Chapitre 3
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? Profils et modalités du passage à l’action
p. 83-106
Texte intégral
1Qui prend la rue pour exiger le respect du « droit à l’emploi » ? Qui revendique l’étiquette de « diplômé.e chômeur.se » et intègre un groupe protestataire, et à quel moment le fait-il.elle ? Qu’est-ce que cela implique de le faire au Maroc, où une grande partie des travailleur.se.s n’a pas de contrat formel1 ? D’ailleurs, il ne suffit pas d’être scolarisé.e et sans contrat de travail pour protester pour cette raison, ce qui montre que le mouvement des chômeur.se.s n’est pas une traduction mécanique de la précarité matérielle ou des frustrations (Gurr, 1970). En réalité, la plupart des personnes diplômées développant une activité économique sans contrat ne se revendiquent pas « diplômé.e chômeur.se ». Se reconnaître sous cette étiquette implique une prise de position critique, une perception de sa situation personnelle comme relevant du chômage caché et une aspiration à atteindre la sécurité matérielle et une reconnaissance symbolique à travers l’emploi public.
2Les médias parlent souvent des diplômé.e.s chômeur.se.s comme de personnes dilettantes et sans esprit d’initiative. Lorsque le syntagme « diplômé chômeur » y est mentionné, il est purement descriptif et ne fait pas de distinction entre les personnes engagées dans la protestation et celles qui ne le sont pas. Or un enjeu de taille pour les protestataires est d’être reconnu.e.s en tant que sujet politique. Leur autodésignation en tant qu’« enchômagé.e.s » va dans ce sens. Se désigner de cette façon implique de se présenter publiquement comme des personnes contraintes au chômage contre leur volonté et / ou forcées de développer une activité économique en deçà de leur niveau de qualification validé par un diplôme. En soulignant ainsi le caractère contraint du chômage, ainsi que la conscience qu’ils et elles ont du caractère collectif et systémique de leur situation, les protestataires aspirent à se distinguer de l’image du « diplômé chômeur » telle qu’elle est évoquée par les médias, correspondant tout simplement à l’absence d’emploi formel et dénuée de considérations politiques.
3À l’opposé du discours dépolitisant, et souvent misérabiliste, des médias, l’observation menée pendant plus de quatre ans révèle l’hétérogénéité des diplômé.e.s chômeur.se.s protestataires. Ils et elles sont pluriel.le.s à plusieurs égards : l’origine socio-économique, le type de formation académique, l’expérience professionnelle et leur rapport à l’activité économique. De plus, les militant.e.s brandissent des arguments divers lorsqu’ils et elles réfléchissent à leur passage à l’action. Autrement dit, les logiques conduisant à l’entrée effective dans les groupes de chômeur.se.s sont également plurielles. Le but de ce chapitre est d’esquisser les modalités du passage à l’action protestataire, après avoir brossé un portrait des militant.e.s2. Le chapitre se structure en trois parties. Dans la première partie sont présentées quelques propriétés sociales de militant.e.s rencontré.e.s pendant l’enquête. La deuxième partie restitue des arguments brandis par les chômeur.se.s pour expliquer leur participation aux groupes protestataires. Ces arguments insistent sur la déception ressentie devant la difficulté à satisfaire leurs attentes d’épanouissement professionnel et de promotion sociale. Enfin, la troisième partie rend compte des ressorts de l’entrée dans l’activité protestataire.
Les caractéristiques sociales d’une catégorie hétérogène
« Mou’atal fil soujoune,
oulad cha’ab khalfouhoum3 »
(« Des chômeurs dans la prison,
Les enfants du peuple derrière eux »)
4Cette invocation des supposées racines populaires du diplômé chômeur, fréquemment scandée lors des actions de l’Association nationale des diplômés chômeurs du Maroc (ANDCM), contribue à nourrir une représentation mythifiée des chômeur.se.s. Or cette image des racines populaires des chômeur.se.s mobilisé.e.s ne saurait s’appliquer systématiquement. Certes, les personnes issues des classes moyenne et populaire dominent dans les groupes de chômeur.se.s ; mais le rapport à l’activité professionnelle et les formations académiques des militant.e.s sont disparates. En outre, l’étendue géographique de la mobilisation est telle que l’on y trouve des situations extrêmement diverses. Les caractéristiques sociales des militant.e.s concentré.e.s à Rabat – des diplômé.e.s de troisième cycle pour une bonne partie – ne sont pas les mêmes que celles des militant.e.s des branches les plus reculées de l’ANDCM. En réalité, le mouvement des chômeur.se.s évolue dans des contextes socio-économiques variés.
5Le portrait-robot du « chômeur » qui se dégage des rapports « Activité, emploi et chômage » du Haut-Commissariat au plan (HCP) présente l’image d’un homme, jeune et urbain. Ce portrait réducteur est contesté par l’hétérogénéité réelle des membres des groupes de chômeur.se.s. La distribution globale par sexe confirme une légère prépondérance masculine au sein des groupes : autour de 60 % des membres des groupes sont des hommes et 40 % des femmes. Ces proportions occultent néanmoins des variations du ratio homme-femme parfois très tranchées selon les groupes et les contextes4. L’âge moyen des diplômé.e.s de troisième cycle enquêté.e.s est de 31,25 ans, alors que l’âge moyen est un peu plus élevé parmi les membres de l’ANDCM (33,5 ans)5. La « jeunesse » des chômeur.se.s mobilisé.e.s relève donc plus du discours que de la réalité, ce qui n’empêche pas pour autant les militant.e.s de reprendre à leur compte le cumul d’attentes et de craintes associées à la jeunesse pour insister sur la justesse de leur protestation6.
Le catalogue des formations au complet... ou presque
6Les médias assimilent souvent les protestataires à des lauréat.e.s provenant des « facultés-caserne » (Vermeren, 2003)7, celles qui incarnent le cauchemar d’un employeur potentiel, idéalement en quête d’employé.e.s polyvalent.e.s et adaptables. Selon le portrait catastrophiste dressé par la presse, ces diplômé.e.s sont « oisifs, désespérés, en errance et en déclassement » (Gérard, 2002, p. 97) ; ils et elles incarnent autant les victimes que les reproducteur.rice.s des tares du système de l’enseignement public. Pourtant, l’enquête à la base de ce livre révèle que rares sont les filières d’études offertes dans les facultés publiques qui ne se trouvent pas représentées dans les groupes de diplômé.e.s chômeur.e.s. Seules les filières sélectives, à l’instar de la médecine et de l’infirmerie, n’alimentent pas les rangs des groupes protestataires. Le taux de chômage relativement réduit des diplômé.e.s des écoles supérieures explique aussi qu’ils et elles ne soient pas non plus présent.e.s dans la mobilisation8. Le sens commun considère que les diplômes universitaires obtenus à l’étranger sont un bouclier contre le chômage. Or on trouve aussi dans les groupes protestataires des diplômé.e.s qui ont réalisé leurs études de troisième cycle en Espagne, en France ou en Belgique.
7Selon les données obtenues à travers les réponses à un questionnaire adressé aux membres de trois groupes de diplômé.e.s de troisième cycle actifs à Rabat à la fin des années 20009, la répartition des diplômes dans les groupes correspond à la distribution générale de la population étudiante. Les statistiques du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de la Formation des cadres, relatives à la répartition des étudiant.e.s de troisième cycle pour l’année 2015-2016 en témoignent ainsi :
Tableau 1. Répartition des étudiant.e.s en troisième cycle par filière (2015-2016)
Filière | Proportion |
Sciences juridiques, économiques et sociales, études islamiques | 32,8 % |
Lettres et sciences humaines | 14,7 % |
Sciences, sciences et technologie | 39,5 % |
Sciences de l’ingénieur | 1 % |
Médecine | 3,4 % |
Source : Ministère de l’Enseignement, « Statistiques universitaires », Rabat, 2017.
8Selon les données obtenues à partir de ce même questionnaire, 39 % des militant.e.s étaient diplômé.e.s en études islamiques et en littérature arabe ; 40 % étaient des scientifiques (notamment chimistes et physicien.ne.s) et des ingénieur.e.s (réparti.e.s entre plusieurs spécialités : génie électronique, mécanique, pharmaceutique, informatique, génie forestier et de télécommunications) ; les 21 % restant correspondaient à des diplômé.e.s de sciences juridiques, sociales et économiques10. Cette répartition bat en brèche le stéréotype médiatique de la surreprésentation des « littéraires » dans les rangs des groupes de chômeur.se.s. Les similitudes entre la répartition des diplômes dans les groupes protestataires et dans la société en général sont tellement fortes qu’il est difficile de considérer que les diplômé.e.s chômeur.se.s forment un monde à part, celui des perdant.e.s du système scolaire marocain. Ils et elles reflètent, en réalité, la massification des facultés et les problèmes d’employabilité posés par des formations qui ne trouvent pas leur place sur le marché du travail11. D’ailleurs, des formations présentées comme porteuses et comme des remèdes antichômage par les pouvoirs publics, les médias et le patronat sont également présentes dans les groupes protestataires.
9Si le profil académique des chômeur.se.s militant.e.s est éclaté, deux dénominateurs communs traversent la catégorie : l’aspiration à l’obtention d’un emploi public, le seul considéré comme étant satisfaisant, car stable et garantissant des droits et de la protection sociale (car la déréglementation du secteur privé ne garantit pas cela) ; et la perception de soi comme étant très faiblement muni.e en ressources sociales et donc incapable d’avoir recours au réseautage ou au piston (wasta) pour se placer professionnellement12.
Quelles sont les relations des diplômé.e.s avec l’activité économique ?
10Ce que le qualificatif « chômeur » implique concrètement pour les diplômé.e.s chômeur.se.s protestataires ne se résume pas facilement. Les expériences des membres des groupes de chômeur.se.s dans le domaine de l’activité économique ne se distinguent guère de celles d’un travailleur quelconque au Maroc. La précarité et l’informalité caractérisent les activités économiques aussi bien des personnes mobilisées que de celles qui sont non mobilisées13. La majorité des diplômé.e.s chômeur.se.s engagé.e.s subsiste grâce à des activités rémunérées dans le secteur informel et / ou privé.
11Les activités rémunérées pratiquées par les diplômé.e.s chômeur.se.s enquêté.e.s sont extrêmement diversifiées en ce qui concerne la qualification requise, les caractéristiques de la tâche et la rétribution. Parmi les activités les plus socialement valorisées, on trouve des vacations dans l’enseignement supérieur et des missions au sein d’organisations internationales ou d’entreprises du secteur public ou semi-public. Des activités plus fréquentes sont les cours de soutien, les vacations d’enseignement dans des établissements privés ou publics et le commerce (parfois très précaire, comme dans le cas des vendeurs à la sauvette). On trouve aussi dans les groupes de chômeur.se.s des chauffeurs de taxi, des techniciens-informaticiens, des employés de la construction, des agent.e.s comptables, des maîtres-nageurs, des coiffeur.se.s, des ouvrier.ère.s d’usine... Toutes ces activités sont présentées par les militant.e.s comme des « petits boulots » ne pouvant pas être considérés comme des emplois à part entière, mais qui représentent des activités par défaut, occasionnelles afin de pallier les urgences matérielles.
12C’est parce que ces petits boulots sont considérés comme du chômage déguisé que les militant.e.s ont des repères temporels pour se prononcer sur la durée de leur chômage. L’une des particularités les plus marquantes de l’ANDCM par rapport aux diplômé.e.s de troisième cycle est la durée du chômage : les membres de l’ANDCM interrogé.e.s déclarent avoir passé une moyenne de 7,3 ans au chômage14. Les diplômé.e.s de troisième cycle déclarent des périodes de chômage plus courtes : entre deux et trois ans et demi de chômage. Dans les deux cas, les durées reconnues par les militant.e.s dépassent très largement ce que les économistes appellent le « chômage de longue durée » (à partir de douze mois), qui a d’ailleurs un effet dévalorisant aux yeux des employeurs (Schnapper, 1996).
13L’âge des militant.e.s peut expliquer les différences de durée du chômage. En moyenne, les membres de l’ANDCM sont sensiblement plus âgé.e.s que ceux et celles des groupes de troisième cycle. Cela n’est pas anodin et révèle que l’employabilité des diplômé.e.s de troisième cycle est relativement plus facile que celle des licencié.e.s et bachelier.ère.s, en raison du niveau de formation plus rare (dans le sens statistique) des premier.ère.s. La plus longue durée du chômage des membres de l’ANDCM par rapport à celui des groupes de troisième cycle est aussi liée au lieu où se déroule l’activité militante : les petites villes, territoire investi par l’ANDCM, offrent moins de possibilités d’emploi public que Rabat, lieu investi par les diplômé.e.s de troisième cycle et ville administrative par excellence. Enfin, si le chômage des membres de l’ANDCM est plus long, cela est lié aussi aux normes qui encadrent le militantisme dans le groupe. Comme nous le verrons plus tard, la disponibilité personnelle que l’ANDCM exige de ses membres est compatible avec la réalisation de petits boulots, alors que les groupes de troisième cycle exigent de leurs membres une disponibilité presque totale.
14Logiquement, l’autonomie financière des militant.e.s chômeur.se.s est faible, particulièrement dans le cas des diplômé.e.s de troisième cycle. Presque deux tiers des militant.e.s questionné.e.s dépendent entièrement de leur famille pour subvenir à leurs besoins matériels (logement à Rabat, nourriture, transport et autres dépenses associées aux études et au militantisme)15. La dépendance économique vis-à-vis de la famille est encore plus exacerbée dans le cas des femmes : plus de 83,3 % disent en dépendre, alors que seulement 11 % des enquêtées disaient être économiquement autonomes. La moindre autonomie financière des femmes peut s’expliquer par la distribution genrée des opportunités d’insertion professionnelle. De plus, les femmes sont souvent détournées du marché du travail par leurs familles et incitées à s’occuper du travail domestique dans leur foyer.
15Dans tous les cas, le rapport des mobilisé.e.s au travail remet en cause le discours médiatique quant au supposé isolement économique des diplômé.e.s chômeur.se.s. Les militant.e.s sont bel et bien des personnes actives dans le secteur informel de l’économie. En se définissant néanmoins comme « enchômagées », elles signalent le caractère insatisfaisant de leurs activités économiques et le décalage entre leur situation objective et leurs attentes professionnelles et sociales.
Des origines sociales relativement diversifiées
16En matière d’origines sociales, la diversité est relativement limitée. Globalement, les diplômé.e.s de troisième cycle proviennent de milieux sociaux légèrement plus favorisés que les militant.e.s de l’ANDCM :
Tableau 2. Origine sociale des diplômé.e.s (2006-2008)
Métier du père | Diplômé.e.s de troisième cycle | Diplômé.e.s de l'ANDCM |
Paysan | 14 % | 31,6 % |
Ouvrier | 15 % | 18,4 % |
Fonctionnaire ou gérant | 15 % | 5,3 % |
Militaire | 5 % | 29 % |
Commerçant | 13 % | 10,5 % |
Enseignant | 14 % | 2,6 % |
Profession religieuse | 2,5 % | – |
Chauffeur ou ouvrier mécanique | 5 % | – |
Profession libérale ou qualifiée | 5 % | – |
Sans profession | 11,4 % | 2,6 % |
N.B. J’explore le milieu social d’origine à travers le métier du père, le niveau de scolarisation du père et celui de la fratrie. Voici les données relatives au métier du père, pour les groupes de diplômé.e.s s de troisième cycle et l’ANDCM. Étant donné le bas taux d’activité des femmes (femmes au foyer), je n’ai pas sollicité de données relatives à leurs mères auprès des enquêté.e.s. Questionnaires distribués en 2006 pour l’ANDCM et en 2007 et 2008 pour les groupes de troisième cycle.
17La probabilité d’avoir un père fonctionnaire, enseignant ou exerçant une profession qualifiée est nettement supérieure parmi les diplômé.e.s de troisième cycle que parmi les adhérent.e.s de l’ANDCM. Les premier.ère.s peuvent donc être considéré.e.s comme les héritier.ère.s d’une petite classe moyenne citadine qui a pu profiter des voies de promotion sociale des années 1960 et 1970. On peut établir aussi facilement une corrélation positive entre le statut professionnel relativement qualifié du père et l’accès aux études de troisième cycle universitaire des enfants. En revanche, l’origine populaire est plus marquée chez les membres de l’ANDCM, dont les pères sont souvent paysans, ouvriers ou militaires. En cohérence avec l’indicateur précédent, le taux de scolarisation des pères des diplômé.e.s de troisième cycle est supérieur à celui des pères des adhérent.e.s de l’ANDCM : si les pères de presque trois quarts des membres des groupes de troisième cycle enquêté.e.s ont été scolarisés, ce taux descend à un tiers pour les membres de l’ANDCM.
18Le troisième indicateur retenu pour identifier les origines sociales des militant.e.s est le niveau de scolarisation des frères et sœurs. Encore une fois, le niveau d’études de la fratrie est globalement plus élevé pour les diplômé.e.s de troisième cycle que pour l’ANDCM. Presque trois quarts des membres des groupes de troisième cycle ont des frères et / ou des sœurs dont le niveau d’études atteint le baccalauréat ou la licence universitaire ; 20 % déclarent que le niveau d’études le plus élevé dans la fratrie est le baccalauréat, et seulement 11,6 % des diplômé.e.s de troisième cycle proviennent de familles où le reste de la fratrie possède un niveau inférieur au cycle secondaire. Pour la plupart des membres de l’ANDCM16, le niveau scolaire le plus élevé des frères et sœurs est le baccalauréat. Dans de nombreux cas, ce sont seulement les hommes de la famille qui ont été scolarisés. L’absence de scolarisation des sœurs coïncide souvent, chez les militant.e.s enquêté.e.s, avec une majeure incidence de facteurs tels que l’âge plus élevé des interviewé.e.s, un moindre niveau de scolarisation du père et une origine géographique rurale. Dans le cas de l’ANDCM, le ou la militant.e est parfois le ou la seul.e ou l’un.e des rares membres de la fratrie à avoir eu accès aux études.
19Outre les différences relatives au statut socio-économique et le niveau éducatif de la famille, un trait commun se dégage aussi bien parmi les militant.e.s de l’ANDCM que celles et ceux des groupes de troisième cycle : en général, ils et elles ont fait l’expérience d’une amélioration significative de leur niveau scolaire par rapport à celui de leurs parents. Les diplômé.e.s chômeur.se.s engagé.e.s proviennent de familles qui aspirent à la promotion sociale des enfants (ou à l’amélioration du statut atteint par les parents) à travers le diplôme. L’insatisfaction de ces aspirations est donc source de déception et de réflexions sur les causes de l’« injustice du chômage ».
Déclinaisons de l’injustice du chômage
20Une bonne partie de la littérature sur l’action collective des chômeur.se.s insiste sur la difficulté à s’engager dans une action protestataire tout en mobilisant cette étiquette stigmatisante (Fillieule, 1997). Justifier le passage à l’action, le présenter comme un comportement pertinent et raisonnable est un exercice essentiel pour les militant.e.s, et d’autant plus important dans un contexte coercitif et / ou de désapprobation familiale. Les militant.e.s déploient donc un éventail d’arguments pour prouver la justesse de la protestation, des justifications articulées autour de l’injustice que représente le chômage des diplômé.e.s et la déception qui en découle. Dans les pages qui suivent sont exposés les arguments développés par les militant.e.s de l’ANDCM, mais surtout ceux des groupes de troisième cycle, qui illustrent la façon dont les diplômé.e.s se représentent les causes de leur situation personnelle.
« Le chômage est une injustice, c’est donc l’État qui me pousse à protester »
21Pour beaucoup de militant.e.s, l’État est l’instigateur principal de la protestation. Cette entité aux contours flous (l’administration ? le gouvernement ? le roi ?), mais qui devient tangible à travers les forces de sécurité qui encadrent les protestations (Bogaert & Emperador, 2011), aiguillerait la mobilisation en ayant fait du diplômé un porteur de droits. Ainsi, le passage à l’action serait justifié par l’interruption d’une inertie vieille de plusieurs décennies, celle du transfert des jeunes éduqué.e.s des bancs de l’université vers les bureaux de l’administration pendant les années 1960, 1970 et jusqu’au début des années 1980. La fluidité du transfert, peut-être plus idéalisée que réelle, alimente sans doute les attentes d’insertion professionnelle des diplômé.e.s et pousse les protestataires à exiger de l’État qu’elle soit rétablie.
22À la fin des années 1990, pour répondre à l’apparition des groupes de diplômé.e.s de troisième cycle, le secrétariat de la Formation professionnelle (relevant du ministère de l’Emploi et des Affaires sociales) crée une base de données recensant les diplômé.e.s au chômage. Les titulaires de diplômes de master et de doctorat peuvent s’y inscrire : elle est conçue comme un instrument de repérage de profils attractifs pour les employeurs du privé et également consultable par les ministères en quête de cadres. Cette base de données est souvent évoquée comme une des expressions des obligations de l’État à l’égard des diplômé.e.s et, par conséquent, comme une fenêtre d’opportunité pour dénoncer l’inaction des pouvoirs publics. Même si la base de données n’a pas fonctionné comme les diplômé.e.s l’espéraient17, ils et elles continuent à s’y inscrire avant de se lancer sur le marché de l’emploi privé ou dans la protestation. Mais le dysfonctionnement de la base de données affaiblit davantage la crédibilité des règles fixées par l’État et fait apparaître la protestation comme la seule option potentiellement efficace :
Pourquoi l’État ne respecte pas lui-même les lois qu’il a créées ? S’il ne se respecte pas lui-même, comment va-t-il respecter mon droit ? Comment vais-je le respecter ? Les responsables ont créé eux-mêmes le problème : s’ils avaient bien utilisé la base des données, s’ils avaient recruté par ordre chronologique d’obtention du diplôme..., alors tout le monde attendrait son tour ! S’ils respectaient les procédures des concours, on ne remettrait pas en question les embauches18 !
23Enfin, les embauches cycliques des manifestant.e.s renforcent l’image de l’État comme déclencheur de la mobilisation. Les victoires obtenues par les différentes cohortes du mouvement, notamment de diplômé.e.s de troisième cycle, montreraient que la protestation peut aboutir et qu’elle est une voie efficace d’insertion professionnelle. Comme disait un diplômé de troisième cycle : « J’ai adhéré à l’UCSC [Union des cadres supérieurs au chômage] car plusieurs groupes sont passés avant nous et qu’ils travaillent par ce moyen depuis 1997. Alors, pourquoi je ne devrais pas travailler moi aussi19 ? » D’ailleurs, ces accords d’embauche nourrissent une certaine représentation au sujet des manifestations qui seraient stimulées par les autorités :
Que veux-tu que je comprenne à cette situation ? Je m’inscris à la base de données [du secrétariat de la Formation professionnelle], mais personne ne m’appelle, et je vois que ceux qui font des manifestations trouvent un travail. Alors, c’est l’État qui m’oblige à sortir ! C’est comme si l’État était en train de me dire : « Le travail est pour ceux qui manifestent ! » 20
« C’est une héroïcité d’être un intellectuel d’origine populaire »
24Selon les groupes de chômeur.se.s, si leurs membres méritent un emploi dans la fonction publique, c’est à cause des efforts qui ont dû être accomplis pour atteindre un niveau scolaire élevé en venant d’un milieu socio-économique défavorisé :
J’ai eu mon diplôme en 2001, une thèse en géographie rurale. Je suis de Salé. Mon père a un métier très simple. Il gagnait 3 000 dirhams par mois, et on est huit enfants : quatre filles et quatre garçons. Mais nous avons tous fait des études supérieures : quatre ont une licence et les quatre autres ont fait des troisièmes cycles. J’ai une sœur docteure, un frère qui soutient bientôt une thèse en droit, une sœur qui avait commencé un troisième cycle, mais qui s’est mariée..., elle a choisi la famille. Et j’ai un frère qui avait commencé un troisième cycle, mais qu’il a laissé pour aller travailler dans le secteur privé et maintenant il le regrette... Mes parents ont tout fait pour que, au moins, on ait tous une maîtrise21.
25Faire des études de haut niveau est donc présenté par les diplômé.e.s chômeur.se.s comme une double héroïcité : celle de la personne diplômée, qui a fait preuve d’une énorme persévérance, et celle de la famille, qui a dû engager des efforts matériels importants pour permettre l’accès des enfants aux études. Ainsi, le chômage dont la personne diplômée d’origine populaire serait victime n’est pas seulement une attaque contre elle, mais aussi une attaque contre l’ensemble familial qui fait reposer des espoirs de promotion sociale sur l’enfant diplômé.
26Toujours aux yeux des militant.e.s, l’obtention de bourses confirmant des performances académiques solides rend la personne diplômée issue d’un milieu populaire encore plus digne d’un emploi sécurisé. Selon cet argumentaire, l’étudiant.e qui s’aventure dans une faculté publique massifiée doit faire face à un chemin semé d’embûches : classes surpeuplées, mauvaises conditions d’hébergement, risques d’intoxication alimentaire dans les cantines, etc. Obtenir de bons résultats académiques dans ces conditions en dit beaucoup sur la capacité de travail et le brio de l’étudiant.e par rapport aux étudiant.e.s issu.e.s de milieux plus aisés qui peuvent fréquenter des établissements privés. Dans l’imaginaire militant, ces établissements sont des havres de paix qui ne testent pas en permanence la résilience des étudiant.e.s. Néanmoins, malgré la vision dépréciative de l’étudiant.e issu.e d’un milieu aisé, les mobilisé.e.s déplorent de ne pas avoir pu faire des études dans des établissements privés, censés améliorer leur employabilité, car offrant des formations plus valorisées par le marché du travail.
27Les plans gouvernementaux pour augmenter la contribution individuelle au financement des études supérieures et réduire les bourses sont interprétés par les militant.e.s comme une attaque frontale contre le principe de démocratisation scolaire qu’ils et elles représentent22. Ces propositions sont vues comme un premier pas vers le démantèlement d’un système qui a permis, malgré ses imperfections, à des personnes comme Bouchra de devenir docteures. Avec l’appel à la contribution économique des familles, la réduction des bourses et l’encouragement de l’enseignement privé, la reproduction sociale des « héritier.ère.s » et la marginalisation des jeunes d’origine populaire sont largement amorcées. À cet égard, le lauréat d’un troisième cycle en faculté publique, d’abord boursier puis sans soutien financier, justifie son militantisme comme une démonstration de respect à l’égard de l’école publique mise en danger :
Moi, je dirais aux gens qui nous critiquent parce qu’on réclame un emploi en correspondance avec notre formation qu’ils n’aiment pas leurs études, et que c’est pour cela qu’ils n’ont pas de mal à oublier tout le temps qu’ils ont passé dans leurs études, et que c’est pour cela qu’ils renoncent à leurs droits23.
« Que faire si on ne reconnaît pas mon diplôme, sinon militer ? »
28Ali est originaire de Tétouan, issu d’une famille de classe moyenne hispanophone, proche de l’administration espagnole à l’époque du protectorat. Entre 1997 et 2002, il préparait son doctorat en physique à l’Université de Barcelone. Après la soutenance de sa thèse, qui reçoit la meilleure mention, il décide de rentrer avec sa femme, elle-même docteure en biologie d’une autre université barcelonaise. Au moment où je l’ai rencontré, il travaillait comme professeur dans une école préparatoire à l’enseignement supérieur espagnol. Ali considérait que son salaire était acceptable, mais la précarité l’angoissait. Il avait présenté sa candidature à plusieurs postes et obtenu plusieurs entretiens, mais il n’avait jamais réussi à en décrocher un. Il avait souvent été refusé par des comités de recrutement qui n’accordaient aucune crédibilité à son diplôme espagnol et qui classaient dans de meilleures positions des docteur.e.s d’universités françaises ou canadiennes. Ali a aussi vécu des situations où il était évident que le ou la candidat.e avait déjà été choisi.e en amont. Selon lui, le recrutement à l’université n’est pas transparent : « Il y en a qui bénéficient du marchandage de faveurs24. »
29Les militant.e.s dont le parcours universitaire s’est déroulé dans des pays de l’Union européenne (notamment en France, en Espagne et en Belgique) présentent l’engagement dans les groupes de chômeur.se.s comme un passage obligé à cause du manque de postes. Or l’engagement militant est aussi vécu comme une violence symbolique, non seulement en raison des risques sécuritaires (risque d’intervention policière et de détention), mais également à cause de l’humiliation que cela représente, selon eux et elles, de s’exposer publiquement en tant que demandeur.se d’emploi :
J’ai honte d’être là, dans la rue. Des policiers analphabètes m’insultent, moi ! J’ai soutenu ma thèse à Barcelone ! J’ai honte que quelqu’un de ma ville me voie à la télé ou dans les journaux... Et après, les assemblées dans la rue, debout. Je ne te raconte même pas quand il pleut et qu’il y a de la boue. On est comme des chiens25...
30Les diplômé.e.s ayant fait des études à l’étranger sont minoritaires dans les groupes. Néanmoins, leur présence est surdimensionnée dans les discours des groupes, dont l’un des buts est de contrer la vision dominante sur la médiocrité et la passivité des diplômé.e.s chômeur.se.s. Tout se passe comme si la présence de diplômé.e.s « européen.ne.s » apportait un gage de légitimité à la catégorie protestataire et une preuve de mérite.
31Ce faisant, le cliché sur la faible qualité des universitaires locaux n’est pas remis en cause, mais semble validé. En réalité, les lauréat.e.s de certaines filières admettent ouvertement la déconnexion entre leur profil et les besoins du marché de l’emploi, et voient l’emploi public comme la seule façon de sortir de l’impasse. C’est le cas d’Hussein, docteur de la faculté de Fès qui s’exclame : « J’ai un doctorat en philosophie islamique : qui voudra de moi26 ? » Sa faible maîtrise du français l’amène à toujours s’exprimer en arabe classique. Il reconnaît que son profil académique le rend faiblement employable. Ce qui n’était pas le cas auparavant, poursuit-il, quand les licencié.e.s en littérature arabe étaient intégré.e.s dans l’administration ou comme enseignant.e.s, quand ils et elles apprenaient sur le tas et, toujours selon ses dires, faisaient preuve d’une intégrité morale irréprochable. Hussein a une perception duale de sa formation. D’un côté, il met en avant le caractère savant de son parcours, la maîtrise d’une langue héritière d’une glorieuse tradition littéraire et philosophique et l’érudition qu’il a acquise à travers sa formation théologique. D’un autre côté, cependant, il reconnaît l’inutilité de son profil d’un point de vue productiviste.
32Pour Hussein, militer dans un groupe de chômeur.se.s a un coût élevé, celui de la mise en avant de son désavantage, de la reconnaissance de son inemployabilité, encore plus grave que dans le cas d’autres camarades qui ont suivi des formations a priori « mieux adaptées au marché ». Néanmoins, l’image dévalorisante qu’Hussein a de son parcours demeure dissimulée derrière un diagnostic général au sein des groupes sur les dérives du secteur privé et le manque de transparence dans les procédures d’embauche27.
« Le secteur privé, c’est la jungle... »
33Comme je l’ai montré précédemment, la plupart des membres des groupes combinent leur engagement avec des petits boulots. Les expériences accumulées dans le secteur privé et informel sont presque systématiquement qualifiées de décevantes, même dans le cas d’emplois relativement valorisants. Le secteur privé est affublé de qualificatifs négatifs : déstructuré, exploiteur, corrompu, etc. On trouve un exemple de ce type de raisonnement chez Bouchra, qui a une petite trentaine d’années et est docteure en géographie rurale depuis 2001. Elle fait partie du bureau du Tajammo-Regroupement des cadres supérieurs chômeurs depuis 2007, moment auquel elle décide « d’arrêter de travailler et de [s]’inscrire dans un groupe de chômeurs ». Elle lie sa participation au groupe à la colère et à l’indignation provoquées par son dernier emploi, au Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), où elle avait été recrutée avec un contrat local. Sa mission consistait à participer à l’élaboration d’un diagnostic local dans la région d’Al Hoceima. Sa première déception fut le salaire, de 4 000 dirhams, considéré comme insuffisant pour subvenir à ses besoins de logement, de nourriture, d’habillement et aux allers-retours à Salé, sa ville d’origine. D’autres frustrations ont suivi :
J’ai eu des embrouilles avec mon chef de projet, qui a fait pression pour que je parte. Il a refusé de me donner l’attestation de travail. Je suis partie les mains vides, comme si je n’avais pas travaillé avec eux. Il n’y a aucune assurance... J’ai fait des enquêtes, et il n’y a rien, tu ne figures nulle part parce qu’il n’y a pas de papiers. Si t’as un problème, ils disent qu’ils ne te connaissent pas. C’est le secteur privé, ça. Tu travailles et tu ne vis pas. Le chef m’a dit : « Vas-y, va au juge si tu veux. » Parce qu’il sait que je ne le ferai pas, que je n’ai pas les moyens pour payer un avocat, pour initier un procès28...
34Des récits de désillusions liées aux expériences professionnelles interviennent de façon assez spontanée lorsque les chômeur.se.s défendent la légitimité et la « nécessité » de la protestation. C’est encore le cas de Driss. Ce docteur en chimie, né en 1973 à Tineghir (région de Ouarzazate), est un vétéran des protestations de chômeur.se.s, auxquelles il a participé pendant plus de trois ans. Avant de rejoindre le groupe Amal29, il a vécu une mauvaise expérience avec l’administration. Quelques mois auparavant, lui et une amie avaient mûri l’idée d’un projet d’auberge touristique dans une oasis proche de leur village. L’idée était de reconvertir en gîte la maison que la famille de l’associée d’Ismaïl possédait dans les parages. L’atout du projet résidait dans la beauté du site et la rareté des équipements touristiques. Ismaïl a présenté le projet à l’administration et a sollicité le soutien financier de la région et un encadrement Moukawalati (un programme public d’appui à l’entreprise, voir infra). À la suite d’un entretien avec un haut responsable provincial, Ismaïl a dû attendre plusieurs semaines avant de recevoir des nouvelles. Lorsqu’il a été convoqué, on lui a annoncé que le projet n’avait pas été considéré comme viable. En revanche, on lui a proposé une aide économique pour créer une petite unité d’élevage. Déçu par ce refus et humilié par la proposition (« Ils me proposaient de devenir éleveur ! Je suis docteur en chimie30 ! »), Ismaïl a oublié l’affaire. Mais, à l’occasion d’un retour dans la maison familiale quelque temps après, il a découvert un chantier dans la zone qu’il avait signalée pour son projet. Selon son interprétation, les autorités locales lui avaient volé l’idée.
35Ce sont des exemples d’explicitation de la déception ressentie face à l’impossibilité de satisfaire des attentes de promotion sociale et d’épanouissement professionnel. Mais ces arguments, évoqués surtout par des chômeur.se.s de troisième cycle, n’expliquent pas à eux seuls l’entrée dans la protestation.
Passer à l’acte : devenir diplômé.e chômeur.se protestataire
36L’entrée dans un groupe protestataire de chômeur.se.s ne se réduit pas à une seule logique. Les ressorts du passage à l’action sont pluriels et tiennent aux trajectoires et aux dispositions des chômeur.se.s, activées dans des situations particulières. La motivation d’ordre utilitaire, qui prend la forme de l’aspiration à obtenir un emploi, est indissociable de l’engagement chômeur. Or une analyse olsonienne des ressorts de l’engagement militant est largement insuffisante pour comprendre les passages à l’action, car elle laisse sans réponse de nombreuses questions : pourquoi ce n’est qu’une minorité des personnes diplômées sans emploi formel qui milite dans les groupes de chômeur.se.s31 ? Pourquoi des personnes y adhèrent-elles malgré l’énorme incertitude qui pèse sur la possibilité réelle de décrocher un emploi dans la fonction publique ? L’obtention d’un emploi compense-t-elle le coût de l’engagement ?
37Dans le chapitre précédent, un modèle processuel de l’engagement qui articule les trajectoires des militant.e.s à des opportunités concrètes pour protester a été présenté. Le passage à l’activité protestataire implique un concours de circonstances, que l’on pourrait résumer à trois éléments fondamentaux : le constat d’une opportunité concrète d’engagement, une disposition à protester et un contexte facilitant. Pour passer à l’action, il ne suffit pas que des structures militantes existent, mais il faut que celles-ci soient connues par le ou la militant.e potentiel.le. C’est par rapport à cette condition que les réseaux sociaux jouent un rôle important et facilitateur du passage à l’action : avoir des ami.e.s ou des connaissances qui militent déjà dans un groupe de chômeur.se.s ou ont l’intention de le faire facilite l’entrée dans la protestation.
38Mais pour passer à l’action, il faut également que ce comportement soit envisageable. Cette condition renvoie aux dispositions critiques et protestataires des individus32 mais, également, au moment dans lequel ils se trouvent (les positions objectives occupées et les attentes subjectives liées à ces positions) dans leur trajectoire militante et / ou biographique. Ainsi, le passage à l’action est possible lorsque le fait d’être disponible sur Rabat et l’accumulation de mauvaises expériences professionnelles font du militantisme un comportement opportun, y compris pour des personnes qui sont moins dotées de dispositions contestataires (Mathieu, 2012) mais qui disent « tenter leur chance » dans la mobilisation. D’ailleurs, considérer que l’engagement chômeur se produit au sein d’une trajectoire permet de comprendre pourquoi les personnes adhèrent à un moment et pas à un autre ou pourquoi elles combinent l’engagement avec d’autres stratégies de survie (petits boulots, préparation d’un dossier de migration, poursuite des études, etc.). Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, les groupes se sont dotés de règles et de méthodes de gestion de l’engagement qui facilitent la participation de ces personnes sans expérience militante.
39Cette partie montre que les personnes qui se retrouvent au sein des groupes de chômeur.se.s sont aussi diverses en ce qui concerne leurs dispositions critiques et contestataires. Elle est organisée autour de trois ressorts du passage à l’action. Le premier renvoie à l’insertion dans des réseaux et le deuxième à l’appréhension de l’engagement comme un comportement opportun à un moment donné d’un parcours biographique. Ces deux ressorts ne sont pas exclusifs (l’engagement peut s’expliquer par la combinaison des deux) et, de plus, ils peuvent être renforcés par la quête de rétributions symboliques et affectives.
S’engager en suivant ses ami.e.s...
40Il est rare que l’engagement dans un groupe de diplômé.e.s chômeur.se.s se fasse sans être en lien avec des personnes déjà impliquées ou également intéressées par le mouvement. Cela n’a rien de surprenant si l’on survole la littérature qui aborde le lien entre les formes d’action collective, les réseaux sociaux et les relations interpersonnelles. En effet, nombreux ont été les auteur.e.s qui ont considéré que l’insertion dans des réseaux sociaux favorise l’engagement (Granovetter, 1983 ; McAdam, 1986 ; Gould, 1991 ; McAdam & Paulsen, 1993 ; Diani & McAdam, 2003 ; Giugni & Passy, 2001)33. Et ce, parce que « les réseaux sont des ensembles relationnels qui façonnent et contraignent le comportement des gens et les opportunités d’action » (Campbell, 2006, p. 61), de manière que les interactions qui s’y produisent réduisent l’incertitude de la mobilisation et interfèrent dans la prise de décision (Passy, 2003). D’autres travaux ont conclu que l’influence des réseaux (et du type de réseau) dépend des caractéristiques du mouvement (Diani & Lodi, 1988). Dans le cas qui nous occupe, les réseaux d’où proviennent les militant.e.s des groupes de chômeur.se.s ont changé au fur et à mesure de la normalisation de la mobilisation aux yeux de l’opinion publique. Chaque « strate d’adhésion a sa logique sociopolitique » (Péchu, 2001). Pour les premières cohortes de diplômé.e.s chômeur.se.s, l’insertion dans des réseaux d’extrême gauche facilitait le passage à l’action en lien avec leur statut. Quelques années plus tard, il n’est plus nécessaire d’y être inséré.e pour connaître le mouvement des chômeur.e.s, et encore moins pour y prendre part.
41Comme l’affirme Passy, les réseaux sociaux dans lesquels sont insérés des individus influencent aussi leur conception de la réalité. Pour les anciens membres de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), la façon dont l’ANDCM analyse le chômage résonne parfaitement avec le référentiel politique acquis dans le milieu syndical universitaire d’extrême gauche. Ils et elles investissent la mobilisation des chômeur.se.s comme un terrain de lutte politique alternatif aux campus : « Avant, j’étais un militant UNEM, dans le courant des basistes. J’ai eu ma licence en géologie en 1997, à Kénitra. Selon ma vision, la lutte contre le chômage ne doit pas être isolée d’une action politique globale de lutte contre l’État. J’ai donc adhéré à la section de l’ANDCM de Kénitra34. » Ce faisant, l’entrée dans l’ANDCM permet aussi de retrouver d’ancien.ne.s collègues de l’UNEM et de faire durer les rapports amicaux. Les cas de transition entre militantisme UNEM et militantisme ANDCM sont donc très nombreux : « Quand tu finis la fac, tu peux décider d’entrer dans l’ANDCM, tu sais que tu as quelque chose à faire, tu as déjà une identité, ton rôle est celui d’un diplômé chômeur dont la mission est de lutter35. »
42La probabilité de posséder une expérience politique préalable est moins élevée parmi les membres des groupes de troisième cycle. Le mouvement des chômeur.se.s existant depuis presque trente ans, il n’est pas nécessaire d’être inséré.e dans des réseaux militants pour le connaître ou savoir comment accéder à ses structures de mobilisation. Celles-ci imposent leur évidence aux personnes quelque peu attentives à la presse et à leur entourage. Mais cela ne veut pas dire que les réseaux interpersonnels perdent toute leur importance en tant que facilitateurs de l’engagement : ce sont d’autres types de réseaux qui deviennent pertinents. Les groupes de troisième cycle se créent souvent autour de personnes qui avaient été amenées à se fréquenter ailleurs, par exemple dans le cadre de leurs études. Ainsi, on trouve des groupes constitués de promotions entières ; l’engagement des membres se produit donc « en bloc ». Les adhésions qui suivent la constitution d’un groupe sont souvent microcollectives : en couple, en groupe de copains et copines de faculté, avec des voisin.e.s, etc.
43Accompagner des collègues de faculté dans l’engagement chômeur devient d’autant plus opportun que d’autres projets (poursuite des études, projet migratoire ou familial, etc.) menaient de toute façon le ou la militant.e en puissance à Rabat :
J’ai grandi à Sidi Kacem et j’ai fait mes études en histoire à Fès. Je prépare une thèse sur l’activité économique de Meknès à l’époque du protectorat. Je me bats avec le consulat français pour obtenir un visa qui me permette de poursuivre mes recherches documentaires dans la bibliothèque du protectorat, à Nantes. Si je reste au Maroc, je suis forcée d’être à Rabat, parce que c’est là qu’il y a des bibliothèques. Ainsi, je peux rendre compatibles la thèse et mon militantisme pour gagner du temps. Et, finalement, c’est beaucoup plus facile et agréable à vivre à Rabat avec des copines, qu’en cité U, où les intoxications sont fréquentes36.
44Ainsi, pour comprendre l’entrée dans un groupe de chômeur.se.s, il est nécessaire d’ajouter à l’influence des réseaux celle d’un éventuel raisonnement pragmatique. Car, pour entrer dans un groupe de chômeur.se.s, il faut bien que l’engagement soit considéré comme un comportement opportun.
S’engager pour saisir sa chance
45Connaître l’existence des structures protestataires par le biais d’ami.e.s engagé.e.s ou parce que le mouvement des chômeur.se.s s’est banalisé n’est pas une condition suffisante pour adhérer à un groupe. Il faut bien que l’entrée en protestation soit considérée comme un comportement envisageable. Un individu doté de dispositions à la protestation peut s’orienter vers un groupe lorsqu’il est en même temps insatisfait de son statut professionnel et qu’il dispose d’une certaine disponibilité biographique. Ceci est le cas pour de nombreux.ses ex-militant.e.s de l’UNEM. Chez d’autres personnes, les dispositions critiques et à la contestation font défaut. Pourtant, l’engagement dans un groupe de chômeur.se.s peut avoir lieu s’il est perçu comme un comportement opportun permettant éventuellement de briser un cumul d’expériences professionnelles négatives à un moment de disponibilité biographique.
46En réalité, nombre de militant.e.s admettent que leur attitude à l’égard de la mobilisation a varié sous l’effet combiné de l’évolution de la mobilisation et de leur situation personnelle. Ainsi, d’une attitude de départ opposée aux manifestations des chômeur.se.s on peut passer à une attitude favorable, voire à envisager de rejoindre les rangs de la protestation. Il ne faudrait pas voir dans cette mutation une transformation des convictions politiques, mais une modulation des dispositions motivée par la succession d’expériences personnelles. Ainsi, l’hostilité à la mobilisation peut se transformer en bienveillance lorsqu’on se trouve dans une situation d’insatisfaction professionnelle et que l’on observe en même temps l’efficacité manifeste de la protestation pour décrocher des postes d’emploi pour ses militant.e.s :
Quand j’ai eu mon DESA en chimie en 2000, je me suis inscrit au registre des diplômés au chômage de la direction de la Science et de la Formation des cadres, parce qu’ils m’avaient dit qu’ils recrutaient périodiquement. Mais je suis resté deux ans sans rien, et quand j’ai appris qu’il y avait des gens qui avaient eu leur DESA en 2001 qui avaient été recrutés avant parce qu’ils avaient milité dans des groupes, je suis passé au militantisme [...]. Pour moi, c’était plus facile parce que je suis de Rabat. Je vis avec mes parents, je rentre chez moi, j’ai une vie en dehors. J’ai un PC chez moi et je pouvais travailler, c’est comme ça que j’ai réussi, mais tout le monde me demandait comment je faisais37...
47L’aspiration à une amélioration de la situation personnelle et la disponibilité biographique requise pour être en mesure de percevoir l’engagement chômeur comme une « opportunité à saisir » sont autant le fait de diplômé.e.s qui viennent de finir leurs études que de personnes qui accumulent des expériences professionnelles malheureuses :
J’ai fait un DESS en sécurité et prévention des risques au travail. J’ai fini le master il y a deux ans et j’ai travaillé pour une multinationale française à Bouznika pendant un an. Je devais faire la navette tous les jours et je ne pouvais pas le supporter. Je suis mariée et enceinte. Ça fait huit mois que je suis dans le groupe. Mon mari n’aime pas du tout l’idée des manifestations, mais je crois que ça vaut la peine d’essayer, surtout parce que j’habite à Rabat et que les élections sont proches... C’est maintenant que quelque chose peut se passer38.
48Cette dimension plus opportuniste de l’engagement est parfois déclarée sans ambiguïté, notamment dans le cas de personnes sans expérience militante. Pour celles-ci, l’engagement dans un groupe de chômeur.se.s ne vient pas, a priori, satisfaire des inquiétudes liées à des dispositions critiques. Une adhérente de l’UCSC explique l’histoire de son engagement en ces termes :
Je ne me sens pas militante... Après avoir obtenu mon diplôme de master en ingénierie chimique, j’ai passé plusieurs entretiens de travail sans succès. Je cherchais un poste de chef de contrôle d’hygiène et santé dans les constructions. C’est un monde d’hommes... On ne me prenait nulle part parce que je suis une femme. Au moins, je n’ai pas subi de harcèlement sexuel au travail comme ma sœur... Ça fait un an que je ne fais pas d’entretiens, j’ai laissé tomber. J’essaie avec les manifs. Mais j’ai aussi déposé un dossier d’émigration pour le Canada. Mon frère, informaticien, est aux États-Unis depuis quelques années, marié à une Espagnole. Il est parti du Maroc parce qu’il n’y trouvait pas de travail. J’ai peur de quitter le Maroc, mais si je ne trouve pas de travail... Mon engagement dans l’UCSC a une date de caducité : un an. S’il n’y a rien, soit je pars au Canada, soit j’essaie de faire un stage à Paris39...
49Que la dimension opportuniste de l’engagement soit plus ou moins affirmée, l’adhésion à un groupe de chômeur.se.s intervient au moment où les conditions entourant le ou la militant.e potentiel.le font que l’engagement fait sens. Encore faut-il reconnaître que les militant.e.s ne disposent pas des informations nécessaires pour prévoir l’efficacité de leur engagement (si celui-ci aboutira à un emploi ou pas). Si les expériences des cohortes antérieures de chômeur.se.s de troisième cycle peuvent inviter à l’optimisme, beaucoup plus que les résultats obtenus par l’ANDCM, le fruit de la protestation est toujours incertain. Pour cette raison, il est important d’envisager les rétributions alternatives du militantisme comme constituant un autre ressort de l’engagement.
Les rétributions affectives et émancipatrices du militantisme
50À cause de la disponibilité élevée qu’ils exigent de leurs membres, les groupes de chômeur.se.s rassemblés à Rabat sont des espaces où se pratique une intense sociabilité. On y tisse des liens amicaux qui contrastent avec le relatif isolement dans lequel peuvent se trouver d’autres chômeur.se.s non mobilisé.e.s. D’ailleurs, les diplômé.e.s chômeur.e.s protestataires aiment mettre en évidence ce qui les distingue du stéréotype de l’individu qui passe la journée au café, coupé de la vie active et attendant passivement une opportunité pour faire évoluer sa situation (Blavier, 2016). Cette mise à distance par rapport au cliché fait partie de la construction de l’identité politique et collective de la catégorie.
51En plus de la perspective de trouver un emploi, la possibilité de nouer des relations avec d’autres personnes d’âge proche (et du sexe opposé) est un attrait important de l’engagement. Pour de nombreux.ses militant.e.s, participer à un groupe de chômeur.se.s constitue une opportunité pour quitter la maison familiale sans passer par le mariage. La sociabilité « chômeuse » tourne autour de la structure militante, d’autant plus que les exigences de l’engagement réduisent les possibilités d’avoir une sociabilité ailleurs. Ainsi, pendant leur temps libre, les chômeur.se.s tendent à reproduire les cercles militants, mais sur d’autres scènes : les cafés du centre-ville, les colocations dans des maisons et appartements partagés, le boulevard Mohammed V à Rabat, etc. Dans la même logique, la dimension ludique des activités revendicatives est investie comme une possibilité de récréation40. Il va sans dire que la mobilisation constitue également une opportunité de rencontres amoureuses.
52Les mobilisé.e.s proviennent souvent de contextes sociaux où la mixité sexuelle est très limitée, où elle n’est relativement tolérée qu’après le mariage. Bien que la mixité sexuelle soit le quotidien du militantisme chômeur, elle n’arrive pas à mettre en cause les rôles sexués au sein des groupes41. La division genrée de l’espace, qui est plus accentuée dans les petites villes, se répercute aussi dans les groupes et sur les opportunités de participation des femmes. En principe, la mobilisation des chômeur.se.s offre aux femmes l’occasion de pénétrer l’espace public. Mais dans les situations où les groupes sont surtout masculins, l’éventuelle participation féminine est inhibée, surtout dans les actions qui impliquent l’exposition de soi sur la voie publique et aux côtés d’hommes. Les militantes potentielles anticipent l’image qu’elles risquent de donner et les attitudes de leurs collègues hommes, ce qui réfrène les éventuels passages à l’action :
Moi, je n’ai plus envie de participer aux actions. Les gens parlent de toi : « On l’a vue avec tous ces hommes... » Entrer dans le parti, non plus... Et il y a plein de collègues qui me demandent d’y entrer... Mais il s’avère qu’ils me demandent à moi d’y entrer, mais qu’ils interdisent à leurs femmes et sœurs d’y aller... Qu’est-ce que tu veux que je comprenne à ça42 ?
53Cette situation pèse surtout sur les femmes issues de milieux ruraux ou très conservateurs. Dans la même veine, l’engagement dans un groupe de chômeur.se.s peut impliquer un éloignement physique de la maison familiale, notamment lorsqu’il est question de militer dans un groupe de troisième cycle à Rabat. Si cette promesse d’émancipation constitue une rétribution évidente pour beaucoup de militant.e.s, elle peut également s’avérer un obstacle à l’engagement de femmes célibataires. Ici, les réseaux sociaux jouent à nouveau un rôle facilitateur de l’engagement : car l’éloignement de la jeune fille peut être vu comme plus acceptable pour la famille s’il se produit en compagnie d’une personne de confiance. En outre, l’éloignement en soi peut être un autre élément facilitateur de l’engagement, parce qu’il permet de cacher ses actions à ceux qui pourraient s’y opposer. C’est également le cas des femmes dont la famille est susceptible d’accepter l’engagement protestataire tant que celui-ci demeure inconnu au village d’origine. Ainsi, le départ pour la capitale est peut-être plus acceptable pour l’entourage familial de la militante que son activisme dans sa ville d’origine. C’est le cas de Nadia, une femme trentenaire et célibataire d’Outat El Haj, qui, confrontée à la réprobation sociale quand elle s’exposait sur la voie publique en tant que militante dans son village, a pris la décision de partir à Rabat où elle a rejoint un groupe de chômeur.se.s :
J’ai toujours caché à mon grand frère ma participation à l’ANDCM. C’était un problème quand on faisait des actions devant la bachaouiya43. Je priais pour qu’il ne passe pas par là au même moment. On s’est toujours arrangé avec l’épouse de mon père pour qu’il ne le sache jamais44.
54Le profil pluriel des diplômé.e.s chômeur.se.s empêche l’identification d’un modèle général de passage à l’acte. De plus, peu de choses distinguent ceux et celles qui adhèrent à un groupe protestataire de ceux et celles qui ne le feront jamais. Mais le regard rétrospectif sur les parcours de plusieurs dizaines de militant.e.s fait ressortir trois logiques de passage à l’action : l’insertion dans des réseaux sociaux, la conception de la protestation en tant qu’opportunité à investir et l’attente de rétributions affectives et symboliques. Le regard rétrospectif sur les parcours militants révèle également la fluctuation des attitudes individuelles à l’égard de l’activité protestataire. La justesse (perçue) de l’engagement oscille au gré des expériences personnelles. En outre, pour que l’engagement soit perçu comme un comportement envisageable, il faut qu’il puisse coexister avec d’autres projets personnels (études, emplois, démarches administratives d’émigration, vie familiale, etc.).
*
55Ce chapitre a montré que les personnes qui se retrouvent au sein des groupes de chômeur.se.s sont également diverses en ce qui concerne leurs dispositions critiques et contestataires. Pour celles que tout semblait éloigner de l’action militante, c’est la croyance dans l’efficacité de la protestation et la saturation ressentie face aux échecs professionnels qui poussent vers le militantisme. Or, compte tenu de la diversité des profils, des trajectoires et des expériences politiques des diplômé.e.s chômeur.se.s, les compétences nécessaires à la participation à l’action collective protestataire ne sont pas distribuées de façon équitable. Les groupes de chômeur.se.s ont dû se doter de règles permettant de neutraliser les écarts en matière de compétences et de savoir-faire afin de faciliter la permanence dans les groupes des personnes moins « disposées » au travail militant. Ces règles, et par extension les modalités d’organisation du mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s, constituent l’objet du chapitre suivant.
Notes de bas de page
1 Selon les déclarations du président du Haut-Commissariat au plan en 2011, près de deux salarié.e.s sur trois travaillent sans contrat (dans les secteurs agricole et du BTP, 90 % des travailleur.se.s sont sans contrat). Selon le site d’information économique « Usine nouvelle », en 2015, seulement 3,1 millions sur 12 millions de Marocain.e.s actif.ve.s étaient affilié.e.s à la sécurité sociale (CNSS). Julie Chaudier, « Maroc : l’économie informelle prend du poids au désespoir des pouvoirs publics », 8 juin 2016, en ligne : www.usinenouvelle.com/article/maroc-l-economie-informelle-prend-du-poids-au-desespoir-des-pouvoirs-publics.N395887 (janvier 2020).
2 Une partie importante du matériau empirique présenté dans ce chapitre a été obtenu grâce à un questionnaire auquel ont répondu 155 adhérent.e.s de trois groupes de diplômé.e.s de troisième cycle (avril 2007 et juillet 2008) et 54 membres de l’ANDCM (septembre 2006). La transmission du questionnaire s’est effectuée pendant un congrès extraordinaire de l’ANDCM et deux assemblées générales de groupes de troisième cycle. Le taux de non-réponse a approché les 50 %, de manière que seulement la moitié des questionnaires a pu être récupérée et exploitée.
3 Slogan de l’ANDCM.
4 La section de l’ANDCM de Beni Bouayach, dans la région d’Al-Hoceima, était exclusivement masculine en novembre 2006. Les militants expliquent cela par la stricte division sexuelle de l’espace, la participation féminine dans l’espace public y étant fortement inhibée.
5 Avec un écart important entre l’âge moyen des hommes (29 ans) et celui des femmes (35,6 ans) au moment de la réalisation de l’enquête par questionnaire, en 2006. L’échantillon analysé par questionnaire est trop réduit pour assurer la représentativité de ces résultats. Il existe aussi un biais lié aux caractéristiques de l’échantillon enquêté : les participant.e.s au congrès de l’ANDCM. Celui-ci a lieu à Rabat pendant plusieurs jours, ce qui limite les possibilités de participation des personnes qui ont des responsabilités familiales et une moindre disponibilité de temps et d’argent.
6 L’une des raisons pour lesquelles la presse présente les chômeur.se.s comme des « raté.e.s » (Gérard, 2002) est celle de leur supposé difficulté à consommer les rituels de passage que la société associe à l’âge adulte : mariage et naissance du premier enfant. 90 % des 106 diplômés de troisième cycle enquêté.e.s sont célibataires, alors que le taux de célibat national à l’âge moyen des diplômés enquêtés (30,3 ans), concrètement chez les 25-29 ans, est de 54,1 %. Le taux de mariage est plus élevé chez les militantes que chez les militants : 16 % pour les militantes contre 10 % au total (source : Haut-Commissariat au plan, « Maroc en chiffres », Rabat, 2004).
7 Pierre Vermeren oppose les « filières d’élite » aux « facultés-caserne », qui sont source de relégation et condamnent leurs lauréat.e.s au chômage.
8 Le taux de chômage des lauréat.e.s des grandes écoles en 1993 était de 1,5 %, alors que celui des facultés était de 30,3 %.
9 Ces trois groupes sont : l’Union des cadres supérieurs au chômage (UCSC), un groupement actif entre 2003 et 2006, Mouwahada, actif entre 2008 et mars 2009, et Tansikiya-Dakatira, actif entre 2007 et mars 2009. L’enquête par questionnaire auprès de ces groupes a été menée en 2007 et 2008.
10 36 % des enquêté.e.s ont étudié dans les centres universitaires de l’axe Casablanca-Mohammedia-Rabat-Kénitra, alors que 61,5 % proviennent des facultés du reste du pays : notamment d’Agadir (13,6 %), de Marrakech (9,7 %), de Fès (13,6 %) et d’El Jadida (8,7 %). Les 3 % restants ont obtenu leur dernier diplôme dans des établissements d’enseignement supérieur à l’étranger.
11 En 2011, le président du HCP reconnaissait que la plupart de l’emploi existant et en création au Maroc est un emploi non qualifié, fourni principalement par le secteur agricole, du BTP et des services, et dans des entreprises petites ou très petites, souvent relevant de l’économie informelle.
12 Interrogé.e.s sur ce qu’ils et elles croient être la raison de leur chômage, 83,65 % des militant.e.s enquêté.e.s par questionnaire signalent la corruption et le fait de ne pas avoir de wasta (piston).
13 Selon la chambre française de commerce et d’industrie du Maroc, le secteur informel réunit environ 41 % des emplois au Maroc et plus de 14 % du PIB ; voir Ferdinand Demba, « L’informel : un poids inquiétant pour l’économie marocaine », novembre 2013, en ligne : www.cfcim.org/magazine/21595 (janvier 2020).
14 Temps comptabilisé en septembre 2006 à travers un questionnaire distribué lors de la tenue du congrès national de l’ANDCM. Le cas extrême est celui d’un militant bachelier de la section locale de Témara (région de Rabat) qui se déclare chômeur depuis 1985.
15 Selon les résultats de l’enquête menée par questionnaire, 64,7 % des militant.e.s dépendent financièrement de la famille, alors que seulement 27 % se déclarent financièrement autonomes (échantillon : 106 diplômé.e.s de troisième cycle interrogé.e.s entre avril 2007 et juillet 2008).
16 Les données concernant cette question sont d’une représentativité limitée, à cause du faible pourcentage de réponses.
17 D’ailleurs, aucun responsable du ministère n’a pu me dire si la base est toujours opérationnelle ou si elle l’a jamais été.
18 Entretien avec Abdellatif, membre de Mouwahida, Rabat, février 2008.
19 Questionnaire, mai-juin 2008.
20 Entretien avec un adhérent d’un groupe de troisième cycle, Rabat, février 2009. Les négociateurs mandatés par le Premier ministre reconnaissent d’ailleurs que les embauches cycliques « ne font qu’insuffler de l’énergie aux manifestations » (entretien avec Driss Khrouz, professeur d’économie et ancien directeur scientifique du CNJA, Rabat, mai 2005).
21 Entretien avec Bouchra, membre d’un groupe de troisième cycle, Rabat, septembre 2008.
22 Le rapport de la Banque mondiale sur l’état du système de l’enseignement, publié en 1995, recommandait la limitation du financement étatique de l’enseignement, l’introduction des frais de scolarité et la limitation de l’accès à l’université (Kohstall, 2007). La Charte nationale de l’éducation et de la formation, adoptée en 2002, plaide pour une diversification des sources de financement de l’université et prévoit la mise en place d’un système de crédits d’études, fondée sur un partenariat entre l’État et le système bancaire.
23 Entretien avec Nihal, membre de Tansikiya, Rabat, juillet 2007.
24 La force de la représentation sur l’importance du piston est alimentée par les propres expériences et par les rumeurs sur l’embauche d’individus vraisemblablement pistonnés dans les ministères et les universités. Ces rumeurs sont d’ailleurs confirmées par les rapports de Transparency Maroc sur le champ universitaire et du recrutement des fonctionnaires, voir article « La corruption au Maroc reste “endémique”, malgré une “légère amélioration” », Le Monde, 31 janvier 2019, en ligne : www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/31/la-corruption-au-maroc-reste-endemique-malgre-une-legere-amelioration_5417082_3212.html (janvier 2020).
25 Propos tenus par un diplômé chômeur à Rabat et consignés dans mes notes de terrain en septembre 2008.
26 Entretien, Rabat, mai 2007.
27 Les diplômé.e.s chômeur.se.s restreignent l’acception de « bon emploi » à la fonction publique. Leur position à l’égard du secteur privé est ambiguë : certain.e.s le refusent d’emblée, d’autres n’excluent pas d’y participer s’il « fonctionne comme le secteur privé européen ».
28 Entretien, Rabat, août 2008.
29 Il s’agit d’un groupe de diplômé.e.s de troisième cycle mobilisé entre 2004 et 2006. Au moment où les membres d’Amal bénéficiaient d’un accord d’embauche, Ismaïl avait interrompu sa participation. Il a participé à la création du Groupe national des docteurs au chômage (GNDC).
30 Entretien, Rabat, octobre 2008.
31 Le nombre de diplômé.e.s universitaires s’est multiplié par sept pendant les trente dernières années. En 1989, 12 596 étudiant.e.s ont obtenu une licence et 1 250, un diplôme de troisième cycle. En 2004, 24 846 étudiant.e.s ont obtenu une licence et 2 407, un diplôme de troisième cycle. Les chiffres pour 2016 sont de 84 571 pour la licence et de 10 418 pour le diplôme de troisième cycle : 8 695 diplômé.e.s de master et 1 723 de doctorat (source : Haut-Commissariat au plan, « Maroc en chiffres », différentes années). Ces chiffres restent bien évidemment beaucoup plus importants que le nombre de personnes qui participent aux groupes de chômeur.se.s.
32 L’approche dispositionnaliste « impose de rapporter le présent de l’action (le fait d’accepter ou de décliner une invitation à se mobiliser, par exemple) au passé de l’histoire individuelle de l’agent, au cours duquel il a intériorisé des dispositions plus ou moins fermes et durables à la contestation de – ou, à l’inverse, à la soumission à – l’ordre des choses » (Mathieu, 2012, p. 186).
33 À propos du mouvement pour les droits civiques aux État-Unis, Doug McAdam a montré comment l’influence des réseaux est encore plus importante dans le cas des mobilisations à haut risque (1986).
34 Entretien avec Omar, président de l’ANDCM entre 2001 et 2003 puis secrétaire général de la section jeunesse de la Voie démocratique, Rabat, octobre 2007.
35 Entretien avec Kamal, membre de l’ANDCM, Rabat, avril 2005.
36 Entretien avec Fatima, membre de l’UCSC, Rabat, septembre 2006.
37 Entretien avec Abadillah, membre de l’UCSC, Rabat, janvier 2007.
38 Entretien avec une militante d’Annasr, Rabat, mai 2007.
39 Entretien avec Latifa, membre de l’UCSC, Rabat, avril 2005, original en darija.
40 Par exemple, la délégation de Tansikiya qui a assisté au Forum social maghrébin tenu en juillet 2008 à El-Jadida était constituée de vingt personnes. Ce nombre était très important, compte tenu de l’effort économique qu’impliquait le voyage, l’inscription au forum et la nourriture. Depuis le départ du train de Rabat, il était évident que le Forum était l’opportunité de passer un week-end de récréation avec des copains et des copines et la possibilité de rompre avec le quotidien des manifestations.
41 Dans les bureaux et les comités d’organisation, les hommes sont majoritaires de manière écrasante. Cela est encore plus flagrant dans le cas de l’ANDCM. Les membres du bureau sont censés être mobiles, car ils doivent présider le renouvellement des bureaux des sections locales. Le voyage (son inconfort, les « risques encourus » quand on voyage seul.e, etc.) sert de prétexte pour limiter de facto l’entrée des femmes dans les bureaux.
42 Entretien avec Nadia, membre de l’ANDCM, section d’Outat El Haj, Rabat, janvier 2009.
43 La bachaouiya est une unité déconcentrée du ministère de l’Intérieur en milieu rural, à la tête de laquelle se trouve un bacha.
44 Entretien avec Nadia, Outat El Haj, novembre 2007.
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