La tentation autofictionnelle de l’Antiquité à la Renaissance1
p. 213-242
Texte intégral
1Dans La Tentation autobiographique2, j’ai tenté de montrer que les écritures du moi ont une histoire beaucoup plus longue et complexe qu’on ne l’a postulé jusqu’à présent. Cela ne signifie pas qu’elles soient transcendantes et universelles. Comme toute production de l’esprit, elles dépendent étroitement de l’environnement économique, politique, sociétal et culturel, apparaissant dans des milieux et des moments favorables, alors qu’elles restent absentes ailleurs et dans d’autres circonstances. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, dans des contextes culturels différents, sous des appellations diverses – bios, vita, zixu, nikki, tarjama, mémoires –, le récit autobiographique s’est constitué en genre. Il faut admettre que le mot et la valeur que nous lui assignons aujourd’hui s’inscrivent dans une continuité aléatoire.
2Cette histoire connaît, depuis trois ou quatre décennies, une accélération inédite, liée à la valorisation croissante de l’individu et de sa parole. De plus en plus pratiquées, publiées, imitées, critiquées, les écritures du moi envahissent tous les secteurs de la vie sociale et culturelle. Pour mieux comprendre ce phénomène, emblématique de notre époque, il n’est sans doute pas inutile d’étudier comment, dans le passé, dans d’autres sociétés, des auteurs, plus ou moins isolés, ont entrepris de raconter leur propre histoire, et comment ces témoignages personnels ont été lus. Dans l’espoir, certes, de découvrir des précurseurs aux écrivains contemporains, mais plus encore dans la perspective d’enrichir et d’approfondir notre réception, trop souvent épidermique, des textes à la première personne.
3Une tendance des écritures du moi soulève particulièrement les passions : le sous-genre que l’on nomme, en France et au-delà, l’autofiction. Ce terme désigne les textes narratifs qui mêlent des indices de fiction et des indices d’autobiographie : sous la mention « roman », et dans une construction romanesque, ils mettent en scène un héros-narrateur aisément identifiable à l’auteur, surtout lorsqu’ils sont homonymes. J’ai retracé l’histoire de ce concept, de son invention, de sa diffusion, de ses définitions, dans Autofiction : une aventure du langage, paru en 2008. Mais peut-on remonter au-delà de sa première occurrence dans le prière d’insérer de Fils ? Peut-on, comme pour l’autobiographie, prétendre que la chose a existé avant le mot ? Oui et non.
4Non, si l’on considère, avec Serge Doubrovsky, que l’homonymat a introduit un critère nouveau, qui, couplé avec la revendication romanesque, créait une configuration générique inédite. On en trouve effectivement peu d’exemples avant les années 1970, si ce n’est dans le registre de l’autofabulation, mis en évidence par Vincent Colonna, où l’auteur se projette dans des situations manifestement imaginaires. Lucien, Dante, Cyrano de Bergerac, Jean Paul, Gombrowicz ont illustré cette veine autofictionnelle, au sens propre, sans la constituer en genre.
5Au contraire, le concept lancé par Serge Doubrovsky en 1977 a créé un genre ou, plus exactement, lui a permis d’apparaître, l’a cristallisé, aux yeux des critiques, puis des prescripteurs, des auteurs et des lecteurs. Il existait déjà, depuis au moins deux siècles, des textes fondés sur la même stratégie d’ambiguïté, que l’on nommait romans autobiographiques ou romans personnels, sans reconnaître à leur mixité générique une véritable légitimité artistique3. Et voilà qu’arrivait sur le marché une nouvelle génération de romans autobiographiques, plus audacieux, modernes, inventifs, parfois provocateurs, qui renouvelait l’art de se raconter et revendiquait à ce titre une place au soleil de la littérature. Rompant avec la confession romantique ou naturaliste, voilée, plus ou moins honteuse, leurs auteurs trouvaient chez Céline, Miller, Genet, Kerouac, Claude Simon ou Kenzaburo Ôé des modèles de romans du je. Et s’ils avaient un point commun, c’était d’assumer, de marquer, de revendiquer, consciemment ou non, le fameux retour du sujet qui sonna la fin des avant-gardes et des grands récits d’émancipation collective. Rétrospectivement, il n’y a guère de doute que le concept d’autofiction tira sa pertinence et son succès de son inscription dans ce que l’on devait appeler le tournant postmoderne.
6Dès lors, on ne saurait l’appliquer qu’avec prudence à des œuvres antérieures. Néanmoins, mon parcours dans l’espace autobiographique d’avant 1600 m’a confronté à des textes troublants en ce qu’ils mêlaient, déjà, des indices contradictoires de fiction et de référentialité. Fort différents les uns des autres, ils cultivaient l’ambiguïté pour des motifs variés. À l’évidence, ils ne sont pas suffisamment nombreux, ni homogènes, ni reliés entre eux, pour relever d’un genre spécifique. À titre d’hypothèse, et malgré l’anachronisme, j’imputerai leur irruption dans le paysage littéraire de leur époque à une sorte de « tentation autofictionnelle », susceptible de surgir, comme toute écriture du moi, dès que les circonstances culturelles s’y prêtent. Après tout, rien n’interdit de rechercher dans les récits d’autrefois des traits ultra-contemporains dans la mesure où cela permet non seulement de mieux les comprendre et les apprécier, mais aussi de situer les textes d’aujourd’hui dans la longue durée de l’anthropologie historique.
Apologie
7L’origine de la posture autofictionnelle se perd sans doute dans la nuit des temps. Les transes chamaniques ou dionysiaques ne relevaient-elles pas de cette aspiration à une autre vie, animale, démoniaque ou divine ? Plus calculateurs, les riches égyptiens faisaient inscrire et peindre sur les parois de leurs tombeaux des représentations idéalisées de leur vie, opulente mais vertueuse, pour bénéficier des mêmes privilèges dans l’au-delà. Et les potentats du Moyen Orient falsifiaient leurs comptes rendus de campagne pour impressionner leurs sujets, leurs ennemis et la postérité.
8Cependant, si un auteur mérite le titre de précurseur pour avoir délibérément fictionnalisé son histoire en dehors de toute préoccupation religieuse ou politique, c’est probablement Isocrate, qui vécut à Athènes de 436 à 338 avant notre ère. Après avoir fréquenté le cénacle de Socrate et rédigé des plaidoiries, il était devenu un rhéteur éminent. Les élèves affluaient de tout le monde grec et payaient fort cher pour apprendre comment composer des discours qui emportassent l’adhésion de leurs concitoyens. Mais, à l’âge de 80 ans, le maître subit une terrible humiliation.
9Comme la loi l’y autorisait, un des trois cents contribuables les plus fortunés d’Athènes, Mégaclide, affirma que ce beau parleur était plus riche que lui. Le tribunal lui ayant donné raison, Isocrate dut payer à sa place l’armement d’une galère de combat, faute de quoi leurs patrimoines respectifs auraient été transférés de l’un à l’autre, selon la procédure de « l’échange » (antidosis). L’affaire fit grand bruit :
M’étant aperçu [...] qu’un nombre de citoyens beaucoup plus considérable que je ne croyais avaient pris de moi une opinion injuste, je me demandai comment je m’y prendrais pour leur montrer à eux et à la postérité, mon véritable caractère, celui de ma vie et de mes travaux [...]. J’ai pensé que l’unique moyen d’arriver à ce but serait d’écrire un discours qui fût comme un tableau fidèle de mes sentiments et de toute ma vie ; car c’est ainsi que je pouvais espérer de me faire bien connaître et de laisser de moi un monument plus beau que toutes les statues de bronze. [...] J’y ai mis la plus grande sincérité4.
Ce texte, intitulé Antidosis, est parvenu jusqu’à nous grâce au prestige dont jouit, pendant des siècles, l’éloquence d’Isocrate dans les classes de rhétorique. Il n’était pourtant rien moins qu’académique aux yeux de son auteur. Craignant qu’un auto-éloge n’indisposât les lecteurs contre lui, il imagina de lui donner la forme d’une fiction oratoire, au sens de « procédé qui consiste à supposer un fait ou une situation différente de la réalité pour en déduire des conséquences juridiques5 » :
J’ai mieux aimé supposer un procès, une accusation intentée contre moi, un sycophante qui la soutient et qui veut me perdre ; l’accusateur débitant les calomnies qui se sont produites lors du procès de l’échange ; et moi, dans une défense fictive, réfutant ces imputations. J’ai pensé que j’aurais ainsi l’occasion d’entrer dans toutes les considérations que je veux développer6.
Voici donc l’orateur face à un tribunal imaginaire. La parole est à la défense, qu’il assure lui-même :
Ceux-là sont bien coupables, et je les tiens dignes des plus grands châtiments, qui osent porter contre les autres des accusations qui retombent complètement sur eux-mêmes, comme vient de le faire Lysimaque. [...] Je vous prie donc de ne tenir ses imputations ni pour vraies ni pour fausses, avant d’avoir entendu mes raisons jusqu’au bout [...]. Lis-moi l’acte d’accusation. Par cet acte, l’accusateur cherche à vous faire croire que je pervertis les jeunes gens en leur apprenant l’éloquence, [...] il m’a représenté comme un homme tel qu’on en a jamais vu [...]. Voilà le plan qu’il a suivi dans son accusation7.
Le réquisitoire en question n’est pas reproduit. Ni les juges, ni le sycophante, ni les témoins n’ont la parole. Seul s’exprime Isocrate, dans le plaidoyer qu’il aurait prononcé si on l’avait accusé, comme Socrate, de pervertir la jeunesse. Car, alors, il aurait pu se défendre, ou, plus exactement, défendre la profession qu’il incarne. Il rejoue ainsi, sur une autre scène, l’Apologie prononcée soixante ans plus tôt, et désormais emblématique de la réponse du sage à la diffamation. Pour accentuer son identification avec le martyr, qui fut son maître, il nomme « philosophie » la discipline qu’il enseigne et en fait une école de morale civique alors même que Socrate considérait la rhétorique comme la science du mensonge et de la manipulation.
10Si la préface évoque « un échange de biens qu’on [lui] a proposé au sujet de l’armement d’un vaisseau, et le procès qui en a été la suite8 », le texte même du discours, pourtant intitulé Sur l’échange, n’en dit mot. La fiction oratoire permet à Isocrate de déployer son éloquence sur un autre thème : la défense de son métier. Mais l’éloge qu’il prononce consiste essentiellement à reproduire de longs extraits de ses discours antérieurs, de telle sorte que le plaidoyer pro domo se nourrit circulairement d’auto-citations, manière de dire : l’auteur de tels discours ne méritait pas une telle sanction. Dès le quatrième siècle avant notre ère, la tentation autofictionnelle a partie liée avec l’intertextualité.
Autofabulation
11L’autofabulation littéraire naîtra un demi-millénaire plus tard, en pastichant les premiers romans grecs. À leur duo d’amoureux pathétiquement séparés par le sort, le Satyricon oppose des anti-héros homosexuels et amoraux. Le plus cynique, Encolpe, raconte leurs vagabondages sans que l’on sache dans quelle mesure il est superposable à l’auteur dont on ne connaît que le nom, Pétrone. La tâche est plus facile avec L’Âne d’or d’Apulée puisque Lucius se présente comme « un homme de Madaure », ville d’où l’auteur était originaire. Transformé en bourricot, « le double projeté devient un personnage hors norme, un pur héros de fiction9 », jusqu’au moment où il s’affranchit de sa bestialité en se convertissant au culte d’Isis, que pratiquait Apulée. On réalise alors que les mésaventures de Lucius symbolisaient les épreuves de l’animal humain en quête de transcendance. La fable s’avère un récit de conversion, précurseur du genre ; l’autofabulation prend des airs de roman autobiographique.
12C’est dans cet entre-deux que se plaît Lucien de Samosate (c. 125-c. 192). Contemporain d’Apulée et rhéteur lui aussi, il élargit considérablement le champ du je narratif en parodiant les grands récits d’accès à l’au-delà (l’apparition, le rêve, le voyage) de manière à se projeter dans des situations aussi imaginaires que fantaisistes. Le Songe semble d’abord un récit factuel de formation : au sortir de l’enfance, le narrateur choisit d’étudier la rhétorique contre la volonté de sa famille qui voulait en faire un artisan. Mais ce conflit prend une forme allégorique lorsque la Sculpture et la Science lui apparaissent et rivalisent d’éloquence pour le séduire.
13Semblablement, la Double accusation met en scène la Rhétorique, le Dialogue, Épicure et un certain nombre de dieux critiquant les dialogues philosophiques du « prosateur syrien10 ». Et, dans Histoire véritable, le narrateur résilie toute allégeance au réel en se référant « d’une manière comique à quelques-uns des anciens poètes, historiens ou philosophes, qui ont écrit des récits extraordinaires et fabuleux11 ». Voici comment, d’emblée, il revendique et assume une fictionnalité débridée :
Car n’y aurait-il dans mon livre, pour toute vérité, que l’aveu de mon mensonge ; il me semble que j’échapperais au reproche adressé par moi aux autres narrateurs, en convenant que je ne dis pas un seul mot de vrai. Je vais donc raconter des faits que je n’ai pas vus, des aventures qui ne me sont pas arrivées et que je ne tiens de personne ; j’y ajoute des choses qui n’existent nullement, et qui ne peuvent pas être : il faut donc que les lecteurs n’en croient absolument rien.
Parti un jour des colonnes d’Hercule, et porté vers l’Océan occidental, je fus poussé au large par un vent favorable. La cause et l’intention de mon voyage étaient une vaine curiosité et le désir de voir du nouveau12.
Vincent Colonna considère que ce texte fonde « l’autofiction fantastique13 », seule digne d’intérêt à ses yeux. Or, si l’on en croit Tzvetan Todorov, la littérature fantastique se caractérise par « une hésitation entre le réel et (disons) l’illusoire14 », absente ici. Saturée de « choses qui ne peuvent être », l’Histoire véritable relève plutôt de la catégorie que Todorov nomme le « merveilleux pur », à la fois « hyperbolique », « exotique » et « instrumental », où « les événements ne provoquent aucune réaction particulière ni chez les personnages, ni chez le lecteur implicite15 », si ce n’est une certaine perplexité. Ce défaut de position personnelle se traduit au niveau de l’énonciation par l’abandon du je pour un nous atone et insituable. D’autre part, je ne crois pas que cette pochade ludique et intertextuelle ait engendré une postérité. Certes, Cyrano de Bergerac alléguera lui aussi un voyage dans la lune. Mais le dispositif autofabulateur qui est à l’œuvre dans son Autre monde, dans La Divine Comédie, chez Gombrowicz, Kafka ou Philip Roth16, fonctionne essentiellement comme une figure de narration permettant de construire une représentation critique du monde.
Récit de voyage
14Que, pour se manifester, la tentation autofictionnelle ait moins besoin de modèles que d’un environnement approprié, une incursion dans la littérature japonaise de l’époque Heian devrait nous en convaincre. En 935, le gouverneur Ki no Tsurayuki (868 ?-945 ?) quitta la province de Tosa qu’il avait administrée pendant cinq ans. Il relata son voyage de retour à Kyoto dans le Journal de Tosa (Tosa nikki), court texte qui donna naissance à un nouveau genre littéraire. Pour mesurer son importance, il est nécessaire de rappeler le contexte de diglossie. Le chinois était de rigueur pour les actes administratifs et la poésie classique. Certains hauts fonctionnaires l’utilisaient pour consigner quotidiennement leurs activités officielles dans un « journal » (nikki) destiné aux archives du protocole. Cependant, des genres poétiques en langue vernaculaire étaient apparus, notés en caractères chinois, en particulier le tanka de cinq vers, qui engendrera plus tard le célèbre haïku de trois vers. Au ixe siècle, les femmes de la cour, tenues dans l’ignorance du chinois, créèrent un système de transcription phonétique, les kanas, qui leur permit d’écrire des lettres puis des poèmes en japonais. Des romans commencèrent également à circuler dans cette nouvelle graphie.
15Ki no Tsurayuki innove sur deux plans : il écrit en japonais, à la manière des femmes, un journal (nikki) qui n’a rien de protocolaire. Pour atténuer le scandale de cette double entorse aux conventions, il attribue le texte à une femme qui le désigne à la troisième personne :
Ce journal que l’on prétend réservé aux hommes, bien que femme, je vais m’y essayer. Nous nous sommes mis en route à huit heures du soir, c’était autour du 21 décembre de cette année-là. Je voudrais écrire quelque chose là-dessus. Quatre ou cinq ans de vie provinciale prenaient fin : il avait pourvu à ses dernières obligations et après le passage de charge à son successeur, il prit congé et se dirigea vers l’embarcadère17.
Cette narratrice, on peut supposer que, parente ou dame de compagnie, elle appartient à la suite du gouverneur. Deux traits, seulement, renvoient à son genre :
On a déclamé des poésies chinoises [...]. Je ne peux pas citer les poèmes chinois. (Le 26 décembre.)
Je me suis aperçue que mes ongles étaient longs [...], j’ai préféré ne pas les couper. (Le 29 janvier.)
Le plus souvent, elle raconte le voyage à la première personne du pluriel (traduite par « nous » ou « on »), comme porte-parole des passagers, plus particulièrement du groupe des citadins lettrés, aptes à juger le langage des autres. Le je n’intervient que sous couvert d’autodérision :
De tout le jour, le vent n’a cessé de faire rage. Je me suis couchée en faisant, de dépit, une chiquenaude. (Le 28 janvier.)
De toute façon, je déchirerai ces pages. (Derniers mots, le 16 février.)
La focalisation dominante porte sur les sentiments du gouverneur et de sa femme dont la fille est morte à Kyoto en leur absence. Leur deuil est évoqué à six reprises, scandant le voyage de manière obsédante, mais toujours indirecte et métaphorique : « Comme sur le chemin jusqu’à la capitale / L’image revient de la voyageuse absente ! (Le 27 décembre.) »
16« Que ressentait le père ? » se demande la diariste fictive, marquant l’écart qui la sépare du héros. L’auteur met ainsi à distance le personnage qui le représente, nimbé d’une aura de tristesse et de dignité. Sa technique de floutage repose sur un savant jeu d’échos entre la prose et les vers. Tous les passagers – même les enfants, les marins et les vieillards – rivalisent d’ingéniosité pour traduire leurs sentiments sous une forme poétique, de telle sorte que le journal peut se lire comme un recueil de distiques contextualisés, ou comme une pièce de théâtre avec ses didascalies. Seul l’écrivain-gouverneur reste muet. Tel l’axe d’une roue, il occupe le centre du texte sans paraître bouger. C’est à peine s’il se distingue des passagers de toutes conditions qui échangent des vers chargés de mélancolie en buvant du saké : « Entre la Chine et le Japon, les langues diffèrent, mais l’ombre de la lune est la même et le cœur des hommes n’est qu’un. »
Roman
17Aux xie et xiie siècles, plusieurs femmes lettrées se sont engouffrées dans la brèche autobiographique ouverte par Ki no Tsurayuki. Dépassant les formats du récit de voyage et du recueil de poèmes, elles inventèrent une écriture du moi narrative et rétrospective. Simultanément, le roman (monogatari) connaissait un développement extraordinaire : il en circulait environ deux cents au xiiie siècle, dont une quarantaine nous est parvenue. D’abord méprisé par l’élite pour sa vulgarité et son invraisemblance, le genre acquit ses lettres de noblesse avec le Gengi monogatari18, écrit par une dame de la cour, Murasaki Shikibu, vers 1010. Grandes lectrices de romans, les auteures de nikki ont non seulement adopté leurs procédés narratifs mais également imité leurs protagonistes : « Un jour, me disais-je dans ma naïve vanité, je serai pareille à la belle-du-soir de Genji le Radieux ou à la demoiselle de la barque errante du Général d’Uji19 ! » Cette contamination du réel par la fiction culmine dans le Towazugatari (Récit non sollicité), dû à une ancienne concubine impériale nommée Nijô20 (1258-1307). Savamment scénarisé, ce roman autobiographique retrace cinq séquences temporelles, séparées par des ellipses. Les trois premiers chapitres se déroulent à la cour où l’héroïne conduit plusieurs histoires d’amour simultanées, les deux autres sur les routes où elle mène la vie d’une nonne errante. Littéralement imprégnés par le Dit de Genji, qui modélise leur comportement en toutes circonstances, l’empereur et les courtisans se déguisent parfois pour en représenter les épisodes qu’ils préfèrent21. Et, lorsqu’elle se remémore l’histoire de sa vie, Nijô la transpose sur la scène imaginaire de ce paradigme romanesque :
Tourmentée par deux chagrins, j’étais semblable au prince Radieux [autre nom de Genji] dont « les larmes de gauche et de droite inondaient les manches »22.
Sa Majesté s’en retourna. J’étais très touchée par la sincérité de ses attentions et j’avais l’impression de revivre un roman du temps jadis23.
Paradoxalement, c’est en calquant les romans que la mère de Michitsuna24, Izumi Shikibu25, la fille de Sugawara et Nijô ont réussi à traduire leur expérience personnelle de façon originale.
Confession
18Quand le modèle romanesque fait défaut, le désir d’autobiographie doit trouver d’autres chemins pour s’assouvir, non sans peine ni culpabilité, comme en témoignent plusieurs textes du Moyen Âge européen. Ainsi ceux de Rathier de Vérone (c. 890-974), évêque et prieur, maintes fois chassé par ses ouailles qu’irritaient sa morgue et son âpreté au gain. Anxieux de justifier ses échecs, il emplit ses lettres, sermons, diatribes et dialogues de digressions autobiographiques saturées d’allusions et de citations, sans jamais construire le moindre récit circonstancié car il postule que les faits sont connus. Dans le Dialogue confessionnel, il avoue toutes sortes de crimes à un alter ego avant de se rétracter. Puis il adopte la troisième personne pour procéder à « l’examen du caractère d’un individu » qui n’est autre que lui-même. Feignant de donner la parole à ses détracteurs, il transforme leurs reproches en signes de son avancement spirituel, exactement comme l’empereur Julien dans le Misopogon, six cents ans plus tôt26. Nous retrouvons ici la fonction rhétorique de la fiction en tant qu’hypothèse visant à retourner les arguments adverses à son profit.
19Un siècle plus tard, le moine Othlon de Saint-Emmeran (c. 1010-c. 1072) sera mieux armé pour donner un tour narratif à ses confessions. S’il ne connaît pas celles d’Augustin, en revanche il lit et écrit des hagiographies qui lui fournissent des modèles de récits biographiques. Deux de ses textes autobiographiques, Sur ses tentations et L’Itinéraire spirituel27, préfigurent curieusement le protocole des romans-mémoires qui seront à la mode sept siècles plus tard : l’auteur prétend publier des manuscrits qu’un moine lui a confiés. En ce moine « adonné aux vices », le lecteur reconnaît bien entendu Othlon, de la même manière qu’il reconnaît Sénancour et Constant sous Oberman et Adolphe. Fort de cette protection fictionnelle, Othlon peut avouer l’impensable :
Je me sentais alors tenté par une idée qui me faisait douter de l’Écriture sainte et même de l’existence de Dieu. [...] je me voyais entouré d’hésitation et dans un aveuglement complet de l’intelligence [...] la violence éclatait, si forte que j’en perdais non seulement l’usage de la raison mais même l’usage des sens corporels28.
Le diable [...] essaya de falsifier ma pensée. Il m’empêcha de me lever pour assister aux matines. C’était comme si j’entendais quelqu’un me murmurer à l’oreille : « pourquoi te donnes-tu en vain toute cette peine29 ? »
Dieu lui-même l’a sermonné sans obtenir de résultat. Nous parvenons ainsi aux frontières de la tentation autofictionnelle et de la tentation mystique. Pour Othlon, le diable est à la fois une réalité extérieure, qui s’introduit dans sa pensée, et une métaphore de son penchant au péché : « C’était comme si j’entendais quelqu’un. » Et ce sont les reproches de sa conscience qu’il représente sous la figure de Dieu lui lançant : « Tu as prié pour avoir un lieu avec beaucoup de livres, eh bien vois, tu as été exaucé, tu as des livres. [...] Cesse donc de changer toujours d’avis30. »
20Il n’en va pas de même des auteur(e)s mystiques qui, de Hildegarde de Bingen à Thérèse d’Avila, ont transcrit leurs visions extatiques sous forme de témoignages factuels : Dieu, Satan, les anges leur apparaissent comme des personnages réels. La subjectivité de ces rencontres avec des entités surnaturelles ne peut que problématiser le statut des textes qui en font état. Il est probable que le lecteur sceptique d’aujourd’hui y verra des comptes rendus d’hallucinations, parfois touchés par la grâce de la littérature. Mais, à leur époque aussi, maints théologiens et inquisiteurs les suspectaient d’autofabulation.
Hagiographie
21Ainsi Raymond Lulle (1235-1315) n’était-il guère en odeur de sainteté au Vatican malgré, ou en raison de ses récits d’apparitions christiques. Parmi ses quelques deux cents ouvrages figure un curieux roman, Blaquerne31. Le héros éponyme est « un beau jeune homme blond, aux traits plaisants et au teint blanc et rosé » (I, 7), ce qui suffit sans doute à le distinguer de Raymond Lulle, originaire de Majorque. Cependant il « reçut un enseignement conforme au livre Doctrine d’enfant », dont il est l’auteur, avant d’étudier ses Principes de médecine (I, 2). À l’instar des chevaliers du cycle arthurien, il quitte sa famille « pour aller là où Dieu et l’aventure voudront [le] guider » (I, 5). Sans doute Dieu est-il prépondérant puisque Blaquerne devient ermite, puis moine, abbé, évêque et pape. Lulle, pour sa part, avait abandonné femme et enfants à l’âge de 30 ans pour « se consacrer de son cœur tout entier au service du Christ32 », mais il n’entra jamais dans les ordres. La fiction l’autorise à imaginer la vie qu’il aurait menée s’il avait été reconnu à sa juste valeur. Elle lui permet également de jouer tous les rôles.
22C’est ainsi qu’un chevalier, « amant et serviteur [...] de la Vierge sainte Marie », part en « pays sarrasin », comme le fit Lulle à trois reprises (II, 50). Plutôt que de proposer aux théologiens musulmans un débat contradictoire, il défie au combat les « barons » qui refusent d’admettre que sa dame est la « mère de Dieu ». Plus tard, l’évêque Blaquerne entend parler de l’école de langues fondée à Majorque pour préparer des missionnaires à la conversion des musulmans et il décide d’imiter cet exemple. Effectivement, Lulle avait convaincu son roi de financer un tel établissement qui fonctionna pendant une vingtaine d’années.
23Devenu pape, le héros prend pour conseillers deux saltimbanques qui sont les porte-parole de l’auteur : Raymond le fou et le jongleur de Valeur. Leurs fables et apologues décident la curie à réformer l’Église (IV, 79). Le pape peut alors abdiquer pour redevenir ermite et écrire le « roman d’Evast et de Blaquerne » qu’on est en train de lire. Le jongleur auquel il le confie va le déclamer « sur les places, dans les cours et les monastères [...] afin de multiplier la dévotion » (IV, 116). La tentation autofictionnelle devient ici polymorphe puisque l’auteur se projette en plusieurs personnages, qui répercutent son enseignement religieux selon différentes méthodes.
24L’autobiographie qui est attribuée à Raymond Lulle, Vita coetanea33, fut écrite par un disciple auquel il l’aurait dictée. Il serait utile de la comparer aux autres textes de Lulle pour évaluer son authenticité, et donc le degré de fiction qu’ont pu y introduire d’éventuels hagiographes. Vérification impossible en ce qui concerne le Livre34 de Margerie Kempe (c. 1373-c. 1438) puisqu’elle était analphabète. Le témoignage retrouvé en 1934 a été pris en note par on ne sait qui, peut-être un de ses fils, dans un sabir anglo-allemand propre aux marins de la Baltique, puis retranscrit en bon anglais par un prêtre qui s’est inspiré des Vies de Brigitte de Suède et de Catherine de Sienne pour le mettre en forme d’hagiographie à la troisième personne, avec ce qu’il fallait d’apparitions, de prémonitions et de miracles. Cette genèse rend insituable l’origine de la fictionnalisation. L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’un glissement s’est opéré et accentué à chaque étape du processus d’écriture, de manière à tirer le texte vers l’horizon d’attente que présupposaient ses « auteurs ».
25De même le Récit du pèlerin est une biographie d’Ignace de Loyola (1491-1556), dictée par le jésuite Luis Gonçalves à ses secrétaires dans le but de laisser une image édifiante du fondateur de la Compagnie qui lui aurait raconté sa vie d’athlète de Dieu. Comment s’étonner qu’ils cèdent, l’un et l’autre, à la tentation de fictionnaliser leurs rapports au surnaturel ? Dès l’instant où il poursuit une visée missionnaire, le témoignage religieux subordonne la vérité factuelle à une vérité supérieure, transcendante, qui l’autorise à dénaturer la réalité. La tentation autofictionnelle lui est pour ainsi dire consubstantielle, pour la plus grande gloire de Dieu35.
Prosimètre
26Cette visée édifiante n’est pas nécessairement absente de l’écriture littéraire. Dante (1265-1321), par exemple, assigne à ses textes une fonction théologique. Mais il veut aussi poser des actes artistiques, admirables pour leur seule beauté, comme les chefs-d’œuvre de l’Antiquité. C’est avec cette ambition qu’il aborde, dans Vita nuova, un nouveau territoire, l’écriture du moi, dont il perçoit d’emblée le potentiel poétique. Mais, définissant la poésie comme une fiction rhétorique et musicale, il ne va pas certainement pas inscrire son je dans un pacte autobiographique au sens où nous l’entendons.
27Dante a lu les Vidas (« vies ») des troubadours ainsi que les razos (« raisons ») qui expliquent leurs cansos (« chansons ») par les circonstances d’écriture. Rassemblées en recueils, traduites en toscan, ces notices ont fabriqué des destins légendaires à partir de quelques indices plus ou moins fiables tirés des poèmes qu’elles présentent. En reprenant à son compte l’alternance de vers et de commentaires, le poète florentin crée une dynamique réflexive qui donne une vie nouvelle au prosimètre antique. Sur le recueil poétique se greffe un métatexte expliquant comment l’expérience de l’amour et de la douleur s’est transmutée en littérature. Livre de la mémoire, ce mélange de prose et de poésie induit, quasi mécaniquement, la confusion de la référentialité et de la fiction.
Allégories
28Un autre modèle de prosimètre va permettre à certains auteurs du Moyen Âge d’entretenir cette confusion : la Consolation de la philosophie, qui est alors plus connue que les Confessions. Si ce testament de Boèce (480-525) contient une faible part d’autobiographie, en revanche son dispositif, le songe allégorique, ouvre au je médiéval un espace où pratiquer l’écriture du moi. Thomas Usk (?-1388) s’en saisit dans The Testament of Love36. Dialoguant avec Amour, l’ex-secrétaire du maire de Londres retrace sa carrière et l’engrenage qui l’a conduit en prison. Il plaide la fidélité à Margaret, femme fictive dont le nom désigne une perle (latin margarita), par synecdoque la couronne, et par conséquent le parti royaliste dont il espère l’intervention. Amour l’assure qu’il sera sauvé pour avoir toujours servi la vertu et la raison plutôt que la richesse et le pouvoir. Mais, dans la réalité, ce plaidoyer sophistiqué n’évitera pas au poète d’être décapité.
29Dans Le Livre de l’advision Cristine37, Christine de Pizan (1364-1430) utilise la fiction du songe allégorique pour insérer un texte autobiographique qu’elle ne se serait pas autorisée à publier indépendamment. À peine Cristine y rencontre-t-elle Dame Philosophie qu’elle se lance dans le récit circonstancié de ses malheurs comme un de nos contemporains en première séance de psychothérapie. La mort de son mari l’a en effet plongée dans l’affliction et la pauvreté :
Je te promets qu’à mon air et à mes vêtements les gens ne s’apercevaient pas beaucoup du poids de mes malheurs. Mais sous un manteau fourré de petit-gris et un surcot d’écarlate – qui n’était pas souvent remplacé mais bien conservé –, j’avais bien des fois de grands frissons, et dans un beau lit bien arrangé je passais bien des mauvaises nuits. Ma nourriture était sobre comme il convient à une veuve ; mais il faut pourtant bien vivre. Et Dieu sait comme mon cœur était tourmenté, quand des sergents venaient faire des saisies chez moi, et que l’on m’enlevait mes pauvres choses ! Le dommage était grand pour moi, mais je craignais plus encore la honte38.
Ne trouvant de réconfort qu’à écrire des vers « en plourant », elle consacra sa première « balade », citée in extenso, aux « povres vesves de leurs biens despouillées39 ». Puis, elle reprit goût à « l’estude » qu’elle avait délaissée dans sa jeunesse en commençant par l’histoire. Une ellipse narrative lui permet de sauter au moment de la narration, où elle se réjouit que ses propres livres soient reçus « comme de choses nouvelles venues de sentement de femme40 ». Toutefois, sa réussite est ternie par ses accès de tristesse, quand la mort d’un ami provoque le « renouvellement des navreures de mes adversitez41 », ou lorsque son fils aîné part à la cour d’Angleterre. Ces plaintes sont aussitôt blâmées sévèrement par Sainte Théologie qui se cachait sous le voile de Dame Philosophie : c’est pour son bien que Dieu lui a octroyé des « tribulations » qui la détachent des fausses valeurs d’ici-bas.
30Christine de Pizan a donc entouré son récit personnel d’un luxe de précautions oratoires : d’abord de longs discours sur la France et l’art de gouverner ; puis le stéréotype littéraire du songe boècien ; enfin la condamnation théologique de ce débordement intempestif. Son témoignage se détache néanmoins du cadre discursif et fictionnel qui l’enserre, comme ces autoportraits de peintres du quattrocento dissimulés dans des scènes bibliques de commande dont ils se détournent pour fixer le spectateur. Le désir de vérité autobiographique se fraie un chemin à travers les codes de l’allégorie didactique et exemplaire.
Chevalerie
31À l’inverse, d’autres textes de la fin du Moyen Âge traduisent une volonté délibérée de transformer la vie en roman. Ainsi Le Jouvencel42, attribué à Jean de Bueil (1406-1477), petit noble qui lutta contre les Anglais, notamment au côté de Jeanne d’Arc, et accéda aux plus hautes charges avant d’être destitué par Louis XI. Le narrateur est d’abord un témoin qui rencontre le Jouvencel et assiste à ses premiers coups de main. Puis il disparaît et l’histoire semble se raconter d’elle-même. D’après ce qu’on sait, Bueil l’a dictée à trois secrétaires qui l’ont mise en forme de roman à clés. Par la suite, un autre de ses serviteurs, Guillaume Tringant, a rédigé une postface précisant la teneur historique du texte et une préface dévoilant les correspondances entre les personnages fictifs et leurs modèles réels. Ce péritexte référentiel complète le roman dans la plupart des manuscrits et éditions.
32Trois intentions guidaient le vieux capitaine disgracié : exalter les valeurs de la chevalerie, donner à ses cadets des leçons de stratégie et rappeler les services qu’il avait rendus à la couronne. Ses deux premiers desseins l’entraînent dans des discours interminables, empreints de nostalgie pour une époque révolue. Le troisième en fait un précurseur des mémorialistes du siècle suivant. Hélas, sa narration subit l’attraction de trois modèles dont les régimes de véridicité sont hétérogènes : la chronique historique, le roman de chevalerie et l’hagiographie. Un exemple :
Quand le Jouvencel fut retourné à Crathor, ses ennemis murmurèrent fort contre lui, et mêmement ses amis et ceux de son parti, pour l’envie qu’ils avaient de ses bonnes fortunes que Dieu lui envoyait. Mais toujours son recours fut à Dieu et y avait la seule fiance et espérance. Il n’avait point d’orgueil et ne réputait jamais les choses venir de soi et ne pensait jamais avoir bien fait ; mais disait toujours en son cœur que Dieu lui avait fait grande grâce43.
Le Jouvencel n’en connut pas moins, jusqu’aux années 1530, un grand succès, attestant que les frontières entre fiction et témoignage n’étaient pas encore fixées, et que le mélange des genres excitait déjà la curiosité des lecteurs.
33À la même époque, un empereur voulut tirer parti de cette indétermination. Dès son accession au trône du Saint-Empire romain germanique, Maximilien Ier (1459-1519) tint une sorte de journal dans lequel il notait en latin non seulement les événements politiques, mais aussi des considérations sur la cour, l’armée, l’économie, ainsi que des consignes destinées aux rédacteurs de sa biographie. Ces cahiers, parfois complétés par des récits circonstanciés, étaient transmis à mesure aux historiographes dont Maximilien contrôlait étroitement le travail.
34À l’aube du xvie siècle, il abandonna ce projet de res gestae, ainsi que le latin, pour dresser les plans d’une trilogie épique en allemand dont il serait le héros sous le nom du roi blanc (ou roi sage : Weisskönig). Le premier tome, inachevé, devait décrire les soixante-quatre tournois dans lesquels il s’est illustré avant son mariage avec la princesse Ehrenreich (« Très honorable », désigne Marie de Bourgogne). Le troisième, Weisskönig, qui devait raconter l’histoire de sa famille, de sa jeunesse et de son règne, n’a pas été terminé non plus.
35Seul fut mené à bien Theuerdank, qui décrit en octosyllabes le voyage du chevalier vers sa promise et leur retour à travers maintes péripéties se succédant de façon anecdotique, sans lien de cause à effet. Les ennemis de Theuerdank sont incarnés par trois capitaines qui conspirent pour empêcher son mariage et fomentent des révoltes parmi ses vassaux. Il les combat l’épée à la main. Dans les forêts, il affronte des bêtes sauvages, échappe à plusieurs accidents. Au niveau allégorique, ces dangers représentent les vices que le prince doit vaincre pour devenir un bon souverain. Comme il triomphe de toutes les épreuves, le diable tente de le détourner du droit chemin. Mais Dieu lui envoie un ange qui lui ordonne d’aller libérer les lieux saints.
36Imprimé à plusieurs centaines d’exemplaires dont certains richement illustrés, ce faux roman courtois s’inscrivait dans une stratégie délibérée d’auto-glorification, au même titre que les portraits, gravures, frises et sculptures commandés par l’empereur aux plus grands artistes de son temps, dont Dürer et Altdorfer :
Quiconque ne se préoccupe pas de son vivant d’ériger un monument à sa mémoire, alors on ne se souviendra pas de lui après sa mort et il sera oublié au dernier son de cloche. C’est pourquoi l’argent que je dépense pour mon souvenir ne sera pas perdu44.
Dans cette perspective, la véridicité du récit importait moins que son exemplarité. Ses secrétaires n’étaient pas tant chargés de raconter son histoire que de construire un modèle de vertu chevaleresque. En lui attribuant des exploits inutiles et invraisemblables, ils montraient sa fidélité aux valeurs féodales. Ainsi s’élaborait la légende du dernier chevalier, garant d’un ordre immémorial et périmé.
Aveu
37Le dernier texte que nous rencontrons, Un bref commentaire sur Jo-Wu, du philosophe chinois Li Zhi (1527-1602), se situe, à tous égards, aux antipodes de cette entreprise de fictionnalisation héroïsante. Le narrateur, Kong, a perdu de vue son ami Jo-wu, qu’il appelle également « le Gentilhomme Retraité ». Persuadé que la postérité reconnaîtra ses mérites, il veut contribuer à sa future biographie en relatant un épisode dont il a été le témoin.
38En 1564, se souvient-il, Jo-wu perdit coup sur coup son grand-père et son second fils. Malgré les protestations de sa femme, il l’installa avec leurs trois filles sur un lopin de terre qu’il avait acheté et, avec le reste de ses économies, se rendit dans son pays natal pour procéder aux cérémonies d’inhumation. À son retour, trois ans plus tard, il trouva sa femme et leur fille aînée fort affaiblies par la sous-alimentation ; les deux autres étaient mortes :
Le Gentilhomme Retraité me dit : « Cette nuit-là, quand je dévisageai mon épouse à la lumière des bougies, c’était comme dans un rêve. Je sus que les souvenirs de cette femme étaient obsédants et sa tristesse profonde, mais je dissimulais délibérément mes véritables sentiments afin de la calmer. Plus tard seulement, j’ai réalisé à quel point j’étais détruit moi aussi45.
Le Gentilhomme Retraité est identifiable à l’auteur dont on sait qu’il a quitté son poste de fonctionnaire à l’âge de 54 ans pour ne plus « dépendre de l’autorité d’autrui46 ». Le dispositif narratif permet à Li Zhi de remettre en question la justesse de son comportement filial, conjugal et parental. Il y parvient parce qu’il a engagé une critique des préjugés culturels de son milieu. C’est la tradition qui l’a contraint à délaisser et à spolier sa propre famille pour accomplir ses obligations rituelles envers ses ancêtres. Exerçant la domination masculine qu’il dénonce par ailleurs47, il refoula ses « véritables sentiments » plutôt que de prendre en compte, d’abord les craintes, puis la douleur de son épouse. Sans doute n’a-t-il pu procéder à cet aveu que sous couvert d’un narrateur fictif et d’une identité d’emprunt48.
39La juxtaposition de ces textes pourrait laisser croire que la fiction a gouverné les écritures du moi jusqu’en 1600. Il n’en est rien. L’écrasante majorité des quelques deux cent cinquante témoignages personnels parvenus jusqu’à nous poursuit une visée strictement référentielle. On peut bien évidemment prendre leurs auteurs en flagrant délit d’omission, de déformation, d’instrumentalisation des faits. Mais, même s’ils mentent, il est très rare qu’ils s’engagent dans une stratégie autofictionnelle. D’abord parce qu’ils poursuivent, à de rares exceptions près, un dessein apologétique. La validité de leur plaidoirie reposant sur leur réputation, leur crédibilité, leur ethos, ils s’efforcent d’établir et d’honorer un contrat de véridicité.
40Ensuite, pour développer un scénario autofictionnel, il faut disposer de modèles narratifs. Or les paradigmes du récit sont alors l’épopée, l’histoire, la biographie, l’hagiographie qui mettent en scène des héros exemplaires, sans commune mesure avec le commun des mortels. C’est pourquoi l’écriture du moi va longtemps se chercher, et dans une certaine mesure se perdre, dans des registres référentiels, non narratifs : l’argumentation, la méditation, la prière, le sermon, l’autoportrait, l’énumération, le compte rendu. Ou bien elle se contentera de micro-récits, d’anecdotes juxtaposées selon une logique thématique plutôt que chronologique. Enfin, la rareté de la fiction autobiographique peut s’expliquer par le prestige de la poésie. Les auteurs qui veulent donner à leur témoignage une forme artistique l’écrivent en vers, ou au moins le truffent de séquences poétiques qui brisent le ressort narratif.
41A contrario, on peut supposer que les rares auteurs qui cèdent à la tentation autofictionnelle subissent l’attraction de modèles romanesques. Cette collusion entre récit référentiel et roman se vérifie chez Apulée et Lucien, chez les autobiographes japonaises du Moyen Âge, chez Lulle, Bueil et Maximilien. À Isocrate, c’est l’hypothèse rhétorique qui fournit un faible support narratif. Thomas Usk et Christine de Pizan utilisent le canevas du songe allégorique hérité de Boèce. Margerie Kempe, Lulle et Loyola puisent leurs biographèmes dans la tradition hagiographique. Plus complexes sont les cas de Tsurayuki et Dante qui égrènent leurs poèmes le long d’un récit de voyage pour l’un, et d’une biographie de troubadour (razo, vida) pour l’autre. Quant à Othlon et Li Zhi, il est bien difficile de remonter aux sources de leur démarche autofictionnelle dans l’état actuel de nos connaissances.
42Les motivations de ces autofictionnaires recoupent et débordent celles des autobiographes purement référentiels. En conclusion de La Tentation autobiographique, j’ai proposé de diviser les témoignages antérieurs à 1600 en deux catégories : les « iliades » et les « odyssées ». Cette bipartition sommaire s’applique aux ouvrages envisagés ici. Isocrate, Rathier, Loyola, Usk, Bueil, Maximilien lancent leurs récits comme des armes contre leurs détracteurs. Ils défendent leur œuvre, leur honneur, leur intégrité en se façonnant un ethos héroïque. Tandis qu’Apulée, Lucien, Tsurayuki, Nijô, Othlon, Dante, Christine de Pizan, Li Zhi retracent un itinéraire problématique, un scénario inattendu et parfois décevant.
43Mais, défiant la théorie littéraire, l’hybridation générique requiert des hypothèses explicatives plus pointues. J’en avancerai trois. D’abord la fiction autobiographique, de l’Antiquité à la Renaissance, offre un espace de liberté, une zone franche, aux deux sens du terme : l’auteur(e) s’y sent à la fois plus autonome et plus sincère que dans le récit factuel. Il s’y met à l’abri des reproches de vanité, d’orgueil, d’outrecuidance auxquels l’écriture du moi l’expose. Isocrate le dit explicitement :
Mais j’ai compris que, si j’entreprenais mon éloge, d’une part, je ne pourrais y introduire tous les détails dans lesquels je voulais entrer, de l’autre, je ne pourrais traiter cette matière de façon à plaire aux lecteurs et même sans les indisposer contre moi. J’ai mieux aimé supposer un procès49.
En s’affranchissant du pacte autobiographique, il résilie toute obligation en matière d’exactitude, de preuves, de vérifications, de références.
44Il peut ainsi, deuxième avantage, laisser de côté les contingences ordinaires pour se concentrer sur un aspect de sa vie qu’il juge extraordinaire : sa carrière (Isocrate), sa vocation (Lucien), ses prouesses militaires (Bueil, Maximilien), son ascension intellectuelle (Christine de Pizan), ses amours malheureuses (Nijô), sa création poétique (Dante), son rapport avec Dieu (Lulle, Kempe, Loyola), ou, au contraire, ses doutes (Othlon), ses échecs (Rathier, Usk), sa plus grande erreur (Li Zhi). Il se construit un destin exceptionnel en hypostasiant une catégorie d’expérience qui le singularise.
45Enfin, le glissement romanesque autorise à devenir quelqu’un d’autre. Isocrate se prend pour Socrate, Apulée se métamorphose en âne, Lulle devient pape, Dante visite les enfers au côté de Virgile, Thomas Usk se mue en fidèle serviteur du roi, Christine de Pizan dialogue avec la Philosophie, Maximilien se représente en chevalier médiéval digne du Graal. Chacun d’eux se crée une autre identité, une autre vie, qui transcende, explique et justifie la vraie.
46Franchise / protection, focalisation / valorisation, dédoublement / métamorphose : ne retrouvons-nous pas ces motifs dans l’autofiction postmoderne ? Bien qu’il n’y ait pas de continuité générique entre des textes et contextes aussi distants, des récurrences apparaissent. Je ne doute pas que leur étude serait de nature à améliorer notre compréhension des écritures du moi contemporaines.
Notes de bas de page
1 Texte paru dans Anna Forné & Britt-Marie Karlsson (dir.), Stratégies autofictionnelles – Estrategias autoficcionales, Berne, Peter Lang, 2014, p. 15-35.
2 Philippe Gasparini, La Tentation autobiographique de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Éditions du Seuil, 2013.
3 Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Éditions du Seuil, « Poétique », 2004.
4 Isocrate, Le Discours d’Isocrate sur lui-même, Auguste Cartelier & Ernest Havet (trad.), Paris, Imprimerie impériale, 1862, p. 3-4.
5 Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1998.
6 Isocrate, Le Discours d’Isocrate sur lui-même, op. cit., p. 4-5.
7 Ibid., p. 15.
8 Ibid., p. 2.
9 Définition de l’autofabulation, ou « autofiction fantastique », par Vincent Colonna, dans Autofiction et autres mythomanies littéraires, Auch, Tristram, 2004, p. 75.
10 C’est ainsi que la Justice désigne le héros, évidemment identifiable à l’auteur.
11 Lucien, Histoire véritable, Eugène Talbot (trad.), Paris, Hachette, 1912, I, 2, disponible sur le site Remacle.org : http://remacle.org/bloodwolf/textes/lucien3.htm (janvier 2016).
12 Ibid., I, 4-5.
13 Vincent Colonna, Autofiction et autres mythomanies littéraires, op. cit., p. 19-63.
14 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique [1970], Paris, Éditions du Seuil, « Points », 1976, p. 41.
15 Ibid., p. 59.
16 Je pense en particulier à The Plot Against America (2004).
17 Ki no Tsurayuki, Le Journal de Tosa [Tosa nikki], Ryôji Nakamura & René de Ceccatty (trad.), dans Mille ans de littérature japonaise, Paris, La Différence, 1982, p. 15-33.
18 Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji [Genji monogatari], René Sieffert (trad.), Lagrasse, Verdier, 2011.
19 La fille de Sugawara no Takasue, Le Journal de Sarashina [Sarashina nikki], René Sieffert (trad.), Paris, Publications orientalistes de France, 1978, p. 43-44.
20 Nijô, Splendeurs et misères d’une favorite [Towazugatari], Alain Rocher (trad.), Arles, Picquier, 2004.
21 Ibid., II, p. 199 et III, p. 275-278.
22 Ibid., I, p. 120.
23 Ibid., III, p. 245.
24 La mère de Fujiwara no Michitsuna, Mémoires d’une éphémère (954-974) par la mère de Fujiwara no Michitsuna [Kagerô no nikki], Jacqueline Pigeot (trad.), Paris, Collège de France, 2006.
25 Izumi Shikibu, Journal d’Izumi Shikibu, Ryôji Nakamura & René de Ceccatty (trad.), dans Mille ans de littérature japonaise, op. cit.
26 Julien, Misopogon, Christian Lacombade (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2003.
27 Liber de temptatione cuiusdam monachi, ou Dialogus de suis tentationibus, varia fortuna et scriptis ; et De cursu spirituali.
28 Othlon de Saint-Emmeran, Liber de temptationibus, cité et traduit dans Stephan Abt, Othlon de Saint-Emmeran : les « Confessions » d’un moine du xie siècle, thèse soutenue à la Faculté catholique de Lyon, 1926, tapuscrit, p. 73.
29 Othlon de Saint Emmeran, Liber de temptationibus, traduit par Catherine Bierling depuis l’édition allemande Eine geistliche Autobiographie aus dem 11. Jahrhundert, Wilhelm Blum (trad.), Munster, Aschendorff, 1977, p. 30-67.
30 Ibid.
31 Raymond Lulle, Blaquerne [Libre d’Evast e d’Aloma e de Blaquerna son fill, c. 1283], Patrick Gifreu (trad.), Monaco, Éditions du Rocher, 2007. Les références renvoient à cette édition.
32 Raymond Lulle, Vita coetanea, Ramon Sugranyes de Franch (trad.), dans Robert Pring-Mill, Le Microcosme lullien : introduction à la pensée de Raymond Lulle, Iñigo Atucha (trad.), Paris, Éditions du Cerf, 2008, p. 171-201.
33 Après la mort de Lulle, un de ses disciples fit illustrer un exemplaire de ce texte de douze magnifiques miniatures qui préfigurent la bande dessinée à phylactères. Ce codex, appelé Breviculum, se trouve à la bibliothèque publique de Karlsruhe, en Allemagne.
34 Margery Kempe, Le Livre de Margery Kempe, Louise Magdinier (trad.), Paris, Éditions du Cerf, 1989.
35 « Ad majorem Dei gloriam », devise donnée aux jésuites par Ignace de Loyola.
36 Joanna Summers, Late-Medieval Prison Writing and the Politics of Autobiography, Oxford, Clarendon Press, 2004, p. 24-59 ; R.A. Shoaf (dir.), Thomas Usk, The Testament of Love, Londres, Medieval Institute Publications, 1998.
37 Christine de Pizan, Le Livre de l’advision Cristine, traduction en français moderne d’Anne Paupert, La Vision de Christine, dans Danielle Régnier-Bohler (dir.), Voix de femmes au Moyen Âge, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 419-542.
38 Ibid., III, 6, p. 501.
39 Ibid., III, 6, p. 105-106.
40 Ibid., III, 12, p. 113.
41 Ibid., III, 13, p. 114.
42 Jean de Bueil, Le Jouvencel, Paris, Librairie Renouard, 1889. Il existe de nombreux manuscrits, plusieurs éditions plus ou moins tronquées au xvie siècle.
43 Ibid., II, 8, p. 147. J’ai modernisé l’orthographe. « Crathor » désigne ici la ville de Sablé-sur-Sarthe. « Fiance » signifie « confiance, foi ».
44 Maximilien Ier, Theuerdank, Harald Tersch (trad.), dans Pierre Monnet & Jean-Claude Schmitt (dir.), Autobiographies souveraines, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 263.
45 Li Zhi, Jo-wu lun lue ; je traduis depuis Pei-yi Wu, The Confucian’s Progress, Princeton, Princeton University Press, 1990, p. 23.
46 Li Zhi, Regard ému sur ma vie [Kan-k’ai p’ing-cheng], dans Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Paris, Allia, 2007, p. 114.
47 Chen Lee, Li Zhi (1527-1602) : a Confucian Feminist of Late-Ming China, Stanford, Stanford University Press, 2002.
48 Sur la stratégie d’ambiguïté propre au roman autobiographique, voir Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, op. cit.
49 Isocrate, Le Discours d’Isocrate sur lui-même, op. cit., p. 4.
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