Chapitre III
Gerim
p. 43-64
Texte intégral
L’étranger est un élément du groupe même, tout comme les pauvres et les « divers ennemis de l’intérieur » – un élément dont l’articulation immanente au groupe implique à la fois une extériorité et un face-à-face1.
1L’un des termes bibliques indiquant l’étranger est « ger » (גֵּר), que l’on pourrait traduire plus précisément par « résident étranger ». Son sens a glissé depuis et signifie aussi désormais « prosélyte » :
Contrairement à l’étranger, le ger (גֵּר), le résident étranger vivait de manière plus ou moins permanente dans sa communauté d’adoption. Comme le jār arabe, il était un « étranger protégé » totalement dépendant de ses protecteurs pour son bien-être. [...] son statut était une extension de celui de l’hôte, dont la personne était inviolable, bien qu’il ne puisse pas bénéficier de tous les privilèges des natifs. On attendait du ger la loyauté à l’égard de ses protecteurs et la soumission à leurs lois (Num. 15:15–16). [...] Le mot ger dans la Bible était utilisé en référence au prosélyte, le ger toshav, le « résident étranger », vu comme quelqu’un qui appartenait à un type différent et spécial. Il était un non-juif qui acceptait quelques-uns mais pas tous les commandements de la Torah et qui donc pouvait habiter la terre d’Israël et profiter de nombreux privilèges de la citoyenneté2.
2La définition semble s’appliquer parfaitement à la condition des personnes présentes dans ce chapitre. Leurs cas correspondent en effet à une double migration : une première qui consiste à quitter leur lieu d’origine, et une seconde relevant du choix d’abandonner leur confession de naissance. La désignation ger – gerim au pluriel – renvoie donc à la fois à leur catégorisation en tant qu’étrangers et en tant que convertis, ainsi qu’à la relation conceptuelle nouée entre ces deux positions. L’accent est mis sur la double idée de proximité et de distance que l’étranger / converti aurait avec le natif et qui attribuerait un certain nombre de droits et de devoirs de la communauté d’accueil envers le converti et de celui-ci à l’égard de la communauté.
3Il est pratiquement impossible, à partir des sources utilisées, de reconstruire l’accueil de ces doubles « étrangers » dans leur nouvelle confession religieuse. Toutefois, la perspective que l’emploi du terme « ger » peut introduire dans leur prise en compte me semble intéressante à retenir et à garder à l’esprit lorsqu’il s’agira de réfléchir plus directement à leurs choix.
4Étant donné que du point de vue de la Compagnie la conversion marque un véritable renouvellement pour les abjurants, les informations sur ce que ces individus ont vécu antérieurement sont réduites à l’essentiel. L’attention des confrères et des consœurs de la Compagnie est davantage orientée vers leur avenir que vers leur passé – un passé qu’il serait bon de renier et d’oublier avec la religion d’origine. On ne dit que ce qui est strictement nécessaire à l’identification et à la validation des bonnes intentions des convertis à venir. Le lieu de provenance, le nom des parents, parfois le métier du père, l’âge : voilà presque tout. On sait que Marie Grosjean vient de Genève et a 15 ans lorsqu’elle arrive à Lyon au début de 1667 ; son père s’appelle Louis, il est passementier, et le nom de sa mère est Sara Chabrot. Des deux sœurs Balafort, Jeudy et Sara, nous savons seulement qu’elles viennent de Morges. Abraham Aubert est originaire de Genève, il est le fils d’un laboureur, abjure à l’âge de 16 ans et déclare être un apprenti ouvrier en soie. Ange Vandertable est un « peintre excellent » de La Haye et il a 30 ans. Madelaine Roi est la fille d’un boucher de Berne. Et ainsi de suite. La rencontre avec la Compagnie marque un tournant dans leur vie. Marie prononce l’abjuration le 6 février 1667, un peu plus d’un mois après son arrivée ; tout de suite après, elle est placée comme domestique chez le sieur Peyron qui, en mai 1671, part avec sa femme et Marie dans le Piémont. Elle rentre ensuite à Lyon où, le 27 mars 1673, elle épouse un jeune homme catholique. La dot est payée par la Compagnie3. Jeudy suit un parcours tout à fait similaire : elle est placée comme domestique et se marie ensuite avec un jeune catholique, Jacques Bourdain. Sa sœur est mise en apprentissage chez un tailleur d’habits. Dix ans plus tard, elle s’unira à un charpentier catholique4. Abraham travaille comme apprenti au sein de la Grande Fabrique5. Le peintre hollandais épouse une convertie de Lyon de 18 ans qui avait abjuré avec ses parents six ans auparavant6. Nous avons perdu toute trace de Madelaine.
5Ces jeunes font partie des 251 étrangers dont je voudrais esquisser les profils et les parcours dans ce chapitre. C’est la manière dont ils entrent en contact avec la compagnie de la Propagation de la foi qui en fait un groupe particulier. Sans doute s’adressent-ils à l’organisation au moment même de leur arrivée en ville. Celle-ci les accueille, les loge, les instruit des rudiments de la foi catholique, les entretient au moins le temps de leur éducation et les suit dans leurs parcours d’insertion professionnelle, en intervenant le cas échéant.
6Le réseau des compagnies de la Propagation de la foi est bien connu, et l’information sur le rôle qu’elles peuvent jouer dans l’intégration et l’aide des nouveaux arrivants circule abondamment grâce aux relais dont elles disposent, mais aussi grâce au bouche-à-oreille des migrants. Catherine Rousselin a 29 ans lorsque ses premiers contacts avec la Compagnie sont attestés. En août 1659, elle est assistée et « mise en condition » chez un maître passementier catholique, bien qu’elle soit encore huguenote. Son chemin vers la conversion est néanmoins bien avancé, car elle abjure officiellement le 14 septembre de la même année7. La Compagnie la suit longtemps, la place et la replace (après le maître passementier, elle travaillera à l’Hôtel-Dieu comme servante et ira ensuite auprès d’un autre maître). En février 1678, elle est vue à Genève et, à son retour à Lyon, la Compagnie la fait entrer à l’hôpital de la Charité, sans doute pour contrôler et vérifier qu’elle n’est pas une relapse8. Ce n’est pas la première fois qu’elle retourne à Genève depuis sa conversion. Pendant l’un de ses voyages, elle a convaincu un homme de sa famille, David Rousselin, de la suivre à Lyon et sur le chemin de l’Église catholique : David, qui se déclare ouvrier en soie, abjure avec sa femme dans la chapelle Sainte-Catherine en juin 1665 et, en septembre, la Compagnie achète pour le couple deux métiers à tisser9. Perrine Huy est une jeune veuve qui arrive à Lyon avec sa fille de 10 ans. En décembre 1670, elle se convertit à l’église Saint-Paul. Aidée économiquement par la Compagnie entre le 9 février 1671 et le mois de février 1679, elle se remarie entre-temps (en juin 1672) avec un ouvrier en draps de soie catholique. C’est peut-être la réussite de son installation lyonnaise qui l’amène à appeler son frère, quelques années plus tard, pour lui faire suivre le même chemin : Jacques Huy a 18 ans lorsqu’il abjure le calvinisme, le 18 février 1674, peu après son arrivée à Lyon. Parfois, les convertis déclarent explicitement que leur voyage vers le pays natal relève d’une logique de « regroupement familial ». Simon Clair et son épouse, Jacqueme Bertrand, sont deux passementiers de Genève qui s’installent à Lyon en 1675 avec leur fille aînée Isabeau, née en 1660. Tous les trois abjurent leur religion originaire dans l’église Saint-Pierre le 17 février 1675 et reçoivent de l’argent de la Compagnie jusqu’en août de la même année10. Trois ans après, en novembre 1678, ils déclarent partir pour Genève pour ramener à Lyon leurs deux autres filles, Judith et Françoise, qui ont respectivement 14 et 10 ans, « pour les instruire en la religion catholique11 ». À partir de cette date, on perd toute trace d’eux ; la conversion des deux jeunes filles n’apparaît pas non plus dans les registres de la Compagnie. Peut-être le couple a-t-il utilisé cette excuse pour s’en aller, déçu par l’expérience lyonnaise, peut-être a-t-il changé de projet une fois retourné à Genève.
7Le prosélytisme catholique touche le territoire genevois – il suffit de penser à la fondation d’un couvent de capucins à Saint-Julien-en-Genevois, aux portes de la ville – et s’y installe également. Dans les années 1680, les résidents de France qui se succèdent à Genève déploient une intense activité de promotion de la conversion et œuvrent à l’envoi systématique de jeunes filles à Lyon pour les confier à la Compagnie. M. de Chauvigny écrit par exemple régulièrement à l’organisation au début des années 1680 pour l’avertir de l’arrivée de nouvelles catholiques potentielles ou ayant déjà abjuré12 ; son successeur, Roland Dupré, continuera dans cette voie. La célébration semi-publique de la messe dans la ville de Genève – qui représente une véritable provocation – s’accompagne d’une campagne d’information et de promotion de la conversion en lien avec les compagnies de Lyon, de Grenoble et de Gex, qui accueillent les nouvelles brebis ainsi éloignées de leurs réseaux familiaux demeurés protestants et les assistent dans la mise en place de leur nouvelle vie. La langue commune facilite les contacts et les relations. Lorsque la présence de Suisses de langue allemande semble croître, la Compagnie se demande s’il serait utile de recruter des germanophones pour répandre la bonne parole catholique auprès de ceux qui ne parlent pas suffisamment bien ou pas du tout la langue française. Le problème est posé à l’assemblée du lundi 22 décembre 1681, lorsqu’un financement est sollicité pour payer la pension d’un « cathechiste allemand en ceste ville a l’imitation de celui de Paris affin de donner lieu a plusieurs allemands et suisses qui sont en ceste ville pour entre instruits aux mysteres de notre foy et pour faire abjuration a ceux que Dieu aura touché13 ». Cette décision intervient peu après la conversion de Gaspard Sigismond de Heydecan, fils du trésorier général de l’électeur de Brandebourg qui, le 30 novembre 1681, avait abjuré le luthéranisme dans la chapelle des prêtres missionnaires de Saint-Lazare : les deux choses ne sont pas sans rapport. On ne revient toutefois pas sur cette question.
8L’action de la Compagnie s’oriente toutefois essentiellement vers les Genevois qui constituent, comme on l’a vu, le groupe le plus fourni d’étrangers convertis. Ce qui n’est pas étonnant, car les raisons de proximité géographique comme de compatibilité économique et industrielle entre l’espace lyonnais et l’espace transalpin priment. Les mouvements de populations situées à cheval sur les Alpes sont par ailleurs permanents, affectant une population de travailleurs qui se déplacent au gré du commerce, mais aussi en fonction des conjonctures économiques et des possibilités de trouver un travail qui requiert des compétences semblables lorsque l’un des deux pôles migratoires entre dans une phase de crise plus ou moins aiguë14. Ainsi, les migrations professionnelles très denses entre la France et la République de Genève peuvent également conduire à des conversions, justifiées par la religion dominante et les privilèges annexes dans le pays d’accueil temporaire15.
9Jetons alors un œil sur ce sous-groupe, composé dans sa majorité de jeunes – 44,9 % d’entre eux déclarent avoir moins de 25 ans16 au moment de la conversion (voir le tableau 7). Ils sont dans la plupart des cas célibataires ou veufs : on ne trouve que 8 hommes et 16 femmes mariés au moment de leur abjuration.
Tableau 7. Âge des convertis originaires de Genève
Âge | Hommes | Femmes | Total | % |
< ou = 14 | 2 | 4 | 6 | 4,3 |
15-19 | 9 | 16 | 25 | 18,1 |
20-24 | 14 | 17 | 31 | 22,5 |
25-29 | 3 | 16 | 19 | 13,8 |
30-34 | 3 | 9 | 12 | 8,7 |
35-39 | 2 | 2 | 4 | 2,9 |
40-44 | 0 | 2 | 2 | 1,4 |
45-49 | 1 | 0 | 1 | 0,8 |
50-54 | 0 | 0 | 0 | 0,0 |
55-59 | 0 | 1 | 1 | 0,8 |
> ou = 60 | 1 | 1 | 2 | 1,4 |
Inconnu | 9 | 26 | 35 | 25,3 |
Total | 44 | 94 | 138 | 100,0 |
10L’éventail des professions déclarées est relativement restreint : les métiers du textile dominent nettement dans les 30 mentions de la profession exercée au moment de la conversion (22 ouvriers en soie, passementiers, tireurs d’or, hommes ou femmes...) ; mais on trouve également 1 horloger, 1 orfèvre et quelques métiers qui sont sans doute temporaires (par exemple laboureur / veloutier ou servante). Les indications des professions féminines sont à noter puisqu’elles sont rares : il y a en effet 2 passementières, 1 tireuse d’or, 1 « rubantière » et 1 servante. Cela indique sans doute l’importance que revêt cet élément pour la Compagnie, qui s’occupait de placer les filles comme les garçons dans un milieu de travail catholique, afin de prévenir autant que possible les contacts avec les éventuels réseaux protestants antérieurs.
Tableau 8. Professions déclarées par les convertis d’origine genevoise
Métier déclaré | Effectifs |
Passementier | 10 (dont 2 femmes et 1 compagnon) |
Ouvrier en soie (ou en draps de soie) | 5 (dont 1 apprenti) |
Tireur d’or | 3 (dont 1 femme et 1 compagnon) |
Lapidaire | 2 (dont 1 « lapidaire / joaillier) |
Chamoiseur | 1 |
Veloutier | 1 |
Laboureur / veloutier | 1 |
Rubantier | 1 (femme) |
Maître épinglier | 1 |
Orfèvre, joaillier | 1 |
Horloger | 1 |
Servante | 1 (femme) |
Garde à sel | 1 |
Tailleur de pierre | 1 |
11Si ce profil socioprofessionnel des Genevois se révèle utile pour saisir la mobilité du travail et la compatibilité économique et professionnelle entre les deux villes, il ne sert pas à grand-chose pour comprendre leur conversion. Pourquoi abandonner l’Église réformée une fois arrivés à Lyon ? Car une communauté protestante composée de nombreux Genevois, employés dans les mêmes professions et à tous les niveaux, est présente à Lyon : des apprentis aux négociants en passant par les maîtres, tant dans les métiers de la soie que dans ceux de l’horlogerie et de l’orfèvrerie. La législation royale, dans les conditions de son application lyonnaise, n’interdit l’embauche ni de la main-d’œuvre étrangère ni de la main-d’œuvre protestante, même si des règles informelles peuvent limiter l’accès des réformés au marché du travail. Il s’agit par exemple des places de domestiques, en particulier celles des femmes, nombreuses parmi les migrants convertis : l’embauche des religionnaires peut être réduite aux familles partageant la même confession. Dans les cas où des raisons professionnelles ou d’installation dans la nouvelle ville sont déterminantes dans la décision d’abjurer, le soutien de la Compagnie peut être plus puissant que celui du groupe local des réformés, plus restreint et qui s’affaiblit au fil des ans. L’aide que la communauté réformée offre aux gens de passage, indépendamment de leur installation définitive, est une ressource utilisée par très peu de Genevois : sur les 138 abjurants d’origine genevoise, on ne trouve que 8 personnes impliquées directement ou ayant un parent avéré dont le nom est mentionné dans les registres paroissiaux de la communauté réformée lyonnaise ou dans les autres documents qui ont été conservés. Il est clair que ces migrants arrivent à Lyon avec un projet de conversion : l’abjuration et l’assistance de la compagnie de la Propagation de la foi font partie même du projet migratoire. L’aide que cette dernière leur propose est à la fois économique et relationnelle. La Compagnie procure une place de domestique à au moins une dizaine de filles originaires de Genève. D’autres sont mises en apprentissage – ou au travail – comme tailleuses d’habits, lingères, tireuses d’or... Parfois, le service domestique n’est que le préalable à l’exercice d’un métier, comme dans le cas de Françoise Pitot : Genevoise, née vers 1640, elle abjure le 4 janvier 1664 et entre au service de M. Capellot. L’année suivante, la Compagnie finance son « métier à faire des eguillettes17 ». De même, la Compagnie intervient pour placer en apprentissage de jeunes garçons : au moins 5 Genevois se voient octroyer de l’argent pour financer un apprentissage chez un maître catholique comme ouvriers en soie ou passementiers dans la plupart des cas. Il ne s’agit bien évidemment pas de cas exceptionnels ou isolés, ne concernant que les Genevois ; la Compagnie utilise ces mêmes ressources pour tous les nouveaux convertis qu’elle reçoit : cette stratégie fait partie intégrante de son rôle et de sa fonction. Les couples font aussi l’objet de son attention. Jean-Jacques Chatelain et sa femme Louise Cangèle sont tous les deux nés à Genève, le premier vers 1651, la seconde en 1645. À la fin de l’année 1680, Louise entre dans la Maison des Converties, d’où elle sort le 9 mars 1681, après avoir abjuré en janvier de la même année. Son mari abjure au mois de février suivant. La Compagnie lui donne alors 3 livres pour s’acheter le métier nécessaire à l’exercice de sa profession de passementier. Louise, de son côté, est subventionnée régulièrement jusqu’en 1686. En 1682, leur fille Nicole, de 10 ans, abjure à son tour18.
12Les choses seraient-elles alors aussi simples ? L’installation dans un réseau de soutien, un métier, éventuellement une dot – et parfois aussi un mari – valent-ils bien une abjuration ? Si on peut comprendre ces penchants matérialistes, il semble peu probable que ces raisons suffisent. Se défaire d’une appartenance, quelle qu’elle soit, a un coût dont il faut tenir compte, même s’il doit être comparé à celui de la permanence dans un groupe minoritaire subissant les attaques de l’Église concurrente et situé dans un milieu exprimant, de temps à autre, une certaine hostilité. L’instruction religieuse donnée aux postulants à la conversion par les ecclésiastiques de la Compagnie insiste d’ailleurs sur tous les aspects négatifs de la confession réformée et ne se prive pas de souligner les dangers d’une vie menée à l’enseigne de l’hérésie. Un discours qui doit produire un effet saisissant sur ces jeunes hommes et jeunes filles venant tout juste d’arriver, habitués à une image négative de l’Église catholique telle que la propagande et l’éducation de la République ne manquaient pas d’instiller chez les citoyens19. Jean-Jacques Rousseau, presque contemporain de nos convertis, nous le dit quelques décennies plus tard, en racontant sa propre conversion :
On sent, je crois, qu’avoir de la religion, pour un enfant, et même pour un homme, c’est suivre celle où il est né. Quelques fois on en ôte ; rarement on y ajoute ; la foi dogmatique est un fruit de l’éducation. Outre ce principe commun qui m’attachait au culte de mes pères, j’avais l’aversion particulière à notre ville pour le catholicisme, qu’on nous donnait pour une affreuse idolâtrie, et dont on nous peignait le clergé sous les plus noires couleurs. Ce sentiment allait si loin chez moi, qu’au commencement je n’entrevoyais jamais le dedans d’une église, je ne rencontrais jamais un prêtre en surplis, je n’entendais jamais la sonnette d’une procession sans un frémissement de terreur et d’effroi20.
13La distance entre Genève et le monde genevois d’un côté et Lyon et la Compagnie de l’autre est à la fois grande et petite, tout comme la distance qui sépare les deux confessions. Grande, car on peut se soustraire à l’œil des autorités genevoises qui demeurent relativement éloignées et incapables d’agir sur place, malgré les liens qu’elles entretiennent avec des citoyens protestants installés à Lyon et enracinés dans la communauté réformée en constante communication avec le consistoire et la compagnie des pasteurs de la République. Grande aussi parce que la polémique religieuse déborde sur une conception négative de la religion concurrente qu’il peut être difficile de dépasser. Petite, en revanche, car le passage entre les deux confessions n’est pas radical et il n’implique pas non plus la rupture de toutes les relations dont disposaient les convertis dans leur vie précédente.
14Pour mieux comprendre les cas genevois en question, il faut considérer le relâchement des liens entre les migrants et leur Église : c’est ce relâchement qui leur fournit éventuellement la force nécessaire pour partir sans trop de soucis de conscience. Regardons de plus près la chronologie de leurs conversions (voir le tableau 9).
Tableau 9. Chronologie des abjurations des Genevois
Date | Hommes | Femmes | Total | % |
Avant 1661 | 2 | 10 | 12 | 8,7 |
1661-1665 | 5 | 13 | 18 | 13,1 |
1666-1670 | 7 | 8 | 15 | 10,8 |
1671-1675 | 6 | 11 | 17 | 12,4 |
1676-1680 | 8 | 22 | 30 | 21,7 |
1681-1687a | 16 | 30 | 46 | 33,3 |
Total | 44 | 94 | 138 | 100,0 |
a. Trois seulement se convertissent en 1686-1687, après la révocation de l’édit de Nantes. |
15La crise industrielle qui touche Genève, en particulier dans les trois dernières décennies du siècle, favorise sans doute les migrations. La correspondance avec les activités industrielles lyonnaises peut certainement avoir poussé de nombreux artisans genevois à s’installer à Lyon, profitant ainsi de la formation professionnelle acquise au bord du Léman. C’est le cas des femmes, les premières concernées par les difficultés économiques et affectées par la concurrence masculine. On sait en effet qu’à Genève les femmes travaillaient dans tous les métiers, jurés ou non, comme aides dans les ateliers ou comme compagnonnes ou apprenties, du moins jusqu’à la disparition progressive, dès le début du xviie siècle, de plusieurs professions à main-d’œuvre féminine. On sait aussi que les femmes étaient admises en apprentissage tout au long du siècle, même si la concurrence qu’elles faisaient aux hommes à cause de salaires systématiquement inférieurs a induit une sorte de barrage à leur entrée définitive dans les métiers jurés21. La crise se mêle aux conflits sociaux qui utilisent en toile de fond des arguments religieux. En effet, comme le souligne Herbert Lüthy :
Les artisans et ouvriers genevois ne cessent de se plaindre de l’attitude de grands marchands-banquiers qui n’hésitent pas à les laisser chômer quand ils trouvent avantage à exporter la matière brute ou à faire travailler ailleurs, à Lyon, à Turin, ou par des « ouvriers papistes » du voisinage de Genève, et à l’occasion menacent de les dénoncer même aux autorités étrangères. Mais les Conseils de Genève, entièrement aux mains des grandes familles négociantes, les protègent aussi bien contre les attaques des corporations que contre les pressions étrangères22.
16On peut résumer ainsi l’hypothèse qui établit un lien entre migration et conversion : un raisonnement économique guide la mobilité géographique et le projet migratoire et se joint à la déception concernant la loyauté des élites économiques et religieuses incarnées par les mêmes individus et les mêmes familles ; cela correspond à la « libération » d’un choix qui devient de ce fait plus facile et plus accessible, étant donné également l’offre alternative qui se présente à des personnes fragilisées par leurs conditions de vie. Cette hypothèse permet, à mon sens, d’expliquer l’association entre la migration et la conversion sans tomber dans un matérialisme radical et sans omettre l’aspect religieux du contexte concret de la prise de décision. On ne dispose pas de preuves documentaires pour étayer cette hypothèse, mais on peut tenter un raisonnement par analogie. Natalie Zemon Davis propose des pistes interprétatives qui me semblent utiles pour comprendre le choix de ces hommes et de ces femmes23. Dans le Lyon de la première moitié du xvie siècle, les tensions entre les maîtres et les compagnons imprimeurs sont incessantes. Mal payés, exclus de toute responsabilité administrative dans un métier qui était pour eux une source d’orgueil et de prestige personnel, mais sans reconnaissance sociale, les compagnons se détachent d’abord de la confrérie religieuse dont ils sont membres, au même titre que les maîtres. Ils fondent une compagnie laïque qui leur est réservée – la compagnie des Griffarins – et qui concentre à la fois la sociabilité des compagnons et l’activité revendicative ou syndicale à l’égard des maîtres. La diffusion du protestantisme modifie cette situation en rassemblant plusieurs maîtres et compagnons adhérant avec enthousiasme à la prédication calviniste. Cette dernière fournit aux compagnons une légitimation importante de leurs compétences et ouvre les portes, en théorie, à une reconnaissance sociale niée par l’Église catholique. Les conflits économiques avec les maîtres ne s’éteignent pas pour autant, et la commune appartenance religieuse n’affecte, dans un premier temps, ni les tensions ni les revendications professionnelles : on peut cohabiter au sein des mêmes pratiques religieuses en s’affrontant sur le plan séculier. Cette situation fonctionne pendant la période révolutionnaire du calvinisme lyonnais, dans la phase de prosélytisme et de campagne d’adhésion aux nouvelles valeurs et conduites religieuses. Dès que l’Église s’installe dans la durée, instaurant des règles et des institutions, et lutte pour s’affirmer et se légitimer auprès d’une société qui lui est encore majoritairement hostile, les espoirs et les ambitions des compagnons sont encore déçus et un nouveau détachement se produit : exclus des charges ecclésiastiques, critiqués par une Église désormais gérée par les maîtres qui invoquent la punition céleste pour des crimes bien terrestres, exclus de la Cène et de toute activité religieuse collective tant pour leurs actions de revendication que pour leur comportement et leur fidélité à la Compagnie, qui leur donnait une véritable identité, les Griffarins retournent au sein d’une Église catholique bien plus tolérante à l’égard de leurs pratiques que la rigoureuse communauté protestante.
17La situation décrite et analysée par Natalie Zemon Davis appartient à un contexte tout à fait différent de celui dans lequel mûrit la décision des Genevois qui quittent leur ville pour s’installer à Lyon et abandonner leur identité confessionnelle. Genève au milieu du xviie siècle n’est naturellement pas Lyon au xvie. Mais que pouvaient bien ressentir de jeunes et moins jeunes travailleurs, vivant à l’intérieur d’un système économique, politique et religieux solidaire dans toutes ses parties, qui les trahit en les plaçant aux marges du travail et de la ville et leur préfère des travailleurs d’une autre religion parce qu’ils coûtent moins cher ? Quel type de contrainte psychologique et morale peut demeurer suffisamment forte chez eux pour les faire résister aux sirènes catholiques qui leur offrent la possibilité d’ouvrir un nouveau chapitre de leur vie et le crédit – à la fois matériel et immatériel – nécessaire ? On pourrait donc comprendre le changement d’appartenance religieuse comme un acte de révolte silencieuse contre des institutions contraignantes qui, les premières, n’ont pas respecté le pacte implicite de solidarité communautaire, refusant de privilégier les membres de leur Église et favorisant les catholiques étrangers pour des raisons économiques. Sans aller aussi loin, on peut simplement imaginer que l’affaiblissement de l’attachement moral et l’apparition d’un questionnement nouveau pourraient expliquer l’apparente facilité avec laquelle ces jeunes et moins jeunes gens franchissent les frontières religieuses. Le conflit économique et social finit donc par s’accompagner d’une déception religieuse, ou du moins d’un relâchement de la force de l’appartenance religieuse lié à la légèreté dont les élites économiques genevoises – qui coïncident ici avec les élites politiques et religieuses – faisaient preuve dans la protection des ouvriers et des ouvrières protestants. L’émigration, accompagnée d’une abjuration calculée sur la base des bénéfices apportés par la compagnie de la Propagation de la foi, apparaît alors comme une manière possible et légitime de construire une vie meilleure, pour soi-même et pour d’autres membres de sa propre famille.
18Pour ces immigrés, l’abjuration peut être aussi bien un acte servant à l’insertion dans la ville et la vie nouvelles qu’une prise de distance vis-à-vis d’un monde genevois se révélant trop contraignant et offrant peu de ressources. L’histoire de Susanne Balexert permet d’entrevoir les rapports difficiles que les abjurants pouvaient entretenir avec les autorités consistoriales de Genève24. Susanne est une jeune Genevoise qui vit entre les bords du lac Léman et la ville de Lyon. Elle est la fille d’un orfèvre de Genève qui, une fois veuf, organise sa vie entre ces deux villes. Le 22 février 1649, Susanne se présente devant le consistoire de Genève avec sa belle-mère, Estiennette Gabet, afin de résoudre devant les anciens un conflit survenu avec Pierre Garnier, présent et accompagné de sa propre mère. Pierre avait promis d’épouser Susanne, et la famille de celle-ci avait, paraît-il, négocié sa dot avant qu’il ne revienne sur sa décision et ne retire sa proposition. Les fiancés n’ont apparemment aucune envie de se marier, mais le consistoire le leur impose, ainsi qu’un contrat de mariage en bonne et due forme. Les deux jeunes gens s’exécutent ; cependant, quelques mois plus tard, ils sont encore convoqués : n’arrêtant pas de se quereller avec son mari, Susanne était en effet retournée chez son père. L’assemblée insiste pour que le couple se réunisse. Cela semble être le cas, mais le 4 octobre, le consistoire est à nouveau saisi : Susanne est repartie chez son père, déclarant que son mari la bat. Cette fois, les choses deviennent sérieuses : les dénonciations sont couchées sur le papier et les insultes commencent à fuser.
19Pierre se fâche avec Susanne, avec sa belle-mère et avec d’autres femmes amies de la famille, qu’il traite de « putes ». Le conseil n’en démord pas et impose au couple de reprendre sa vie commune. Il n’y a toutefois rien à faire et la situation ne s’améliore pas. Les conflits sont publics et si le consistoire ne peut les ignorer, il ne peut rien faire d’autre que chercher à rétablir la paix au sein du couple et des familles. À la fin du mois de mai 1650, le but semble avoir été atteint et personne à Genève ne s’occupe plus de leur cas, et ce, pendant une bonne dizaine d’années. Mais, en réalité, les deux protagonistes ont quitté la ville. En 1657, Susanne et sa fille Anne sont à Lyon ; elles vivent chez Jean, le père de Susanne, qui entre-temps s’était aussi installé à Lyon, sur la « côte » de la colline de la Croix-Rousse. Les nouvelles de Pierre sont indirectes : on le dit tantôt à Turin, tantôt à Montélimar. Ce sont les registres de la compagnie de la Propagation de la foi qui nous renseignent sur Susanne : en avril 1657, elle abjure la religion réformée, recevant les subventions promises par la Compagnie aux nouveaux catholiques. En 1661, Pierre est à Lyon et fait appel une fois de plus au consistoire de Genève pour récupérer sa femme, retournée entre-temps à Genève où, le 10 octobre, elle s’était présentée devant le consistoire pour « recognoistre sa faute d’avoir abjuré la religion a lyon... demandant pardon a dieu et a l’esglise25 ».
20Devant les autorités consistoriales, elle jette la faute sur ses parents papistes qui l’auraient forcée à abjurer, profitant « de la misere en laquelle elle estoit reduite et abandonée avec un enfant de son mari ». Il s’agit sans doute d’un mensonge, et nous n’avons pas de trace du catholicisme ni de l’abjuration des parents. Mais à ce point de l’histoire, les informations se mêlent aux rumeurs et il est extrêmement difficile d’établir la véracité des faits. On dit par exemple que Susanne se trouverait à Montpellier où elle fréquenterait les deux Églises... On ne sait pas. Il est vrai que Susanne mène une sorte de double vie, en utilisant les aides que l’on offre aux nouveaux convertis à Lyon et, dans le même temps, en ayant recours au consistoire de Genève pour obtenir le divorce et le pardon. En mars 1662, elle déclare au conseil ne pas avoir parlé à son mari depuis six ans. Pierre fait savoir de Montélimar qu’il ne veut pas entendre parler de divorce. Il demande l’ouverture d’une enquête au sujet de sa femme, repartie à Lyon. Pierre la soupçonne de mœurs légères. Nous savons que, en 1671, elle est placée comme domestique avec sa fille qui, entre-temps, a aussi embrassé la religion catholique (en mars 1668). Le 22 mai 1672, le consistoire de Lyon transmet à celui de Genève une lettre dans laquelle il écrit que « la balexert » aurait vécu more uxorio26 avec un ouvrier catholique pendant environ deux ans et qu’elle se serait aussi adressée à un prêtre catholique pour célébrer leur mariage. L’assemblée genevoise décide alors d’examiner la requête de Pierre, parvenue en septembre de la même année, qui réclame désormais le divorce afin de pouvoir se remarier. L’union est enfin dissoute en mai 1673.
21On rencontrera encore cette famille qui semble résumer à elle seule plusieurs usages possibles de la conversion. L’histoire de Susanne permet ici d’entrevoir une facette spécifique de la conversion et du jeu de dissimulation consciente que les étrangers peuvent jouer. Son expérience est misérable : les autorités de sa ville et de son Église la forcent à épouser un homme qu’elle n’aime pas et qui lui posera problème en refusant de lui rendre une liberté juridique complète alors qu’il est parti refaire sa vie dans une autre ville. S’éloigner de sa confession religieuse est alors une condition essentielle pour récupérer une liberté qui lui est niée par des instances pouvant même, à travers les anciens et le consistoire local, exercer leur pouvoir dans une ville qui ne dépend pas de leur juridiction. Cette double appartenance, mêlée à une dissimulation constante, permet à Susanne de se faufiler entre les mailles institutionnelles, en profitant de l’ambiguïté des règles et de la distance physique placée entre sa vie et les autorités genevoises. Pour Susanne, mais aussi pour de nombreuses autres personnes – surtout des femmes –, le rôle de la Compagnie est de les aider à se soustraire d’un joug institutionnel contraignant en leur offrant une certaine liberté pour refaire leur vie. L’abjuration est ici un acte permettant d’obtenir ce résultat.
22Un usage spécifique de la conversion affleure ainsi. Elle est utilisée comme une forme d’intégration dans la citadinité, sans doute la plus facilement praticable pour les étrangers rencontrés dans ce chapitre. Comme l’a justement souligné Natalie Rothman dans son étude sur la Pia Casa dei catecumeni de Venise, la conversion est d’abord un événement social qui se produit à la croisée de deux volontés convergentes : celle de l’institution qui opère la conversion et celle du converti lui-même. Elle est un moyen d’inclure des étrangers dans un groupe et dans des catégories connues. L’action de la compagnie de la Propagation de la foi s’inscrit d’ailleurs explicitement dans cet espace, comme l’indique l’un des textes fondateurs de la compagnie lyonnaise : « [La ville de Lyon] avait le déplaisir de voir dans son enceinte un grand nombre d’hereticques que le Commerce qu’elle a avec les Estrangers y attirait de touttes parts, le nombre s’en augmentant de Jour à autre dans ce dernier siècle27. »
23Son action a pour objectif principal de réduire l’apport protestant d’une immigration composée d’un grand nombre de réformés venant des hauts lieux de l’Europe calviniste, à l’étranger mais aussi à l’intérieur du royaume. Si on regarde de près, le type d’assistance qu’elle offre à ceux et à celles qui acceptent d’abjurer déploie tous les instruments que l’on dévoue habituellement à une population fragilisée par le manque de liens que produit la citadinité28 : non seulement des apports en argent, mais aussi un abri, un logement et, surtout, une insertion dans les réseaux sociaux et professionnels dont la Compagnie bénéficie. Les dispositifs d’aides se situent à l’intérieur d’un système d’assistance articulé en plusieurs institutions – de l’Aumône générale fondée au début du xvie siècle aux institutions d’assistance aux pauvres des paroisses étudiées par Jean-Pierre Gutton – et reposent sur une théorie ancienne de l’aumône, dont le lien avec l’affirmation de la force de l’Église est très étroit. La charité chrétienne est à géométrie variable et elle implique un système de classification sociale dépendant de la théorie et de la théologie de la charité, ainsi que du contexte spécifique dans lequel le projet est concrètement inscrit. Des règles de proximité privilégient par exemple dans l’aumône les citoyens par rapport aux étrangers, les plus proches par rapport aux plus éloignés29. La vision hiérarchique et hiérarchisée de la pensée scolastique prévoit d’autres subtiles distinctions en ce qui concerne le devoir de charité, à la fois pour ceux qui font l’aumône et pour ceux qui la reçoivent. Thomas d’Aquin – dont les textes et la systématisation théologique regagnent de l’importance au xviie siècle, dans le cadre de la seconde scolastique – propose également une distinction intéressante entre aumônes corporelles et spirituelles. D’une part, il y a celles qui permettent au corps de subvenir à ses besoins internes ou externes – nourrir les affamés, désaltérer les assoiffés, vêtir ceux qui sont nus, accueillir les étrangers, visiter les malades, racheter les captifs, donner une sépulture aux morts. D’autre part, il y a les aumônes spirituelles, qui permettent de protéger l’âme : la prière, l’enseignement, le conseil, la consolation, la correction, le pardon de l’offense30. Ce deuxième groupe est plus important, car l’âme est supérieure au corps. Cependant, certaines circonstances subordonnent les aumônes de l’âme à celles du corps, du fait de la position précaire dans laquelle celui-ci peut se trouver. L’aumône corporelle peut avoir aussi une conséquence spirituelle, « car celui qui en a bénéficié est porté à prier pour son bienfaiteur31 ». D’après Thomas d’Aquin, certains vices sont contraires à la charité : le schisme, auquel la réforme protestante est associée au xviie siècle, en fait partie. Traité dans la Summa à la question 39 de la Secunda Secundae, le schisme est considéré comme un vice contre la charité, tout comme la haine, l’acédie, l’envie et la discorde32. Le rôle de la compagnie de la Propagation de la foi et de toutes les institutions catholiques qui surgissent au cours du xviie siècle en France et ailleurs et qui se consacrent à la conversion des schismatiques – qu’elles soient animées par le clergé ou par des dévots – s’inscrit donc dans une double signification de la charité conduisant à l’aumône, dans ses deux formes, spirituelle et temporelle : l’assistance aux pauvres et la rédemption des péchés commis par les protestants à l’égard de l’Église33. Cette forme conceptuelle de l’assistance crée une catégorie spécifique d’assistés dissociée des bénéficiaires d’autres institutions urbaines (l’Aumône générale ou les compagnies paroissiales de charité que l’on a évoquées). Cette logique correspond bien à la représentation et à la réalité de la société : celle d’un lieu constitué de groupes privilégiés au sens propre, chacun étant caractérisé par un rapport juridique particulier avec l’ensemble. L’expérience des compagnies, qui s’adressent principalement aux étrangers, vient s’insérer dans un contexte de charité « bien ordonnée » qu’elles contribuent aussi à créer. Elles occupent donc une place spécifique dans le panorama de l’assistance, dirigée vers une population qu’elles prennent en charge avant son arrivée, afin de protéger la ville elle-même d’une sorte d’invasion d’hérétiques pouvant redonner du souffle à la communauté protestante locale. Cette dernière ne fait pas partie des cibles de la Compagnie qui, la plupart du temps, préfère l’ignorer, laissant à d’autres le souci d’intervenir et de convaincre ses membres de la nécessité d’intégrer l’Église catholique, apostolique et romaine.
24En effet, l’attitude de la Compagnie n’est pas la même à l’égard des membres de la communauté réformée lyonnaise : si elle semble aller chercher les étrangers susceptibles de se convertir, elle paraît en revanche attendre que les protestants locaux s’adressent à elle lorsqu’ils désirent quitter leur groupe confessionnel. La conversion des protestants d’origine lyonnaise ou étrangère, mais inscrits dans les activités de la communauté locale, n’est d’ailleurs pas le monopole de la Compagnie. Nous savons par exemple que certaines conversions de protestants lyonnais ont lieu, pendant cette période, par le biais d’autres circuits, internes et externes à la ville. La conversion d’Hélène Fermont et de son frère, issus de l’une des principales familles protestantes de la ville, est de ce point de vue exemplaire. Émigrée à Genève au début des années 1680 avec une partie de sa famille, Hélène abjure en 1683 dans la chapelle du résident français Dupré, dont elle devient l’épouse. À travers la correspondance de Dupré, dont le zèle catholique met systématiquement en danger les relations du royaume avec la République de Genève, nous apprenons les manœuvres qui ont lieu à Lyon pour réaliser la conversion de l’un des frères d’Hélène34. La discrétion est de mise car on ne veut pas fâcher davantage la famille d’Hélène, déjà ébranlée par la conversion de sa fille. On ne veut pas non plus heurter la sensibilité d’une élite protestante désormais sur le qui-vive. D’autres conversions plus humbles semblent se dérouler en dehors du circuit étudié ici. Esther Dubois, inconnue à la Compagnie, est une marchande qui a vécu pendant quinze ans à Lyon avec son mari. À la fin des années 1670, elle part soudainement avec ses enfants et quelques marchandises s’installer à Feurs-en-Forez où elle ouvre une boutique et s’engage alors dans une histoire avec Benoist Jacquelin. C’est ce dernier, opposé dans une procédure judiciaire au mari d’Esther (décédée entre-temps), qui nous livre des renseignements sur son compte. Nous savons qu’elle a abjuré à Lyon, mais nous ignorons les circonstances de ce reniement35. La déclaration de conversion de Marie Melledan, épouse de Jacques Varambier, maître tireur d’or de la ville de Lyon et membre de l’une des rares familles ayant laissé des traces continues dans les archives protestantes dès 1593, est signée par le procureur Pierre Pillon le 17 janvier 166636 : on ne trouve aucune trace de son abjuration dans les archives de la Compagnie37. En 1685, le lieutenant de la sénéchaussée participe avec ses hommes aux séances du consistoire lyonnais, qui se réunit le dimanche après l’office religieux38. Ils contrôlent la sortie du temple pour vérifier que les convertis ne prennent pas part aux célébrations réformées, ce que la loi interdit. Personne en réalité ne sait avec certitude qui a abjuré et qui non, ni les pasteurs, ni les anciens, ni le lieutenant de la sénéchaussée. Si toutes les conversions devaient avoir lieu par l’intermédiaire de la Compagnie, qui tient une comptabilité précise des abjurations, un tel problème ne se poserait pas39. La Compagnie s’occupe donc activement de la conversion des étrangers. Cependant, son action affecte également la communauté réformée locale.
Notes de bas de page
1 Georg Simmel, Sociologie : étude sur les formes de la socialisation [1907], Lilyane Deroche-Gurcel & Sibylle Muller (trad.), Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 664.
2 « In contrast with the foreigner, the ger (גֵּר), the resident alien, lived more or less permanently in his adopted community. Like the Arabic jār, he was “the protected stranger” who was totally dependent on his patrons for his well-being. [...] his status was an extension of that of the guest, whose person was inviolable, though he could not enjoy all the privileges of the native. He, in turn, was expected to be loyal to his protectors (Gen. 21:23) and to be bound by their laws (Num. 15:15–16). [...] The word ger in the Bible was taken to refer to the proselyte, the ger toshav, the “resident stranger” was regarded as belonging to a different and special character. He was a non-Jew who accepted some, but not all of the commandments of the Torah, as a result of which he was permitted to reside in the land of Israel and enjoy many of the privileges of citizenship. » Extrait de l’article « Strangers and Gentiles », en ligne : www.encyclopedia.com/religion/encyclopedias-almanacs-transcripts-and-maps/strangers-and-gentiles (juin 2018). La traduction est de Monica Martinat.
3 ADR, 45 H 19. Le montant de la dot est de 70 livres.
4 ADR, 45 H 19 et 45 H 12.
5 ADR, 45 H 14 et 45 H 11.
6 ADR, 45 H 11.
7 ADR, 45 H 12.
8 Désigne celle ou celui qui retombe dans l’hérésie après l’avoir abjurée.
9 ADR, 45 H 19.
10 ADR, 45 H 12 et 45 H 11.
11 ADR, 45 H 11.
12 ADR, 45 H 11, assemblée du 22 janvier 1680.
13 ADR, 45 H 11, 22 décembre 1681.
14 Alfred Perrenoud, La Population de Genève du seizième au début du dix-neuvième siècle : étude démographique, Genève / Paris, A. Jullien / H. Champion, 1979 ; Olivier Zeller, Les Recensements lyonnais de 1597 et 1636 : démographie historique et géographie sociale, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1983.
15 À ce sujet, voir Monica Martinat, « Genevois à Lyon, Lyonnais à Genève : itinéraires de migrants et de convertis (xviie siècle) », Revue de l’histoire des religions, vol. 232, nº 1, 2015, p. 37-51.
16 Si l’on considère l’ensemble des convertis, 80,48 % ont moins de 35 ans et 52,35 % moins de 25. Les Genevois et les Genevoises sont donc un petit peu plus jeunes que la moyenne des 512 convertis dont on connaît l’âge.
17 ADR, 45 H 12, 23 février 1665.
18 Louise semble avoir mis au monde un autre enfant ; elle a de nouveau été aidée par la Compagnie lors de cette naissance ; ADR, 45 H 20.
19 Christian Grosse, « Exhortation, rituel, instruction : les trois temps de la régulation des identités confessionnelles (Genève, xvie-xviiie siècles) », dans Maria Cristina Pitassi & Daniela Solfaroli Camillocci (dir.), Les Modes de la conversion confessionnelle à l’époque moderne : autobiographie, altérité et construction des identités religieuses, Florence, L. S. Olschki, 2010, p. 233-253.
20 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions [1765-1770], Paris, Gallimard, « Folio », 2009, p. 99.
21 Liliane Mottu-Weber, « L’évolution des activités professionnelles des femmes à Genève du xvie au xviiie siècle », dans Simonetta Cavaciocchi (dir.), La Donna nell’economia, secc. xiii-xviii: atti della ventunesima settimana di studi dell’Istituto di storia economica F. Datini, 10-15 aprile 1989, Florence, Le Monnier, 1990, p. 345-357.
22 Herbert Lüthy, La Banque Protestante en France de la révocation de l’édit de Nantes à la Révolution, Paris, Service d’édition et de vente des publications de l’Éducation nationale (SEVPEN), 1959, p. 46.
23 Natalie Zemon Davis, « Grève et salut à Lyon », dans Les Cultures du peuple : rituels, savoirs et résistances au 16e siècle, Paris, Aubier-Montaigne, « Collection historique », 1979, p. 15-39.
24 L’histoire de Susanne et de son mari a été reconstituée à partir des registres de la compagnie de la Propagation de la foi (en particulier ADR, 45 H 19) et des registres du consistoire de Genève (AEG, « Registres du consistoire », R 55). Le cas de Susanne rappelle celui des walk-away wives, étudié en particulier par William E. Monter, « Women in Calvinist Geneva (1550-1800) », Signs, vol. 6, nº 2, 1980, p. 189-209.
25 AEG, « Registres du consistoire », R 55, 10 octobre 1661.
26 C’est-à-dire selon l’usage matrimonial, mais en dehors des liens du mariage.
27 ADR, 45 H 2. Ce texte est cité aussi dans Catherine Martin, Les Compagnies de la Propagation de la foi (1632-1685) : Paris, Grenoble, Aix, Montpellier. Étude d’un réseau d’associations fondées en France au temps de Louis XIII pour lutter contre l’hérésie des origines à la révocation de l’édit de Nantes, Genève, Droz, 2000.
28 Simona Cerutti, Étrangers : étude d’une condition d’incertitude dans une société d’ancien régime, Montrouge, Bayard, 2012.
29 Voir par exemple Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, Secunda secundae, notamment les questions 26 (art. 6 et 7), 31 (art. 3) et 32 (art. 9, surtout la sol. 2).
30 Ibid., q. 32, art. 2.
31 Ibid., q. 32, art. 4.
32 Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, Secunda secundae, fin de la question 33 dédiée à la correction fraternelle. Ce passage sert de transition.
33 Le schisme est considéré par Thomas d’Aquin comme un péché contre l’Église, et non pas contre Dieu, comme l’infidélité. Il est de ce fait plus léger et peut être pardonné au moyen de la charité.
34 Frédéric Barbey (dir.), Correspondance de Roland Dupré, second résident de France à Genève : 1680-1688, Genève, A. Jullien, 1906.
35 ADR, BP 1745. Esther meurt le 5 janvier 1683.
36 ADR, BP 3994.
37 Au hasard d’autres archives, on trouve des actes individuels d’abjuration, antérieurs mais aussi contemporains de l’activité de la Compagnie. Le premier janvier 1648, Guillaume Dumont, un soldat des Grisons, renonce au calvinisme, suivi l’année d’après par un autre soldat suisse résidant à la Croix-Rousse. En 1659, le dimanche des Rameaux, abjure en revanche un parisien, Nicolas Gasté, qui avait embrassé le protestantisme depuis à peine huit mois (ADR, BP 3994).
38 ADR, BP 3996. Ce dossier contient quelques procès-verbaux des réunions. Ce sont les seules sources disponibles qui nous permettent d’avoir une idée des discussions des anciens.
39 On lit d’ailleurs dans ces procès-verbaux les soupçons de conversion qui pèsent sur quelques protestants, refusés alors temporairement de la célébration de la Cène.
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