Chapitre 5
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s : variations autour de l’autolimitation
p. 129-152
Texte intégral
1Comme pour n’importe quelle mobilisation protestataire, les diplômé.e.s chômeur.se.s organisé.e.s ont recours à des tactiques pour faire avancer leurs demandes. Par tactique protestataire, on entend un type d’action intentionnelle, publique et qui conteste une situation jugée condamnable. Ces tactiques sont des « épisodes interactifs qui lient les acteurs des mouvements sociaux entre eux ainsi qu’à leurs opposants et aux autorités » (Taylor & Van Dyke, 2004, p. 265). La panoplie de tactiques utilisée par les diplômé.e.s chômeur.se.s est relativement diversifiée : marches et manifestations, sit-in, occupations de bâtiments ministériels et de sièges de partis politiques, grèves de la faim ou tentatives de suicide. Ces tactiques forment un répertoire d’action au sens de Charles Tilly : « Un ensemble limité de routines qui sont apprises, partagées et jouées à travers un processus de sélection relativement délibéré. » (1978 ; 1993) Elles présentent un caractère contraint, car historique et localement situé, forgé dans l’interaction avec les pouvoirs publics.
2La manifestation est la tactique protestataire la plus récurrente. Les diplômé.e.s chômeur.se.s s’y réfèrent sous le nom de « mouthahara » ou, tout simplement, de « khoroj » (sortie). Ce que les militant.e.s attendent des manifestations est que leur accumulation pousse les pouvoirs publics à réagir favorablement à leurs demandes. Mais, en même temps, le déploiement de chaque mouthahara (ainsi que des autres actions) implique une négociation constante avec les frontières du politiquement tolérable imposées par les pouvoirs publics et perçues par les chômeur.se.s1.
3Faute d’autorisation des groupes de chômeur.se.s par les autorités, toutes les occupations de rue qu’ils entreprennent se réalisent hors du cadre légal. Le simple fait de manifester constitue déjà un acte de désobéissance au Code des libertés publiques de 19582. Mais comme le dit cet adhérent d’un groupe de troisième cycle :
Bien sûr qu’on ne demande pas d’autorisation. On ne l’aurait jamais. Et, en plus, est-ce qu’on doit demander une autorisation à chaque fois qu’on sort ? Non ! Est-ce que c’est légitime ce qu’on fait ? Si on ne gêne pas les gens, tout le monde va nous oublier... Mais si on gêne les gens, si on crée des troubles, alors l’État sait qu’on est là3.
Comme je l’ai expliqué auparavant, l’absence d’autorisation n’empêche pas la reconnaissance des groupes de chômeur.se.s en tant qu’interlocuteurs des autorités. En réalité, la précarité statutaire est une arme à double tranchant : sans empêcher l’établissement de négociations avec les responsables publics, elle sert aussi à justifier l’application des mesures répressives envers ces groupes.
4La récurrence des actions des chômeur.se.s n’a pas d’équivalent dans d’autres collectifs protestataires du Maroc contemporain. En 2011, le Mouvement du 20-Février (M20F) a renoué avec la tradition des marches massives des années 1990 contre l’occupation israélienne de la Palestine, contre la guerre du Golfe en 1991 ou encore avec celles animées par le mouvement islamiste, notamment par l’organisation tolérée mais non légalisée Al Adl wal Ihsâne. Les manifestations des diplômé.e.s chômeur.se.s n’ont jamais été aussi massives que les exemples mentionnés ci-dessus. Néanmoins, elles ont comme particularité une fréquence très élevée. L’ANDCM, les groupes de troisième cycle et de diplômé.e.s handicapé.e.s peuvent arriver à manifester tous les jours à certaines périodes, par exemple aux alentours des rendez-vous électoraux ou à des moments où les négociations avec les pouvoirs publics stagnent4.
5Une telle intensité dans les manifestations pose plusieurs interrogations. Il pourrait être tentant de songer à une éventuelle levée de la coercition à l’égard des expressions publiques de mécontentement dans le royaume. Plusieurs auteurs ont signalé un élargissement de la marge d’action et d’expression des collectifs protestataires entre les « préparatifs de l’alternance gouvernementale en 1993 [...] [et le] début du règne de Mohamed VI » (Vairel, 2005 b, p. 394). Dans sa thèse sur le mouvement de défense des droits humains et contre l’impunité des années de plomb, Frédéric Vairel signale quelques particularités de la période : la « routinisation de l’expression publique d’indignations collectives, [la] naturalisation du recours au sit-in, [la] centralisation dans le temps politique des grands moments de participation politique par la manifestation de masse, [la] mondialisation des répertoires et [l’]usage du répertoire mondialisé » (ibid., p. 394-395). Néanmoins, les réactions des autorités à l’égard de la multiplication des arènes de contestation sont loin d’être restées toujours pacifiques, comme le montre bien la répression policière et judiciaire qui a touché le M20F en 2011 ou le Hirak au Rif en 2016 et 20175. Ce que l’on observe est plutôt une oscillation entre une approche répressive et une approche tolérante à géométrie variable, dont l’équilibre dépend des acteurs protestataires6. Depuis la fin des années 1990, la mobilisation des diplômé.e.s chômeur.se.s bénéficie en général d’une tolérance relative, à la différence d’autres acteurs protestataires (militant.e.s islamistes, de défense des droits humains, sahraoui.e.s, etc.)7. Mais, au sein de cet espace de mobilisation, la situation n’est pas la même pour tous les groupes de chômeur.se.s. Autrement dit, les chômeur.se.s protestataires font face à une réponse sécuritaire incertaine et variable, selon le degré de subversion de ces différents groupes (Davenport, 2000 ; 1995). L’incertitude de la réponse sécuritaire est d’ailleurs un instrument efficace de contrôle des chômeur.se.s, dont la plupart (notamment les groupes de troisième cycle) optent pour des actions qui combinent la perturbation de l’espace public et un discours modéré d’« appel au prince ».
6Le but de ce chapitre est de montrer comment les choix de tactiques protestataires participent de la construction d’un rapport de force entre les groupes de chômeur.se.s et les pouvoirs publics. La première partie du chapitre examine la khoroj, la manifestation « routinière » des diplômé.e.s chômeur.se.s organisé.e.s. Si celle-ci peut sembler routinière, elle n’a pas pour autant un caractère redondant car, à chaque fois, les chômeur.se.s doivent gérer des incertitudes sécuritaires qui rendent chaque action différente. Néanmoins, la répétition de certaines caractéristiques donne à l’ensemble des manifestations un air de famille. La deuxième partie porte sur des tactiques « extraordinaires », moins fréquentes, auxquelles les militant.e.s ont parfois recours dans une logique d’escalade : les occupations de bâtiments publics et les tentatives de suicide. Le caractère singulier de ces actions n’est pas une garantie d’impact positif sur la capacité de pression des groupes, car cet impact dépend plutôt des conditions de réalisation de ces actions.
La manifestation des diplômé.e.s chômeur.se.s, une pratique routinière ?
7La manifestation est la tactique la plus récurrente des groupes de chômeur.se.s. En effet, la fréquence des sorties est élevée : deux, trois, voire quatre fois par semaine, et cela pendant plusieurs mois ou années. Réalisées de façon simultanée par plusieurs groupes, mais sans coordination, ces manifestations, et leur déroulement, finissent par apparaître routinières et répétitives. Pourtant, à chaque manifestation, les groupes doivent calculer leurs gestes et composer avec les limites du tolérable imposées par les pouvoirs publics (et perçues par les protestataires). Par conséquent, leur issue est toujours incertaine.
Manifestation de diplômé.e.s chômeur.se.s à Rabat
Centre-ville de Rabat, 19 heures 45. Trois groupes de troisième cycle (les Quatre Groupes, Tansikiya et Fatiya) sont réunis devant le Parlement et le long de la partie fleurie du boulevard Mohammed V. Chaque groupe se partage l’espace de manière ordonnée : les Quatre Groupes, dont les militant.e.s sont habillé.e.s avec des gilets bleus, sont à moins de deux mètres des grilles du Parlement. Une haie de forces de sécurité les sépare du bâtiment. Sur la pancarte, on peut lire la revendication du groupe : « Nous exigeons l’insertion immédiate des membres des Quatre Groupes dans la fonction publique en accord avec les décrets ministériels. » En face, les militant.e.s de Tansikiya, brandissant des banderoles de couleur bleu ciel, s’étendent sur l’esplanade piétonnière du boulevard Mohammed V à hauteur du Parlement. La plupart des militant.e.s adressent leurs slogans au Parlement, mais quelques-un.e.s sont tourné.e.s vers les piéton.ne.s qui parcourent le boulevard. Ils et elles tiennent des affiches qui montrent des photos de camarades blessé.e.s et le slogan du groupe en plusieurs langues.
Le Rassemblement marocain des cadres supérieurs chômeurs, des bandanas de couleur jaune fluorescent sur la tête, avance en cortège depuis le bas du boulevard. Le cordon de sécurité demande aux automobilistes quelques minutes de patience. À ce moment-là, un membre des Quatre Groupes essaie d’atteindre les grilles du Parlement. Les policiers chargent contre les manifestant.e.s, qui courent vers le bas du boulevard. Un militant désemparé, la tête ensanglantée, est assisté par ses camarades. D’autres blessé.e.s attendent, assis.es par terre, l’arrivée des ambulances. Une file de policiers empêche le comité médical de Tansikiya, mobilisé pour secourir les collègues des Quatre Groupes, d’accéder aux blessé.e.s. Les membres des « comités de terrain » des différents groupes lèvent des banderoles pour rassembler les militant.e.s dispersé.e.s, mais ils peinent à tenir les rangs. Cris et sifflets multiplient l’impression de confusion. Les militant.e.s crient « Criminels ! Criminels ! » et « Regarde peuple, les rues de Rabat se remplissent du sang des chômeurs ! »
Source : Notes de terrain, Rabat, février 2008.
8Ces notes ont été prises durant l’observation d’une manifestation de diplômé.e.s de troisième cycle à Rabat. Mais cette description est tout à fait valable pour d’autres khoroj. Le « déplacement collectif organisé sur la voie publique aux fins de produire un effet politique par l’expression pacifique d’une opinion ou d’une revendication » (Favre, 1990, p. 15) est devenu la principale voie d’existence publique des chômeur.se.s au Maroc. Comme pour les autres éléments du répertoire protestataire, la khoroj s’inscrit dans une temporalité longue, notamment celle des marches de soutien aux peuples palestinien et irakien des années 1990, ainsi que dans la tradition des sit-in au Maroc, rendus récurrents par le mouvement de défense des droits humains et de lutte contre l’impunité8. Quand elles n’ont pas été associées à des émeutes (Le Saout & Rollinde, 1999), les protestations universitaires et lycéennes ont parfois pris l’apparence de marches, souvent limitées aux lieux d’étude. Ce référent issu du monde étudiant est celui qui a le plus influencé la première cohorte de diplômé.e.s chômeur.se.s, regroupé.e.s au sein de l’ANDCM. Ce choix tactique, qui ne répondait pas forcément à l’efficacité attendue mais correspondait à la mobilisation de repères familiers et aux contraintes perçues (Tilly, 1984 ; Contamin, 2005), continue à être le pilier tactique de tous les groupements de personnes chômeuses trente ans plus tard.
9Pour que la manifestation soit tolérée, elle doit respecter quelques normes d’autolimitation. De plus, la réponse sécuritaire n’est pas la même pour tous les groupes de chômeur.se.s : la tolérance relative dont profitent les manifestations des groupes de troisième cycle (plus prudents au niveau de la rhétorique employée) contraste avec la répression qui s’abat de façon presque systématique sur les actions (souvent un peu plus audacieuses dans le discours et / ou dans la pratique) de l’ANDCM ou des groupements de chômeur.se.s handicapé.e.s. L’autolimitation des manifestations se réalise de plusieurs façons : choix du lieu ciblé, discours employé, attitude adoptée par les chômeur.se.s pendant l’action, etc. Ces dimensions d’autolimitation sont abordées à travers l’examen des phases « modèle » de la manifestation et grâce à l’analyse des opérations de contrôle de l’image du groupe qui s’y déploient.
Qui est ciblé par les manifestations des chômeur.se.s ?
10À Rabat, la plupart des khoroj mènent au Parlement, qui se trouve au cœur du centre administratif, culturel et logistique de la ville. Dans les villes de province, les khoroj ciblent le siège de la province ou la bachaouiya, des lieux rattachés au ministère de l’Intérieur. Moins fréquentes, mais pas insolites, sont les manifestations qui se déroulent devant des sites dépendants du ministère de l’Emploi et des Affaires sociales, comme les bureaux de l’Agence nationale pour l’emploi et les compétences (ANAPEC) et de l’Office de la formation professionnelle et de la promotion du travail (OFPPT). Pourquoi dans certains cas est-ce un symbole du pouvoir législatif qui est ciblé, alors que dans d’autres cas on s’attaque à des symboles de l’exécutif ?
11Le choix du Parlement comme cible spatiale à Rabat est un choix par défaut. Lors des manifestations devant la Chambre législative, on peut entendre fréquemment des exhortations du type « il faut que l’État se tourne pour nous regarder9 », lancées par les chômeur.se.s. L’« État » invoqué est un euphémisme qui renvoie au roi, au ministère de l’Intérieur et, en dernière instance, au Premier ministre (concrètement, aux conseillers du Premier ministre responsables des questions sociales). Selon la perception des protestataires, c’est au niveau de ces institutions que les décisions favorables aux intérêts des personnes diplômées chômeuses sont prises10. En revanche, on ne crédite pas le Parlement d’une grande capacité d’action. Si le Parlement est choisi à Rabat comme lieu cible, c’est parce qu’il reste un haut lieu symbolique et, surtout, d’accès facile, à proximité des agences de presse et de la vie sociale et culturelle de la ville. Le quartier où se trouve le Parlement est un lieu scruté en permanence (par des passant.e.s, des journalistes, des fonctionnaires, etc.), à la différence du quartier où siègent les ministères.
12En outre, les chômeur.se.s considèrent que le ciblage de ce lieu, le Parlement, ne constitue pas une « ligne rouge » de l’expression politique : issue de la concurrence électorale, il va de soi que la Chambre législative peut faire l’objet de critiques. Il en est autrement pour le ministère de l’Intérieur et, surtout, pour le Palais, dont l’interpellation directe reste un tabou11. Dans la mesure où le siège du cabinet du Premier ministre est placé dans l’enceinte du Palais royal, il est rarement ciblé par les manifestations. Lorsque c’est le cas, les affrontements entre les forces de sécurité qui surveillent le Palais royal et les protestataires provoquent toujours un nombre élevé de blessé.e.s dans les rangs des chômeur.se.s. C’est souvent ce qui se passe avec les groupes de diplômé.e.s handicapé.e.s, qui font preuve d’une plus grande audace en matière d’occupation de l’espace public : le prétexte de la cécité est brandi pour s’approcher de l’enceinte du Palais royal ou pour réaliser des actions extrêmes telles que l’occupation des rails du train.
13Mais les « zones rouges » sont, en réalité, à géométrie très variable. Une observation réalisée pendant un festival de musique à Rabat illustre cela. Mawazine est un festival annuel qui réunit des stars internationales aux cachets très élevés. Normalement, la venue de ces stars est financée par les contribuables, ce qui fait tous les ans l’objet de polémiques dans la presse et dans les milieux militants. Au moment de l’observation, le festival avait installé une scène sur l’avenue Mohammed V. Un soir, un groupe de chômeur.se.s profite des préparatifs d’un concert pour se faire remarquer :
Les membres de Tajammo scandent des slogans critiques contre les choix budgétaires de l’État, défiant les décibels des appareils de son en cours de test. Ils se mélangent avec le public qui attend le début du concert. Les militant.e.s se promènent avec des photos de blessé.e.s, ils et elles tiennent leurs bras levés et font un zéro avec leurs doigts en direction de la scène. Les diplômé.e.s chantent : « L’argent du peuple, où est-il parti ? En Suisse et au Mawazine ! » Quelques-un.e.s chantent l’hymne du Maroc. Un autre groupe de militant.e.s essaie de monter sur la scène, mais l’occupation est rapidement arrêtée par le bureau de Tajammo et les membres du groupe se dispersent. Je demande la raison à un membre du bureau : « Le caïd de la DAG [Direction des affaires générales, les renseignements du ministère de l’Intérieur] vient de nous avertir : “Cette scène a été payée par Sa Majesté, vous ne voudriez pas faire irruption dans la propriété de Sa Majesté, n’est-ce pas ? 12” »
14L’évocation par l’agent du ministère de l’Intérieur des limites de la tolérance du régime, qui, comme par magie (ou plutôt par le biais de l’invocation de l’autorité royale), se sont incarnées dans une scène prévue pour accueillir un concert, fut le moyen le plus efficace pour dissuader le groupe de poursuivre sa protestation.
15Le ciblage des lieux où se déroule une protestation dépend aussi du type de postes auxquels aspirent les chômeur.se.s. En vertu des dispositions du ministère de la Fonction publique, les diplômé.e.s de troisième cycle ont droit aux échelons supérieurs de l’administration. Or ces postes sont concentrés dans les universités, les sièges ministériels, la primature13 et, surtout, à Rabat. Dans les villes petites et moyennes, il n’existe pas d’offre d’emploi pour des fonctionnaires de haut rang. Ici, le tabou de l’intouchabilité du ministère de l’Intérieur est neutralisé par l’absence d’autres possibilités et ce sont ces lieux déconcentrés qui sont visés par les manifestations des chômeur.se.s14. Malgré la réforme communale de 2006, qui accorde aux conseils municipaux une plus grande capacité de régulation des budgets communaux, le ministère de l’Intérieur reste, selon les chômeur.se.s de province, le lieu où les ressources financières sont effectivement distribuées et où des postes peuvent être éventuellement créés. Adresser les demandes aux lieux de l’administration déconcentrée implique donc de suggérer que la clé de l’employabilité des chômeur.se.s se trouve au ministère de l’Intérieur. À Rabat, les rassemblements devant les préfectures, les arrondissements, les bachaouiyat ou la province sont l’affaire exclusive de l’ANDCM, dont les membres ont un niveau scolaire inférieur à celui des membres des groupes de troisième cycle.
16Depuis le milieu des années 1990, le Premier ministre nomme un ou plusieurs « conseillers pour les Affaires sociales » qui s’occupent officiellement de la négociation avec les diplômé.e.s chômeur.se.s de troisième cycle concentré.e.s à Rabat. Pendant de nombreuses années, même au-delà de la période du gouvernement de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), de 1998 à 2002, le poste de conseiller et interlocuteur officiel avec les diplômé.e.s chômeur.se.s protestataires est occupé par Driss El Guerraoui, économiste et militant de l’USFP. Après l’arrivée à la primature de l’Istiqlal en 2007, le parti conservateur tente de reprendre en main le dossier des diplômé.e.s. L’autorité du socialiste El Guerraoui en sort relativement diminuée, et d’autres conseillers aux Affaires sociales, liés au parti gouvernant, sont nommés. À partir de ce moment-là, le siège du parti gouvernant devient une autre cible des actions des chômeur.se.s15.
17En plus des principales scènes des khoroj (Parlement, sièges du parti au gouvernement, administration déconcentrée du ministère de l’Intérieur en province ou dans les zones reculées), les diplômé.e.s chômeur.se.s se réunissent parfois dans des lieux à haut risque, notamment lorsqu’un groupe veut se distinguer de ses homologues pour les concurrencer. D’autres fois, la diversification des lieux de la khoroj tient à la perception d’une fenêtre d’opportunité soudainement ouverte : un siège de parti sans surveillance, la présence d’un politicien dans un endroit public, etc. Le déplacement de la manifestation vers des quartiers populaires à Rabat représente une sortie de scénario relativement fréquente. Ce faisant, les diplômé.e.s chômeur.se.s essaient de prendre de court les forces de l’ordre et de les contraindre à se déployer dans des espaces d’intervention moins habituels. La décentralisation des manifestations vers les quartiers populaires leur permet aussi de se reconnecter avec la mémoire des grèves et des émeutes des années 1980 et du début des années 1990, qui ont souvent eu ces endroits comme points de départ.
18Déplacer la manifestation de ces lieux habituels porte une charge subversive importante, car l’équilibre précaire induit par la routine des manifestations autour du Parlement se brise. Ces choix inhabituels sont censés placer les groupes qui en ont l’audace dans une position favorable lors de la négociation des postes avec les responsables publics et les distinguer d’autres groupes de chômeur.se.s. Or, comme nous le verrons plus loin, il n’y a pas de corrélation évidente entre les tactiques (leurs caractéristiques formelles, leur intensité) et les gestes des pouvoirs publics en matière de reconnaissance des revendications des chômeur.se.s.
Le scénario de la manifestation, entre répétition et variation contrainte
19Malgré la régularité formelle qui se dégage des innombrables manifestations de chômeur.se.s, une observation fine des interactions entre les manifestant.e.s et les forces de l’ordre révèle que la khoroj n’est pas figée et qu’elle ne représente pas non plus un rituel entièrement formalisé (Champagne, 1990 ; Mariot, 2001). En réalité, les éléments constitutifs de la manifestation sont négociés à chaque khoroj, ce qui révèle le statut de ce mode d’action comme « forme contrainte d’expression et forme nouvelle d’expression de la contrainte » (Vairel, 2005). Les manifestant.e.s modifient le degré de confrontation potentielle, le parcours ou encore la rhétorique employée, parce que l’univers des contraintes est changeant (Dobry, 1990).
20Toutefois, il existe des caractéristiques récurrentes qui font la spécificité de la manifestation des diplômé.e.s chômeur.se.s au Maroc. L’exercice intellectuel de leur mise au jour peut entraîner la réification d’un phénomène labile. Néanmoins, cet exercice permet de rendre compte des opérations qui régissent la plasticité de cette forme d’action. Quelques traits généraux se répètent à chaque manifestation : des étapes plus ou moins stables et une certaine éthique indigène de la protestation. Mais le déploiement effectif de la manifestation donne lieu à chaque fois à une réalisation différente, selon le groupe protestataire et la conjoncture.
21La khoroj des diplômé.e.s chômeur.se.s constitue une forme composite d’occupation de l’espace public. La qualifier de marche, de sit-in, de manifestation ou de désordre urbain est difficile. En réalité, ces quatre modalités d’action s’y retrouvent. Le point de rencontre des militant.e.s à Rabat est le siège de l’Union marocaine des travailleurs (UMT). L’UMT est la centrale syndicale la plus ancienne du Maroc et la première en nombre d’affilié.e.s. Jusqu’au début des années 2000, elle hébergeait la section nationale de l’ANDCM16. Le siège du syndicat a aussi l’avantage de se trouver en plein centre-ville, à moins de dix minutes à pied du siège du Parlement. À la suite d’une courte assemblée pour préciser les détails de la sortie, les chômeur.se.s se dirigent en cortège vers le lieu choisi. Plusieurs éléments interviennent dans la définition des objectifs spatiaux de la manifestation et de l’attitude à tenir devant les forces de l’ordre : l’état des négociations avec les autorités, le degré de violence de la gestion policière de la manifestation précédente, la présence de journalistes ou encore le soutien éventuel d’autres acteurs sociaux et politiques (syndicats ou autres collectifs militants). Ces éléments renvoient à différents aspects de la « structure des opportunités politiques », telle qu’elle est perçue par les protestataires (Tarrow, 1994).
22Le déplacement sur les lieux de la protestation prend plusieurs formes, l’objectif étant de limiter l’éventualité d’une intervention policière qui mettrait fin à l’action. La première phase de la khoroj est assimilable à une marche. À Rabat, le long du demi-kilomètre qui s’étend entre des tronçons très fréquentés des boulevards du centre-ville et le Parlement, les diplômé.e.s avancent dans un cortège ordonné : rangées de huit à douze membres, service d’ordre et service médical facilement identifiables. En tête de la manifestation, une pancarte présente le groupe et sa revendication principale. Selon le degré de perturbation recherché par les chômeur.se.s, le cortège, composé de deux cents à six cents personnes selon le groupe, avance de manière à encombrer le moins possible la circulation des voitures ou, au contraire, barre la totalité de la voie.
23Le déploiement des manifestant.e.s sur la voie publique est l’occasion d’une reformulation des usages hégémoniques de la rue (Uitermark, 2005). L’une des pratiques les plus subversives des diplômé.e.s à Rabat est la coupure du trafic. Le litige qui oppose les diplômé.e.s avec l’État se traduit par une confrontation entre le manifestant et l’agent de circulation, avec la remise en question d’un symbole de la puissance étatique : le contrôle de la circulation, dans un endroit touristique et à un carrefour de communications important de la capitale. Les chômeur.se.s s’approprient des éléments du paysage urbain qui sont la marque de l’État aménageur (fontaines, jardins, blocs de béton pour limiter les zones en travaux). Si les militant.e.s sont refoulé.e.s par les interventions de la police, l’objectif n’est plus de se retrouver devant le Parlement, mais de prendre le contrôle des axes. Deux messages sont ainsi diffusés : la remise en question de l’autorité légitime en dévoyant l’usage des voies dédiées à la circulation ; un rapport conflictuel entre les chômeur.se.s et le public (les piéton.ne.s et les automobilistes) pour faire réagir les autorités.
24Les chômeur.se.s entament, sur la zone fleurie devant le Parlement, la deuxième étape routinière : le sit-in. Pendant ce rassemblement statique, debout ou assis, les militant.e.s scandent des slogans à destination des passant.e.s, des journalistes et des autorités publiques. Des communiqués sont lus par les membres du bureau ou par des comités de communication. Dans le cas des groupes de troisième cycle, les discours respectent certaines limites rhétoriques, comme l’exclusion de toute référence à la famille royale. Pour l’ANDCM, la retenue rhétorique est beaucoup plus relâchée, leurs slogans osant parfois faire référence, sur un ton accusateur, aux ressorts du pouvoir, y compris au roi.
25La durée de cette étape dépend du type de gestion sécuritaire déployée à l’occasion par les forces de l’ordre. Parfois, la sortie finit ici : après la lecture des communiqués et le chant de slogans, les protestataires quittent les lieux dans le calme et retournent à l’UMT où ils et elles tiennent une assemblée de bilan. En d’autres occasions, le sit-in peut céder le pas à une phase d’apparent « désordre », caractérisée par la fluidité des repères spatiaux, l’improvisation et la haute probabilité de violences policières17. Ce désordre n’est néanmoins qu’apparent, car il répond aussi à certaines normes. La transition entre le sit-in et le désordre (contrôlé) est toujours liée à une intervention policière qui délite le cortège manifestant.
26À la suite de la charge, le cortège se fragmente et il est remplacé par plusieurs unités réduites et plus mobiles. Ces cellules, d’une trentaine de personnes, sont dirigées par un comité de terrain chargé de reprogrammer les objectifs spatiaux de la khoroj. Dans la phase de désordre, le rapport de force qui oppose les manifestant.e.s à l’État se met en scène : persécutions réciproques, vols d’objets symbolisant l’autorité (casques et matraques), barrages des rues et gestion du trafic routier assumée par des manifestant.e.s. Ces dernier.ère.s aspirent à ce que cette reprogrammation des usages sociaux de l’espace (Uitermark, 2005) soit un levier d’« incitations négatives », au sens de McAdam (1986), poussant les responsables publics à adopter des décisions dans l’intérêt des chômeur.se.s. La tactique d’occupation spatiale dans la phase de désordre des manifestations joue sur l’effet de surprise. L’objectif est de diviser les forces de police. Dans cette phase, le comité de terrain est chargé d’orienter les militant.e.s dans l’espace grâce à des coups de sifflet ou à des repères visuels (banderoles). À un signe du chargé de terrain, les diplômé.e.s qui s’étaient fondu.e.s dans la masse des passant.e.s apparaissent et rejoignent la cellule qui se rassemble à nouveau pour faire irruption, en attitude manifestante (chant de slogans, barrage de la rue), à partir d’une rue non contrôlée par la police. Un appel à la retraite lancé par les membres du comité de terrain sonne la fin de la phase de désordre.
27La tactique cumulative qu’explique la récurrence des manifestations se fonde sur l’hypothèse qu’un enchaînement des perturbations et l’agacement provoqué par les manifestations sur la voie publique feront réagir les autorités, pour le meilleur ou pour le pire. L’escalade passe par l’exaspération des automobilistes, la subversion momentanée de l’autorité sur la chaussée – illustrée par la concurrence entre chômeur.se.s et agents de police pour gérer la circulation – et l’altération du rythme des ventes. En effet, la subversion existe quand elle produit ou stimule une réaction des autorités, générant une confrontation entre manifestant.e.s et représentants ou symboles de l’autorité (agents de la circulation, policiers, discours publics, etc.). Sans ce dialogue conflictuel, la portée subversive n’est pas évidente pour les chômeur.se.s eux-mêmes : « Moi, j’en ai marre de faire des sit-in sur le carreau [l’esplanade devant le Parlement]. Personne ne nous dit rien, la police nous laisse faire... On ne dérange pas, et alors on nous oublie... On pourrait passer des années comme ça18 ! »
28Évaluer si la khoroj s’est soldée par un échec ou par une réussite n’est pas chose facile. Les « résultats » des manifestations et des autres tactiques protestataires ne sont pas évidents à estimer. Or les khoroj ont des impacts indéniables en matière d’image publique de la mobilisation. Le but des manifestations est, en plus d’exercer une pression sur les autorités, de rendre visible l’ensemble des personnes qui aspirent à être embauchées dans la fonction publique. C’est la raison pour laquelle la production d’une image valorisante de soi est un enjeu important dans toutes les manifestations (Barry, 1998).
Image de soi et iconographie valorisante
29La manifestation revêt clairement un enjeu d’image, car elle sert à mettre en scène (devant les autorités, les journalistes et le public en général) le collectif susceptible d’être embauché et la pertinence de sa revendication. Quelques semaines ou mois peuvent s’écouler entre la création d’un groupe et sa première sortie. Le groupe qui est en formation débute les manifestations quand il atteint un nombre de militant.e.s suffisant pour réaliser des actions d’une certaine visibilité. Ce seuil est incertain et il dépend aussi de l’attitude de confrontation que le groupement souhaite et / ou est capable d’assumer dans le face-à-face avec les pouvoirs publics19. La manifestation est le moment par excellence d’exhibition du groupe et d’affichage de son caractère « WUNC », si l’on emprunte l’acronyme proposé par Charles Tilly (voir le chapitre 4). Cela veut dire que, concrètement, les acteur.rice.s protestataires veillent à être perçu.e.s comme légitimes et motivé.e.s par une cause juste, ainsi qu’à présenter leur action comme le choix volontaire et conscient d’un grand nombre unifié et engagé dans un projet de changement social. Bien évidemment, l’aspiration des diplômé.e.s chômeur.se.s à ce que leur cause soit envisagée comme juste et méritante contraste avec l’image d’attentisme véhiculée par les médias.
30Les groupes de chômeur.se.s n’ont pas une ambition de représentation globale : il ne s’agit pas d’ouvrir le cortège à des recrues potentielles ou aux passant.e.s solidaires avec la cause, mais d’offrir une photographie fiable du groupe militant, du nombre de personnes candidates à profiter d’un accord d’embauche avec les pouvoirs publics. Les manifestations de chômeur.se.s au Maroc brisent moins le dramatis personae per se défini par Favre (1990)20 que le rôle dévolu à chacun. On y retrouve les personnages classiques de ce mode d’action : les manifestant.e.s, le cordon de sécurité, le public, les forces de l’ordre et les observateur.rice.s professionnel.le.s. Le public a une dimension ambivalente. Les manifestant.e.s distinguent trois catégories, chacune faisant l’objet de provocations différentes : les piéton.ne.s sur les trottoirs, les automobilistes sur la chaussée et le binôme commerçant.e.s / consommateur.rice.s. Les manifestant.e.s s’efforcent de donner une image positive et légitime de leurs actions auprès des piéton.ne.s, qui sont les témoins de scènes de violences, réelles (lors des interventions policières) ou recréées (quand les manifestant.e.s montrent des photographies de militant.e.s blessé.e.s). Les manifestant.e.s font appel à la solidarité des piéton.ne.s, mais sans espérer leur participation active à la manifestation. Quant aux automobilistes, commerçant.e.s et client.e.s, on attend d’eux, non sans ironie, qu’ils et elles s’énervent. Une séparation stricte, entre l’intérieur et l’extérieur de la manifestation, s’établit en fonction des rôles. L’intérieur est réservé aux manifestant.e.s et à la gestion sécuritaire, alors que le public et d’autres observateurs.rices doivent se maintenir à l’extérieur. La phase de désordre brise la division spatiale des rôles, ce qui accentue les risques sécuritaires, mais aussi les potentialités subversives des manifestant.e.s.
31La mise en scène qu’implique la manifestation représente aussi l’occasion de mettre en valeur les attributs positifs associés à la personne diplômée. Le déploiement des cortèges est sophistiqué : les militant.e.s avancent en rangs ordonnés, limités dans les extrêmes par des avant-gardes qui avertissent les automobilistes ou dirigent la reprise de la circulation. À la tête du cortège, il y a souvent une pancarte où le nom et la revendication du groupe sont bien visibles. Les pancartes écrites en plusieurs langues – français, espagnol, anglais et arabe – corroborent la légitimité intellectuelle des manifestant.e.s, surtout dans le cas des universitaires de troisième cycle. Hommes et femmes sont normalement mélangé.e.s, mais, dans la plupart des cas, la queue du cortège – la section la moins exposée aux effets d’une intervention policière – est plus féminisée. Les chômeur.se.s défilent avec des éléments qui symbolisent leur statut académique (cartables, photocopies de leurs diplômes) ou économique (pieds nus, brandissant des bouts de pain, les poches retournées ou habillé.e.s en clochard.e.s). Quelques groupes, beaucoup moins nombreux, accompagnent la mise en scène des actions avec des symboles nationalistes : des drapeaux, des photographies du roi21.
32L’intensité de la confrontation éventuelle avec les forces de l’ordre fait aussi l’objet d’un calcul de la part des chômeur.se.s. L’attitude physique à adopter devant le déploiement sécuritaire est décidée en fonction du caractère plus ou moins provocateur qu’on souhaite donner à l’action, mais aussi en fonction des ressources dont disposent les groupes pour soigner les éventuel.le.s blessé.e.s. Lorsqu’une charge policière se produit, les militant.e.s peuvent adopter deux comportements prévus par le groupe : soumoud (résistance passive) et lkar wal far (attaque et retraite). Le premier consiste à supporter stoïquement l’intervention policière. La tactique est coûteuse en nombre de blessé.e.s, mais potentiellement rentable en matière d’écho médiatique, d’émoi suscité et de détérioration de l’image des responsables publics. Les cas assez exceptionnels de soumoud sont des temps forts dans les histoires des groupes et on leur attribue un infléchissement de la situation avec l’ouverture ou l’accélération des négociations, la création d’un comité de soutien, etc. Le second comportement est envisagé comme une manière efficace de provoquer le désordre dans la rue avec moins de blessé.e.s. La tactique est utilisée comme un exercice d’entraînement pour les militant.e.s : les adhérent.e.s non expérimenté.e.s apprennent à s’approprier l’espace, à s’y mouvoir rapidement, en même temps qu’ils et elles démythifient le danger associé aux forces de l’ordre. Il faut néanmoins dire que l’issue de ce calcul est incertaine : la réponse sécuritaire, plus ou moins violente, reste imprévisible, même si les diplômé.e.s se sont tenu.e.s à une attitude non offensive tout au long de la manifestation.
33Le recours fréquent à la marche érode le potentiel de surprise que l’on pouvait lui attribuer au tout début. À force de répétition, le contrôle policier des manifestations classiques est relativement simple. L’imprévisible doit donc être introduit afin de « subvertir le fonctionnement normal de la société par des situations contraires aux intérêts des opposants au groupe » (McAdam, 1983, p. 735). Ceci est possible lorsque les groupes brisent les règles de déploiement spatial que les policiers maîtrisent habituellement (par exemple, en se déplaçant vers un quartier populaire) ou lorsqu’ils ont recours à des tactiques moins habituelles.
Monter d’un cran à la recherche de l’effet de surprise
34Dans le but de faire fléchir des situations considérées comme stagnantes ou afin de tirer profit d’une conjoncture inattendue, la manifestation routinière peut s’accompagner de tactiques « extraordinaires » par leur caractère inhabituel et / ou par l’émoi qu’elles cherchent à provoquer. Les principaux exemples sont les occupations de bâtiments, les grèves de la faim et les tentatives de suicide. Le recours à ces tactiques moins fréquentes tient parfois au hasard, lorsque les chômeur.se.s saisissent une occasion favorable, telle qu’un ministère sans surveillance sur le parcours de la manifestation, une festivité religieuse susceptible d’exacerber la sensibilité du public au message des chômeur.se.s ou encore un événement international qui attire les projecteurs sur le Maroc. En tout cas, on retrouve la logique signalée par Doug McAdam à propos de la diversité des tactiques. Selon l’auteur, les tactiques protestataires (contentious tactics) permettent de préserver un avantage ou d’essayer de transformer le rapport de force à la faveur des protestataires (1986). L’innovation servirait à éviter que l’avantage soit neutralisé par la capacité d’anticipation des autorités. Mais la marge de manœuvre des protestataires est soumise aux limites qui relèvent aussi bien de l’hypothèse sociologique contenue dans la notion de répertoire d’action que de la perception militante des conditions de possibilité de l’action. Les innovations sont donc contraintes par l’horizon des possibles, matériels et cognitifs, historiquement et conjoncturellement constitués, qui pèse aussi sur les actions de routine.
35La littérature sur l’innovation tactique n’a pas l’habitude de considérer le rapport entre les éventuels effets avantageux de l’innovation et les caractéristiques du mouvement (ou la position qu’il occupe dans le champ protestataire et le rapport de force avec l’État). Pourtant, l’expérience des chômeur.se.s montre que ces éléments sont à prendre en considération, aussi bien pour comprendre le recours à la tactique innovante que les impacts de celle-ci. Les pages qui suivent montrent le résultat variable d’actions s’écartant du scénario protestataire routinier.
L’occupation de ministères et de sièges de partis politiques
36Les occupations de bâtiments publics sont un mode d’action classique des mouvements de chômeur.se.s. Par exemple, en France, le mouvement de chômeur.se.s des années 1980 et 1990 eut recours à plusieurs reprises à l’occupation des ASSEDIC, des agences de l’ANPE et des départements du ministère de l’Emploi (Fillieule, 1996 a). La littérature a abordé les occupations, passagères ou permanentes, comme des actions portées souvent par « des groupes sociaux en situation de précarité, centrés sur des revendications de droits, qui investissent des lieux pour donner une visibilité à leur cause » (Deschezelles & Olive, 2017, p. 11). Au Maroc, hormis les occupations de bâtiments administratifs dans les universités lors des mobilisations estudiantines des années 1970 et 1980 (El Ayadi, 1999), rares sont les cas d’occupation avant l’émergence du mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s.
37Les encadrés ethnographiques qui suivent présentent deux exemples d’occupation. J’ai suivi le premier, correspondant à l’occupation du siège d’un parti gouvernemental, depuis l’extérieur, en tant que piétonne. Quant au second exemple, correspondant à l’occupation d’un ministère dans le quartier administratif de Rabat, je l’ai suivi depuis l’intérieur du bâtiment occupé.
Observer une occupation depuis la rue
En janvier 2008, pendant une manifestation, les membres du comité de terrain de quatre groupes de troisième cycle (Annasr, Hiwar, Moubadarah et Istihqaq) s’aperçoivent des faiblesses du système de surveillance du siège central du parti de l’Istiqlal. En effet, les portails sont ouverts et seulement surveillés par un concierge. Vers 16 heures, près d’un millier de diplômé.e.s se rassemblent devant l’entrée du bâtiment. Ils et elles y pénètrent rapidement et sans résistance de la part des employé.e.s du parti, complètement dépassé.e.s en nombre. Le choix de cette cible ne manque pas de sens. Avec la nomination d’Abbas El Fassi comme Premier ministre après les élections législatives de septembre 2007, ce local est devenu le siège du parti de la primature. Les groupes de diplômé.e.s de troisième cycle ont repris les manifestations en octobre 2007, après avoir constaté que l’accord conclu deux semaines avant le début de la campagne électorale avec le précédent Premier ministre, Driss Jettou, ne s’est pas concrétisé. Dans les jours précédant l’occupation, la nouvelle de la célébration prochaine du congrès de la Chabiba istiqlaliya (Jeunesse du parti de l’Isqlal) a circulé dans les rangs des diplômé.e.s de troisième cycle. Des sources proches du parti ont assuré que le congrès allait aborder la question de l’emploi des diplômé.e.s. Pourtant, aucun engagement satisfaisant les attentes des protestataires n’a été pris. De plus, des rumeurs sur des irrégularités commises lors des examens d’embauche réalisés en décembre, dans le cadre d’un accord signé le 20 novembre 2007, circulent depuis plusieurs jours. Dans ce contexte, l’occupation du siège est une réponse des groupes pour pousser le parti à se prononcer sur ces questions.
Le jour de l’occupation, le représentant du Premier ministre responsable du dossier des diplômé.e.s, l’usfpéiste Driss El Guerraoui, arrive au siège vers 23 heures. Il est vite rejoint par le conseiller du Premier ministre pour les Affaires sociales, l’istiqlalien Abdessalam Bakkari, et par d’autres responsables proches d’Abbas El Fassi. Quelques instants après, les représentants des chômeur.se.s et des autorités s’accordent sur la tenue d’une réunion le lendemain au siège de la wilaya. Les retranché.e.s abandonnent les lieux après minuit. La réunion du lendemain débouche sur un nouvel accord d’embauche. Rendu effectif un mois après, il a profité à la moitié des adhérent.e.s des groupes.
Suivre une occupation de chômeur.se.s depuis l’intérieur
En juin 2008, le Groupe national indépendant des chômeurs non voyants surprend la faible surveillance du ministère de l’Emploi et des Affaires sociales. Une quinzaine de personnes s’introduisent dans le bâtiment, prétextant un rendez-vous avec un fonctionnaire. Les occupant.e.s parviennent à atteindre le toit. Installé.e.s en haut du bâtiment, ils et elles refusent de partir sans une proposition d’embauche signée par le ministre. Pendant ce temps, je suis en train de mener un entretien avec un haut fonctionnaire au ministère de l’Emploi, également militant de l’USFP (nous l’appellerons X). Plusieurs membres de l’équipe du cabinet du secrétaire général du ministère, eux aussi membres des jeunesses de l’USFP, entrent et sortent du bureau. Ils ont l’air inquiet. Ils proposent de donner aux retranché.e.s de l’eau et un petit déjeuner. X dit qu’il sera difficile de les faire partir sans leur donner une lettre signée par le ministre. Mais le ministre n’est pas là. X ne veut pas non plus appeler la wilaya pour faire intervenir les forces de sécurité. Il concède qu’on leur donne de l’eau « par humanité. D’ailleurs, ils ne vont pas rester ici indéfiniment ! » Il appelle Amina Bouayach, la secrétaire générale de l’Organisation marocaine des droits humains (OMDH), afin qu’elle tente une médiation. Rien n’est fixé au terme de cette conversation téléphonique. Un membre du cabinet s’exclame : « Il y a des diabétiques ! On va devoir charger avec un mort ! » X sort 200 dirhams de son portefeuille et charge un employé d’aller chercher du pain, des biscuits, des jus pour les retranché.e.s. Puis il appelle la wilaya. Il justifie la distribution de nourriture auprès de son interlocuteur – « On ne peut pas se permettre qu’ils meurent sur notre toit ! » – et explique que, tant que le ministre est absent, il ne peut pas appeler les forces de sécurité. Un autre membre du cabinet rétorque : « Des journalistes sont venus. Ils prennent des photographies. Qu’ils voient au moins qu’on a une approche humanitaire, qu’on leur donne à manger mais qu’on ne peut rien faire d’autre... »
Cette action est menée à un moment où les conversations entre les chômeur.e.s handicapé.e.s et les responsables publics sont au point mort depuis le refus par le groupe d’une proposition d’emploi dans des centres d’appel, formulée par Driss El Guerraoui en octobre 2007. Finalement, les diplômé.e.s non voyant.e.s acceptent de quitter le bâtiment dans l’après-midi du 19 juin, après presque vingt-quatre heures d’occupation, sans aucune promesse d’embauche ferme.
38Aux yeux des militant.e.s impliqué.e.s, la pertinence de ces deux occupations tenait à des raisons différentes. L’occupation du siège de l’Istiqlal est apparue comme faisable dans le cours d’une manifestation, lorsque les diplômé.e.s se sont aperçu de la faible surveillance du bâtiment. Dans un contexte de stagnation des négociations, l’occupation semblait avoir un coût relativement faible en comparaison des importants avantages en matière de pression sur le parti du Premier ministre qu’elle pouvait apporter. Au contraire, l’occupation du ministère de l’Emploi par les diplômé.e.s non voyant.e.s avait été préméditée, pensée comme une action choc qui devait pousser les responsables publics à reprendre les négociations.
39La première occupation a eu une issue positive : cette action a accéléré la conclusion d’un accord de recrutement des membres des quatre groupes occupants. Au contraire, l’occupation menée par les diplômé.e.s non voyant.e.s s’est terminée sans aucune promesse ferme d’embauche. Le dénouement des deux exemples d’occupation nous invite à interroger l’influence de la position occupée par le groupe militant dans le rapport de force avec l’État sur l’impact de l’innovation.
40Au moment de l’occupation du siège de l’Istiqlal, cela faisait presque deux ans que les groupes de troisième cycle menaient des négociations avec les conseillers du Premier ministre. Capables de mobiliser presque deux milliers de personnes lors des manifestations, ces groupes disposaient d’un potentiel de perturbation inégalé. En outre, le siège de l’Istiqlal se trouvant dans une zone très fréquentée du centre-ville, son occupation allait inévitablement attirer l’attention de centaines de passant.e.s et de journalistes.
41En revanche, les rebondissements du deuxième cas d’occupation sont assez différents. La « prise » du ministère de l’Emploi avait été pensée par les chômeur.se.s non voyant.e.s comme une action choc, dont le potentiel de frappe résidait dans l’épreuve physique qu’elle impliquait : les chômeur.se.s disaient être disposé.e.s à rester sur le toit pendant un temps indéterminé, alors qu’ils et elles n’avaient pas prévu de provisions alimentaires et que certain.e.s souffraient de maladies susceptibles de s’aggraver au cours de l’action. Les protestataires assumaient donc la possibilité de se voir acculé.e.s à une situation périlleuse pour leur intégrité physique, dont la responsabilité aurait été attribuée aux responsables du ministère de l’Emploi. Ce pari tactique n’a pas été ignoré par les officiers de l’État interpellés à l’occasion : ils ont mobilisé le principe éthique du devoir d’aide aux personnes en détresse, tout en ayant conscience du profit qu’ils pouvaient en tirer pour leur réputation. Finalement, l’action s’est avérée peu porteuse pour les diplômé.e.s handicapé.e.s, qui occupent une position marginale dans l’espace des protestations contre le chômage, en comparaison avec les groupes de troisième cycle. Beaucoup moins nombreux que les premiers, leur mobilisation est aussi plus coûteuse, à cause des très grandes difficultés matérielles dans lesquelles ils et elles se trouvent. De nombreux membres de ces groupes vivent dans l’indigence et font la manche dans le centre-ville de Rabat22. Fortement touché.e.s par le stigmate de l’indigence, il est beaucoup plus difficile pour les chômeur.se.s handicapé.e.s de faire valoir une image valorisante de leur mérite en tant que diplômé.e.s. D’ailleurs, ils et elles ne sont pas intégré.e.s dans des canaux de négociation stables avec les pouvoirs publics, à la différence des groupes de troisième cycle. Enfin, leur action s’est déroulée dans le quartier administratif, dans une zone reculée de la ville, sans logements, magasins ni passant.e.s et fortement quadrillé par les forces de sécurité, raison pour laquelle l’impact public et médiatique de l’action a été limité.
Violences contre soi : grèves de la faim et tentatives de suicide collectif
42L’épreuve physique que les membres des groupes de personnes non voyantes étaient disposés à subir lors de l’occupation du ministère de l’Emploi ne constitue pas un cas isolé. Une bonne partie des groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s, notamment de troisième cycle et handicapé.e.s, a eu recours à des pratiques de violence contre soi, soit « des actions volontaires de dégradation physique, voire de destruction de son propre corps afin de protester ou de défendre une revendication » (Grojean, 2009, p. 565), telles que des tentatives de suicide et des grèves de la faim. Ces pratiques apparaissent comme un « coup stratégique spectaculaire » (Schelling, 1986, p. 198) pour infléchir une situation jugée stagnante. Sans en avoir le monopole, les groupes de diplômé.e.s handicapé.e.s sont ceux qui ont le plus fréquemment recours à cette violence symbolique ou réelle infligée sur leur propre corps. Depuis la deuxième moitié des années 1990, plusieurs tentatives de suicide ont eu lieu sous une forme très médiatisée, s’accompagnant de la distribution de tracts ou de la tenue de conférences de presse, où la responsabilité des séquelles éventuelles des actions est imputée à l’État.
43La grève de la faim a une longue histoire au Maroc, associée aux protestations des prisonnier.ère.s politiques des années de plomb et de leurs familles, qui poursuivaient le but de l’amélioration des conditions de réclusion. En 1996, le premier groupe de troisième cycle eut recours à la grève de la faim pour accélérer la conclusion des négociations avec le ministère de l’Intérieur. Comme il a été écrit ailleurs (Siméant, 1993, 2009), le but tactique des grévistes était de rendre évidente l’asymétrie entre les diplômé.e.s et les négociateurs, les représentants de l’État :
Pour moi, faire une grève de la faim, ce n’est pas un suicide. C’est dire basta ! Je ne veux plus d’une vie où il y a des atteintes au droit de vivre. C’est un cri lancé à la société : notre État est un État de privilégiés, on n’est pas considérés comme des citoyens ayant des droits. On est des sujets, alors que personne ne nous a dit qu’on devait être des sujets, mais des citoyens. On n’a même pas la possibilité de crier, de dire notre souffrance. C’est dur de vivre la souffrance, mais c’est plus difficile encore de la vivre en silence. Pour moi, la vie n’avait plus de sens. J’étais prête à mourir, j’étais la têtue du groupe de grévistes. Peu m’importait de passer une semaine, un mois, un an sans travail, d’être mal traitée, de vivre des nuits blanches dans un commissariat alors que Khalid Alioua, porte-parole du gouvernement, disait qu’il n’y avait pas d’arrestations de chômeurs23...
44La grève dont parle cette militante eut lieu en 1996 et se termina après vingt-huit jours et l’obtention d’un accord d’embauche. Pourtant, les grèves de la faim de ce type sont peu fréquentes. Les chômeur.se.s font plutôt des jeûnes de vingt-quatre heures, voire de quarante-huit heures, qui sont d’une dureté physique et psychologique moindre. Souvent, les groupes font coïncider les jeûnes avec des festivités religieuses, notamment la période du ramadan. Le jeûne extrême que suppose une grève de la faim menée pendant cette période est présenté comme un sacrifice supplémentaire des chômeur.se.s, censé faire foi de leur intégrité morale et de la justesse de leur revendication. Le jeûne quotidien du mois de ramadan, socialement normalisé, renvoie à des valeurs de patience, de résignation, de tempérance et de dignité. Les jeûnes collectifs ou les ruptures publiques du jeûne pendant le ramadan (ftour), réalisés devant le Parlement à Rabat par des groupes de chômeur.se.s, aspirent à véhiculer une image valorisante des chômeur.se.s, à les faire apparaître comme des personnes adhérant à ces valeurs.
45Comme c’est le cas pour les occupations, le bilan de la grève en tant que « coup » dont on attend des effets remarquables n’est pas forcément positif pour les chômeur.se.s. Comparons deux grèves de la faim à Rabat – la première, menée par l’ANDCM, et la deuxième, menée par un groupe de diplômé.e.s de troisième cycle peu après sa création – pour montrer comment, à nouveau, l’impact éventuel de l’action dépend des caractéristiques du groupe et de la position occupée dans le rapport de force.
46En novembre 2008, quatre adhérent.e.s de la section de Rabat de l’ANDCM (trois femmes et un homme) entament une grève de la faim illimitée. Les grévistes exigent des autorités locales l’embauche dans l’administration locale de la quarantaine de membres de la section. ATTAC a prêté son local aux grévistes, ainsi qu’aux autres membres de la section qui investissent le lieu pour soutenir leurs camarades. Les non-grévistes organisent des tours de présence pour accompagner en tout moment les grévistes et afficher l’unité du groupe face aux visiteur.se.s, notamment des journalistes et d’autres activistes. Pendant les vingt-cinq jours de grève, la section reçoit la visite de plusieurs organisations de défense des droits humains (l’AMDH par exemple), syndicales et partisanes, qui font partie du milieu d’extrême gauche. La programmation des visites, nombreuses grâce au large carnet d’adresses de l’ANDCM, permet d’arranger à l’avance des mises en scène valorisantes. La grève de la faim s’achève quelques jours avant la célébration du congrès national bisannuel de l’ANDCM, permettant à l’organisation d’inaugurer l’événement avec la publicité et les attentes générées par l’action. Néanmoins, de cette grève de la faim n’a découlé aucun profit matériel (en matière de postes d’emploi pour les adhérent.e.s).
47Quelques mois plus tard, en mars 2009, c’est au tour d’un groupe de troisième cycle de faire une grève de la faim. En août 2008, le groupe Cho’ala fait irruption dans l’espace public et se présente comme celui de la « première promotion de titulaires de master 224 ». En mars 2009, Cho’ala avait déjà organisé quelques khoroj, mais le groupe était toujours en phase de croissance. À cause de sa petite taille et du manque d’expérience, ses manifestations étaient souvent dispersées et les défections fréquentes. Malgré la faiblesse du groupe par rapport aux autres groupes capables, à cette époque, de rassembler des milliers de membres, Cho’ala décide d’entreprendre une grève de la faim de dimensions considérables : une quinzaine de personnes, sur un peu plus d’une centaine de membres. Le but de la grève est de dénoncer l’exclusion du groupe de la table de négociations qui réunit périodiquement les représentants du Premier ministre avec les membres des autres groupes de troisième cycle. À ce moment-là, Cho’ala ne peut se prévaloir que d’une courte trajectoire publique, en comparaison avec les groupes qui protestent depuis deux ans. La jeunesse de Cho’ala, un groupe encore inconnu de beaucoup d’alliés traditionnels de la mobilisation des chômeur.se.s, limite la publicité de l’action. Faute d’antécédents de lutte du groupe, cette grève n’est pas prise au sérieux et ni les journaux ni d’autres groupes militants ne s’en font l’écho. La grève est abandonnée quelques jours plus tard.
48Aucune de ces grèves n’a abouti à l’octroi de postes dans la fonction publique. Néanmoins, elles ont eu des impacts différents pour chacun des groupes. La grève de l’ANDCM lui a permis de renouveler ses liens avec des alliés d’extrême gauche et de remettre l’association dans le paysage des luttes progressistes et contre la dégradation des conditions de vie de la population. En revanche, la grève de la faim a sérieusement affaibli les énergies de Cho’ala et sa réputation, car elle a été considérée par l’entourage du groupe comme un signe d’immaturité. Si la grève de la faim, comme n’importe quelle autre pratique impliquant une violence sur soi, reste une action relativement exceptionnelle, Cho’ala n’a pas respecté ce principe d’exceptionnalité : le groupe a usé de ce recours extrême alors qu’il avait tout juste entamé son parcours revendicatif. En plus de ne tirer aucune rétribution de l’action, ni symbolique ni matérielle, le groupe a dévalué la grève car, l’ayant investie trop vite, il a nui à l’impact qu’une éventuelle deuxième grève aurait pu avoir.
49La grève de la faim n’est pas la seule tactique qui vise à confronter l’État à l’éventualité d’un mal irréparable subi par les chômeur.se.s. Les tentatives de suicide en sont un autre exemple, moins fréquent mais pas pour autant exceptionnel. En octobre 2010, la couverture médiatique impressionnante de l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi à Sidi Bou Saïd, en Tunisie, a provoqué un profond émoi. Le caractère extrême et apparemment extraordinaire de l’action aurait contribué à déclencher une vague de protestations aboutissant, comme on sait, au départ de l’autocrate Ben Ali. Pourtant, ce mode d’action n’est pas inédit. Le geste de Bouazizi a été précédé et suivi par de nombreuses tentatives de suicide à caractère protestataire dans les pays de la région. Les diplômé.e.s chômeur.se.s ont aussi conduit des tentatives de suicide à caractère public, collectif et avec une intention dénonciatrice. Ces tentatives de suicide sont intensément dramatisées, afin de parvenir à provoquer l’émoi des publics et la réactivité des autorités. Les tentatives de suicide sont parfois mises en scène à la fin d’une khoroj, à la manière d’un climax dramatique qui brise la routine. Ce fut le cas lors d’une autre occupation du siège de l’Istiqlal par le groupe Tajammo de diplômé.e.s de troisième cycle :
Le siège semble complètement envahi par les chômeur.se.s. Les toits des bâtiments, de deux ou trois étages, sont remplis de monde, ainsi que le mur de l’enceinte qui donne sur le rond-point de Bab El Had (un nœud de communications congestionné en permanence à l’heure de pointe). Une quinzaine de militants, presque tous des hommes, grimpent sur la façade : certains s’assoient, jambes suspendues dans le vide, d’autres restent debout. Ils déplient une pancarte : « Le Rassemblement marocain des cadres supérieurs chômeurs exige son intégration immédiate dans la fonction publique selon les arrêtés 888/99 et 695/99. » Un militant placé au milieu tient un haut-parleur et lit un communiqué. À sa gauche, une fille brandit un bidon de cinq litres. L’aspect du bidon rappelle les récipients d’huile ou d’essence. À la droite du speaker, un jeune tient de manière ostentatoire un briquet, qu’il allume et éteint successivement. Le speaker mentionne les promesses non tenues du gouvernement et il les signale comme étant responsables du désespoir grandissant des chômeur.se.s. Les piéton.ne.s et les curieux.ses s’accumulent le long de l’avenue Ibn Toumert. D’autres diplômé.e.s chômeur.se.s « en congé », sûrement membres d’autres groupes et ayant croisé par hasard l’événement lors de leur balade, ne semblent pas prendre au sérieux la menace incarnée par la mise en avant du bidon et du briquet25.
50Mais d’autres fois, les tentatives de suicide ne se limitent pas à ces menaces théâtralisées. Lorsqu’un passage à l’acte suicidaire est effectivement envisagé, la discrétion des militant.e.s est cruciale pour éviter une intervention policière qui empêcherait le déroulement de l’action. Les groupes de diplômé.e.s aveugles ont pratiqué plusieurs tentatives de suicide dans des conditions de moindre publicité afin d’en assurer la viabilité26. Ces actions sont médiatisées pendant leur déroulement même à l’aide de communiqués qui mettent l’emphase sur le « martyre » auquel les protestataires seraient prêts à se livrer :
Le martyre pour la dignité
Après sept ans de lutte, le Groupe national indépendant des non-voyants chômeurs a décidé d’effectuer un martyre collectif le 7 février 2007 pour défendre sa dignité et pour dénoncer :
• la marginalité à laquelle le groupe est condamné, qui est source de frustration et de souffrance ;
• la discrimination subie par les chômeurs non voyants, à qui on ne reconnaît pas la priorité à l’emploi garantie par la loi ;
• la répression qui frappe ce mouvement revendicatif pacifique et qui ne fait qu’occulter l’absence de solution politique.
Pour ces motifs, le Groupe accuse le gouvernement, et le Premier ministre en tête, d’être le principal responsable de la protestation. Notre situation provoque l’émotion de la société civile, des groupes de défense des droits humains et des organisations syndicales et politiques. Nous appelons à la solidarité de tous avec les chômeurs non voyants, dont la seule aspiration est un emploi digne.
Source : Communiqué de l’Association nationale indépendante des non-voyants chômeurs.
(Traduction de l’arabe par l’auteure)
51Le martyre, le sacrifice, est présenté comme l’évidence irréfutable de la justesse de la revendication. Le communiqué de ce groupe de malvoyant.e.s répond aussi à l’enjeu de « construire du collectif » (Siméant, 1998). Les tracts qui sont distribués aux passant.e.s sur le lieu de l’événement ou envoyés à la presse « constituent des “montées en généralité” visant à démontrer publiquement le caractère politique de la souffrance endurée » (Grojean, 2009, p. 566). L’exposition à la violence, policière ou auto-infligée, de corps privés de la vue nécessaire pour éviter la répression renforce le statut victimaire des groupes de diplômé.e.s handicapé.e.s. C’est pour cette raison que des symboles de la dépendance et du handicap sont mis en avant pendant les manifestations27 afin de maximiser la violence symbolique contenue dans les interventions des policiers contre ce collectif.
52Encore une fois, il est impossible de déduire l’impact éventuel de la tactique de son caractère « novateur » ou « subversif ». À ma connaissance, aucune tentative ou pseudo-tentative de suicide n’a conduit à un accord d’embauche. Dans les meilleurs des cas, les autorités tentent de neutraliser ces actions avec une proposition de rendez-vous avec le conseiller du Premier ministre. Dans d’autres occasions, ces actions sont tout simplement ignorées.
53La question de l’efficacité des tactiques reste donc une énigme. Quel est le lien entre l’intensité protestataire des chômeur.se.s et l’avancement de leurs revendications ? Dans quelle mesure la récurrence des actions, notamment de la khoroj routinière, se fait-elle au détriment de son potentiel disruptif en entraînant l’adaptation des forces de sécurité ? L’apparente tolérance montrée par les autorités à l’égard des chômeur.se.s (et seulement apparente, car ils et elles risquent bien la répression) suggère un certain accommodement à leur activité protestataire. En revanche, il est plus facile d’observer comment les pouvoirs publics tirent un profit politique de la tolérance offerte aux diplômé.e.s.
54Cette tolérance, évidente au regard du traitement plus sévère imposé à d’autres mobilisations28, sert à confirmer le discours officiel sur la « transition » au Maroc et est évoquée de façon récurrente comme une preuve évidente de la libéralisation politique en cours (Catusse & Vairel, 2003). Si l’existence des manifestations de chômeur.se.s donne une crédibilité aux discours sur la transition politique, elle verrouille en même temps les marges de manœuvre d’autres acteurs de l’espace des mouvements sociaux et de la contestation.
55Ce statut ambivalent des manifestations des chômeur.se.s en tant que ressource de légitimation et d’action pour les autorités est illustré par la scène suivante. En juin 2007, une immense manifestation de groupes de troisième cycle, qui rassemble deux milliers de personnes, se déroule dans le calme le plus absolu et sous le regard des forces de l’ordre complètement en retrait29. Seulement deux jours plus tard, un sit-in convoqué par l’AMDH pour soutenir des syndicalistes détenus depuis le 1er mai précédent donne lieu à une intervention particulièrement musclée dans le centre-ville de Rabat. D’ailleurs, l’intensité de la répression est telle que, le lendemain, l’AMDH porte plainte contre le chef des forces auxiliaires. L’action de l’AMDH ne réunit que quelques dizaines de militant.e.s de l’association et du milieu local de l’extrême gauche, mais elle est présentée par les autorités comme une menace à la stabilité du régime. Pour renforcer cette image, la « subversion » de l’action de l’AMDH est confrontée à la « légitimité » de l’action des diplômé.e.s chômeur.se.s.
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56Cette perception par les autorités de la faible menace représentée par les diplômé.e.s chômeur.se.s s’appuie sur l’autolimitation à laquelle se prêtent certains groupes. En effet, les victoires périodiques des groupes de diplômé.e.s de troisième cycle constituent une incitation puissante à modérer les choix tactiques et discursifs. Dans la mesure où la priorité est de se maintenir dans les espaces de négociation avec les pouvoirs publics, la protestation se déploie tout en cherchant un équilibre instable et incertain entre la perturbation nécessaire pour exister et la contention nécessaire pour être tolérée. En tout cas, l’éventuelle prise en considération des revendications des chômeur.se.s relève de dynamiques qui outrepassent le théâtre de la protestation (la rue, l’interaction entre protestataires et forces de l’ordre) et qui invitent à explorer les rouages de l’élaboration des politiques publiques d’emploi.
Notes de bas de page
1 Les réflexions stratégiques des groupes de chômeur.se.s doivent donc intégrer l’imprévisibilité de la contrainte par le biais d’un déploiement « négocié » de l’action protestataire, en ce qui concerne le choix du parcours de la manifestation, le moment auquel se tient l’action, la rhétorique choisie pour l’accompagner, etc.
2 L’article 8 du dahir amendé du 15 novembre 1958 relatif aux rassemblements publics prévoit des amendes et des peines de prison pour les personnes responsables d’actions contrevenant aux formalités prévues à l’article 5. Selon celui-ci, seuls les partis politiques, les formations syndicales, les organisations professionnelles et les associations régulièrement déclarées ont le droit d’organiser des manifestations. Pour tenir une manifestation publique, les organisateurs doivent déposer une déclaration préalable auprès de l’autorité administrative locale, qui leur remet un récépissé. L’organisation d’un sit-in est seulement soumise au dépôt d’une annonce de la part des organisateurs.
3 Entretien avec un membre d’un groupe de diplômé.e.s de troisième cycle, Rabat, mars 2009.
4 Pendant la période couverte par mon enquête doctorale (2005-2009), j’ai pu observer plus d’une centaine de protestations. Le suivi de la presse (quelques journaux francophones et arabophones) pendant la même période m’a permis de constater que plusieurs centaines de protestations ont eu lieu, à Rabat et ailleurs. Le suivi plus discontinu de la presse pendant la période postérieure à l’enquête doctorale (presse francophone accessible sur Internet) révèle le maintien de la mobilisation.
5 Hirak est le nom d’un mouvement protestataire qui a émergé dans le Rif après la mort d’un vendeur de poissons en octobre 2016. Attrapé et broyé dans une benne à ordures, l’homme essayait de récupérer sa marchandise jetée par la police. La mort du vendeur a été présentée comme un symbole de la marginalisation du Rif. Plusieurs manifestations massives se sont produites à la suite de cet événement, à Al Hoceima et à Rabat, pour exiger un changement de politique à l’égard de cette région très pauvre du nord du Maroc, qui inclut trois provinces (Tanger, Tétouan et Al Hoceima).
6 Ainsi, le Hirak rifain a fait face à une répression plus sévère. Quelques mois après le début du mouvement protestataire rifain en automne 2016, plusieurs dizaines de militant.e.s ont été arrêté.e.s, et certain.e.s d’entre eux et elles condamné.e.s à dix-huit mois de prison pour « désobéissance ». En avril 2019, la justice a confirmé en appel des peines de prison allant jusqu’à vingt ans pour quarante-deux militant.e.s.
7 Tolérance ne vaut pas permissivité absolue. Force est de constater que les actions protestataires des groupes de chômeur.se.s peuvent donner lieu à des arrestations et à des charges policières produisant des blessé.e.s.
8 Frédéric Vairel retrace l’histoire du sit-in : « Selon certains militants, le sit-in trouve son origine dans les occupations de locaux empêchant le déplacement de l’activité ou l’embauche de recrues nouvelles pendant les grèves des ouvriers d’usines ou d’exploitations agricoles dans les années 1960 et 1970. Dans les années 1970, les familles des détenus politiques marxistes-léninistes se rassemblaient devant les prisons. » (2005 b, p. 404)
9 Entretien avec Brahim, militant ANDCM, Bouarfa, mars 2008, original en darija.
10 En avril 2007, j’ai soumis un questionnaire à trente-six membres de cinq des principaux groupes mobilisés. Pour 55 % d’entre eux, le seul acteur susceptible de débloquer la situation est le Premier ministre ; pour 33 % d’entre eux, c’est le roi. Les enquêté.e.s se divisent équitablement entre ceux et celles qui croient à l’« effet élections » sur leur dossier et ceux et celles qui n’y croient pas.
11 Les officiers du ministère de l’Intérieur, dans la capitale ou en province, constituent des agents visibles du Makhzen, des interfaces d’une structure de pouvoir qui échappe à tout contrôle populaire et dont le roi détient l’autorité ultime.
12 Notes de terrain, Rabat, août 2008.
13 Au Maroc, le cabinet du Premier ministre (wazir al-ouwal) reçoit le nom de awaliyya, que l’on traduit en français par « primature ».
14 Ainsi, les manifestations des chômeur.se.s à Bouarfa (ANDCM et groupe de licencié.e.s) prennent le siège de la Province comme cible. Les manifestations de chômeur.se.s à Outat El Haj s’adressent normalement à la bachaouiya.
15 Le siège de l’Istiqlal à Rabat a fait l’objet de plusieurs occupations et a été la scène de plusieurs tentatives de suicide à partir de 2007, tout comme le siège du Parti de la justice et du développement (PJD) à partir de 2011.
16 Hors de Rabat, le point de rassemblement des sections locales de l’ANDCM est aussi souvent le siège de l’UMT ou de la Confédération démocratique du travail (CDT). Dans quelques cas, le local de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) ou d’un parti politique de gauche (USFP, Parti de l’avant-garde démocratique et sociale, Parti socialiste unifié) accueille le groupe de chômeur.se.s.
17 Les manifestations des chômeur.se.s sont gérées par plusieurs corps des forces de l’ordre : police, gendarmerie et forces auxiliaires. Ces dernières, qui relèvent de l’armée, assurent fréquemment les tâches de dispersion. Plusieurs corps de renseignement, relevant du ministère de l’Intérieur ou du Palais, surveillent aussi les actions.
18 Entretien avec un diplômé de troisième cycle, Rabat, septembre 2008.
19 Par exemple, les négociateurs publics qui rencontrent les représentants des chômeur.se.s leur demandent souvent de fermer les groupes. Refuser de fermer sa liste à de nouvelles recrues constitue un défi à l’égard des autorités.
20 Selon Pierre Favre, la manifestation est constituée par un ensemble récurrent de personnages : les manifestant.e.s, le cordon de sécurité, les forces de l’ordre et des responsables publics, des journalistes, des observateur.rice.s (parfois professionnel.le.s), les passant.e.s... (1990)
21 Observations de terrain. À Rabat, entre septembre 2006 et janvier 2009, ceux et celles qui manifestaient de cette manière étaient, essentiellement, le Groupe des porteurs des lettres royales. Ces éléments n’ont jamais été utilisés par l’ANDCM, pour des raisons idéologiques, et sont évités dans les rangs des diplômé.e.s de troisième cycle.
22 De façon générale, leur niveau scolaire est inférieur à celui des groupes de diplômé.e.s non handicapé.e.s (seulement une minorité a réalisé une partie des études supérieures). D’ailleurs, la capacité à arriver à l’université malgré le handicap physique est brandie comme une démonstration du mérite de ces chômeur.se.s.
23 En 1998, douze membres d’un groupe de cadres supérieurs ont observé une grève de la faim pendant vingt-huit jours (entretiens avec Rachida, membre d’un groupe de diplômé.e.s de troisième cycle à la fin des années 1990, Rabat, juin et juillet 2008).
24 Le Maroc a commencé à appliquer le système licence-master-doctorat (LMD) en 2007-2008.
25 Notes de terrain, Rabat, février 2009.
26 Le Groupe national indépendant des chômeurs aveugles revendique onze tentatives de suicide depuis 2000 et jusqu’à 2009 : des immolations par le feu dans la gare routière de Rabat, un endroit très fréquenté et situé dans un quartier très populaire de la capitale, des enchaînements collectifs sur la voie ferrée à la sortie de la gare du centre-ville (avec exposition aux trains incluse) ou des pendaisons dans un parc central de la capitale.
27 Les personnes malvoyantes se tiennent le bras par groupes de deux ou trois, elles avancent en masse compacte jusqu’au contact physique avec les haies de policiers (observations de terrain).
28 Un exemple récent de répression lourde s’abattant sur des mobilisations populaires est celui des peines de prison de plusieurs années dont ont écopé des activistes rifain.e.s en juin 2018.
29 Accessoirement, l’épisode coïncide avec la célébration des discussions de Manhasset (États-Unis) sur le Sahara occidental entre le Maroc et le Front Polisario, sous les auspices des Nations unies. Dans ce contexte de pression médiatique sur le Maroc, la contrainte sécuritaire sur les diplômé.e.s se relâche.
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