaux et d’augmenter sa visibilité. En revanche, la quête de visibilité par rapport aux autres groupes de chômeur.se.s est l’objectif des groupes de troisième cycle lorsqu’ils participent au Forum social. J’illustre deux logiques différentes de participation à partir des exemples de deux Forums sociaux méditerranéens, l’un organisé en 2005 à Barcelone (Espagne) et l’autre en 2008 à El Jadida (Maroc).
11En 2005, l’ANDCM participe au Forum social méditerranéen de Barcelone. À cette occasion, elle anime un atelier sur les luttes pour le droit à l’emploi dans le bassin méditerranéen avec ATTAC Maroc et la CGT espagnole. Cette intervention a lieu à un moment où ce groupe est inséré dans des espaces de coopération militante transnationale. La présence de militant.e.s polyglottes dans l’ANDCM, fort.e.s d’expériences de séjours à l’étranger, a favorisé la construction fructueuse de relations internationales depuis la fin des années 1990. Des collaborations avec ATTAC Maroc et France, AC !-Agir ensemble contre le chômage ou la branche andalouse de la CGT ont été instaurées, facilitées par des situations de multiappartenances militantes (notamment ANDCM-ATTAC). La rencontre entre la CGT et l’ANDCM s’est produite lors de la préparation des Marches européennes contre le chômage, en 19975. D’ailleurs, un des points de départ des marches a été Tanger, ce qui était le fruit du travail conjoint entre l’anarcho-syndicalisme andalou et quelques collectifs du nord du Maroc. Pendant la marche, l’ANDCM a rencontré d’autres syndicats européens et des associations travaillant sur le sujet, telle qu’Action contre le chômage (AC !). Le lien avec la CGT était néanmoins plus étroit et a débouché sur la création du réseau Dos Orillas (Deux rives), mis en place en 1998 pour favoriser l’échange entre des expériences associatives andalouses et d’autres du nord du Maroc (CGT-ANDCM, 2003). Les relations de voisinage, les liens historiques et culturels, l’importance des flux migratoires et le partage de référents politiques justifiaient la mise en place de ce réseau, qui a organisé plusieurs rencontres sur les deux côtés de la Méditerranée (en 1998 à Cadix, en 1999 à Al Hoceima et en 2001 à Tanger)6.
12Au fil des ans, la démobilisation des anciens entrepreneurs des relations internationales de l’ANDCM, à la suite de leur embauche dans l’administration ou de leur émigration en Europe, a provoqué l’effritement de ces liens. En 2008, la présence a minima de groupes de troisième cycle au Forum social mondial (FSM) d’El Jadida semble sonner le glas d’une participation active et entrepreneuse des chômeur.se.s dans la dynamique altermondialiste.
13La présence des groupes de troisième cycle au FSM d’El Jadida s’explique par l’invitation formulée par l’Organisation démocratique du travail (ODT), syndicat de création récente qui participe au comité de pilotage du Forum. Pour l’ODT, afficher son soutien à la cause du droit à l’emploi des diplômé.e.s sur une scène internationale comme celle du Forum social doit lui permettre d’élargir son capital symbolique et politique. Cependant, l’ANDCM se trouve à l’époque dans une position défavorable du rapport de force, fragilisée par l’emprisonnement de son secrétaire général et par l’absence de négociations avec les autorités. L’association refuse alors de participer au Forum, brandissant l’argument de la « dérive marchande du Forum et du caractère peu pluriel du comité de pilotage7 ». La marginalisation de l’ANDCM en 2008 contraste avec l’extrême visibilité des groupes de troisième cycle, capables de rassembler, à ce moment-là, plus d’un millier de chômeur.se.s devant le Parlement à un rythme quotidien.
14Les syndicalistes qui sont à l’origine de l’invitation ont demandé aux groupes de troisième cycle de s’adapter à l’organisation du Forum, qui fonctionne sur la base d’une succession d’ateliers thématiques. Les différents groupes sont tenus de se coordonner afin d’animer de manière conjointe un atelier sur le chômage au Maroc, ce qui est vécu comme une intrusion syndicale dans le mode de fonctionnement et les relations entre les groupes. À la dernière minute, les groupes de troisième cycle décident d’annuler les ateliers prévus. Finalement, l’espace du Forum est plutôt utilisé par les diplômé.e.s comme une scène pour y exhiber, notamment auprès de spectateurs internationaux, un discours victimiste qui détonne avec le ton plus contestataire d’organisations comme ATTAC8. D’ailleurs, en considérant l’éventualité d’une collaboration entre ATTAC et les groupes de troisième cycle, la présidente de la section de Rabat de l’association altermondialiste s’exprime en ces termes :
Ils ne nous ont jamais proposé de faire des activités conjointes. Je crois qu’on n’est pas sur la même longueur d’onde. Bon... en tout cas, c’est une responsabilité partagée, parce qu’on ne les connaît pas, en fait... Ils ne sont pas venus vers nous, mais nous non plus. Mais bon, je ne peux pas être d’accord avec cette revendication totale d’intégration dans la fonction publique. Je crois que ces slogans sont un peu à côté de la plaque. D’ailleurs, ils les écartent des bases de soutien qu’ils pourraient avoir. Ils restent sur leur sujet et ils ne voient rien d’autre9...
15Les investissements différenciés de l’ANDCM à Barcelone en 2005 et des groupes de troisième cycle à El Jadida en 2007 s’expliquent sans doute par leur intégration inégale dans l’espace militant de gauche. Pour l’ANDCM, sa participation au Forum social de 2005 allait de soi, car le lieu était aussi fréquenté par des groupes alliés ; alors qu’en 2007, différents acteurs de l’espace de la gauche radicale ont remis en cause les choix opérés par le comité de pilotage du Forum et ont fini par boycotter l’événement. Quant aux groupes de troisième cycle, une des implications du choix de neutralisation de tout marqueur politique est précisément celle d’une prise de distance par rapport à cet espace militant de gauche.
L’investissement électoral de l’expérience militante de diplômé.e.s chômeur.se.s
16La question de l’emploi et du chômage est un thème récurrent du répertoire électoral de l’ensemble des partis politiques depuis le début des années 1990 au Maroc. Lorsqu’un rendez-vous électoral approche, les promesses de créations de postes et de réduction du taux de chômage font l’objet d’une surenchère particulièrement marquée entre les partis10. En 2007, la coalition de gauche radicale Tahalouf a franchi un pas en ce qui concerne le recours au sujet du chômage en présentant carrément une liste de chômeurs (des membres de l’ANDCM, concrètement) dans la circonscription de Salé El Jadida. Ces militants ont justifié leur participation à la campagne par leur capacité à incarner le mieux le principe de représentation, forts de leur expérience militante et de leur proximité sociale avec les électeur.rice.s d’une circonscription très populaire. Du côté de la coalition Tahalouf, il était surtout question de tirer un profit électoral en exploitant l’exemplarité de la figure du ou de la diplômé.e chômeur.se en tant que symbole de la lutte des classes populaires contre les politiques antisociales.
17La position du bureau exécutif national de l’ANDCM par rapport aux différentes élections législatives a oscillé, selon la conjoncture politique et les rapports de forces au sein de l’association. Lors des législatives de 2002, l’association a profité du scrutin pour occuper davantage l’espace public. Deux jours de sit-in ont été organisés par des sections locales pendant la campagne sous le slogan : « N’exploitez pas notre chômage ! » Le bureau exécutif a alors recommandé l’abstention des adhérent.e.s aux élections pour affirmer l’opposition à la manipulation électorale de la question. Il s’agissait de lutter contre la dépossession qui, pour les groupes de chômeur.se.s, pouvait provoquer la consécration du chômage comme enjeu électoral par les partis politiques. Le boycott des élections de 2002 par l’ANDCM peut donc être compris comme une « réaction de protestation et de résistance devant la fermeture du champ politique par une réaffirmation du rôle que le monde associatif entend exercer » (Mathieu, 2007 b, p. 157) dans la conduite d’un dossier dont il estime être le principal intéressé.
18Cependant, le bureau exécutif de l’ANDCM n’a pas lancé d’appel officiel concernant les élections législatives de 2007. Les arguments pour justifier cette absence de positionnement sont les mêmes que ceux utilisés pour prôner le boycott des élections en 2002 : le chômage touche les diplômé.e.s de manière transversale, indépendamment des affiliations ou des sympathies politiques et tous les partis instrumentalisent la question pour s’imposer sur leurs adversaires. Si ce registre de justification perdure, en 2007 la conjoncture n’est plus la même. À la suite des manifestations du 1er mai, des arrestations se sont produites dans plusieurs villes (Agadir, Ksar El Kébir et Béni Mellal) qui ont touché des militant.e.s multipositionné.e.s participant aux cortèges de l’ANDCM, de l’AMDH et d’Annahj addimocrati (La Voie démocratique). Des peines d’un à quatre ans de prison ont été prononcées sous le chef d’accusation d’atteinte aux valeurs sacrées du royaume. Les peines les plus dures ont été imposées aux quatre militants de l’ANDCM de Ksar El Kébir, parmi lesquels le président de l’association, aussi militant d’Annahj. La neutralisation d’un des éléments les plus actifs de l’association l’a mise dans un état de paralysie relative. De plus, en l’espace de quelques années, les groupes de diplômé.e.s de troisième cycle ont occupé le devant (médiatique et politique) de la scène au détriment de l’ANDCM.
19L’absence de communiqué officiel sur la position à adopter lors du scrutin a donc laissé une marge de manœuvre importante aux sections locales. À Salé, S. R. (35 ans, tête de liste), M. H., 36 ans et M. B., 34 ans (les deuxième et troisième sur la liste), membres de l’ANDCM, n’ont pas vu d’incompatibilité entre leur engagement dans le groupe de chômeur.se.s et leur statut de candidats pour la coalition de partis Tahalouf, qui réunissait le Parti socialiste unifié (PSU), le Parti de l’avant-garde démocratique et sociale (PADS) et le Congrès national Ittihadi (CNI), dans la circonscription de Salé El Jadida. Les observations sur lesquelles nous nous basons ici ont été réalisées principalement à Karia Oulad Moussa, quartier de résidence des candidats.
20La configuration des rapports de forces partisans à Salé El Jadida en fait à l’époque une circonscription perdue d’avance pour la coalition de gauche. S’y affrontent des « poids lourds » politiques, notamment le maire de la ville, un président d’arrondissement et un parlementaire sortant. Seul le PSU, qui assume la gestion de la liste dans la circonscription, dispose d’un siège dans la circonscription de Salé Médina. Il n’a d’ailleurs que deux militants encartés habitant Salé El Jadida : la tête de liste (S. R.) et le directeur de la campagne (A. K.), qui s’avèrent être les plus anciens membres de la section locale de l’ANDCM. Le deuxième sur la liste (M. H.) est un des rares militants du PADS à Salé, il est également le président de la section de l’ANDCM à Salé à l’époque. Le troisième sur la liste (M. B.) n’a pas, quant à lui, d’engagement partisan préalable.
21La campagne à Salé El Jadida offrait surtout l’occasion de tester les possibilités d’une équipe électorale débutante, possédant peu de ressources humaines et matérielles, dans l’objectif de la préparer aux élections communales de septembre 2009. Le quartier de Karia (14 740 inscrit.e.s sur les listes électorales, soit 11,2 % des électeur.rice.s de la circonscription) a été spécialement ciblé par la coalition Tahalouf : elle y a réalisé un score de 206 voix. Dans les bureaux de vote qui entourent le lieu de résidence des candidats, la coalition a terminé en quatrième ou cinquième position. Avec 375 voix obtenues sur toute la circonscription, les candidats diplômés chômeurs sont arrivés loin derrière les trois candidats finalement élus, qui appartenaient au Parti de la justice et du développement (7 345 voix), au Mouvement populaire (6 106 voix) et au Front des forces démocratiques (4 633 voix). Si Tahalouf a su mettre en place des règles alternatives de séduction électorale qui se sont avérées efficaces à l’échelle de ce quartier, ses candidats ont été beaucoup moins convaincants hors de ce périmètre. Mais ce qui est intéressant ici est de revenir sur la stratégie de légitimation des chômeurs en campagne, qui s’est déclinée sur trois registres : la proximité de condition avec les électeur.rice.s ; le sacrifice personnel et l’indigence des moyens ; l’exemplarité tirée de l’action militante.
22La proximité est un argument classique de séduction politique, mobilisé par les candidat.e.s pour permettre aux électeur.rice.s de s’identifier à eux et prouver leur capacité à les représenter. En général, le registre sur lequel est mise en scène la proximité est « plutôt endossé que choisi, car le style de campagne de chaque candidat dépend des ressources politiques initiales et des réseaux sociaux qu’il peut mobiliser » (Sawicki, 1994, p. 132). En raison de leur manque de moyens matériels, les candidats chômeurs ne pouvaient pas mettre en actes une proximité de type clientéliste, basée sur la fourniture de services à la population. Ils ne pouvaient offrir que la garantie de témoigner de la précarité des conditions de vie qu’ils partageaient avec les électeurs de leur quartier : « Nous cohabitons avec vous, on connaît les problèmes du quartier parce que ce sont nos problèmes. » La proximité évoquée mettait surtout en valeur l’équivalence sociale, fondée sur le statut revendiqué de chômeur : « On vous présente la liste des chômeurs, nous n’avons pas des villas ou des fermes, nous vivons comme vous11. »
23Cette proximité sociale se déclinait également par le prisme de la jeunesse (« Nous sommes la liste des jeunes chômeurs ! »). La figure d’enfant du quartier, relais privilégié entre les candidats et les électeur.rice.s (Bennani-Chraïbi, Catusse & Santucci, 2005 ; Zaki, 2005), était ici également revendiquée par les candidats chômeurs. L’évocation du partage de condition était d’autant plus efficace qu’elle approfondissait l’écart entre le candidat légitime, parce que proche, partageant les valeurs du quartier, et l’« intrus » qui n’y habite pas et ne peut donc pas sincèrement ni durablement s’engager auprès des électeur.rice.s du voisinage à représenter leurs intérêts de riverain.e.s.
24En revanche, le statut de chômeur comme argument de persuasion politique montre ses limites dans la confrontation dialectique avec des électeur.rice.s ne partageant pas les mêmes conditions sociales. Mounia Bennani-Chraïbi (2005) a montré que ce ne sont pas les mêmes capitaux qui sont mis en relief d’un type d’interaction à l’autre et que les stratégies choisies sont en permanence accommodées en fonction de l’interlocuteur. Lors d’une sortie de campagne, un débat improvisé s’est engagé entre les candidats et un groupe de fonctionnaires, des professeurs du secondaire en particulier. Ceux-ci reprochaient aux colistiers d’utiliser leur expérience personnelle comme ressource d’appel au vote : « Tu veux me convaincre en disant que tu es chômeur ? Ce n’est pas sérieux, ça [...]. Et le programme du parti12 ? » Si la souffrance morale liée à l’expérience du chômage peut fonctionner comme un argument électoral lorsqu’elle fait écho au malaise social et au sentiment d’injustice ressenti par des personnes peu politisées, elle est inefficace (ou moins efficace) à l’égard d’électeur.rice.s habitué.e.s à un autre registre de légitimation politique, plus conceptuel et analytique.
25Loin de voir dans leur candidature l’expression d’une quelconque ambition personnelle, les membres de la liste Tahalouf présentaient leur accréditation comme une forme de sacrifice et une preuve de dévouement envers les électeur.rice.s. Les difficultés logistiques du parti dans la circonscription de Salé El Jadida seraient un gage de la sincérité et de l’authenticité de l’engagement des candidats. Par ailleurs, leur investissement électoral mettrait en relief la force de la cause des chômeur.se.s. De fait, le tiers de la section de l’ANDCM de Salé, elle-même constituée d’une quinzaine de personnes, a soutenu activement la candidature électorale du président et du vice-président de l’association.
26La campagne de la liste Tahalouf a visiblement souffert d’un manque de moyens financiers comparé aux principales listes en compétition. Son budget était chiffré à 25 000 dirhams (environ 2 250 euros), dont 10 000 dirhams ont été versés par le parti – qui, par ailleurs, a financé les tracts et les affiches. Cette somme était complétée par des cotisations personnelles des membres du bureau national13. Un seul local de campagne (un parking en pleine artère commerçante du quartier, dont la location a coûté 1 000 dirhams) a été installé sur toute la circonscription. La seule voiture dont les candidats disposaient occasionnellement appartenait à un membre du bureau local, venu chaque matin distribuer l’argent alloué pour la journée par le parti. Les autres déplacements étaient faits en carrossa, une charrette tirée par un âne, ou en « grand taxi14 ». Les chaises et les tables ont été empruntées au café d’à côté. Le petit déjeuner était parfois offert par le propriétaire d’une laiterie proche, qui participait à la campagne en tant qu’ami des candidats ; en outre, quelques repas étaient assurés par la femme d’un des militants bénévoles. L’équipe permanente de campagne était composée de neuf à dix personnes : autour des trois candidats et du directeur de campagne gravitait un noyau de cinq à six collaborateurs, que des hommes. Parmi ces derniers, on trouve d’autres militants de la section locale de l’ANDCM, de petits fonctionnaires et des salariés. Il s’agissait d’amis, sans lien avec le parti, mais partageant dans certains cas les engagements associatifs des candidats.
27L’assistance variable et le nombre réduit de militants s’expliquent par le caractère bénévole de l’appui. L’équipe était ainsi tributaire du « coût d’opportunité » économique qu’implique l’engagement personnel dans la propagande. Le fait qu’aucun participant ne soit payé était revendiqué comme le « label » Tahalouf. Ce trait fut largement exploité, car il s’agissait de mettre en valeur une certaine éthique de parti, de dramatiser l’écart existant entre le véritable engagement des militant.e.s de la liste et l’engagement intéressé des supporter.rice.s rémunéré.e.s pour chanter à la gloire des patrons politiques. Au siège de campagne que le PSU a loué dans le quartier Océan à Rabat, deux militants – membres aussi d’un groupe de diplômé.e.s chômeur.se.s de troisième cycle – assuraient la coordination. Lorsqu’un groupe d’enfants ayant entre 10 et 16 ans s’est présenté pour savoir combien d’argent ils pouvaient percevoir en tant que supporters du parti, les deux militants leur ont fait regarder une vidéo de la chaîne de télévision Al-Jazira montrant une charge policière contre une manifestation de diplômé.e.s chômeur.se.s sur l’avenue Mohammed V : « Vous voyez ? Qu’est-ce que vous voulez ? Les 200 dirhams de quelqu’un qui va permettre qu’on vous frappe comme ça quand vous serez sortis de la fac15 ? »
28L’engagement dans l’action protestataire constituait un troisième registre de légitimation décliné par les candidats. Si la proximité de condition avec les électeur.rice.s était mise en avant par les candidats chômeurs, leur crédit politique naissait de la combinaison de cette fragilité économique et d’une distance symbolique issue de l’engagement revendicatif. Une candidature de ce type « entend[ait] rappeler la compétition démocratique à son principe d’ouverture en marquant la prétention de simples citoyens à participer, au nom de leur expérience concrète d’une multiplicité de problèmes, à un jeu électoral confisqué par les professionnels » (Mathieu, 2007 b, p. 163). Les candidats de Tahalouf offraient deux profils d’engagement dans la société civile : celui du « chômeur militant » et celui du « jeune associatif ». S. R. a adhéré à l’ANDCM en 2000. Entre 2001 et 2006, il a occupé différents postes à responsabilité dans l’association, dont celui de secrétaire général de la section entre 2004 et 2006. M. H. comptait parmi les fondateurs de l’ANDCM à Salé en 2000, et il a remplacé S. R. comme secrétaire général. Il s’est investi, avant d’adhérer à l’ANDCM, dans plusieurs associations de jeunes, à l’échelle nationale (comme l’Association marocaine pour l’éducation de la jeunesse ou les Chantiers sociaux marocains), ainsi qu’à l’échelle locale (à travers la maison des jeunes de Salé). Quant à M. B., il a milité pendant deux ans à la section ANDCM de sa ville d’origine. Ces trois candidats ne revendiquaient pas une simple appartenance associative, mais bien leur action protestataire qui passait par l’expérience de l’occupation de la voie publique et de la répression. Ainsi, ils n’hésitaient pas à rappeler leur participation aux manifestations contre la hausse de la facture d’eau, devant le siège de la REDAL, société privée chargée de la distribution d’eau et d’électricité à Rabat et Salé. Ils rappelaient aussi leurs actions devant les sièges de la wilaya à Rabat ou de la commune à Salé, dans le cadre des protestations de l’ANDCM.
29L’utilisation du nom de l’ANDCM a été un des éléments les plus problématiques de la campagne de Tahalouf. La transgression partielle des registres de l’activité (de l’associatif à l’électoral) a été faite au prix d’acrobaties diverses : si le sigle de l’association apparaissait sur les tracts du parti présentant les candidats, il n’était pas évoqué lors des sorties où la liste faisait campagne avec des haut-parleurs. Ainsi, lors des défilés, la question du chômage était davantage abordée dans sa dimension personnelle – les candidats faisant état de leur vécu, de leur expérience – ou collective au niveau du quartier. Les pancartes, élaborées par un sociologue au chômage qui avait milité pendant deux ans à l’ANDCM, reprenaient cependant des slogans très utilisés par les diplômé.e.s chômeur.se.s dans le cadre de leurs propres actions : « Non au mépris, oui à la citoyenneté complète ! Non à la corruption, oui au changement ! Non à la marginalisation, oui à la responsabilité16 ! ». D’autres slogans étaient empruntés au syndicalisme universitaire d’inspiration marxiste, notamment au répertoire des étudiant.e.s d’Annahj ou d’al-Barnamaj al-marhali : « Il faut lutter ! L’élève à l’école, l’étudiant à l’université, le paysan à la campagne, l’ouvrier dans l’usine17 ! »
30Ainsi, la multipositionnalité a permis le transfert de ressources et l’établissement de passerelles entre plusieurs types d’engagements. Si l’expérience militante des candidats a constitué un atout électoral, l’investissement des chômeurs dans les élections a produit également des ressources convertibles en capital associatif. De ce fait, les diplômé.e.s chômeur.se.s impliqué.e.s dans la campagne de la liste Tahalouf ont saisi cette opportunité pour mettre en avant leur cause. Lors de rencontres avec d’autres chômeur.se.s non mobilisé.e.s, les militants invitaient ces dernier.ère.s à rejoindre la section locale de l’ANDCM. De même, les candidats espéraient que le surplus de visibilité et le gain de légitimité obtenus sous l’étiquette Tahalouf protégeraient les futures manifestations (de l’ANDCM) d’une répression trop brutale des forces de l’ordre et renforceraient leur influence lors d’éventuelles négociations avec les autorités : « Je me suis porté candidat aux élections [...]. Je crois qu’on me respectera plus quand j’irai manifester à la commune18. »
31L’instrumentalisation de la figure du diplômé chômeur par la coalition Tahalouf a donc opéré dans les deux sens car elle a bénéficié non seulement à la coalition de partis, mais également aux membres de la liste qui espéraient profiter des effets de la reconnaissance officielle de leur statut d’éligible, ainsi que de l’élargissement de leurs réseaux sociaux et politiques grâce aux effets de la propagande électorale.
32Ces transferts attendus entre espace partisan et espace « mouvementiste » ont été d’autant plus possibles qu’aussi bien la coalition de partis que l’association de chômeur.se.s se reconnaissent comme faisant partie de la même famille d’engagement militant de gauche. C’est aussi l’appartenance ou la proximité des groupes de chômeur.se.s à cette communauté de mouvement social dans certaines petites villes de province qui a favorisé la participation des chômeur.se.s, entre autres raisons, à des mouvements locaux élargis dans les années 2000-2010.
Les diplômé.e.s chômeur.se.s dans les mouvements locaux contre la vie chère (2005-2010)
33À partir de la deuxième moitié des années 2000, les mouvements locaux de protestation qui éclatent dans des territoires situés à la périphérie géographique, politique et économique du royaume marocain19 constituent une autre occasion d’observer l’insertion des groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s dans l’espace des mouvements sociaux. Les endroits où ces protestations locales font irruption dessinent ce qui a été appelé le « Maroc inutile » durant le protectorat. Il s’agit d’une étiquette qui, nous l’avons vu, alimente toujours l’imaginaire collectif. Comme le disait un chômeur de Bouarfa :
La politique discrimine. Au Sahara, il n’y a pas de diplômés chômeurs ! Il y a des privilèges... Car il y a le risque du support au Polisario20, on leur donne des postes pour faire taire les gens. Ici, on est dans le Maroc que Lyautey nommait « inutile ». Ici, on nous donne les « restes ». Le Haut-Commissariat au plan l’a dit clairement : cette région est un désastre social, économique et humain21.
34Dans les deux villes où j’ai suivi des mouvements locaux de protestation (Sidi Ifni et Bouarfa), les groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s ont intégré des réseaux locaux de coordination réunissant divers acteurs22. Les deux exemples ont eu lieu dans des villes moyennes situées dans des zones excentrées : Sidi Ifni, 20 000 habitant.e.s, est située à l’orée des provinces du Sud (le Sahara occidental) ; et Bouarfa, 26 000 habitant.e.s, est située à soixante-dix kilomètres de la frontière algérienne. Malgré leur position stratégique, à proximité de frontières, l’histoire politico-administrative des deux villes met au jour deux trajectoires différentes, mais convergentes en ce qui concerne la production d’attentes de développement chez les habitant.e.s : promotion administrative de Bouarfa, depuis les années 1970, et dégradation de Sidi Ifni, depuis la rétrocession de cette ancienne possession espagnole au Maroc en 1969 (Kadiri, 2009). Leurs conditions climatiques et géographiques inhospitalières n’en font pas des cibles d’investissements attractives et elles restent en marge des projets de développement national.
35Dans ces deux villes, le mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s est fragmenté en plusieurs groupes. Les sections locales de l’ANDCM y ont été créées au début des années 1990. À Bouarfa, cela a été l’œuvre de militant.e.s marxistes de l’UNEM rentré.e.s dans leurs familles à la fin de leurs études universitaires. Dans le cas de Sidi Ifni, les fondateurs de l’ANDCM revendiquent aussi bien la filiation à l’UNEM qu’au Mouvement national, certain.e.s militant.e.s étant issu.e.s de familles de résistant.e.s à la colonisation espagnole, militant surtout à l’Istiqlal. À partir de la fin des années 1990 et au début des années 2000, d’autres groupes de chômeur.se.s apparaissent : des groupes de titulaires de licences universitaires, des technicien.ne.s ou même, dans de très rares cas, des groupes de non-diplômé.e.s. Bien qu’ils convoitent les rares opportunités d’emploi public dans ces villes, les groupes de chômeur.se.s de Sidi Ifini et de Bouarfa animent, aux côtés d’associations, de partis et de syndicats, des coordinations qui abordent des thèmes tels que l’accès aux services publics, l’amélioration des infrastructures et du statut administratif des deux villes.
36À Bouarfa, la tansikiya locale fut créée en 2006. Elle s’inscrivait dans le mouvement national des tansikiyat contre la hausse des prix et la dégradation des services publics, promues nationalement par l’AMDH et réunissait cinq collectifs : l’AMDH, la Confédération démocratique du travail (CDT) et les trois groupes de chômeur.se.s (bachelier.ère.s, licencié.e.s et non-diplômé.e.s). Ces acteurs se rencontraient régulièrement dans une commission technique et une commission de slogans. Les revendications portaient sur le droit à l’emploi des diplômé.e.s et des non-diplômé.e.s23, sur l’amélioration de l’accès de la population aux services et aux produits de première consommation et sur le respect des droits syndicaux et du Code du travail.
37La coordination locale de Sidi Ifni, appelée « Secrétariat local Sidi Ifni-Aït Baamrane », n’était pas liée à la dynamique nationale des tansikiyat contre la hausse des prix et la dégradation des services publics. Son fonctionnement s’inscrivait dans une logique fortement localiste, intimement liée à la dégradation subie par la ville depuis 1969 (année de la rétrocession de la ville par l’Espagne au Maroc). Entre 2005 et 2010, le cahier revendicatif mettait en avant cinq points : promotion de l’emploi, amélioration des infrastructures de base (santé et éducation notamment), achèvement des travaux du port24, désenclavement routier avec le goudronnage de la route jusqu’à Tan-Tan et création d’une province Sidi Ifni-Aït Baamrane, éventuellement rattachée à la région de Guelmim-Smara. À l’époque où la mobilisation s’est déclenchée, Sidi Ifni était rattachée à la province de Tiznit. Certain.e.s militant.e.s mobilisaient le référentiel ethnico-tribal Aït Baamrane pour mettre en avant un lien supposé entre la tribu originaire de Sidi Ifni et celle d’Oued Noun (dans le Sahara occidental), qui aurait justifié le rattachement de la ville aux provinces du Sud, selon un principe de cohérence ethnique25.
38Les vagues de protestation dans les deux villes se sont égrenées entre des marches et d’autres actions (sit-in, grèves de la faim ou tentatives d’émigration collective vers l’Algérie26), qui « libèrent de la peur et brisent les murs du silence27 ». Après la mise en place de la tansikiya de Bouarfa, les habitant.e.s de la ville se sont mis.es à refuser de payer leurs factures d’eau et d’électricité. En mai 2007, l’Office national de l’eau potable (ONEP) a envoyé des employés, protégés par des contingents policiers, pour arracher des compteurs. La coordination qui structurait le mouvement revendicatif a alors appelé les habitant.e.s à marcher vers le siège de la société publique de distribution d’eau. Le nombre élevé de manifestant.e.s (10 000 personnes) peut s’expliquer par la peur d’une suppression des installations d’eau. Les actions de rue récurrentes des groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s depuis des années ont sûrement fait apparaître l’investissement protestataire de l’espace public comme quelque chose de « faisable ».
39À Sidi Ifni, les marches nocturnes se sont accompagnées d’émeutes, notamment après que le blocus du port réalisé par un groupe de jeunes en mai 2008 a déchaîné une répression très forte. En outre, le répertoire tactique de Sidi Ifni présentait une spécificité par rapport à celui de Bouarfa : l’exploitation de la ressource tribale, en tant que source de justification et de légitimité de la protestation. Celle-ci constituait d’ailleurs la principale ligne de fracture au sein du Secrétariat local. L’observation des trajectoires biographiques, des attentes associées à la mobilisation et des formes d’action différenciées selon les collectifs montre que la division était profonde : l’évocation de l’identité Aït Baamrane (ou son contraire, l’ignorance de celle-ci) renvoyait davantage à la séparation entre deux champs d’affinité organisationnelle et idéologique. D’un côté, un champ occupé par des notables locaux, déployant un discours ethnicisant conforme à la représentation du Maroc comme assemblage de tribus autour du sultan (Dakhlia, 1988). Les revendications de ce mouvement indiquaient comme prioritaire la promotion d’Ifni au rang de province. Sa démarche combinait des protestations et des formes de conciliation avec le régime : reconnaissance de l’autorité monarchique, demande de grâce royale pour les prisonnier.ère.s, tractations auprès des institutions de pouvoir, etc. De l’autre côté, un champ « gauchisant » intégré par les branches locales de collectifs à implantation nationale (ATTAC, ANDCM, le syndicat CDT et le parti PSU, dont les militant.e.s portaient souvent toutes les casquettes). Ce mouvement refusait d’emblée les pratiques conciliatrices avec les institutions de pouvoir et, malgré le caractère local des revendications, ne rejetait pas l’éventualité d’une généralisation nationale de celles-ci.
40Dans le cas des deux villes, les militant.e.s disaient avoir profité de la banalisation des marches, sit-in et occupations des diplômé.e.s chômeur.se.s qui avaient eu lieu soit localement soit à Rabat. La tolérance des autorités à leur égard a contribué à la redéfinition du risque associé à l’expression des mécontentements et à la réévaluation du pouvoir coercitif attribué à l’État :
Pourquoi on est sorti ? Parce qu’on n’a plus peur… On a appris qu’on peut aller se plaindre chez le gouverneur et que c’est possible. Avant, un gendarme pouvait gifler une vieille femme qui attendait pour voir le gouverneur et ça restait dans l’impunité. Aujourd’hui, je vois des analphabètes qui exigent de voir le gouverneur parce qu’ils ne sont pas d’accord avec le prix de la farine28…
41Cet impact de la mobilisation des chômeur.se.s quant à l’élargissement des protestations envisageables est d’autant plus important dans les villes de taille réduite. Ici, la densité des rapports interpersonnels et la proximité physique entre les militant.e.s et les représentants de l’autorité (qui sont, parfois, des voisins) ont fait peser un lourd tabou sur l’expression ouverte des désaccords politiques. Les peurs des « années de plomb » étant bien ancrées, les diplômé.e.s chômeur.se.s ont été les seul.e.s à sortir dans la rue depuis les années 1990 dans ces contextes, à la différence des grandes villes (Rabat et Casablanca) où existaient d’autres types de mouvements capables d’investir l’espace public (féministe, islamiste, étudiant, etc.)29.
42Malgré les tensions et la répression, les deux mobilisations locales se sont avérées porteuses. Le découpage administratif de 2009 a octroyé à Sidi Ifni le statut de capitale de la province éponyme, rattachée à la région de Guelmim-Smara. La partie la plus « identitaire » de la mobilisation (les militant.e.s qui mobilisaient le registre tribal Aït-Baamrane) est entrée dans les affaires publiques à la suite des élections communales de 200930. À Bouarfa, le réseau protestataire a obtenu, après les manifestations de masse rassemblant jusqu’à 10 000 personnes (la moitié de la population de la ville), la gratuité de l’eau depuis mai 2007. De plus, elle monopolise le rôle d’interlocuteur direct auprès du ministère de l’Intérieur et de l’ONEP, tout en contournant le conseil municipal et en préservant la gratuité de l’eau. Néanmoins, les mois qui ont suivi l’émergence du M20F en février 2011 se sont soldés par des actions répressives et de harcèlement contre les figures les plus visibles de la coordination locale31.
43La cohabitation des groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s avec d’autres acteurs politiques au sein des coordinations a nécessité de combiner des aspirations potentiellement incompatibles. Comment les groupes qui aspiraient à des postes dans la fonction publique, en nombre forcément limité, en sont-ils arrivés à dépasser leur traditionnelle logique compétitive ? Sans doute, la prégnance des liens interpersonnels dans les deux villes et la croyance en l’importance de l’effet du nombre pour l’avancement des revendications ont incité les groupes de chômeur.se.s à adopter une attitude coopérative. Aussi bien à Sidi Ifni qu’à Bouarfa, le parti pris des chômeur.se.s était de favoriser le déclenchement d’une mobilisation multisectorielle (Dobry, 1983) à même d’augmenter la pression sur les autorités et de les rendre plus réceptives aux revendications des chômeur.se.s :
Notre groupe a traversé une période faible en 2003. En 2004, Bouarfa se trouvait dans une nouvelle étape. Avant 2004, on ne pouvait pas arriver à la porte de la province, la police nous interceptait sur le chemin ! Mais l’association a vu que, pour avoir du succès, il fallait se rapprocher et adopter les revendications du peuple. On avait conclu qu’on ne pouvait pas limiter notre lutte à nos cas personnels, que pour gagner la solidarité des gens, il fallait parler d’eux. Avant, les gens se solidarisaient quand on faisait un sit-in, mais ils se tenaient à l’écart, ils avaient peur. Mais après, ils ont vu que c’est possible de parler avec la police, avec les autorités, et alors, la peur les a quittés32.
44De plus, la supériorité numérique des diplômé.e.s chômeur.se.s organisé.e.s, par rapport à la masse militante dans les deux villes, leur octroyait un poids remarquable dans les deux coordinations. Les chômeur.se.s comptaient sur le fait que leur nombre allait attirer de nombreux habitant.e.s des villes vers les actions de protestation... et cela d’autant plus que, aux dires des villageois.es, « presque toutes les familles ont un membre dans un groupe de chômeurs33 ! » Aux yeux de ceux et celles-ci, le potentiel perturbateur d’une protestation, sa capacité à exercer de la pression sur des responsables publics devait augmenter avec le nombre de participant.e.s aux sit-in et aux marches.
45Enfin, l’intégration des chômeur.se.s au sein de ces coordinations plurielles locales s’explique par la perspective de pouvoir profiter d’une sorte d’économie d’échelle protestataire. Les fondements de cette économie tiendraient à la diversité des compétences, des capitaux et des positionnements détenus par les différentes composantes : la proximité relative avec les pouvoirs locaux (dans le cas, notamment, des syndicalistes de longue date), la notabilité sociale (dans le cas de figures publiques populaires, telles que les enseignant.e.s) ou une base militante nombreuse (les groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s et les associations culturelles, sportives, etc.). La conjugaison de ces attributs permettait de réduire le coût de chaque nouvelle action et d’attirer des individus a priori liés à aucun de ces collectifs. À Bouarfa particulièrement, le capital symbolique du porte-parole de la coordination a été un atout qui a facilité la cohésion. Il s’agissait d’un enseignant de collège qui, malgré ses attaches organisationnelles (syndicaliste de la CDT, membre du PSU et de l’AMDH), ou peut-être grâce à celles-ci, était considéré comme capable de transcender les différents intérêts catégoriels. Le caractère consensuel et l’ascendant social de ce coordinateur (le « moins pire de tous les coordinateurs potentiels », selon les militant.e.s interviewé.e.s) était apprécié par toutes les composantes, car aucune n’a ressenti le risque de voir ses intérêts subordonnés aux priorités d’autrui.
46La prédisposition des chômeur.se.s à participer à une dynamique protestataire large à Bouarfa et à Sidi Ifni qui ne se restreignait pas aux questions d’emploi était d’autant plus probable que le discours revendicatif restait d’ordre social. La prédominance du registre social a en fait distingué les mobilisations locales du type tansikiya de la période 2006-2010 du mouvement national déclenché le 20 février 2011, dans le contexte des révoltes régionales. En effet, la portée contestataire des protestations organisées dans le cadre du M20F était clairement affirmée, ce qui a éloigné une partie des chômeur.se.s organisé.e.s.
Des compagnons de route peu fiables ? Les diplômé.e.s chômeur.se.s et le M20F de 2011
47Entre 2006 et 2010, les coordinations locales contre la hausse des prix et la dégradation des services publics ont dénoncé la dégradation des conditions de vie de la population. Le mouvement s’est déployé sur plusieurs dizaines de villes et a organisé quatre marches nationales. Toutefois, le cahier des doléances est resté circonscrit aux questions matérielles et sociales. La raison était qu’il s’agissait tant d’optimiser la capacité de mobilisation auprès d’une population idéologiquement diversifiée que de minimiser le risque de répression, car la remise en cause des fondations structurelles de la domination politique au Maroc constitue une « ligne rouge ».
48En revanche, le paysage semble changer en 2011 dans le contexte des révoltes régionales, ainsi que la marge des possibles. Les révoltes qui conduisent au départ de Zine El Abidine Ben Ali en Tunisie et de Hosni Moubarak en Égypte ont montré la vulnérabilité de systèmes d’autorité personnifiés par des leaders dont la légitimité s’effondre (Camau, 2011). Le caractère extraordinaire de ces rebondissements suscite un changement d’état d’esprit chez des activistes marocain.e.s : désormais, ils et elles semblent se sentir dispensé.e.s de faire des choix tactiques respectueux des limites imposées par le régime. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le Mouvement du 20-Février explicite, enfin, le « discours caché » (Scott, 1990) des mobilisations sociales déployées quelques années auparavant, discours sous-entendu mais pas explicitement formulé. Selon ce « discours caché », la précarité matérielle de la population et l’autoritarisme sont les deux faces de la même monnaie, comme le montrent les morts de Said Khaled en Égypte et de Mohamed Bouazizi en Tunisie34.
49Avec en toile de fond les révoltes populaires se déroulant en Tunisie, en Égypte, au Bahreïn, en Libye et en Syrie, un appel à manifester est lancé sur Facebook par un groupe d’internautes marocain.e.s. Cet appel, pour le 20 février 2011, invite à marcher contre la corruption et la dégradation des conditions sociales dans le royaume. La réponse à l’appel prend la forme de plus d’une cinquantaine de marches à travers le pays et permet la cristallisation du M20F, qui appellera à manifester encore plusieurs fois dans les mois qui suivent. Le M20F constitue un autre exemple intéressant pour explorer les relations entre les groupes de chômeur.se.s et d’autres acteurs de l’espace des mouvements sociaux. Encore une fois, les positions des groupes de chômeur.se.s n’ont pas été univoques : l’ANDCM s’est présentée comme alliée de la nouvelle mobilisation, alors que l’attitude des groupes de troisième cycle s’est caractérisée par le retrait. Les facteurs explicatifs ont toujours trait aux rapports établis avec l’État et à l’insertion (différenciée) dans la communauté de mouvement social de gauche.
50La particularité du discours du M20F réside dans l’explicitation du nœud entre des questions telles que le chômage ou le manque de moyens des services publics et la manière dont l’autorité politique est exercée. La corruption, la faible autonomie de la justice ou l’opacité d’un « capitalisme de copains35 » bâti autour du roi (Oubenal & Zeroual, 2017) sont dénoncées comme des maux subis quotidiennement par la population sous la forme d’une répartition inégale des ressources et d’exclusion sociale. Parmi les revendications du M20F on trouve l’exigence de la limitation du pouvoir exécutif du roi, l’autonomisation de la justice par rapport au champ du pouvoir et l’élimination des pratiques oligarchiques dans l’économie. Ces revendications ayant trait au domaine de la gouvernance se combinent avec des demandes en rapport avec la lutte contre le chômage et la pauvreté, avec l’accès aux services de base et avec un traitement digne des populations par les pouvoirs publics.
51Dans ce climat, on aurait pu espérer une convergence entre les diplômé.e.s chômeur.se.s organisé.e.s et le M20F. Or l’ensemble des groupes de chômeur.se.s n’a pas répondu au rendez-vous. Seule l’ANDCM a rejoint le Comité national d’appui au Mouvement du 20-Février (CNAM). L’association s’en est distanciée quelque temps plus tard au niveau national, tout en continuant à prendre part à l’organisation des actions du mouvement dans les provinces. Pour ce qui est des autres groupes concentrés à Rabat, c’est-à-dire les diplômé.e.s de troisième cycle, non seulement ils et elles n’ont pas rejoint le mouvement, mais ils et elles ont interrompu leur propre activité protestataire au plus fort de la crise politique déclenchée par l’irruption du mouvement, lors du processus de révision constitutionnelle de la fin du printemps 2011.
52Les militant.e.s de l’ANDCM et ceux et celles à la base du M20F partagent des espaces de multi-appartenance militante : ATTAC, AMDH, UNEM, Annahj, etc36. D’ailleurs, la composition sociologique des coordinations locales du M20F recoupe presque complètement celle des tansikiyat contre la vie chère existant quelques années avant. Ces différents collectifs partagent aussi des référents culturels : la socialisation politique à gauche de la plupart des membres de l’ANDCM les prédisposait à partager l’analyse de la situation proposée par le M20F37, qui relie la question sociale et la question politique, comme le font tant d’acteurs de l’extrême gauche marocaine, ainsi que l’islamisme contestataire (Bennani-Chraïbi, 2011). Cette socialisation politique n’est pas majoritaire parmi les militant.e.s des groupes de troisième cycle. Lorsqu’elle est présente (exemple des permanent.e.s du siège du PSU), elle est euphémisée au profit d’un discours technique sur le chômage et d’une image se voulant apolitique des groupes.
53Un autre facteur conditionnant la convergence (ou son absence) des chômeur.se.s avec le M20F est l’efficacité espérée des protestations des premier.ère.s, elle-même dépendante de l’état des négociations avec les pouvoirs publics. Comme il a été mentionné à plusieurs reprises, l’ANDCM accumule des années d’ostracisation par les pouvoirs publics et est exclue des cercles de négociation. Au contraire, les diplômé.e.s de troisième cycle rencontrent fréquemment des responsables publics. Bien que leur présence dans ces espaces de discussion soit toujours dominée et conditionnée au bon vouloir des autorités, les diplômé.e.s y font reposer leurs espoirs de recrutement. Selon les groupes, ces circuits risqueraient d’exploser si les diplômé.e.s de troisième cycle abandonnaient leur style revendicatif autolimité en s’engageant dans un projet plus subversif et contestataire, comme l’est celui du M20F. Plus concrètement, la suspension de l’activité protestataire des diplômé.e.s de troisième cycle pendant la période de février-juin 2011 répondait à la promesse du Premier ministre de l’époque d’embaucher les diplômé.e.s de troisième cycle si ceux et celles-ci se tenaient en marge de la nouvelle mobilisation.
54La prise en compte des revendications des diplômé.e.s chômeur.se.s favorise le maintien de pratiques informelles de gestion des ressources publiques (voir le chapitre 6) : l’embauche de personnes proches des élus et autorités publiques, la mobilisation discrétionnaire de budgets, etc. Ces formes de népotisme et de corruption sont dénoncées avec virulence par le M20F. Chez les groupes de troisième cycle, l’adaptation aux conditions imposées par les interlocuteurs officiels provoque une dissonance cognitive entre les revendications – transparence et accès juste et méritocratique à l’emploi – et les compromis auxquels les chômeur.se.s se prêtent – autolimitation des formes d’action, discours mettant l’accent sur le chômeur-victime, négociation autour des postes et des quotas d’insertion. Le discours militant sur le droit au travail et la critique d’un État qui recrute sur des bases élitistes et népotistes coexiste avec l’acceptation d’accords d’embauche fondés sur des critères obscurs. Ces accommodements ne sont évidemment pas sans effets sur l’image que les groupes donnent d’eux-mêmes aux autres acteurs de l’espace des mouvements sociaux. En effet, ils contribuent à transmettre une image homogène des diplômé.e.s chômeur.se.s comme une catégorie corporatiste et non solidaire et, dans le meilleur des cas, comme un allié instable et opportuniste :
Aux diplômés chômeurs [les groupes de troisième cycle], on leur dit : « Si vous faites ces manifestations pour le peuple marocain, alors vous serez des héros. » Et ils me répondent : « Non ! Non ! On ne veut pas être des héros, on ne veut que travailler. » [...] Le piège des diplômés chômeurs, c’est qu’ils n’ont pas fait attention à revendiquer pour le chômage des autres. On leur dit que le comité 38 est pour eux, pour les aider à faire avancer les manifestations, et qu’il est pour nous un moyen de stopper la répression. Mais il faut aussi que vous aidiez les autres, c’est normal non39 ?
55Autant le but de la revendication des diplômé.e.s chômeur.se.s (un emploi nominatif, qui répondrait au classement par points fait dans les groupes) que la manière dont celle-ci est exprimée laissent transparaître les limites que la relation construite avec les pouvoirs publics impose à l’action collective. La frontière à ne pas franchir est la remise en question de la structure d’autorité articulée autour du roi. Les groupes de troisième cycle se tiennent éloignés de cette frontière en délivrant un discours technique sur le chômage, sans imputation de responsabilité politique. La raison est de ne pas perdre l’avantage qui, éventuellement, pourrait être tiré des négociations. Dans le cas de l’ANDCM, sa marginalisation par rapport à l’espace de négociation rend nulle cette contrainte discursive et tactique.
56À l’inverse des chômeur.se.s présenté.e.s en Tunisie comme des catalyseurs du mécontentement et comme le fer de lance des protestations contre Ben Ali et son système politique, au Maroc une partie de la nébuleuse chômeuse a veillé à signaler que sa lutte n’avait rien à voir avec les ambitions contestataires du M20F. De leur côté, les activistes du M20F ont accordé un très faible crédit aux chômeur.se.s en tant qu’allié.e.s potentiel.le.s :
Lors d’une assemblée générale du M20F, la question de la simultanéité des revendications de collectifs professionnels (enseignant.e.s du secondaire, médecins, professionnel.le.s de la justice, ingénieur.e.s de Maroc Télécom) et de la possibilité d’explorer des formes de coordination avec ces différentes voix anime la discussion. Un participant ajoute que, précisément en ce moment, un groupe de diplômé.e.s de troisième cycle vient d’occuper le ministère de l’Éducation nationale. Il finit son intervention avec une proposition : que la coordination de Rabat du M20F exprime publiquement sa solidarité avec les chômeur.se.s. La réaction est une explosion de rires dans la salle qui, accompagnée de quelques expressions isolées – « Pff !! Et eux, alors, ils ne roulent que pour eux ! » – met rapidement un terme à la discussion40.
57Alors que le non-respect des engagements pris par le Premier ministre El Fassi envers les diplômé.e.s de troisième cycle a poussé ces dernier.ère.s à descendre à nouveau dans la rue durant l’été 2011, la distance a en réalité été renforcée entre les diplômé.e.s chômeur.se.s et le M20F. En effet, les militant.e.s de ce dernier voyaient dans les attitudes erratiques des premier.ère.s une volonté d’instrumentaliser le climat d’opportunité protestataire généré par les manifestations à répétition depuis le mois de février.
*
58Les scènes décrites dans ce chapitre révèlent des rapports variés (de coopération, de compétition, de distinction, de méfiance, etc.) entre les diplômé.e.s chômeur.se.s et d’autres acteurs de l’espace des mouvements sociaux. Au vu de la complexité de ces rapports, le mouvement des chômeur.se.s apparaît comme une nébuleuse hétérogène, peuplée d’acteurs qui conçoivent différemment la façon de se battre pour le droit à l’emploi.
59Afin de comprendre la logique sous-jacente aux types d’interactions entre les différents groupes de chômeur.se.s et d’autres acteurs de l’espace des mouvements sociaux, deux facteurs semblent se distinguer. Le premier est le type de socialisation politique des chômeur.se.s (ou le type de référents politiques valorisés par le groupe de chômeur.se.s en question), que j’ai traité sous la forme de la participation (ou non) à une communauté d’engagement militant de gauche. L’ANDCM apparaît clairement comme le groupe de chômeur.se.s qui revendique une filiation avec la gauche et qui partage de nombreux lieux (de sociabilité, de commémoration, de lutte) avec d’autres unités militantes se réclamant de la gauche. Cette proximité permet de comprendre les collaborations fréquentes de l’ANDCM avec des dynamiques protestataires plus larges. Le deuxième facteur, lié en fait au premier, est le type de rapport construit avec l’État (plus spécifiquement avec le conseiller du Premier ministre) au fil de l’interaction protestataire avec les pouvoirs publics. La proximité de l’ANDCM avec des acteurs contestataires a conduit l’association à une situation de marginalité qui contraste fortement avec l’accès aux pouvoirs publics que les groupes de troisième cycle semblent avoir établi. Nous avons vu comment le soin apporté à cet accès induit les groupes de chômeur.se.s à se distinguer des acteurs perçus comme contestataires.
60Ces deux facteurs ont bien entendu des effets sur les modalités de déploiement de la protestation chômeuse et sur les attentes d’efficacité attribuées par les chômeur.se.s à leur propre protestation. Ils nous permettent également de comprendre pourquoi le mouvement des chômeur.se.s dure depuis environ trente ans.
Notes de bas de page
1 Comme cela avait été le cas avec le M20F, invité à présenter ses propositions au comité chargé de réfléchir à la réforme constitutionnelle pendant l’été 2011.
2 Dans le même sens, il ne faut pas oublier non plus la disposition de certains mouvements, comme Al Adl wal Ihsân ou le collectif du Mouvement pour la laïcité (MALI) à traverser les lignes rouges imposées par le régime, malgré la répression que cela implique pour leurs militant.e.s.
3 Les Hirak de 2017 et 2018 renouent avec le discours du M20F et des révoltes qui, dans les années 2000, dénoncent la marginalité à laquelle sont soumises les régions du Maroc dit « inutile ».
4 D’un point de vue scientifique, on ne peut pas dire que la relation entre les pouvoirs publics et certains acteurs du mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s fasse de ce dernier un mouvement corporatiste. Le corporatisme implique d’occuper une position de représentant d’un collectif, d’accès à la fabrique de la politique publique et d’interlocuteur privilégié avec l’État (Cisar, 2013). L’« accès » des chômeur.se.s à l’État est toujours conditionné et n’est jamais acquis une fois pour toutes, du fait que l’État leur nie le statut de représentants de qui que ce soit.
5 Les « Marches européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions » sont une plateforme d’organisations créée en 1997, structurée notamment autour de l’opposition au traité de Nice et à la directive Bolkestein.
6 Ces relations internationales de l’ANDCM ont d’ailleurs abouti à la production de deux publications réalisées en partenariat avec ATTAC Maroc (2001) et la CGT (2003), ainsi que de journées d’actions conjointes, d’invitations réciproques, etc.
7 Entretien avec Ali Lotfi, secrétaire général de l’ODT, Rabat, juin 2008.
8 Une équipe de tournage espagnole qui réalisait un documentaire sur les « dégâts de la mondialisation » en Afrique a donné la parole à un diplômé chômeur de troisième cycle qui s’est exprimé ainsi : « Nous vivons une injustice. Tu ne sais pas ce que c’est pour un docteur d’aller chercher dans la poubelle quelque chose à manger… Nous avons droit à la fonction publique… C’est écrit dans la Constitution et les décrets ministériels ! » (Propos tenus par le secrétaire général des Quatre groupes, El Jadida, juillet 2008).
9 Entretien avec Julie, Rabat, mai 2008.
10 D’après les derniers chiffres du Haut-Commissariat marocain au plan publiés avant le début de la campagne électorale de 2007 (rapport « Activité, emploi, chômage », 2007), le taux de chômage est de 15,8 % en milieu urbain (31,2 % pour les diplômé.e.s de 25 ans à 34 ans). Le Parti de la justice et du développement (PJD) promet la création de 300 000 postes par an. Le Parti de l’Istiqlal (PI) s’est engagé à créer 1,3 million d’emplois d’ici 2012 ; l’Union socialiste des forces populaires (USFP) et le Parti du progrès et du socialisme (PPS), 2 millions. Le Mouvement populaire (MP) table sur la création de 300 000 emplois par an, pour atteindre 1,5 million de nouveaux emplois à l’horizon 2012. Le Parti socialiste unifié (PSU) propose 350 000 postes et un renforcement de l’embauche publique. Les propositions de chaque parti sont détaillées dans le dossier spécial sur les élections de 2007, « Chômage », paru dans Al-Ahdath al-magribiya le 23 août 2007.
11 Sortie de campagne, Salé, août 2007.
12 Propos recueillis lors d’une sortie de campagne, Salé, septembre 2007.
13 À titre de comparaison, le maximum qu’une liste était habilitée à dépenser légalement dans sa circonscription lors de ces élections s’élevait à 250 000 dirhams, ce qui avait été dénoncé par les candidats comme une somme insuffisante.
14 Les « grands taxis » sont un moyen de transport assez populaire, utilisé pour couvrir des distances relativement longues au sein des villes ou entre des villes. Il s’agit de vieilles Mercedes qui accueillent jusqu’à six passager.ère.s.
15 Observations de terrain, Rabat, août 2007.
16 Observations de terrain, Salé, septembre 2007. Les diplômé.e.s utilisent la forme passive mu‘atil, qu’ils traduisent par « enchômagés », et qui participe à la construction politique de la revendication. Il suffit de changer deux lettres au mot mu‘atil pour le transformer en muwatin (citoyen) et rendre électoralement valables des slogans très utilisés par l’ANDCM.
17 Observations de terrain, Salé, septembre 2007.
18 Entretien avec S. R., Salé, août 2007.
19 Parmi les exemples de protestations en périphérie depuis les années 2000 : en 2001, Béni Tadjit (province de Figuig) ; en 2004, Tamassint (Rif) ; dès 2005, Al Hoceima, Khenifra ; en 2007, Sefrou ; en 2008, Boumalne Dadès et Zagora ; en 2009, Khnichet et Beni Mellal. L’inventaire de ces actions collectives est difficile à établir car les médias ou les sites internet associatifs ne s’en font pas toujours l’écho. Les exemples les plus récents sont ceux du Rif et de Jerada en 2017-2018.
20 Le Front Polisario est un mouvement politique et armé du Sahara occidental créé en 1973 pour lutter contre l’occupation coloniale espagnole. Depuis 1975, il s’oppose à la présence marocaine au Sahara occidental.
21 Entretien avec Laïdi, membre de l’Association de licenciés chômeurs, Bouarfa, mars 2008.
22 Le parti pris des chômeur.se.s était celui de favoriser le déclenchement d’une dynamique revendicative multisectorielle (Dobry, 1983) à même d’augmenter la pression sur les autorités et de les rendre réceptives aux revendications des chômeur.se.s.
23 À Bouarfa, on trouve un des très rares exemples de groupe de chômeur.se.s non diplômé.e.s : l’Association de lutte contre la pauvreté et de défense du droit au travail (ALCPDDT).
24 À l’époque du protectorat espagnol, Sidi Ifni, capitale de l’Afrique occidentale espagnole, disposait d’un port de pêche et de transport international. Malgré les conditions inhospitalières de la côte atlantique, le port disposait d’infrastructures de pointe (un téléphérique pour les décharges de marchandises et l’embarquement de personnes). La rétrocession au Maroc a impliqué une perte dramatique du statut du port.
25 Un intérêt majeur, mais revendiqué moins clairement, était de profiter des avantages fiscaux de la région Guelmim-Smara, inexistants dans le reste du pays.
26 Quatre tentatives d’émigrations collectives vers l’Algérie ont eu lieu à Bouarfa entre mars 2005 et mars 2009. Dans un cas, les émigré.e.s réussirent à traverser la frontière, officiellement fermée depuis 1994, mais ils et elles furent rapidement refoulé.e.s par la police algérienne. Ces actes sont symboliquement forts, compte tenu de la lourdeur du contentieux algéro-marocain (Mohsen-Finan, 1997).
27 Voir les témoignages présentés dans Bennafla & Emperador Badimon, 2010.
28 Entretien avec un ancien membre de l’ANDCM, fonctionnaire à la Province, Bouarfa, avril 2008.
29 Cependant, l’absence de suivi journalistique dans les petites villes a réduit la contrainte pesant sur l’impunité des forces de l’ordre. Le 30 mai 2008, le blocus du port de Sidi Ifni par un groupe de jeunes a déchaîné une action répressive inouïe. Il s’agissait en effet d’une action inédite, menaçant un intérêt très sensible : la pêche. Ce « samedi noir », appelé ainsi par les militant.e.s, a également provoqué une guerre de l’information, dont la chaîne qatarie Aljazeera et des journalistes arrivés en ville pour couvrir les événements ont aussi fortement pâti : interdictions, rétentions, menaces d’agression, etc.
30 Les militant.e.s se situant à gauche ont pourtant lu l’entrée dans les institutions comme une défaite et comme une nouvelle victoire de la sempiternelle logique de cooptation du Makhzen.
31 À Bouarfa, en juin 2011, dix militants associatifs et syndicaux ont été condamnés à des peines de prison de deux ans et demi à trois ans, accusés de manifestation illégale et d’incitation à l’usage de la violence contre les forces de l’ordre.
32 Entretien avec un diplômé chômeur organisé, Bouarfa, novembre 2007.
33 Entretien avec un diplômé chômeur organisé, Bouarfa, novembre 2007.
34 Saïd Mohamed Khaled, 28 ans, fut assassiné par deux policiers en civil à Alexandrie en juin 2010. Mohamed Bouazizi, 26 ans, fut contraint de cesser de vendre des légumes sur une charrette et dénonça sa situation en s’immolant par le feu dans la ville tunisienne de Sidi Bousaid, en décembre 2010. Son acte et son décès (en janvier 2011) sont considérés comme des déclencheurs de la révolution en Tunisie.
35 L’expression « crony capitalism » fut utilisée pour la première fois en 1980 par George M. Taber, rédacteur de la section économique de la revue Times, pour caractériser l’économie philippine sous Ferdinand Marcos. L’expression fait référence à des pratiques collusives entre les pouvoirs publics et quelques acteurs économiques dominants, qui provoquent une distorsion du « marché libre » et favorisent ces acteurs.
36 Il est pourtant nécessaire de noter que le M20F n’est pas un mouvement d’extrême gauche. Le M20F a fait preuve, pendant les premiers mois, d’un fort caractère transversal qui s’est traduit par la convergence de militant.e.s islamistes et laïc.que.s. Dans le cas de Casablanca, une composante fondamentale du M20F a été le tissu associatif de développement local et d’animation socioculturelle. Pour une sociologie du M20F à Casablanca, voir Bennani-Chraïbi et Jeghlally (2012). Smaoui et Wazif ont travaillé sur le mouvement à Rabat (2013).
37 Ce rapprochement de thèmes n’est pas inédit. Lors de la campagne pour les élections législatives de 2007, le Parti socialiste unifié (PSU) a pris comme un des axes de son programme la réforme constitutionnelle et notamment la révision de l’article 19 consacrant l’inviolabilité du roi.
38 Il s’agit du Comité de défense des droits publics et contre la répression.
39 Entretien avec Adil, activiste de l’AMDH, Rabat, juin 2012.
40 Observations de terrain, Rabat, mai 2011.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Penser les frontières sociales
Enquêtes sur la culture, l’engagement et la politique
Lilian Mathieu et Violaine Roussel (dir.)
2019
Lutter pour ne pas chômer
Le mouvement des diplômés chômeurs au Maroc
Montserrat Emperador Badimon
2020
Sur le terrain avec les Gilets jaunes
Approche interdisciplinaire du mouvement en France et en Belgique
Sophie Béroud, Anne Dufresne, Corinne Gobin et al. (dir.)
2022
Le genre en révolution
Maghreb et Moyen-Orient, 2010-2020
Sarah Barrières, Abir Kréfa et Saba Le Renard (dir.)
2023